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dimanche 22 décembre 2024

Les mauvaises fréquentations

 

Parfois je suis pris de vertige devant tous ces gens qui se passionnent pour la politique, qui ont des références politiques, des souvenirs politiques, des théories, des rêves, des amitiés politiques, des rendez-vous, des bibliothèques politiques, des agendas politiques, des pronostics politiques, des blagues et des chansons politiques, un inconscient politique, et même une déco politique, dans leur trois pièces cuisine de la banlieue de Lyon ou de Nice. 

Quand j'avais dix-huit ans, j'ai accompagné un chanteur occitan (engagé, donc) pour une tournée et un disque, durant quelques semaines. J'avais à cette occasion rencontré des militants, la plupart communistes, dont beaucoup étaient charmants, mais qui avaient envers moi une méfiance instinctive, presque animale. J'étais l'irresponsable du groupe. Et moi, de mon côté, je ne pouvais pas ne pas les regarder comme s'ils souffraient d'une maladie incurable. Je les trouvais gentils, intéressants, fraternels, souvent même admirables, mais c'est comme s'ils avaient été atteints d'une maladie de peau et qu'ils sentaient un peu fort.

Jo était chanteuse. Son mari était son mari, en plus d'être communiste. Jo était folle, mais très sympathique. C'était la sœur du guitariste, ils habitaient à Albi. Elle faisait penser à une albinos, tellement elle était blonde. Tout son corps était translucide. Un bocal de blancheur. Elle était amoureuse de moi. C'était assez gênant. Elle était entre nous, les musiciens, et son mari communiste, qui nous observait sans tendresse. Elle aussi l'était, communiste, mais on sentait bien qu'elle n'aurait demandé que ça, de ne plus l'être, au moins pour un moment. Pendant cette tournée, elle a senti son corps se décoller de la responsabilité collectiviste, mais ça n'a duré que trois ou quatre semaines. Elle a dû rentrer chez elle. Elle a seulement frôlé des irresponsables, et ça a mis le feu à son esprit. 

Je me rappelle la barbe du mari de Jo. La barbe, en ce temps-là, ce n'était pas du tout la barbe qu'on connaît aujourd'hui. Pas du tout. Je me rappelle encore l'implantation des poils dans ses joues, autour de la bouche, je la vois très nettement. C'était une implantation politique. Ça ne le rendait pas plus beau, au contraire. Mais, être beau, il n'en avait rien à battre, le mari de Jo. Être beau, c'était irresponsable, léger, inconscient. Au mieux, c'était petit-bourgeois. Ou bourgeois. Enfin, je ne sais pas exactement, mais ce n'était pas bien. Ces gens-là avaient une responsabilité. On la sentait bien, elle était apparente, comme une poutre, ou un sac de charbon. Elle appuyait sur leurs épaules, leur responsabilité. Ils portaient une partie du monde sur leur dos. Alors que nous, les musicos, nous étions légers, instables, limite on aurait pu s'envoler. Évidemment, ça plaisait aux filles. Et je comprends, rétrospectivement, que les maris des gonzesses, ça devait les rendre fous. 

Dans la main des communistes il y avait le monde et ses problèmes. Dans nos mains à nous il y avait les nichons des femmes des communistes. Ça fait une sacrée différence ! Je dis ça mais j'imagine que les communistes aussi pelotent les seins de leurs femmes communistes. Mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça ne se voit pas tellement. Les nibards de leurs femmes ne laissent pas de trace sur leurs visages. Peut-être parce que les maris communistes ont trop de pensées dans leurs têtes ? Ils pensent trop fort au monde ? Au prolétariat ? À la lutte des classes ? À l'Armée rouge ? À Léon Trotski ? Non, je pense que dans leur tête, il y avait surtout une idée du bonheur. C'est ça qui faisait la différence. Ils savaient, eux, à quoi ça devait ressembler, le bonheur. Tandis que nous on n'en avait pas la moindre idée. Le bonheur, pour nous, c'était uniquement un beau cul, une belle bouche, une nana qui nous regardait avec des yeux de braise, un soutien-gorge par terre. C'était ça, le bonheur. On n'était pas trop exigeant, c'est sûr.

