mardi 18 janvier 2022

Le Sein (1)

Je crois que j'ai enfin trouvé la réponse à une question qui me tracasse depuis quelques années. Pourquoi est-ce que je rêve si souvent d'Anne, pourquoi elle ? Sans doute parce que c'est la seule femme que j'aie vue très régulièrement allaiter son petit. Ah, Julien, si tu savais comme j'ai aimé les seins de ta mère ! Annie, ta grand-mère, quand elle me voyait chez vous, alors, disait à la cantonade : « C'est curieux, notre cher voisin arrive toujours au moment précis où Anne donne le sein à son fils ! » Je devais avoir un sixième sens. Qu'ils étaient ronds et pleins, lourds, à la fois glorieux et pathétiques, la peau tendue à craquer, l'aréole un peu distendue et pâle, avec un mamelon proéminent et cabossé, framboise adorable, fragile et arrogante, quand elle les sortait de son soutien-gorge avec cette fausse désinvolture un peu gauche qui sied si bien aux femmes qui deviennent mères comme elles tomberaient dans un ravin, les quatre fers en l'air. Sa main, alors, me semblait une émanation de la grâce divine — la grâce divine qui se confond un instant avec l'érotisme le plus fondamental, et donc le plus violent — qui savait doser avec une précision miraculeuse le geste avec lequel elle offrait le sein à notre regard autant qu'à la bouche du bébé. J'aimais aussi qu'elle me parle, la mère, tandis qu'elle se laissait téter la mamelle avec ce mélange d'indifférence et de plaisir ramolli qui les caractérise dans ces moments-là. Je te montre mes seins sans aucune difficulté, alors que si tu me l'avais demandé en une autre circonstance, j'aurais été obligée de te refuser ce plaisir avec une offuscation emphatique. J'ai déjà raconté souvent cette anecdote qui me ravit. Du temps que j'étais professeur au conservatoire, un collègue guitariste était allé trouver le professeur de flûte, nouvelle dans l'établissement, et lui avait tenu ce langage : « Bonjour Machine. Je suis guitariste de jazz et je ne pars jamais en vacances. Tu veux bien me montrer tes seins ? » Je jure que l'anecdote est authentique. Eh bien cette brave fille, qui avait paraît-il des seins magnifiques (il n'avait pas choisi au hasard), avait soulevé son pull-over blanc sans aucune difficulté, et avait rendu mon ami heureux sans discours. J'ai trouvé son geste merveilleux. V et Y me comprennent, j'en suis sûr, eux qui demandent facilement à leurs correspondantes de leur montrer leurs seins, souvent avec succès, d'ailleurs. Cette offrande, quand elle est faite joyeusement, est si agréable à recevoir (et à offrir, j'en suis sûr) et celles qui refusent n'en sortent pas grandies, à mes yeux. 

Bref, j'ai longtemps rêvé des seins d'Anne. J'avais remarqué qu'ils étaient plantés un peu bas sur sa poitrine, ce qui les rendaient encore plus désirables, si c'est possible, je ne sais trop pourquoi, et j'avais gardé d'eux le souvenir que l'allaitement avait contribué à façonner dans mes visions savoureuses. Ils avaient en outre une qualité dont je ne me suis jamais lassé : ils bougeaient. Je veux dire que leur attache était souple. Quand Anne marchait, bien qu'elle n'eût pas des seins énormes, on les voyait remuer légèrement, et ce mouvement ample mais discret m'a toujours profondément troublé, et ému. Je n'aime pas les seins durs, qui me semblent contrevenir aux lois de la pesanteur avec une morgue que je réprouve. À ce propos, je dois révéler que j'ai peut-être été traumatisé par ma sœur aînée qui, un jour que je devais avoir une dizaine d'années, ou un peu moins, était entrée torse nu dans la chambre d'un de mes frères, où je me trouvais, en nous disant : « Vous avez vu, mes seins sont raides comme la justice ! » Sa fierté m'avait quelque peu rebuté — ou déçu. 

La nuit où j'ai fait l'amour avec elle, je me suis aperçu que les seins d'Anne étaient bien différents de la figure que ma mémoire et mes fantasmes avaient inscrite en moi et j'ai été un peu déçu, car, s'ils étaient moins singuliers que je ne le pensais, ils étaient presque parfaits. J'ai bien senti, alors, qu'elle était heureuse de me montrer ses seins dans l'état qu'elle jugeait le meilleur, qu'elle avait en quelque sorte à cœur de rattraper mon impression première, qu'elle pensait injuste à son égard et à leur égard. Mais la perfection n'a jamais provoqué en moi les remous inexplicables que j'aime ressentir à la vue d'un corps qui ne peut se reposer sur la conviction de son idéal. C'est ailleurs, c'est bien ailleurs, que se trouve le secret et la jubilation des formes, j'en suis convaincu. Il n'est pour s'en convaincre que d'ouvrir la partition d'un chef-d'œuvre de l'histoire de la musique ou de lire de la poésie. Les maladresses et les petits désordres sont très souvent à l'origine des plus beaux et des plus intenses moments qu'il nous est donné d'éprouver, quand nous sommes face à quelque chose de grand, et Dieu sait que le corps d'une femme peut être grand ! 

(…)