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jeudi 15 juin 2023

Dernier mot



« Qu'avons-nous à faire auprès de nous 
de cet ange qui n'a pas su se montrer ? »

Croyant être à la recherche d'un synonyme, nous allons le chercher dans le dictionnaire, revenons avec lui et l'insérons dans la phrase que nous sommes en train d'écrire. Nous nous rendons compte alors que ce n'était pas d'un mot, que nous avions besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées — de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on avait cru les oublier. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, rarement, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin. 

« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire » écrit Renaud Camus dans son journal 2023, paraphrasant Wittgenstein en passant par Derrida. Wittgenstein disait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » et Derrida avait écrit : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire ». Renaud Camus a l'air de contredire Wittgenstein mais comme il vient après Derrida, on peut soutenir qu'il ne fait en réalité que rendre à la phrase de ce dernier un peu de la concision et de l'innocence qui lui manquaient. Peu importe, d'ailleurs, car je ne crois pas que ces trois-là soient en désaccord. Si, comme Wittgenstein l'écrit, « les limites de [notre] langage signifient les limites de [notre] propre monde », il (me) paraît naturel de vouloir aller au-delà de ce dont on peut parler afin d'agrandir les dimensions de notre domaine. Où commence le non-sens, où finit le sens ? Est-ce que le non-sens ne fait pas partie du sens, qu'on le veuille ou non ? Si Wittgenstein veut (faire) taire ce qu'on ne peut pas dire, c'est que cette chose veut parler (à notre place, ou à côté de nous). Le langage mentirait, quand il nous échappe ou nous dépasse ? Je crois le contraire : il y a sans doute plus de vérité dans la langue que dans ce que nous pensons dire personnellement, mais c'est pourtant en parlant à titre personnel que réside la seule chance de rencontrer la langue, cette langue qui sait mieux que nous ce que nous désirons. Je dis “la langue”, mais c'est également son inverse, son double muet et sanguin, dont le sens nous dépasse d'autant plus que nous essayons de le semer

Je n'ai pas dit la vérité. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais elle résiste, cette salope ! On a l'impression qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour se défiler, et pour nous ridiculiser, juste au moment où l'on pense la tenir enfin et lui faire rendre gorge. Plus je déteste le mensonge plus je mesure la distance qui me sépare de l'exactitude. (Oh, je sais bien qu'exactitude et vérité ne sont pas synonymes, mais à trop écrire ce dernier mot, on se déteste soi-même. C'est toujours quand nous avons un besoin impérieux des synonymes que ceux-là viennent par derrière nous mettre un coup sur la nuque, comme si nous les avions menacés.) Ce n'est pas tant que je le déteste, le mensonge, c'est plutôt que j'en ai peur. Ceux qui ne peuvent pas s'en passer m'effraient. Je leur trouve des airs de brutes épaisses. Plus haut je dis que cherchant un synonyme on revient avec une idée, mais ce n'est pas cela dont il s'agit. Ce n'est pas une idée, avec quoi on s'en revient à la phrase, c'est avec un manque, un manque qu'on choisit d'habiller d'une idée, qu'on déguise d'une idée. Les idées sont des paroles muettes qui reposent sur du vide, ou, si l'on préfère, sur le manque d'être, sur son impossibilité. On cherche des mots qu'on ne trouve pas, on est incapable de faire la phrase dont on rêve, et l'ombre projetée de la pensée vient donner du relief à notre verbe engourdi, un relief auquel on s'accroche avec la satisfaction triste du cocu comme à une vérité de seconde main, une vérité par défaut. C'est faute de mieux, qu'on pense, parce qu'on ne parvient pas à être, à parler sa propre langue, et tout ce que je suis en train d'écrire ici le prouve. Il n'y a pas de dernier mot. Chaque mot tombé est repris par une autre vie, une autre bouche, une autre proposition. La parole parle même quand la parole manque. Se taire est impossible. 

