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dimanche 10 novembre 2024

L'oreille bouchée

 

Une oreille bouchée m'a réveillé en pleine nuit et m'a tenu éveillé jusqu'au petit matin. C'est toujours formidablement angoissant, pour moi, que d'avoir une oreille bouchée ; deux, n'en parlons même pas. 

Même la lecture en serait abîmée, je crois, de ne pouvoir s'appuyer sur le son et ses reliefs (qui ne sont pas ceux de la phrase écrite), même s'il est seulement rêvé, envisagé. J'ai d'ailleurs de plus en plus de mal à lire sans y mettre la voix quelque part. J'essaie de m'y contraindre, le plus possible, pour rester présentable (et pour pouvoir lire en public, par exemple dans une salle d'attente), mais c'est difficile et je ne tiens jamais longtemps. L'hypothèse de la vocalité, au minimum, doit être une réalité, comme un arrière-plan sur lequel la compréhension (l'entendement) se manifeste. Pendant très longtemps, j'ai ricané un peu bêtement quand j'entendais parler de ce pont-aux-ânes des littéraires qu'est le « gueuloir » de Flaubert, mais il faut bien reconnaître que j'y suis venu sans même m'en rendre compte, poussé par une nécessité réelle. Ça s'est imposé à moi sans que je n'en décide. C'est fou, tout ce qu'on entend quand on se relit à haute voix, tout ce qui vient à la surface, comme la crème sur le lait qui bout. 

Sur un roman de huit cents pages, je pense qu'au moins cinq cents sont lues à voix haute, ou mezzo voce, ce qui ralentit considérablement la lecture. Tant pis. Ce n'est pas grave.

Ce qu'il faut, c'est lire. Mais lire vraiment. Pas avaler des phrases. Je me suis réveillé avec cette obsession. Lire. Lire comme on écoute la musique ; comme toute ma vie, j'ai essayé d'écouter vraiment. De sur-écouter. (Ou peut-être pas, justement…) Le verbe lire, en français, a un avantage sur celui d'écouter, et même plusieurs. Il s'anagrammise en lier, pour commencer… 

Lire vraiment. Écouter vraiment. Ouvrir un livre comme on ouvre un visage, comme on l'aime. Repousser un peu les parenthèses de la présence, ou les guillemets du temps. Faire de la place pour le verbe, ou pour les substantifs, ou les adjectifs. On aime les défauts de la phrase comme on aime ceux d'un visage. Sa longueur. La peine qu'elle prend à se refermer ou… On lie la forme de l'oreille à celle des lèvres, on entre dans la texture de la peau, si l'on peut. Je vous demande un peu. Et l'on desserre le corset des mots, qui au petit matin sont des sons, car ils ont été prononcés en dormant. On aime la voix un peu abîmée, les cernes qu'elle voudrait cacher, ses odeurs asociales. On prend la chair dans les mains, c'est une feuille légère. Je ne sais comme est proche ma fin. Alors les pages qu'on dévoile… Ici, le jour ne se lève pas, ou très peu. Du moins en ai-je décidé ainsi aujourd'hui, après avoir vomi. Le foie au chaud. Seizième dimanche après la Trinité. Huitième symphonie de Beethoven. Cet allegretto scherzando nous ravit et nous amuse. C'est Beethoven, qui a composé cela ? Comme une succession de points-virgules qui se trémoussent drôlement, rebondissant sur le matelas. Il en faut, du talent et de l'intelligence, pour faire de la musique avec si peu. La jubilation d'un enfant qui fait jouer ses muscles… 