Quand on se retourne sur son passé, comme je viens de le faire là, on est un peu complexé. On se dit : merde, je suis passé à côté des grandes questions sans même les apercevoir. Ou, si je les ai aperçues, j'ai jugé qu'elles ne me concernaient pas vraiment. C'est un peu la honte, mais il est bien trop tard pour se flageller. Par exemple, ce soir où on avait joué en première partie de Paco Ibanez dans une ville du Tarn-et-Garonne, on aurait pu partager les frissons des nanas qui étaient là, je parle des frissons politico-sexuels. On aurait dû. Le climat s'y prêtait. Et en plus il était sympa, Paco. Mais non, tout ce qu'on a vu, c'est trois ou quatre filles qui étaient baisables et baisantes, parfaitement tièdes et même tendres. Enfin, j'exagère, on a quand-même communié, hein, faut pas non plus croire qu'on était des monstres, mais tout ça était tout de même assez connoté (comme on disait) par la gymnastique lente qui allait conclure la soirée. Notre idéal politique était tout empreint d'un réalisme charnel dicté par l'impératif de la reproduction de l'espèce. S'il n'y avait pas eu la pilule, à ce moment-là, le monde serait aujourd'hui très différent, et moi-même, je ne serais peut-être pas aussi préoccupé par ces histoires sordides de maltraitance dans les EHPAD. 

Quand est-ce que ça a commencé ? En quatrième, en cours d'anglais. La quatrième, ça a été le début des emmerdes. Le début du paradis, aussi. Jusque là, on était entre mecs. Ces deux mondes-là, les filles et les garçons, étaient séparés par tout un tas de choses qui nous protégeaient sans qu'on le sache. Et tout à coup, vlan, on se retrouve avec des filles, et à l'âge où leurs nichons commencent à grossir. Évidemment, c'est une révolution comme on en connaît peu dans une vie. Une vraie révolution, sans théoriciens mais avec de vrais martyrs. 

À défaut de lui peloter les nichons, je tirais sur l'élastique de son soutien-gorge. J'étais assis juste derrière Évelyne, qui était au premier rang. La prof, Simone Desrobert (je vous jure que c'est son vrai nom) en avait une bonne paire aussi, et des lunettes, mais elle n'était vraiment pas belle. En plus elle avait une verrue énorme sur le menton qui me dégoûtait un peu. Elle m'aimait pas, Simone. J'étais un fils de bourgeois, ce qui, pour elle qui en pinçait pour la classe ouvrière, était un sérieux handicap. À l'époque je ne savais même pas ce que ça pouvait bien vouloir dire, être de gauche ou de droite. Les classes sociales, j'en avais eu un vague pressentiment le jour où l'un de mes frères aînés avait dit à ma mère : « Jérôme a de mauvaises fréquentations. » Mais ça restait très abstrait et je ne voyais pas bien ce qu'on pouvait me reprocher. C'est en quelque sorte à cause des seins de mes petites camarades de quatrième que j'ai découvert la lutte des classes. Simone m'a engueulé très durement devant tout le monde, à cause de mon obsession trop visible pour les bosses sous les pulls, et j'aurais dû lui en vouloir beaucoup. Au lieu de ça, je lui ai un jour rendu une sorte d'article journalistique dans lequel je racontais un concert de jazz auquel j'avais assisté au Poulet à Gogo, ce qui l'a mise dans une position délicate. Elle avait beaucoup aimé mon compte rendu, mais je restais tout de même un fils de bourgeois obsédé par les roberts. Simone, elle avait défrayé la chronique du lycée, parce qu'elle avait couché avec un membre d'un groupe anglais très célèbre à l'époque, qui s'appelait Soft Machine. (C'est exactement ça, une femme, quand on a quinze ans, c'est une machine molle. On n'y comprend pas grand-chose, mais la mollesse de la bestiole nous hypnotise.) Quand elle a vu que je faisais la même chose que Mike Ratledge sur un orgue Hammond, avec une pédale wah-wah, elle a été bluffée et m'a regardé d'un œil différent. Le monde est compliqué, c'est sûr. N'empêche, Simone portait toujours des pulls moulants, ça je m'en souviens très bien. Ça respirait fort, là-dessous. Il y avait une vie sous les tissus, dans les glandes, une vie bien plus palpitante que la liste des faux-amis. Lutte des classes ou pas. 