« La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses qui ont manqué. » Il m'est arrivé de pleurer devant cette chose, je le confesse. La violence de certaines situations était presque insoutenable. Pourquoi allaient-ils à la télévision pour déclarer leur amour, dans la célèbre émission de Bataille et Fontaine, Y a qu'la vérité qui compte ? Ils espéraient que la télé allait lester leur parole, la sanctifier, lui donner une contre-valeur dont ils savaient qu'elle était dépourvue. Ils voulaient ne pas manquer leur matinée de printemps à eux, bien à eux, pensaient-ils, comme s'ils croyaient que la seule et unique rencontre (avec la vie), l'authentique, était celle-là, celle à laquelle des millions de téléspectateurs donneraient leur imprimatur. L'invitation à entrer dans le monde, à saisir l'occasion à la gorge, à agir enfin, devait semble-t-il passer par le tamis d'un écran. L'occasion, c'est aussi le tout pour le tout, le point de non-retour, la gueule du loup, le brûlage de vaisseaux en direct live. La dernière-chance était leur dernier-mot. Ils jouaient (je parle de ceux qui jouaient sérieusement, bien sûr) à un jeu qui leur permettait d'accéder durant quelques secondes à la parole vraie, certifiée, paroxystique. Ils avaient rendez-vous avec leur destin, par la vertu de la transformation que permet la télévision (que permettait, car je crois que cette fonction magique est aujourd'hui mise à mal par le Numérique), cet instant étant le Commencement de quelque chose qu'ils avaient envie d'appeler la Vraie Vie : entre le temps chronologique et l'éternité, la porte étroite qui s'ouvrait là y conduisait. Ils ne pouvaient plus se taire. La religion cathodique est celle du dernier-mot : à défaut de conserver les cendres de son amour dans l'oreiller sur lequel on pose la tête pour s'endormir, on l'imprime sur la pellicule qui servira de preuve pour les siècles des siècles. 

La paraphrase, en un sens strictement linguistique, est une augmentation : « un énoncé contenant la même information qu'un autre énoncé, tout en étant plus long que lui ». 3 = 3x1 peut être paraphrasé en 3 = 1+1+1, ou même en 3 = 2+2+2-3. Tous les dictionnaires sont donc des machines à paraphrases, puisqu'ils instituent une équivalence entre un mot et une suite de mots. Mais tous les dictionnaires sont aussi des magasins de synonymes, puisqu'ils nous montrent qu'on peut dire la même chose en utilisant des mots différents. Nous connaissons tous ces jeux dans lesquels il faut remplacer un mot par sa-définition-dans-le-dictionnaire. Là aussi il s'agit d'une augmentation. Mais la paraphrase, en un sens moins littéral et plus littéraire, n'est pas forcément une augmentation : elle peut être plus généralement une manière différente de dire la même chose. Bien sûr, on le sait, on ne dit jamais la même chose en disant la même chose d'une manière différente. C'est ce qui rend la paraphrase intéressante. Là non plus, il n'y a pas de dernier-mot. S'il en existait un, il n'y aurait jamais eu de littérature. 

Paraphrase ou glose ? Quand Renaud Camus écrit « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire », est-ce bien d'une paraphrase qu'il s'agit ? Il n'y a pas augmentation, en tout cas (ni argumentation). Au contraire. (On se rappelle que Camus aime la formule : « Je dirais même moins », qui, elle aussi…) Si le lecteur connaît la phrase de Wittgenstein, celle de Camus peut passer à la fois pour un commentaire ironique, pour une réfutation, et à tout le moins pour une variation. Mais on ne goûte réellement la saveur de cette proposition que si l'on connaît à la fois la phrase de Wittgenstein et celle de Derrida. Il y a les écrivains qui écrivent dans l'absolu (je ne suis pas sûr qu'ils existent réellement, mais admettons) et ceux qui écrivent dans le relatif, c'est-à-dire dans l'épaisseur des textes qui leur sont parvenus. Mais dans cette dernière catégorie, si tant est qu'elle puisse réellement exister, faute d'autre, il y a des écrivains plus ou moins relatifs, c'est-à-dire qui jouent plus ou moins avec les échos des textes premiers qui peuvent s'entendre dans leur propre production. S'il n'y a pas de dernier-mot, il n'y a pas non plus de premier-mot, dans la littérature non plus que dans la vie. Chaque mot a déjà été écrit, prononcé, pensé, chanté et hurlé par un autre que soi, nous ne pouvons que reprendre les mots des autres, quelle que soit notre ferveur ou notre inconscience, et il y a même fort à parier que notre phrase la plus originale, celle dont nous sommes le plus fier, celle dont nous sommes certains de l'avoir conçue de a à z et qu'elle ne doit rien à personne existe déjà quelque part, ailleurs, qu'un autre que nous l'a déjà écrite, même si nous n'en savons rien. Il y a une synonymie plus grande que celle des mots, c'est celle de l'invention humaine. 

