mardi 13 mai 2014

Anne (31)


— Mais tu la connais, Anne ?
— Si je la connais ? Tu plaisantes ?
— L'amour qu'on ne choisit pas ?
— Non, l'amour qui ne choisit pas.
— Et Denisa ?
— La Kerschova ? Peux pas la supporter.
— T'exagères ! Elle est hyper-sympa !
— Justement ! Et puis elle l'adore.
— Ah, alors, évidemment…

— Mais tu la connais, Anne ?
— Quand elle m'a joué la Fantaisie-Impromptu, j'ai tout de suite compris à qui j'avais affaire. 
— C'est-à-dire ?
— Il y a deux sortes de pianistes. Ceux qui entrent dans le clavier et ceux qui en sortent. Pour en sortir, il faut partir de l'intérieur du clavier. Soit tu crois que tu joues d'un instrument à percussion, soit tu enfonces les touches pour accéder à ce qui se trouve au-dessous, tu fais monter le son depuis le fond du clavier. C'est une question de temporalité. Ceux qui tombent sur les touches sont en retard d'un train, au moins. Ç'a commencé depuis longtemps. La musique était là avant eux. 
— Le piano n'est pas un instrument à percussion ?
— Non. 
— Première nouvelle !
— La vitesse par le poids par la force, sur la touche, c'est une chose, mais tant que l'extrémité du bras n'est pas directement en contact avec la corde (et le bras doit être directement relié au cerveau, sans solution de continuité), tu n'as pas vraiment le contrôle du son. C'est la raison pour laquelle on voit très vite si un pianiste comprend que le son, la sonorité, le timbre, appelle ça comme tu veux, est l'entrée par laquelle il a accès à la musique des autres, du compositeur. C'est également la raison, même si c'est une raison de second ordre, pour laquelle on ne peut pas apprendre le piano sur un instrument numérique. On devrait ajouter la densité aux paramètres techniques qui sont déterminants quant à la technique d'un pianiste. La densité d'un Gilels, par exemple, dans le mouvement lent de la Hammerklavier, est absolument stupéfiante. On hésite entre deux hypothèses : soit il s'est effacé complètement derrière un piano en mercure et fonte, soit au contraire il a totalement aboli l'instrument, et ce sont ses doigts qu'on entend, des doigts en tungstène de deux mètres de hauts, colonnes de glace et de nuit.