C'est marrant, parce que mon autre professeur de langue, la prof d'allemand, Fraulein Saulnier, comme on disait, elle aussi avait de gros seins. J'étais piteusement amoureux d'elle. Et, logiquement, j'étais le meilleur en allemand. Faut dire aussi qu'elle avait inventé une méthode qui nous plaisait beaucoup. Par exemple, pour nous faire retenir les prépositions, elle avait toute une batterie de gestes destinés à les graver définitivement dans nos esprits d'obsédés sexuels. Elle était nettement plus classe que Simone, Fraulein Saulnier. Elle se tenait bien droite, ce qui faisait encore ressortir sa poitrine, et elle nous vouvoyait, alors que la Desrobert nous tutoyait. Donc, pour nous aider à retenir que la préposition “entre se disait “zwischen”, elle collait sa longue main effilée, impeccable, bien droite, verticale, entre ses deux seins qu'on imaginait parfaits, à la fois ronds et lourds, tendres et terriblement arrogants. Tu parles qu'on n'a jamais oublié ça. Ma mère était venue la voir, pour lui dire que je l'aimais beaucoup. J'ai engueulé ma mère. Mais je ne lui pas raconté comment se disait "entre", en allemand. La question de la lutte des classes se posait beaucoup moins en allemand, même si c'est à ce moment là qu'Alain Dubois m'a parlé de Stirner qui, entre parenthèses, est mort la même année que Schumann. Le verbe "entrer" est entré dans ma vie par la porte grammaticale des choses, ce qui est une bonne manière de faire une poussée vers l'inconscient, encore aujourd'hui je n'en démords pas. Il fallait se colleter à la réalité, et celle-là se présentait sous son aspect le moins désagréable, le décolleté d'une prof de quarante ans, quand on en a quatorze. 

Une idée du bonheur ? J'avoue que je ne vois pas du tout de quoi il peut bien être question, surtout en ces temps dégueulasses de « fête de Noël ». Bordel, qu'est-ce que je déteste Noël ! Quelle immonde saloperie, cette fête ! Je voudrais que tous les sapins d'Occident prennent feu, que toutes leurs horribles boules multicolores se mettent à fondre lamentablement en dégageant l'odeur pestilentielle qu'elles emprisonnent hypocritement, que tout ce plastic et ce bariolage sinistre révèlent enfin leur vraie nature de crépuscule niaiseux adossé à un consumérisme brutal et égoïste. Petites étoiles de merde que Jésus Christ piétinerait de rage froide, sans un mot, je n'ai aucun doute là-dessus. Le crépuscule des idoles, des idiots, celui des dieux et des lieux, celui des amitiés si fragiles, la tragédie les fait rire, dans le fond, tout cela est égal, je me perds dans mes phrases après avoir avalé trop de benzodiazépines, mais cette perte est la bienvenue, car elle m'évite de hurler comme un possédé. J'ai déjà assez mauvais genre comme ça. Tous, ils voient loin, très loin, au-delà de l'horizon, leurs yeux très moraux plongent dans les grands conflits mondiaux, dans les grands drames télévisuels, dans les affrontements bloc à bloc qu'on leur a appris à dessiner, à chérir, même, leur regard en cloche ne voit pas ce qu'ils ont sous leurs yeux, c'est trop banal pour eux ; c'est de la balistique sentimentale, Noël, c'est du sucre fondu au noir et qui sent la mandarine. Ils se prennent tous pour des rois mages chargés de cadeaux pour les enfants qu'ils ne savent pas être. Il ne faudrait jamais se relire. Juste écouter en boucle l'appel du cor du Voyage de Siegfried, sa folie qui nous traverse les os et le cœur. Voyager loin, très loin, si loin que la mémoire de toute une vie ne suffirait pas à nous ramener à la maison, qui de toute façon n'existe pas plus que la raison, s'est perdue dans le délire et la fièvre d'un matin gris et froid. 