Écrire à travers les calques des synonymes, c'est comme traverser sans même y penser les fines cloisons qui existent entre les différentes réalités dans lesquelles nous nous mouvons. Utiliser des synonymes, c'est habiter simultanément plusieurs cellules à l'intérieur d'un même organisme, sans être prisonnier de ces cellules, c'est se mouvoir dans une réalité feuilletée et miroitante. Si à un mot correspondait une chose et une seule, si à une chose correspondait un mot et un seul, nous vivrions dans un monde d'où l'amour, en tout cas, serait absent, et la musique, et l'art, et la conversation, et tant de choses qu'il est même impossible de l'imaginer. 

Pourquoi utilisons-nous des synonymes, la plupart du temps ? Parce que nous ne voulons pas nous répéter, parce que nous désirons étendre le champ lexical dans lequel nous nous mouvons, croyant, à tort ou à raison, qu'un clavier plus large permet une expression plus profonde, plus riche, mieux à même d'embrasser la diversité du réel. Le problème de la répétition est très intéressant. Comme en musique, un texte sans aucune répétition est utopique, mais trop de répétition appauvrit le discours. Il n'existe pas de partition idéale, pas d'algorithme qui permettrait de doser idéalement le rapport entre un niveau nul et un niveau maximal de répétitions. Mais les synonymes ne servent pas seulement à cela. L'utilisation d'un dictionnaire de synonymes c'est d'abord et avant tout une nourriture et un adjuvant, pour celui qui écrit. Les mots nous retiennent dans l'orbite de la ou des significations qu'ils portent en eux ; ils agissent comme des planètes qui attirent vers leur noyau les constellations de sens qui gravitent autour d'eux, comme les tonalités attirent les notes autour d'un pôle fixe, d'une origine (la tonique). Les synonymes permettent d'échapper à cette force centripète, en disséminant les attracteurs, en déplaçant le centre sémantique d'une énonciation : ce sont des intersections qui ouvrent sur d'autres voies. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin des synonymes pour trouver un nouveau souffle, lorsque certains mots nous ont piégés. Le passage d'un mot à l'autre (la substitution, le glissement) ne répond donc pas seulement à une nécessité sémantique et/ou formelle, il opère en nous un travail qui rend incertain le contour des idées, il instaure un jeu et des approximations qui apporte au discours des couleurs qui sortent de notre catalogue. L'idée est toujours d'aller au-delà des limites que notre lexique mental nous impose, et d'ajouter aux traits d'autres traits qui les précisent et les amplifient . « Les paroles estant les images des pensées, il faut que pour bien représenter ces pensées là on se gouverne comme les peintres, qui ne se contentent pas souvent d'un coup de pinceau pour faire la ressemblance d'un trait de visage, mais en donnent encore un second qui fortifie le premier, et rend la ressemblance parfaite. » (Vaugelas) On le voit, le synonyme permet également de procéder par touches ajoutées, d'aborder une qualité ou un état, pas à pas, sans prétendre aller directement au but mais plutôt en l'approchant par cercles concentriques, par une suite d'esquisses. 

J'écoute les pièces lyriques de Grieg, et en particulier la cinquième de l'opus 47, intitulée Mélancolie, interprétée par Michelangeli. Écrire et écran commencent par les mêmes trois premières lettres. Écran est l'anagramme de crâne (et de nacre et de carne). Je pourrais expliquer ce que je lis et entends dans ces rapprochements. Je ne le ferai pas. Je préfère regarder le visage de cette malheureuse jeune femme qui vient se fracasser contre l'écran qu'un petit coq imbécile lui oppose. Je vois son cœur exploser en direct quand elle entend le « non » de son prince charmant ricanant. Il se trouve très malin, très beau, très fort, très intelligent, le footballeur. Il n'y a aucun synonyme, pour le « non » qu'il lui jette à travers l'écran. C'est un dernier-mot, mais on sent bien que c'est aussi un premier-mot. De ce seul mot tout rond il se fait un rempart et un masque de toute-puissance. Il est en haut, elle est en bas. Elle a joué, elle a perdu. Il l'a laissée parler, s'entortiller bien avant dans son espoir et sa naïveté, se découvrir, se livrer, puis il a choisi méticuleusement son regard le plus noir pour l'abattre d'un seul mot. Y a qu'la vérité qui compte : la télé n'a rien arrangé, rien adouci, au contraire — elle a gravé la scène dans l'os, elle a mis du plomb fondu dans les mots. Et tant pis pour les naïfs… Se taire est impossible !

dimanche 23 avril 2023

NON

C'est l'histoire de ma vie. J'ai arrêté le piano parce que je n'étais pas assez bon. J'ai arrêté la composition parce que je n'étais passez bon. J'ai arrêté la peinture parce que je n'étais pas assez bon. Je vais sans doute arrêter d'écrire parce que je ne suis pas assez bon. J'aurai beaucoup arrêté, dans l'ensemble. Il ne me reste plus maintenant qu'à arrêter de vivre, parce que je n'ai pas été assez bon dans cet exercice — et là, c'est indiscutable : j'ai toutes les preuves. 