Il vaut mieux se taire, parfois. Elles veulent faire disparaître leurs cernes — ou leur goitre. On ne peut pas leur expliquer, elles n'entendent pas. Il faut les laisser se tromper. Elles avalent nos phrases comme des cachets amers, sans les mâcher. Tant pis. Ça leur reviendra, plus tard, longtemps après que nous ne soyons plus là, ces phrases non digérées, non entendues, on le sait bien. On essaie d'expliquer et on se heurte à un mur. (Elles parlent trop et trop vite.) La parole nous revient comme un boomerang. Plus on essaie plus le mur s'élève et durcit. Mais si les paroles tombent en cendres, la musique, elle, revient toujours. Elle ne cesse jamais, elle ne le peut pas. Elle laisse des traces. Il faut seulement que leurs oreilles se débouchent, et ça peut prendre des années. Les fantômes sont toujours là, dans les couloirs du temps mais ils ne se font pas remarquer. Ils ne sont pas pressés, eux. Le désir sait s'adapter aux ornières du chemin, il se grime, il se cache, il circule à travers les organes des corps, furet silencieux et translucide qui ne se révèle que dans ses effets ou ses symptômes. Le cachet diffuse… La peine qu'elle prend à se refermer ou le plaisir qu'elle a à ne pas savoir où elle va, à se poursuivre sans terme apparent, une page, trois pages, cinq pages… « Elle avait enlevé ses longs gants trempés et les avait exposés à la flamme. » On ne lui met pas un point dans la figure sans y réfléchir à deux fois, voyons ! Lettres de cachet… La pilule est parfois amère, mais avec un peu d'inconscience et de toupet, on arrive à se soigner en douce. Ça passe inaperçu. 

Avaler des phrases sans les mâcher est aussi indigeste qu'avaler de la nourriture en oubliant qu'on a des dents. L'estomac ne peut pas faire tout le travail. Une partie de l'esprit recule devant l'obstacle, c'est comme s'il voulait se décharger de la tâche sur une autre partie du corps. Il veut sous-traiter, et si c'est impossible, il boude. 

Les écrivains se déchirent sur les réseaux sociaux. L'un parle de « critique objective ». On en rit encore. Il est toujours mal vu de ne pas aimer (presqu'autant que d'aimer). Ceux qui aiment se sentent humiliés, ou niés, même ; ça va loin ! La morale intervient, on se demande bien pourquoi. On regarde ça de loin. Surtout ne pas participer, ou alors il faut s'en amuser, mais c'est impossible, car immédiatement on est pris dans le courant, qui est puissant. Le goût est une chose étrange, il y a longtemps qu'on le sait. Le goût qui ne sait pas marcher seul, qui a toujours besoin de son compagnon intime, le dégoût. Ces deux-là s'appuient l'un sur l'autre, comme des éclopés ou des poivrots qui rentrent chez eux. Ils se font des croque-en-jambe, comme deux sales gamins qui aiment patauger dans toutes les flaques d'eau dans lesquelles se reflètent les phrases des autres. La littérature, avant même d'être elle-même, est une chose qu'on partage avec des gens qui aiment en parler, qui font profession d'en parler, qui vivent du discours qui la borne et la maintient hors des profondeurs boueuses où elle s'abîme volontiers, quand elle est privée du regard des autres, de cet écho général et vague qui lui fait comme un habit toujours mal taillé mais rassurant, qui lui permet de sortir dans le monde sans trop montrer ses entrailles. Il vaut mieux se taire, parfois. Nos oreilles et notre bouche sociales s'obstruent prudemment. Traduisons les déclarations des uns et des autres en un langage simple. « C'est moi. » « Non, c'est moi. » « Oui, c'est vous, mais moi aussi. » « Moi non plus ! » Voilà. Le cercle s'est refermé, on a quitté la cage, on revient à la page, c'est plus sûr. « Il n'a aucun style. » Et ta sœur, elle en a, du style ? 

J'avais écrit : « La peine qu'elle prend à se refermer ou […] ». L'ordinateur a avalé un morceau de la phrase sans que je m'en avise. Je ne sais plus du tout ce que j'avais écrit (on ne s'aperçoit jamais de ce genre de choses dans l'instant). C'est sans doute mieux comme ça. Il y a des phrases qu'il vaut mieux ne pas achever. Il y a des femmes qu'il vaut mieux ne pas écouter. Pas trop. Pas vraiment. Écoute flottante… Les phrases se grimpent dessus les unes sur les autres et petit à petit forment une sculpture baroque qui tient debout on ne sait comment. Ça fait toujours passer le temps. Tiens, il y a du soleil ! 