J'étais l'irresponsable du groupe et je le suis resté jusqu'au bout. J'ai au moins eu cette fidélité-là, dérisoire et suicidaire. Ne pas compter, à tous les sens du terme, aura été ma devise politique et inéconomique. Ne pas compter revient à disparaître, à être effacé du paysage social. Garder son âme d'enfant ? Ce sont ceux qui en parlent, qui ne savent pas de quoi il retourne, comme toujours. Ce sont ces vieux croulants et calculateurs froids et secs comme des meubles Ikea, qui ont la tripe sensible comme de la nouille trop cuite. Où es-tu passé, mon cher et bouillant Octave ? Tu fais partie des deux ou trois rencontres qui m'ont transformé pour toujours. La Poésie t'habitait tout naturellement. Pourquoi nos routes se sont-elles séparées ? Te souviens-tu de cet Empereur regardé à la télévision un dimanche matin, avec Michelangeli et Giulini ? Des lettres merveilleuses au crayon à papier que tu m'envoyais, de tes poèmes si drôles, de la truite pêchée à la main dans un torrent glacé près de Rumilly, de Michèle, ton amour secret et improbable, de la musique de Maurice Ohana que nous écoutions ensemble, envers et contre tous, de ta fascination pour les tiers de ton, des quatuors de Bartok (j'ai encore ton écriture sur mes partitions), de nos improvisations dans la maison glaciale de l'Aveyron, si loin de tout et de tous ? Nous étions immergés dans le son et la musique, du matin au soir, il n'existait rien d'autre, et ce furent les plus beaux moments de ma vie, les plus urgents et les plus joyeux. Le seul regret que j'ai est qu'à cette lointaine époque nous n'avions ni toi ni moi entendu parler de Glenn Gould. Je suis intimement convaincu que cette découverte, que j'allais faire quatre ou cinq années plus tard, aurait été un ferment riche et même essentiel entre nous. Qu'il est long, le chemin des amitiés perdues ! Qu'on est seul, dès que la musique se tait ! 

Étions-nous de mauvais fils ? De mauvais frères ? De mauvais compagnons ? De mauvais amants ? Tous ces attachements, tous ces liens incompréhensibles et mystérieux nous ont à la fois rapprochés et éloignés. Nous nous sommes définitivement perdus dans ces paysages trop complexes pour l'âme humaine, trop riches, trop contradictoires, nous n'étions guidés que par le plaisir et la musique, et une époque qui étrangement nous épargnait même au plus profond des chagrins. Nous avions la mémoire courte et c'était une bénédiction. Nous aurions tous ri à gorge déployée si l'un d'entre nous avait évoqué les traitements de l'anxiété à l'aide de benzodiazépines ou la retraite par capitalisation. Nous ne connaissions même pas, alors, l'existence de la Sécurité sociale. Les défis diagnostiques, les diplômes, les carrières, lesrelations sociales n'avaient pas plus de réalité que le diatonisme strict ou la peur du lendemain. Nous étions féministes tout simplement parce nous aimions les femmes et qu'elles n'auraient jamais songé à nous le reprocher, nous faisions de la musique tout simplement parce que rien de plus sérieux ne nous avait été révélé. Les multiples abolitions de tous ordres qui se sont enchaînées depuis lors à un rythme effréné n'avaient pas encore eu le temps de déverser leur acide dans l'âme des humains. Je ne voudrais pas avoir l'air d'exagérer, pour rester crédible, mais je crois bien que nous n'avions pas entendu parler de la méchanceté, hormis celle des Camps. Tu t'étais choisi un prénom d'intervalle qui t'allait bien. L'intervalle consonant par excellence. Celui du double, de la doublure ; celui qui délimite communément la main, au piano, la préhension, celui qui referme l'espace sur lui-même et sur la chose emportée. Pourtant nous n'avions d'yeux et d'oreilles que pour le triton, son exacte moitié, son ennemi juré, et l'intervalle qui a permis à la musique d'effectuer sa mue, vers Bartok, Monk et tous ceux qui ont suivi, celui qui allait permettre de se libérer du diatonisme et nous amener en un autre monde que nous allions arpenter en tous sens comme des déments qui ont trouvé une source dans le désert. 