La seule chose qui pourrait contredire un peu cet état des lieux est que ce que je vois autour de moi n'est pas très bon non plus, très loin de là. C'est même assez mauvais, dans l'ensemble. Il y a bien sûr quelques notables exceptions, que tout le monde connaît, ce n'est pas la peine d'y insister, mais dans l'ensemble, encore une fois, le niveau est assez catastrophique, parmi les publiés et les exposés (à tous les sens du terme). J'en ai quotidiennement des dizaines d'exemples, il suffit d'allumer la radio ou de lire quelques extraits de ce qui se publie de nos jours pour en être convaincu. Mais est-ce une raison ? Est-ce parce que les autres sont mauvais qu'on devrait avoir le droit et même le devoir de se faire publier ? Non, bien sûr. C'est seulement un tout petit peu rageant tout de même. Quand on fait lire ses petits machins, on est très exposé, figurez-vous. Les réactions, ou les absences de réaction sont tellement parlantes, tellement signifiantes, comme on disait dans ma jeunesse ! À elles seules, elles suffisent à nous donner l'envie pressante de baisser les bras, d'« arrêter les frais ». Tout cela est si ridicule… Toutes ces nanas (car il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes, comme par hasard) qui sont aujourd'hui invitées à la radio ou à la télé pour parler de leur livres nous donnent un avant-goût très puissant de l'enfer de médiocrité arrogante dans lequel nous sommes invités à planter nos crocs émoussés. Comment peuvent-elles, comment peuvent-ils ? Voilà ce qu'on se dit à chaque instant. Comment est-ce possible ? Comment peut-on décemment penser qu'on a le droit de publier des textes aussi misérables, aussi convenus, aussi soumis à l'esprit du temps et à sa langue, aussi peu exigeants ? Ah, on peut dire qu'elles nous épatent, ces inconscientes, que leur absence totale de vergogne et de lucidité nous en bouche un sacré coin ! Toutes-et-tous, elles-et-ils n'ont pas le moindre doute : ils sont légitimes. Ils peuvent être pianistes, compositeurs, peintres, écrivains ; c'est tout naturel, pour eux. Nadia Boulanger, elle, demandait à ses étudiants de connaître par cœur tous les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il y a quarante-huit préludes et fugues dans les deux livres du Clavier bien tempéré. Dans l'édition Henle, cela représente 259 pages. Et non seulement ça, mais elle leur demandait en plus de connaître chaque voix individuelle de chaque fugue (il y en a jusqu'à cinq par fugue) et d'être capable de reconstituer de tête la fugue en question à partir d'elles ! Autant dire que des étudiants comme ceux-là n'existent plus aujourd'hui. Yvonne Loriod demandait à ses élèves de savoir jouer l'intégralité du Clavier bien tempéré (c'est déjà beaucoup moins difficile) et les trente-deux sonates de Beethoven (l'ancien et le nouveau testament). Voilà ce qu'il y a peu encore on considérait comme le minimum. Ça ne vous octroyait pas le moindre talent, bien sûr, mais au moins vous aviez une tête bien faite, et c'était un préalable indispensable. Ces exigences feraient rire, aujourd'hui, on bien les considérerait-on comme des résurgences malvenues d'un nazisme culturel qui ne dit pas son nom. 