On y met la voix comme d'autres y mettent leurs doigts, leur nez, leur langue. Le sexe est-il moral ? Vocal ? Oral ? C'est un jeu que bien peu savent ou ont la témérité d'explorer jusqu'en ce lieu où il nous révèle un nouveau monde. Il faut un peu d'inconscience, bien sûr, mais aussi du tact et de l'humour. Gary Peacock, interrogé à propos du trio qu'il a longtemps formé avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette sur les qualités essentielles, avait cette réponse trop simple et pourtant si profonde : « Listen, listen, listen. » Écouter, écouter, et écouter encore. L'amour est vocal, avant même d'être charnel. Écoute ! Ouvre tes oreilles ! Tout est lié, dans un corps, et c'est la vibration qui relie les systèmes entre eux. 

C'est un très grand écrivain ! Vous plaisantez ? C'est nul. Vous avez des prétentions à connaître quelque chose à la littérature ? Sérieux ! Dogmatisme ! Grotesque ! Dépourvu du plus mince intérêt. Bonjour chez vous. Bons fils, mauvais fils, cousins querelleurs. Garnements. Coups bas. Et ta sœur ? Ça a l'air aussi chiant que la critique qui en est faite. Plaisir contre plaisir, c'est la guerre. De vrais bons auteurs ? MMA sur Facebook. 

Je ne trouve pas « hérédisme » dans le dictionnaire. Je vois bien à peu près ce que ça signifie mais j'aurais aimé une définition un peu officielle, reprise et inscrite dans la loi des phrases. Léon Daudet écrit que « l'imagination commande le corps plus que le corps ne commande l'imagination. » Je crains de penser le contraire. Pour moi, tout procède du corps. Mais je vois qu'« hérédo », en revanche, figure dans le dictionnaire. « Tout homme de lettres est ce que j'appelle un hérédo. » Front bombé d'hérédo. Ça se transmet in utero. Avec un accent d'admiration dans la voix. « La preuve, je n'ai pas réussi à finir Ulysse de Joyce. » Plus que le snobisme, c'est l'anti-snobisme, qui est lassant. Les jeux sont défaits, avant même qu'on ait commencé à jouer. Ah, mais je vois que la Bienheureuse a tranché : « Il faut lire ses autres livres. Machin Truc est un des meilleurs écrivains actuels. » Ici, éclat de rire de Truc Machin. Conflits d'hérédismes. Je me rappelle cette soirée, à la salle Pleyel, dans un tout autre siècle. Claudio Arrau jouait le premier concerto de Brahms et j'étais littéralement émerveillé. À l'entracte, ou la fin du concert, je ne sais plus, ayant rejoint un de mes amis compositeur, celui-ci me fit doctement la morale. Il était impossible d'aimer l'opus 15 de Brahms sans se discréditer. Certes, il y avait de « belles choses » dans cette musique, il n'en disconvenait pas, mais elle était vraiment trop mal foutue, trop mal composée, contrairement au deuxième concerto, beaucoup plus tardif, comme ça se professait couramment à l'époque. On savait de quoi on parlait, alors ! Merde. J'en ai rougi, comme un type qui est bouleversé par le cul d'une fille mal élevée a tort de le proclamer devant ses amis. Je ne savais pas, alors, qu'il suffisait d'attendre un peu, quelques années, une époque, pour que mon jugement, ou mon goût, devienne tout à fait licite, voire banal. Et pour un peu, on aurait envie de contredire ceux qui aujourd'hui nous donnent raison sans y penser. (Ça manque vraiment de bathmologie, tout ça.) Vous n'y connaissez rien ! Mais vous non plus. Personne n'y connaît rien. Ils se feraient couper en deux plutôt que d'avouer que leur jugement tient à peu de choses, et peut se renverser à la faveur d'une crise de foi, un jour que leurs oreilles se bouchent ou se débouchent. Peut-être sur leur lit de mort… Mais comme ils se croient immortels, nous avons encore du temps devant nous. Les figures qui viennent à la lumière, une lumière acclimatée à l'air du temps, sont très souvent pour moi recouvertes d'une pellicule qui déforme l'image de l'auteur jusqu'à le rendre incompréhensible, même si sympathique. Il bavarde élégamment, certes, mais c'est comme s'il parlait depuis une chambre hermétiquement close qui empêcherait ses vocables de franchir la muqueuse tactique, celle qui transmue le sens en plaisir, le son en émotion. Il faut beaucoup de temps (perdu et retrouvé) pour savoir écouter et lire, relier les points erratiques qui dansent devant nos yeux comme des mouches irresponsables. Il y a une furtivité de la sensibilité. Les hallucinations collectives nous tiennent en respect, et l'on hésite, le plus souvent, à se glisser à travers les failles qu'on devine trop bien chez nos contradicteurs-prédicateurs jusqu'à des affirmations dont on sait à l'avance qu'on les regrettera un jour. Attendons, rien ne presse. L'époque va se fatiguer plus vite que nous.

