lundi 29 avril 2013

À l'index de travers





On vient de recevoir par la poste un livre de 520 pages imprimé en France par CPI Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher) en avril 2013. La photocomposition a été réalisée par Nord Compo, à Villeneuve-d'Ascq. L'ouvrage est composé en Caslon. L'éditeur (Fayard) utilise des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issu de forêts qui adoptent un système d'aménagement durable. L'éditeur attend en outre de ses fournisseurs qu'ils s'inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. La date du Dépôt légal est : avril 2013 et le numéro d'impression : 2002329. Le numéro ISBN est le suivant : 978-2-213-67082-9. L'ouvrage est vendu au prix de 34 euros. 

On n'est pas complètement certain de ce qu'on avance, mais on pense que "Caslon" est le nom de la police de caractères, et qu'on lui doit, à cette police, des intervalles un peu trop minces à notre goût, entre deux lettres, lorsqu'entre ces deux lettres se trouve une apostrophe. Certes, il s'agit là de ce qu'il est convenu d'appeler un détail. 

Le livre est pourvu d'une jaquette de belle facture en première page de laquelle on trouve une photographie de l'auteur représentant un tableau peint de l'auteur. La couverture est réalisée par l'Atelier Didier Thimonier, et l'on apprend en quatrième de couverture que l'œuvre de l'auteur représentée s'intitule Couverte 60 x 60 n° 17 (28.III.2012) l'Aleph V (« Petit Aleph blanc »), et qu'il s'agit d'une huile sur toile. L'objet pèse 797 grammes.

Si l'on ouvre l'ouvrage à la troisième page, on peut y lire la dédicace manuscrite suivante : « Pour ce pauvre dément de Jérôme Vallet, avec toute mon admiration » dédicace suivie d'une signature difficilement lisible mais qu'on identifie cependant sans trop de peine, d'autant plus qu'elle correspond à celle de l'auteur du livre. Sous cette signature on déchiffre un lieu et une date : Plieux, 22 avril 2013.

Le livre s'intitule « Vue d'œil ». Il comporte, à la fin du volume, un index des noms propres qui court de la page 497 à la page 512. L'éditeur remerciant Mme Jane Auzenet, on imagine que cette personne a réalisé l'index en question, auquel cas on n'hésitera pas à la féliciter de cette tâche ingrate, sans oublier toutefois de noter qu'elle s'est acquittée de ce travail d'une manière que l'on peut qualifier de partielle,  fragmentaire, incomplète, insuffisante, défectueuse, désinvolte, oublieuse, légère, puisque, cherchant à savoir combien de fois dans l'ouvrage l'auteur nous avait traité de "pauvre dément", en vue d'établir un recensement précis, chiffré, exhaustif et fiable de l'injure, on a bien été obligé de remarquer que Mme Auzenet avait sous-estimé le nombre d'entrées où figure notre nom (entre Pierre-Henri Valenciennes, peintre, et Theo Van Doesburg, architecte hollandais), puisqu'elle n'en relève qu'une seule, qu'elle situe à la page 483, où l'auteur nous reproche de lui reprocher ses goûts musicaux, ce qui est bien entendu pure calomnie, mais là n'est pas le sujet. Et qu'on ne vienne pas nous dire que nous avons oublié de regarder à "Georges de la Fuly" ! Nous l'avons évidemment fait, pauvre consciencieux que nous sommes. Nous noterons enfin que nous sommes plus souvent cité que Herbert von Karajan, mais moins que Nelly Kapriélian, ce qui nous plonge dans un certain embarras : convient-il de s'en réjouir ou de s'en affliger ? Quant au fait que Janacek ne soit évoqué dans le livre qu'à cause de nous, à cette même page 483, nous ne pouvons qu'en tirer la conclusion qu'il s'agit là encore d'un motif de vif reproche à l'encontre de l'auteur, que nous ne manquerons pas d'exprimer ici-même, dès qu'une occasion en bonne et due forme se présentera. Il ne sera pas dit qu'on ait laissé passer une pareille faute morale sans réagir en proportion. 