On devrait féliciter les artistes qui produisent une non-œuvre, ou ceux qui non-produisent des œuvres. Ce sont eux, les grands héros de notre temps ! Ceux qui s'abstiennent. Ceux qui évitent la publication, le public, la publicité, la bien nommée renommée de ceux qui désirent être nommés deux fois, une fois par leurs parents et une fois par la rumeur, une fois par le sang et une fois par l'image. Mais, à ceux-là, personne ne songe à rendre hommage, bien entendu. Ils sont les oubliés définitifs, ils sont le terreau négatif qui donne à la lumière le pouvoir de sculpter les figures graves et satisfaites des œuvres positives. Ils sont morts avant que d'être nés, et c'est leur mort qui permet aux vivants de se réjouir de ne pas encore disparaître dans le tombeau. On ne les estime pas, et ce n'est pas qu'on les mésestime, c'est que l'estime ne se lève jamais sur leur horizon. À ce calcul approximatif, ils sont déclarés en découvert, leur solde est négatif ; le commodore a beau tourner le gouvernail en tout sens, il ne rencontre que vents contraires — aucune voie ne s'ouvre dans les flots gris qui sont autant de murs infranchissables. Il n'y a que leur mort réelle et définitive qui puisse parfois apporter quelque sens à une existence qui en manque absolument — c'est dans l'oubli éternel qu'ils espèrent un regain d'affection, ou seulement d'attention. Leur opacité est leur seul bien tangible, ils s'y accrochent comme à une main tendue sortie de nulle part. Les prend-on en photo que le cliché est flou, raté, sous-exposé, inutilisable, impubliable. Alors dans la solitude ils écoutent la voix lumineuse d'une Barbara Schlick, et rêvent qu'ils sont portés eux aussi dans l'ardeur de l'astre de vie par la grâce furtive d'un avantage indu, d'un malentendu loufoque. Ils avancent ainsi, de rêve en rêve, jusqu'au monde des opinions, qu'ils observent du dehors, prudemment, dont les roucoulades nacrées leur parviennent par bribes merveilleuses comme nous parvient la lumière des étoiles mortes depuis longtemps, ces noms brûlés déposés dans le ciel. Car les hommes n'apprennent rien, ils ne savent que mal servir les morts, ils n'existent réellement que dans le temps où il est trop tard, ils s'éveillent quand il est celui de dormir, comme des assoiffés qui se sont gavés de sucreries ; ils se croient immortels quand ils ont le sang déjà aigre et ils se plaignent de l'abîme quand la vie les traverse de part en part. Il faut dire une messe pour eux, ceux qui pleurent sans savoir pourquoi, ceux qui se réveillent à l'aube d'un dimanche ensoleillé avec l'envie de remonter à la source, à l'introuvable source du désir, ce désir qu'ils ont piétiné de fureur parce que leur regard ne rencontrait que des phrases vides et des grimaces. 

Les publiés d'aujourd'hui sont avant tout des gens pour qui la publication (la notoriété et la petite gloire qui l'accompagne) est l'essentiel. On n'écrit plus pour écrire, ou parce qu'on a quelque chose à dire, on écrit pour être publié. Cette perversion, ou sa version paroxystique, date vraisemblablement des années 80 du siècle dernier (années où la publicité est passée sans vergogne sur le devant de la scène, poussant dans les coulisses ceux qui la tenaient comme on pousse les vieux restes d'un repas à la poubelle), mais, depuis une ou deux décennies, elle a pris une ampleur qui ne laisse aucun doute sur sa féroce tyrannie. Tous les artistes et tous les écrivains ont toujours eu un besoin impérieux de se faire connaître et reconnaître, certes, mais ils avaient jusque là le souci, plus ou moins marqué, plus ou moins délibéré, plus ou moins innocent, de dissimuler ce vice infect sous l'éclat des œuvres qui les rachetaient un peu