Plaire aux peintres, plaire aux hommes, plaire à la lumière, mais surtout plaire au temps qui passe. Ne parle pas. Économise tes mots. Laisse-les t'envelopper doucement. Patiemment. Tu n'as pas besoin de les envoyer loin de toi comme des têtes chercheuses qui réclament leur dû. Calme-toi, je ne te veux pas de mal. Cor, trois hautbois, hautbois da caccia, orgue obligé, deux violons, alto et basse continue. La musique a cette supériorité définitive sur la littérature qu'elle finit toujours par se moquer de l'idéologie. Je dis que lire c'est lier, mais c'est au moins autant délier. C'est revenir sur la phrase et la prendre à revers, quand elle a fini de parler fort, à la racaille, de s'affirmer, de prétendre. « Les conflits d'hérédisme, de réapparitions congénitales au sein de la méditation et de la mémoire, donnent lieu à des images tourmentées, que connaissent bien les hésitants, les douteurs, et, en général, les abouliques. » Hérite-t-on du Doute ? C'est un trouble, à n'en pas douter, qui peut resurgir à tout moment sans sommations, ce dont nous lui savons gré. Le tourment et l'hésitation c'est comme la première fois qu'on met la main sur la peau d'une femme, cette griserie, qu'on aime et qu'on craint, cette divine ambiguïté, cet impossible devenu soudain possible, à l'instant T, le geste interdit qui est approuvé à notre grande surprise. « Une sorte d'inhibition se produit devant le déclic de la volonté, et, dans le doute, l'inertie l'importe. » J'aime les volontés qui abdiquent, qui s'inclinent devant une autre conduite de la sonorité, du geste et de la voix. Une fois l'idée attrapée, on n'est plus guère excité. Il faut autre chose pour que le désir se continue, en quelque sorte malgré lui. Le désir vrai doute encore, même quand il a remporté une victoire. L'incertain du geste et son inertie, sa traînée psychologique et chimique nous amène ailleurs que là où l'on désire aller — c'est heureux. Les corps lus nous mettent cul par dessus tête. Douteur, mon frère. 


dimanche 5 mai 2024

Journal de ma vessie

La fonction des « souvenirs » proposés par Facebook est très pédagogique et très morale. On tombe sur des choses qu'on a écrites il y a un, deux, trois, ou quatre ans, qu'on trouve pas mauvaises, et le premier mouvement est de les faire remonter à la surface. On s'apprête à le faire, et juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi », on se rend compte que cela n'a aucun intérêt et l'on se trouve bien ridicule d'avoir eu l'idée de le faire. 

J'ai 956 amis sur Facebook. Nombre parfait. Il faudrait n'en ajouter aucun. 

Toutes les choses qu'il faut taire, dans un journal extime…

Je suis très heureux car j'ai enfin trouvé de l'excellent beurre cru.