C'était la seule politique réelle, en somme, bien au-delà de Marx et d'Engels et des tentations de l'extrémisme qui nous ont tenaillés un temps. Je revois la tête de ma pauvre mère, découvrant, cachés dans une armoire de ma chambre, les tracts incendiaires et grotesques que je rédigeais à quinze ou seize ans. C'est l'un de mes frères qui avait découvert le pot-au-rose, et qui s'était exclamé, en désignant à notre mère mes pathétiques exploits : « Je crois que le petit est devenu fou. » J'ai bien conscience que tout cela est parfaitement inaudible de nos jours, et qu'à part faire rire, cela ne sert à rien d'en faire état. C'était pourtant drôle. Comme mon exclusion du parti pour cause de « bourgeoisisme ». Je faisais du jazz, qui était considéré par ces gens-là comme le comble de l'aliénation aux normes de la société petite-bourgeoise. En réalité, le vrai motif était plutôt d'ordre sexuel, car j'avais eu l'outrecuidance de sortir avec la copine du chef ; mais peu importe, l'accusation politique était autrement pertinente, et sans doute bien réelle, dans le fond, je m'en avise seulement aujourd'hui. Bourgeois j'étais né, bourgeois je resterai, quoi qu'il arrive et quels que soient mes aspirations et mes emportements, aussi sincères fussent-ils. Le glorieux Prolétariat n'avait pas besoin de moi pour se libérer du joug des salauds, et d'ailleurs il préférait Jean Ferrat et l'accordéon au piano électrique. Je pouvais remiser mon exemplaire de “Matérialisme et Empiriocriticisme” de Lénine, dont de toute façon je n'ai jamais compris un traître mot, malgré mes efforts encouragés par le Théoricien ascétique et barbu qui venait chaque semaine de Mulhouse nous évangéliser au buffet de la gare d'Annecy, imperturbable et énigmatique devant ses inexorables Francfort-Frites à la moutarde accompagnées de bière. Nous nous taisions. Je me rappelle ce silence, ces silences qui en disaient long. Que faire d'autre, quand la Parole s'élève devant nous et nous écrase de sa formidable vérité ? Quand on voulait faire taire quelqu'un, à cette époque-là, on lui posait la question qui rendaient toutes les autres caduques : « Tu as lu le Capital ? » Non. Alors ferme-là. Je l'avoue, je n'ai pas lu le Capital, moi non plus, même si j'ai lu et beaucoup aimé un certain Marx. Je n'ai pas lu le Capital et je l'ai même remplacé par le Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer ou Le istitutioni harmoniche, le traité de contrepoint de Zarlino. Double sacrilège ! 

Ce n'est pas « que reste-t-il de nos amours », mais que reste-t-il de la vie. Je pense à « mes morts » (Robert, Yvonne, Glyne, Jérôme, Françoise, Jacques, Carlos) qui me voient, car on ne peut rien cacher aux morts, et je sais que leur regard est terrible, ne peut être que terrible, accablant et désolé. Accablé, je le suis, au-delà de mes pitreries désespérées et vaniteuses. Je me sens glacé de l'intérieur, froid comme un poisson qui déjà sent mauvais et qu'on hésite avec raison à cuisiner. On n'ose pas encore le mettre à la poubelle, mais on sait bien qu'il va falloir s'y résoudre. Ainsi va la chair et ses destins, hors la vue du monde. On pense à sa jeunesse, et c'est un trou noir qui absorbe tout sans qu'on puisse résister. La vie fuit, elle s'évade en riant. On peut la comprendre. On n'a pas mérité ça ? Faut croire que si. 

Dans le fond, j'ai toujours eu de mauvaises fréquentations. À commencer par moi-même. C'est mon signe essentiel. J'ai toujours cru que je n'avais pas le choix, mais je commence à avoir des doutes. Si j'écris, c'est pour lever ce malentendu génétique entre moi et moi. Et je vous jure que c'est pas de la tarte. En somme j'ai du mérite, de m'y coller. Je serai sans doute vaincu à plate couture par les phrases et ma langue fourchue, mais j'aurai essayé. Je suis né dans un intervalle dissonant et j'y mourrai. La consonance, on verra ça de l'autre côté.

dimanche 25 février 2024

Grâce


 

« Celui qui raffine sur l'audition met du désordre
dans les cinq tons et introduit de la dissonance 
dans les six tubes musicaux. » (Tchouang-Tseu)

Pascal Adam m'a gentiment offert l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki. Il y a des lectures, et, plus que des lectures, des livres, qui tombent à pic. Celui-ci fait partie de ceux-là. La prudence voudrait que j'attende de l'avoir lu pour en dire quelque chose, mais ici, ce n'est pas tant le contenu de l'ouvrage, qui me retient, mais le signe qu'il m'envoie, l'encoche qu'il fait dans le temps d'une vie. 

Il m'importe plus que tout, depuis quelques années déjà, de me séparer du temps présent, ou, au moins, de m'en éloigner autant que je peux. Je sens qu'il y va de la survie de mon âme, et il ne me reste plus guère qu'elle, désormais. On pourrait parler de ceux qui nous entourent en tentant d'estimer chez eux la distance plus ou moins grande qui les sépare de leur époque. C'est un critère qui en vaut bien un autre. 