Mais venons-en maintenant au fond de l'ouvrage, puisque nous sommes désormais critique littéraire assermenté. Page 440 (comme le diapason (nous allons en général directement aux pages 56, 101, 110, 111, et 440, dans tous les livres qui comportent au moins 440 pages, évidemment (ma sœur, elle, dans notre jeunesse, inscrivait son nom aux pages 77, 177, 277, 377, 477 des livres qu'elle possédait, à condition bien sûr qu'ils comportent au moins 477 pages (elle voulait apparemment à tout prix éviter qu'on lui vole ses livres (sans qu'on sache si le procédé fut réellement efficace))))) nous trouvons, bien en évidence vers le haut de la page, ces quelques mots présentés sous forme de question : « Vous écrivez toujours ? » La question est posée à l'auteur par Duane Michals, photographe né en 1932 à McKeesport, dans l'État de Pennsylvanie. L'auteur semble très vexé de la question, et se fait la réflexion qu'il n'aurait jamais, lui, demandé à Duane Michals « s'il était toujours dans la photographie ». Nous n'avons aucune raison d'en douter. Imaginons la scène suivante : on rencontre Cecil Taylor (né le 15 mars 1929, pianiste et poète américain connu pour être un des créateurs du free jazz avec Ornette Coleman) dans un bar parisien, on lui tape dans le dos, et on lui demande s'il est toujours dans la musique et dans la poésie. Que fait Cecil Taylor ? Un grand coup de poing dans la tronche ou un grand éclat de rire ? Difficile à dire. Je ne me sens pas trop de tenter l'expérience pour les besoins de notre nouveau métier de critique littéraire, il faut bien l'avouer, ou alors il faudrait que ce soit vraiment bien payé. Longtemps, j'ai ignoré que Cecil Taylor était homosexuel. On ne peut pas dire que cela se voyait, quand on assistait à ses concerts, dans les années 70. Je ne suis pas certain que cela aurait été possible, mais j'aurais beaucoup aimé être ami avec Cecil Taylor. L'homme est infiniment séduisant, en tout cas quand il est au piano, ou qu'il danse près de son instrument. Mais je suis certain que vous ne connaissez pas son disque en quartet avec Archie Shepp, Buell Neidlinger et Dennis Charles, ce disque à la merveilleuse pochette rouge sang qui est sans doute l'un des meilleurs disques de jazz qui existent, et c'est bien dommage, mais je n'y peux rien, on ne va pas tout reprendre à zéro parce que vous ne connaissez pas vos classiques. C'est sans doute le moment que vous allez choisir pour me demander quel est le rapport entre Cecil Taylor et l'auteur du livre dont je vous parle. Quel est le rapport ? Ah, évidement, ce serait plus simple si je choisissais un exemple où Gérard Pesson se tient dans ce fameux bar parisien, mais j'ai moins d'affinités avec Gérard Pesson, pour tout vous avouer, et puis il se trouve qu'iTunes est en train de me faire entendre "The Owner of the River Bank", de Cecil Taylor avec l'Italian Instabile Orchestra, et pas du tout du Gérard Pesson. J'ai de très bons souvenirs de Cecil Taylor, alors que la seule fois où j'aurais dû normalement jouer du Pesson, j'ai refusé, non pas parce que je n'aimais pas sa musique, d'ailleurs (je ne la connaissais pas), mais parce que la personne qui m'avait proposé le job m'avait présenté Pesson sous un jour qui ne donnait pas vraiment envie, et même vraiment pas envie, et je l'ai crue sur parole, ce qui est bien entendu idiot, mais ce n'est pas un drame non plus il ne faut rien exagérer. Donc, je ne demanderai pas non plus à Pesson s'il est toujours dans la musique, bien que, parfois, on se pose la question. Après tout, un musicien a parfaitement le droit d'être ailleurs que dans la musique, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je