La vitrine… Il n'y a que ça qui les fait mouiller. La littérature n'a pas toujours été pur prosélytisme pour soi-même enrobé de sucre et d'égards malsains pour la cité, ou bien si ? Je l'ignore. Je n'aime plus la littérature. Commençons par plonger madame Yamilah dans un état hypnotique et demandons-lui son avis sur la question. Madame Yamilah a la tête qui lui sort par les yeux, le sang qui bout, elle voit Jack Lang, un verre de champagne à la main, qui roule une pelle à la Culture et à la Presse, elle veut fuir cette orgie mais toutes les issues sont murées par des écrans géants qui trépignent en cadence jusqu'à l'assourdissement. Il y a longtemps que je n'avais pas pleuré autant. Je monte le volume de la Messe en si, je ne veux plus entendre mon cœur. Mais cette église, là, était-elle aux normes ? La poésie ne doit pas être l'écume du cœur, vous en êtes sûrs ? C'est déjà pas si mal, c'était, qu'on la recueille précieusement, celle-là, comme on éclaircit un bouillon dont l'aspect est bien moche. Victor Hugo, ou Flaubert ? Nous tournions entre la folie et le suicide. Flaubert, sans hésiter. Madame Bovary pour cinq cents francs, quand Hugo vendait son roman (son opus, comme dirait Arnaud Laporte) pour trois cents mille francs — il avait déjà les funérailles nationales en tête : Le BTP ne désarme jamais, Bernard Arnault ne dort que d'un œil, ses collections enflent comme une tumeur, comme une rumeur, les grands sentiments font les grandes réussites, dès lors qu'on sait en faire la réclame, tout est sur le visage et la nature morale a horreur du vide, elle doit constamment s'observer dans le miroir, se tâter le muscle et vérifier que le courant passe, c'est sa mesure — c'est ainsi que les vies vont à l'enflure : les mains sales ont les gants plus blanc que blanc, la vocifération ouvre la voie, les rhinocéros passent en convoi et les prudents s'écartent, gênés autant qu'intimidés. La gangrène par en-dessous ne dérange que les odorats trop sensibles. On peut rire, bien sûr, mais on rit seul. Quand je pense qu'on naît, qu'on meurt, qu'on se réjouit, qu'on s'afflige, qu'on travaille à toute sorte de métiers, qu'on est très occupé… Très occupé… Trop sans doute pour entendre. Les sourds ont des mines sérieuses, parce qu'il faut être sourd pour être sérieux, il faut s'occuper à réussir, et à le faire savoir, il faut en être, il faut influencer, c'est un métier, il faut être du bon côté de l'écran. Que c'est bête, bon dieu, que c'est bête ! La solitude, c'est le vide, c'est la torture du plaisir sans limite, c'est le rire incarné qui se retourne dans la chair, la solitude est aussi inhabitable que les larmes, qu'un paradis d'où seraient chassés tous ceux qu'on a aimés. Moi aussi j'ai eu vingt ans vous savez ! Moi non plus je n'ai pas eu le temps — et je ne l'ai plus non plus. Je suis enterré vivant mais ma tête dépasse et je vois les mollets des femmes. C'est beau mais elles passent trop vite. Elles sentent l'iris, le mimosa, les genêts et le lilas, l'herbe coupée, le foin et la sueur, il aurait fallu ne rien dire, ne rien voir, et surtout ne pas entendre leurs voix et ne pas les croire, mais la poésie est un maître tyrannique ; vivre sans elle ne nous a pas semblé possible. Je dis “poésie” par pudeur (et surtout par prudence). 

Regardez-les, un verre de vin et un cigare à la main, autour de deux jolies femmes. Mais pourquoi donc font-ils tous exactement la même chose ? Elle a la bouche pleine de dents mais ne sait pas enflammer son allumette, la péteuse. On l'a mise en vitrine et elle se régale ; on n'a même plus besoin de les rétribuer, ces connasses. C'est toujours ça de pris, semble-t-elle se dire. De quarts d'heure de télé en quarts d'heure de radio, il faut occuper le terrain. C'est l'interminable guerre du dégoût, jusqu'à saturation. Tout peut arriver… même rien. Nous y sommes. Alors on peut en venir à aimer la guerre et le massacre, seulement pour entendre un autre son, une autre musique, des paroles moins convenues, ou au moins pour en avoir l'illusion un instant, pour oublier un peu les vitrines des libraires et le sale boniment moral. Il n' y a pas grand-chose entre la Messe en si et le vacarme, entre la haine pure et la sainteté, et ce pas grand-chose, c'est encore trop. 

Je suis frappé, comme souvent, de constater que la langue française nous offre avec constance une carte très précise du sens tel qu'il s'entend chez les parleurs innocents : lourds et sourds peuvent très souvent s'échanger leurs effets, sans dommage pour la vérité. À une lettre près, ils disent la même chose, et ce rapprochement des deux signifiants est en lui-même un autre signifiant, terriblement sonore dans son mutisme apparent. Céline nous disait : « Ce qu'ils sont lourds ! », et moi j'entends : « Ce qu'ils sont sourds ! ». Depuis que je suis enfant, je souffre de cette affection, qui est ma plus tenace malédiction : on me met (ou je me mets) toujours face à des gens qui n'entendent pas, et je ne comprends pas qu'ils n'entendent pas, ou qu'ils n'écoutent pas. Je voudrais savoir pourquoi. Qu'ont-ils donc à craindre ? Que redoutent-ils d'entendre ? Eux-mêmes ? Car notre parole, lorsqu'on parle, fait surgir la voix de l'autre ; c'est comme un écho qui atteste de la présence : il y a un inévitable retour. Nous ne sommes pas seuls. 