J'ai vraiment un problème avec le « journal ». Pour moi, un journal digne de ce nom doit tout dire, ou, sinon tout dire, du moins dire avec le plus de vérité possible. En conséquence, il est impubliable. C'est d'ailleurs ce que prétendait Philippe Muray. Personne ne supporte la vérité. Tous ces journaux publiés n'en sont pas, pour moi. Ils peuvent bien entendu avoir une certaine forme de beauté, et certains sont même excellents, mais, par essence, ils ne sont pas « impeccables », ils sont dans le péché, ils ratent leur cible. J'en tenais un vrai, autrefois, quand j'étais professeur à Paris et que j'habitais en Haute-Savoie. C'est dans le train, principalement, que j'écrivais, et j'adorais ce moment. J'en ai rempli, des cahiers, dans ces voyages qui duraient quatre heures ! Comme je n'avais nullement l'intention de publier ces lignes, je pouvais laisser libre court à mes pensées, sans aucune censure, et ces onze années, de 1990 à 2001, ont été de ce point de vue extrêmement heureuses et bénéfiques. Je crois que la pratique du journal intime est essentielle pour un écrivain et j'essaie d'encourager mes amis à y avoir recours. Pourtant, je ne le tiens plus, ce journal. Si je ne suis pas « en déplacement », l'idée ne me vient pas, mais dès que je suis amené à faire un voyage (ce qui n'arrive que très rarement), ça se fait automatiquement. Le journal est un bout du foyer qu'on emporte avec soi. La parenthèse enchantée du train m'a beaucoup marqué, et je la regrette, même si l'idée de voyager, aujourd'hui, me semble la chose la moins désirable qui soit. 

Parlant de cela avec un ami proche, il y a peu, je lui avais exprimé mon regret de ne plus tenir de journal, et il m'avait alors répondu que mon blog était une sorte d'énorme journal. 

J'ai remplacé les trajets en train par le dimanche. 

Il avait raison, cet ami. J'ai longtemps cherché une forme, une forme heureuse, pour ces centaines de textes, pour les faire dialoguer entre eux, pour les réunir, et je la cherche encore. Désirant les publier, je cherchais un titre au volume, et je m'étais arrêté sur Cahiers de bouillon, ce qui, sans même m'en rendre compte, renvoyait encore à la forme journal. Le titre ne plaisait pas beaucoup à mes amis, et il finit par m'agacer moi-même. Je sais d'expérience que les jeux de mots vieillissent mal, dans les titres, même lorsque leur justification nous semble aller de soi. Facebook m'en a fourni tout naturellement un meilleur : Chiffré de bout en bout. Les textes que j'ai réunis pour ce volume, pour ces volumes, puisque la quantité interdit de se contenter d'un seul volume (j'avais dépassé les neuf cents pages), sont à l'évidence les pièces d'une machine à chiffrer et à déchiffrer. C'est bien le chiffre, ici, qui est l'essentiel. Le chiffre et le nombre. Le chiffre, c'est la manière de résister à ce qu'on attend de nous, de pervertir le message, de le rendre obscur en le mettant en pleine lumière. Depuis toujours, j'ai cette hantise, ou ce dégoût, figuré par celui ou celle qui passe la tête par dessus notre épaule et nous dit : tu devrais écrire ceci, et pas cela. Mais tous les lecteurs sont ce personnage, et c'est à lui qu'il faut résister (il arrive même qu'il soit nous-même). Le chiffre, c'est une manière d'écrire, une manière d'écrire qui interdit qu'on nous dise ce qu'on peut, ce qu'on doit écrire, et surtout ce qu'on ne doit pas écrire (ou qui du moins tente de l'empêcher) ; c'est un secret, c'est une clef secrète, c'est de l'ombre jetée sur la lumière, c'est un fil qui court souterrainement, qui réunit et qui donne une tonalité indéchiffrable, c'est un thème négatif, qu'on ne fait pas entendre, et dont on ne perçoit que l'écho, ou l'ombre, sans que l'origine ne soit jamais donnée. Ma vérité, je ne la connais pas, je n'en vois que les ombres projetées sur le murs de la caverne. 

« Il est interdit d'interdire », écrivait-on sur les murs de ma jeunesse, et ce slogan résonne encore en moi. Il m'est interdit de m'interdire mais je sais, dans le même temps, que je ne peux pas tout dire. C'est la quadrature du cercle ; d'autant plus à une époque où jamais la censure n'a été plus massive et plus brutale, ce qui conduit à une autocensure encore plus terrible. 