dirais même, sans avoir à trop me forcer, qu'il serait bon que nombre de musiciens soient ailleurs, vraiment ailleurs, mais c'est encore un autre problème et j'ai déjà assez digressé comme ça. On en arrive donc à cette question, qui n'était pas du tout prévue au départ : quel rapport l'auteur entretient-il avec le free jazz ? A priori aucun, si l'on en croit les index de ses livres, mais l'on a vu qu'ils n'étaient pas toujours au-dessus de tout soupçon, ces index. D'ailleurs, l'auteur a écrit un livre entier que tout le monde regrette d'avoir acheté, qui s'intitule Travers Coda, Index & Divers, rien que le titre, déjà, ça donne pas trop envie, mais c'est justement pour ça qu'on l'a acheté, un livre de 775 pages paru chez P.O.L en 2012, 30 euros, 837 grammes, numéro ISBN 978-2-8180-1448-6, un livre dont on ne sait même pas exactement qui l'a écrit (mais ils s'y sont mis à deux), un livre dédié à Dieu (comme la Neuvième de Bruckner), un livre qui prétend…, un livre dont on ne connaît pas l'objet, pas plus que l'auteur, les auteurs, ni le sujet, ni à quoi il peut bien servir, un livre de travers, qui reste en travers, qui ne passe pas, un homme marche bras levés au-dessus de la tête, coudes à angle, une coda qui ne code rien du tout, une coda les bras levés qui s'arrête au feu vert, enfin, vous m'avez compris, le livre d'un pauvre dément qui s'y est mis à deux ! Si l'on se retourne sur ses pas, de nos jours, enfin, de leurs jours, et qu'on jette une oreille pressée sur le free jazz des années 60 et 70, on se dit, ah oui, la musique de pauvres déments qui ne savaient plus à quels saints se vouer, étant donné qu'ils les avaient tous trucidés, les saints de leur jeunesse. Les bras levés, les index tendus, ils montraient le ciel, alors qu'ils avaient dévasté le ciel, et que de gros nuages s'amoncelaient au-dessus de leurs têtes de pauvres déments. De nos jours il ne cesse de pleuvoir, d'une pluie noire et acide, que de leurs jours vides ils gobaient, les yeux grands ouverts, et les mains frémissantes de liberté sans développement et surtout sans coda, sans contours, sans le grand Autre qui allait venir juste après, mais qui était en fait toujours déjà là sans qu'on le sache très bien. Derrida était encore un marrant, il ne se prenait pas encore pour la Voix de la Voie, il déchirait ses photos et les jetait par la fenêtre du train, envoyait des cartes postales, était amoureux, le free jazz était une forme de panacée qui ne faisait pas de mal parce qu'il prétendait à bien trop, et se sortir de Marx et Hegel était un sacré coup de bluff dans le jeu des races et des Russes domestiqués. Quand on y pense il vaut mieux ne pas y penser. Margarethe von Trotta allait tourner les Années de plomb quand Mitterrand arriverait avec ses chapeaux et sa tranquillité de coda politique : c'était bien ça qui nous tombait dessus, un ciel de plomb pour finir en dessous, mercurisés par les pansements post-modernes des hyper-marchés culturels qui allaient se mettre à produire à la chaîne les nouveaux lexiques orwelliens du monde renversé. On apprendrait vite à désapprendre. Plus la fin approche, plus on se croit au début, et c'est la pure vérité, comme dans tous les grands cycles, on retourne sans cesse à la genèse, tandis que le diamètre du boyau se rétrécit jusqu'à nous asphyxier de bonheur merdeux, mais j'ai tout de même appris dans Travers Coda, Index & Divers que Otto, le frère de Gustav, s'était suicidé d'un coup de revolver, et qu'il avait existé une époque où tout le monde tout le monde tout le monde faisait l'amour sur l'adagietto de la Cinquième. Tout le monde sauf moi. Dément !

L'hiver va se faire regretter.