Céline avait une qualité “chinoise”. Était-ce dû à son enfance japonaise ? Au fait qu'elle avait une mère à moitié kabyle et un père anglais ? À autre chose ? Je l'ignore. Le fait est que quelque chose en elle était d'une nature qui ne force pas le trait, et que cela lui conférait une forme de délicatesse désinvolte qui me plaisait beaucoup. L'autre jeune fille dont l'enfance s'est déroulée au Japon, c'est Edith de M., fille d'amiral, dont j'étais amoureux quand j'avais quatorze et quinze ans. Elles avaient en commun une élégance innée, une certaine légèreté, ou, pour le dire autrement, une grâce qu'on trouvait difficilement dans les filles de mon pays — c'est du moins la vision que j'en avais alors. De quoi était faite cette grâce ? De retrait, essentiellement. Je me rappelle un poème de Sandro Penna que j'avais demandé à une Italienne à la voix magnifique d'enregistrer pour la partie électroacoustique d'un quintette pour trombones intitulé L'Âge de l'ange, que j'avais composé à la fin des années 80. Non c’è più quella grazia fulminante / ma il soffio di qualcosa che verrà. Le titre, « L'Âge de l'ange », était une allusion très transparente à Céline, beaucoup plus jeune que moi, et dont je pouvais voir à l'œil nu la grâce s'étioler avec le temps, comme une pellicule fine qui ne résiste pas à la lumière du jour. Certaines femmes atteignent leur indépassable splendeur entre quinze et vingt ans, d'autres entre vingt et trente, d'autres encore ne sont vraiment belles qu'à quarante-cinq, voire cinquante ans, mais ces types de beauté ne sont pas du même ordre, ils ne charrient pas les mêmes affects, ils ne s'appuient pas sur les mêmes ressorts, et les échos qu'ils tirent du corps qui les produit sont parfois si dissemblables qu'on ne parvient que difficilement à les rassembler sous la même catégorie de “beauté”. La beauté est un aller-retour instantané entre la chair et l'esprit, la résonance en suspend de leurs échanges réussis. 

Quand j'avais lu dans les écrits de Glenn Gould, il y a quarante ans, que The Three-Cornered World était l'un de ses livres favoris, je ne sais pourquoi j'avais imaginé qu'il s'agissait d'un livre ésotérique. Ce n'est que tout récemment que j'ai compris que The Three-Cornered World et l'Oreiller d'herbe était un seul et même livre, en découvrant sur la Toile un enregistrement d'une lecture de quelques passages du livre par Gould lui-même. Je savais que le pianiste canadien était attiré par le Japon, car je me souvenais qu'un de ses films préférés était La Femme des sables, de Hiroshi Teshigahara, dont la musique est composée par Tōru Takemitsu, film que ma mère aimait beaucoup également. (Quand on pense que ce film avait reçu  la Palme d'or à Cannes, en 1964, on mesure le chemin parcouru par le cinéma. Mais passons…) 

Le cheminement personnel vers l'intérieur de l'intérieur, un intérieur toujours plus épuré, toujours plus étroit, c'est la voie à emprunter, et voilà la grande, l'immense leçon de Gould. Ce n'est pas tant l'idée, qui guide ce type d'artiste, mais le singulier absolu auquel on ne peut accéder que par une expérience radicale, un travail qui met en jeu autant l'esprit que le corps, autant la vie que la solitude qui l'exalte. On comprend facilement qu'il ait renoncé au concert. 

Kōji Mitsui, Hiroko Itō, Sen Yano, Ginzō Sekiguchi, Kiyohiko Ichihara, Tamotsu Tamura, Hirokuki Nishimoto, noms sur la pellicule, figures à l'encre de Chine, sable, empreintes, coups secs sur le tambour de bois, cordes pincées, corps dressés bien droits, grains, dunes, jardins zen, je l'avoue, je mélange la Chine et le Japon, alors que tout les oppose. Tout sauf moi. Le noir et blanc de l'image et le souvenir imprécis, déformé, flottant, le défaut de connexion, les traits élancés sur la page, au petit matin, les visages qu'on devine, la chaleur de la femme endormie, très loin, la chair froissée mais offerte au regard, comme la peau du lait, elle l'ignore peut-être, tout est là, à portée de main, enfermé dans un pacte sans mots. L'actualité s'est éloignée. J'ai réussi à fermer la porte. Aucun des bruits du monde ne me parvient. Je m'allonge sur le sable, je ferme les yeux, j'entends la voix de l'homme que je ne comprends pas. Les hommes et les femmes doutent sans cesse de la vérité de l'autre. Où trouver la preuve de leur innocence ? Les grains s'écoulent. De la main vers le néant, les gestes et les secondes fuient. Je ne suis pas pressé. L'homme descend par l'échelle de corde. Par ici, Monsieur.