La question centrale, pour un homme, est de se tenir éloigné du péché, mais pour s'en tenir éloigné, il faut commencer par l'identifier, et c'est le plus difficile. Depuis l'enfance, je suis obnubilé par l'adresse. Ce qu'on pourrait appeler aussi la virtuosité — si l'on veut bien entendre la vertu que ce mot porte en lui-même. Être adroit. La maladresse m'a toujours fait horreur, ainsi qu'elle faisait horreur à mon père, dont c'était la bête noire. Il y a dans les réseaux sociaux une loi d'airain. Les commentaires sont là pour diminuer, et parfois annuler, ce qui a été dit, en rendre la substance bête, indigente, plate, vulgaire, transmuer l'or en plomb, l'originalité en banalité. Ils portent bien leur nom : comment taire, comment faire taire. Les réseaux sociaux sont le lieu où l'on répond toute la journée à cette question toujours d'actualité : qu'est-ce qu'un con ? Un con, c'est celui qui vous annule. Celui qui ne supporte pas que vous parliez, et qui parle plus fort car il ne connaît pas d'autre manière de vous faire taire. Il est tellement difficile d'écrire une phrase juste, et il est tellement facile d'en écrire mille qui sont fausses, inutiles, et qui pèchent contre l'esprit, et qui vont recouvrir la voix singulière et adroite qui avait réussi, l'espace d'un instant, à être juste. La maladresse, c'est la voix du ressentiment, car la maladresse est rarement innocente. Ce n'est pas par hasard que le vocable « sentence » porte en lui ce sens terrible. Le lieu commun est souvent une manière de faire taire. 

Juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi »… Juste avant de laisser tomber la lettre dans la boîte jaune. Juste avant de dire, de prononcer. Les réseaux sociaux ont institué une nouvelle justice sans contradictoire. Y a pas de débat ! On entend de plus en plus cette phrase terrifiante : « ce n'est pas une opinion, c'est un délit », énoncée tranquillement. Laisser tomber la lettre, laisser tomber le mot, la phrase, c'est devenu le moment le plus dangereux. Alors un journal intime… Vous pensez ! Autant se suicider tout de suite. Autant adhérer à la grande confrérie des Délictueux, ceux qui portent une marque gravée sur le front. N'écrivez pas ! Taisez-vous ! C'est la voie de la sagesse. Comme j'étais tranquille, quand j'étais musicien…

J'ai voulu lire un livre. Je me suis aperçu que je ne savais plus lire. Alors j'ai pris un livre très simple, de Kawabata, La Danseuse d'Izu. Et j'ai lu, très lentement, mot à mot, en suivant les mots, et presque les lettres, avec mon doigt sur la page, comme un aveugle ou comme un enfant. « La rivière qui coulait en contrebas de la salle de bain, grossie par la pluie, semblait charrier des rayons de soleil. » Et j'ai continué ma lecture ainsi, avec un plaisir inconnu de moi. Nous lisons de plus en plus vite, au cours de notre vie, nous avalons les phrases comme des gloutons, sans les mâcher, pressés que nous sommes d'en venir au sens, comme on en vient aux mains, et le sens se rit de nous, peu à peu, et nous asphyxie, nous rendant bêtes et maladroits, couchant les lettres et les mots comme les blés hauts sous l'orage, et nous interdisant de les récolter. Il faut perpétuellement en revenir à la lenteur et au déchiffrage, puisque les chiffres se mettent en travers du sens et du style, ou plus simplement des phrases, et qu'une virtuosité sans vertu prend toute la place sans qu'on y prenne garde. « Je suivis des yeux la direction vers laquelle il pointait son index. » Et je continue à lire avec mon doigt contre les mots, mon doigt qui touche les lettres en même temps que mes yeux. « Puis aussitôt je vis une femme nue sortir en courant de la salle de bain sombre. » On peut s'arrêter, quand on lit, séparer les phrases les unes des autres. On ne le peut pas, quand on écoute une sonate. Et l'on ne choisit pas non plus le tempo, la vitesse d'énonciation. « Elle n'avait même pas une serviette sur elle. C'était la danseuse. » C'était la danseuse. C'est à la fois une phrase du livre et une réalité charnelle. Si la danseuse était là, je pourrais la toucher de mon doigt, mes doigts seraient mes yeux, je la lirais lentement, je lirais toutes les phrases de son corps, à mon tempo. Largo appassionato. Je la lirais de toute ma vertu, de toute mon attention, mot à mot ; sa nudité serait une partition, un paysage sonore, un journal intime écrit pour moi seul, chiffré et déchiffré, plein de silences et d'accords inouïs, au style impeccable et innocent. 