Sans doute ai-je toujours eu peur d'être abandonné. Mon plus ancien cauchemar est un rêve dans lequel je suis sous l'eau, dans une rivière transparente qui me montre avec une clarté cruelle ma mère tranquille en train de ratisser le gravier du jardin. Il fait beau, c'est l'après-midi. Les formes sont parfaitement dessinées, d'une main très sûre. Et je crie pour appeler ma mère qui bien sûr reste imperturbable, affairée bêtement à une tâche qui me paraît aussi familière qu'absurde. Non seulement elle ne comprend pas ce que je dis, mais surtout elle semble ne pas l'entendre. Rien dans sa physionomie ne montre que ma voix porte. De quoi est faite cette eau qui nous éloigne des autres, qui nous tient enfermés en nous-mêmes ? Je crois que ceux qui aiment sincèrement la musique ont éprouvé cette terreur, car elle seule, la musique, peut nous faire sortir de cette prison, dans l'instant qu'elle advient. Au moment où j'écris ces lignes, une magnifique pie vient tout près de moi, qui resplendit dans le soleil. Elle ne fait aucun bruit, elle qui peut en faire tant quand elle s'avise de pérorer. Elle aurait pu me dire tout ce qu'elle avait sur le cœur : par exemple que le ciel est orange, ou vert, ce que personne ne voit, que les champs autour du village sont recouverts d'un voile qui l'empêche de s'y reposer, que les parfums des chemins au printemps la rendent folle, et qu'elle doit voler très haut pour ne pas raconter tout ce qu'elle sait des hommes. Elle aurait pu me parler, et je l'aurais écoutée, mais elle sait que moi non plus je n'ai d'oreilles qu'au dedans de moi et qu'elle perdrait son temps. « Ce qu'ils sont sourds ! » pensent des hommes tous les animaux. Pour ma pie, je ne suis qu'un homme parmi les autres ; je peux, au mieux, écouter Bach ou Albeniz, mais je suis sourd à tout le reste. La réalité est infiniment plus grande que nos sens, et notre clavier est si pauvre qu'il nous impose de faire intervenir la Science pour décrire ce qui nous entoure, preuve absolue de notre infirmité. Le silence des bêtes, par moment, quand nous parvenons à faire taire notre lancinant babil, nous laisse entrevoir la parfaite complexité de l'univers. 

La mauvaise littérature est affaire de conviction, elle manque de silences et d'effroi dans ses phrases, tout est rempli, comme les prosélytes ont l'esprit rempli de vérité, tous les embranchements sont déjà inscrits sur la carte, la signalisation est très claire, les balises clignotent et parlent haut. C'est sans doute ce qui la pousse à vouloir être très-visible, car l'image comble ceux qui en sont avides. La mauvaise littérature est imperturbable car elle sait à l'avance ce qu'elle doit entendre, et donc ce qu'elle peut dire. Nous n'avons avec elle aucune conversation réelle. Elle parle toute seule, elle vit dans un milieu stérile, à l'abri des bactéries et des virus dont elle se croit menacée. Tous les fleuves du monde, tous les vents, tous les océans, toutes les bêtes et tous les poèmes l'observent de loin, comme un monument sans fenêtres qu'il vaut mieux éviter, mais rien n'entame son aplomb de plomb. Elle a le nombre et la publicité pour elle, et la télé, et la statistique, et la rumeur, et la renommée, et la puissance de l'autorité rassurante. La mauvaise littérature est tout entière dans le « live », dont ils raffolent tous, qui à l'envers se lit « evil », le mal, elle colle à la vie comme le sparadrap à la plaie, le sparadrap qui prétend empêcher le mal alors qu'il ne fait que le recouvrir. Ils veulent être vaccinés, ils veulent traverser l'art sans une égratignure, en continuant de penser ce qu'ils pensent, en continuant de vivre comme ils vivent, ils veulent rester moraux jusque dans la lecture, ils veulent être préservés et innocents. Nous avons lu pour nous faire du mal, et c'est bien ce qui est condamné aujourd'hui. Je ne vois pas comment un véritable écrivain pourrait aujourd'hui ne pas s'autocensurer. Il sait que sauver l'humanité n'est pas de son ressort et que ceux qui s'en vantent sont des assassins en pantoufles ; il est irréconciliable, ce qui rend sa parole presque impossible : il ne peut pas parler librement, il est trop seul pour cela. Il n'a de refuge qu'en lui-même et ses phrases — autant dire qu'il est nu comme un nouveau né. Tous ceux qui parlent en meute sont protégés par elle mais ont les jarrets coupés et des mains d'automate, car leurs phrases sont déjà écrites à l'avance (elles s'écrivent toutes seules) : on les voit venir de loin, tenus serrés par l'image et la bouillasse éditoriale. En cour, ils sont aussi interchangeables que des secrétaires d'État ventriloques : quel que soit le remaniement ministériel du jour, leur dialecte pasteurisé et veule aura le goût de l'industrie, tous ils parlent depuis leur filière ; on a l'impression qu'ils n'ont pas vu la lumière du jour depuis leur naissance, et que leur étable sonorisée est le seul monde qu'ils connaissent. Ce qu'ils prennent pour la morale est l'ensemble des règles que leurs chefs-produit ont édictées durant leur dernière réunion marketing. 