Le dimanche, je pisse toutes les demi-heures. Un paragraphe, un vidage de vessie. Je ne sais pas d'où provient toute cette urine. On dirait que les mots fabriquent une quantité de déchets liquides invraisemblable. L'écriture diurétique, j'aurais au moins inventé quelque chose dans ma vie…

Un vrai journal ne devrait même pas avoir d'ambition littéraire, sauf à entendre cet adjectif dans un sens autrement plus exigeant que celui qui intéresse le monde des Lettres. Faire de la littérature, ici, est une faute de goût : la seule exigence est la vérité, et, certes, pour y atteindre, il faut des phrases parfaites. Je pense très souvent à mon ami Jacques, qui écrivait sans vouloir être publié, et qui m'avait montré des pages de son manuscrit. « Tout est vrai », m'avait-il dit, et ce tout est vrai, j'en comprends seulement aujourd'hui le sens profond. Sa langue était juste. Et c'était magnifique. Quel courage il faut ! 

J'ai regardé hier un court extrait d'une émission télévisuelle dans laquelle une jeune femme parlait de ses seins, qu'elle avait très gros (110 H). Je ne sais ce qu'il en est à la télé, mais ici, reproduit dans une vidéo déposée sur Facebook, un nombre ridicule de mots par elle prononcés était censurés, masqués par des silences qui rendaient difficilement compréhensibles les phrases desquelles ces mots étaient bannis. Je n'en revenais pas. Il semble bien qu'il soit désormais interdit d'utiliser les mots seinsfessespoitrineculsexefantasme, et même soutien-gorge ! Il va devenir très vite difficile d'aller à la boulangerie acheter une baguette de pain. Mais comme la langue s'est de toute manière appauvrie vertigineusement, et que les élèves qui sortent de l'école ne savent plus rien, n'ont de la réalité qu'une vision d'insectes lymphatiques, j'imagine que cela ne gênera personne. « Nous avions formé le projet de quitter Yugashima le lendemain matin à huit heures. » Dans quelques années, même cette phrase sera réservée à des philologues célibataires enfermés hermétiquement dans des laboratoires enterrés au quatrième sous-sol et entourés de barbelés. Il est possible qu'on manque d'eau, dans quelque temps, mais ce qui manque déjà, c'est la langue, et ceux qui savent s'en servir. Chiffrés, nous le sommes de bout en bout, c'est indéniable, c'est même le projet du Numérique, et nous le serons cent fois plus dans quelques années, quand la parole sera devenue l'ennemie publique numéro un, quand la parole, la langue, les corps et le sens du toucher seront définitivement mis à l'index, isolés et séparés de nous. Mais dans le même temps, nous sommes mis en pleine lumière, éclairés comme en plein jour même au cœur de l'intime, soumis constamment à la loi de la Transparence maximale. Nous avons livré tous nos secrets, tout est en permanence sur l'écran global, à la disposition de tous, et ce grand écart permanent nous rend fous. 

La GPA est promise à un grand avenir, nous le savons, mais c'est la LPA, qui va plus généralement s'imposer, la Langue Pour Autrui. Il faudra bien en passer par des spécialistes, pour commercer ou s'injurier, et ces spécialistes sont déjà à l'œuvre sur les plateformes numériques, ce sont les robots qui suppléent aux bouches closes et botoxées des poupées contemporaines qui s'agitent sur nos écrans en nous proposant leurs *** et leurs ****. 

Mais j'ai trouvé un délicieux beurre cru et je pense que j'ai encore le droit d'en parler, du moins jusqu'à la semaine prochaine. Bernard Gaborit, merci !

dimanche 24 octobre 2021

Décitation

Le malentendu est au commencement. Surtout de la littérature telle que je la conçois. Je le crois vraiment : mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de déciter — prendre la phrase d'un autre pour la mal re-produire, mal-entendue qu'elle serait. Prendre des vessies pour des lanternes, ou des lanternes pour des vessies, c'est ce que je fais de mieux. J'ai un don, pour ça, qui me donne cet air ahuri qui séduit les licornes. 

Sans malentendu, pas d'amour. Sans malentendu, pas de musique. Sans malentendu, pas de poésie, surtout ! « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. » Depuis que je suis enfant, ce mal-entendre me sauve et me suave. Après tout, qu'est-ce que la littérature, sinon une perpétuelle citation déportée, dévoyée, parfois pour le pire mais toujours pour le meilleur ? Les écrivains ne font que rependre (de travers) ce qu'ils ont lu ou entendu ailleurs. C'est le travers qui crée, et l'ailleurs qui sertit. C'est la déviation et la dévotion qui permettent de faire du neuf, ou d'en donner l'illusion.

La poésie est l'art d'entendre (et de faire entendre) de travers. Un mot pour un autre, un son pour un autre ; un mort pour un autre, un sort pour un autre. Il n'y a pas de traduction. La traduction est un rêve. Il n'y a que des sons, des mots, des verbes, des phrases, des virgules, des images qui ne montrent pas, des substantifs qui perdent toute substance en cours de phrase, ou qui en produisent une autre, improbable. Il n'y a que des vers et des verbes comme des fenêtres ouvertes sur un sens qui fuit dès qu'on l'approche. Il n'y a que des substitutions, des désillusions, des confusions, des précipitations (de sonorités, de syllabes, de rythmes, d'absences), des couleurs qui n'existent pas encore. 

« Démente est la mer de ne pouvoir mourir d'une seule vague. » Cette phrase admirable d'Edmond Jabès, je la trouve dans son ouvrage intitulé Le petit livre de la subversion hors de soupçon. Et aussi : « Écrire c'est affronter un visage inconnu ». Le visage toujours inconnu, comme le soldat toujours inconnu, c'est ce qui doit (se) lever sous une phrase véritablement écrite (c'est-à-dire creusée, évidée). La phrase vraiment écrite fait entendre, sous les mots archi-connus, prononcés et écrits des millions de fois, un sens qui paraît inconnu, qui (s')éveille et se dépose en nous comme la dernière vague, qui fait mine de rendre toutes les autres vagues inutiles, redondantes, mortes avant d'atteindre la terre des hommes. La phrase doit se dérober sous les pieds du lecteur, par son rythme toujours au-delà.

Nombre d'écrivains ne sont pas sensibles à ce qu'on apprend au tout commencement du solfège : l'alternance des temps forts et des temps faibles dans la mesure. Sans temps faibles, pas de temps fort. Il n'existe pas d'égalité. Les temps forts ne peuvent être qu'en infériorité, par rapport aux temps faibles. L'énorme supériorité de la "musique classique" sur la "variété" (ou le rock) est qu'elle économise les temps forts. Qui sait réserver les temps forts aux seuls instants décisifs a gagné la phrase à lui. L'écrivain véritable n'est ni un hyper-tendu, ni un hypo-tendu, la plage dynamique dans laquelle il opère est large et souple ; il passe sereinement du systolique au diastolique et retourne le paysage mental de celui à qui il s'adresse.

Écrire (bien) consiste à délier autant que relier. Rendre les liaisons supportables ou insupportables, selon le sens, voilà la science du rythme. « La menace est illisible » mais éternelle. Créer pour l'instant est déjà bien assez. Avancer, abot aux pieds, semblant danser dans toutes les directions, s'appuyant sur la minuscule connaissance qui se jette dans l'immensité de l'ignorance et du bégaiement.

Le malentendu fait des visages inconnus et inconnaissables une terre sainte. Pourquoi trembles-tu ? Même dans la maîtrise la plus grande, tu n'obtiendras pas l'attention de ton lecteur. Rends-toi insupportable au premier regard et garde tous les livres ouverts, pour que la dernière vague les emporte ainsi, ouverts et dépliés, les entrailles vers le ciel, et pour que les phrases se détachent des pages comme l'impensé se détache du babil. Décitons nos lectures sans crainte, « flux et reflux d'inquiétudes », pour que celles-là nous laissent parler. Figurons-nous à travers les phrases arrachées aux pages des autres.