La mauvaise littérature est avant tout affaire d'oreille, ou plutôt d'absence d'oreille. Et comme l'absence d'oreille est le signe distinctif essentiel de notre époque, il est parfaitement normal que nous vivions dans une société post-littéraire. Un des signes les plus patents de ce manque d'oreille est la sensibilité (ou plutôt l'insensibilité) aux scies langagières, ce venin sucré. Je le remarque quotidiennement. Les rares personnes qui font état de leur allergie aux scies de la parlure contemporaine le font toujours avec un retard considérable. Quand elles prennent conscience d'une de ces horribles rengaines, on peut être certain que celle-là a déjà deux ou trois ans d'âge. Durant ces deux ou trois années, ces gens sont restés complètement sourds. À chaque fois que j'ai pointé une nouveauté en ce domaine, on m'a répondu par des exemples complètement hors d'âge. C'est un peu comme si, aujourd'hui, quelqu'un s'avisait soudain qu'on dit beaucoup (peut-être même exagérément) « c'est vrai que ». Pour en revenir à la musique, je suis très frappé de voir qu'il est devenu impossible d'affirmer tranquillement (par exemple) qu'un Thomas Enhco est une nullité caractérisée. Essayez, vous verrez quelle levée de bouclier vous allez susciter. Il y a encore trente ans, la question ne se serait même pas posée. Aujourd'hui, on va vous demander des preuves de ce que vous avancez. Mais quelles preuves pourrait-on apporter à des sourds ? Si je leur dis qu'ils sont sourds, ils vont hurler au fascisme. Alors je ne dis rien. C'est le fait même de devoir en parler, qui est extraordinaire ! C'est le fait d'avoir à prouver que le ciel est bleu, qui devrait faire dresser les cheveux sur la tête ! Sans doute vivent-ils dans un monde dans lequel le ciel a cessé d'être bleu, et c'est moi qui suis en retard. 

Ce qu'il faut, c'est dire NON. Mais ce n'est pas facile, de dire non, quand on veut tellement que les autres nous disent oui. J'ai beaucoup écouté Federico Mompou, depuis quelques jours. Il m'aura fallu soixante ans pour être capable d'aimer cette musique qui, il y a trente ans, me paraissait trop simple, pas assez composée. La vie est compliquée. Mes goûts ont changé, mais finalement pas tant que ça. Au-delà des spectaculaires volte-face et reniements, il me semble que le fond est resté assez stable, heureusement. Mompou était là depuis longtemps, mais un surmoi tyrannique me retenait. À lui je ne veux plus dire non. Je me retrouve tellement dans cette manière d'improviser. Où sont passées toutes ces centaines d'heures (ces milliers !) passées à improviser ? Qu'en ai-je fait ? J'ai jeté toutes les bandes magnétiques qui en avaient gardé la trace. Dommage. C'est fou tout ce que j'aurais jeté ! Arrêté. J'aurai passé ma vie à dire non. D'ailleurs ma mère m'appelait « Monsieur Non », quand j'étais enfant. Plutôt mort que sympa… Ça ne rend pas la vie facile, je vous assure. Il me semble que lorsque je serai mort il ne subsistera rien de moi. Aucune trace. Tout à fait comme si je n'avais jamais existé. Ci-gît l'Absent. Le non-advenu. Sur ma tombe : rien. C'est trop simple, d'aimer. Ou alors c'est beaucoup trop compliqué. On verra ça après la vie. 

Ma voix ne porte pas. — C'est un constat. Je n'aime pas les gueulards.