J'ai lu et “partagé” l'éloge des seins qui tombent (enfin, c'est moi qui l'appelle comme ça) de Quatremaille sur ma page Facebook. Lui et moi avons en commun ce goût — et bien d'autres, d'ailleurs. « J’vais les faire frétiller moi les carrosseries. » Je me rappelle notre émerveillement commun devant les seins de Lexy, qui, pour moi, sont les plus beaux du monde. Il faut que j'écrive un texte sur les seins des femmes. Il y a trop longtemps que j'ai ça en moi, que ça dort au fond d'un tiroir mental. Delphine aussi a des seins superbes, émouvants comme j'ai rarement vu. Elle en est fière et elle a bien raison. 

Edith, de sa voix flûtée, haut perchée et aristocratique, me disait qu'au Japon les gros seins étaient rares (elle disait « les nénés ») . Elle avait de petits nénés, Edith, mais ils étaient très jolis. Elle avait de très jolies jambes, aussi, pas toujours bien épilées. Les seins qui tombent lui auraient certainement fait horreur, et c'est précisément ce qui rend les Japonaises à gros seins troublantes, très troublantes, car cette particularité semble les conduire en une sorte de purgatoire dont les hommes raffolent. Céline avait de très jolis seins, bien ronds, bien pleins, mais sans personnalité, sans rien de tout ce qui moi me bouleverse dans une poitrine féminine. Ils étaient jolis et sans défauts, ou presque : le mamelon de l'un d'eux était ombiliqué. 

Nous allions très souvent au restaurant japonais de la rue Royer-Collard, avec elle, et j'avais appris à confectionner quelques plats japonais. Ses longs doigts fins sur la vaisselle nippone me ravissaient. Il y avait une parenté entre nos repas japonais, ses mains, son nez, sa voix, ses dessins au crayon ou à l'encre, son écriture manuscrite très fine, le riz bien blanc et la pénombre qui régnait le plus souvent dans l'appartement de la place des Vosges. Elle était comme moi une grande admiratrice de Kawabata et de Tanizaki, dont l'Éloge de l'ombre nous avait durablement inspirés. 

« Or, la veille de la pleine lune, je découvris dans un journal une information selon laquelle, pour ajouter au plaisir des visiteurs qui viendraient au monastère le lendemain soir pour contempler la lune, on avait dispersé dans les bois des haut-parleurs qui diffuseraient un enregistrement de la Sonate au clair de lune. Cette lecture me fit sur-le-champ renoncer à mon excursion à Ishiyama. Un haut-parleur est un fléau en soi, mais j’étais persuadé que, si l’on en était là, on avait certainement fait bonne mesure et illuminé la montagne de lampes électriques artistiquement réparties pour créer l’ambiance. »

Chez la femme qu'on désire, il faut situer le toko no ma, l'espace ombreux et fade où siège le pur singulier, le nœud livide où les gestes qui ne sont que féminins prennent leur source, ce lieu insondable dont la volonté et la peur sont absentes, cette faille depuis laquelle les femmes s'observent sans indulgence, avec un savoir profond qu'elles ignorent. C'est là que se produisent les miracles, pour peu qu'on soit attentif et ponctuel. Le Tao est trop difficile à mettre en lumière, et quand par malheur on y parvient, c'est la Sonate au clair de lune au néon qui braille à nos oreilles. Je n'ai confiance qu'en ceux qui savent voir la partie plutôt que le tout et qui n'ont pas peur de s'attarder longuement sur ce que les imbéciles appellent des défauts. La prudence sert d'abord le voleur. Il faut écouter une femme comme on écoute une fugue : L'harmonie découle des voix superposées qu'elle n'entend pas elle-même. 

Li Po déclamant un poème, de Leang K'ai, est la plus belle peinture du monde. Disant cela, je ne peux pas ne pas parler de ce que j'admirais le plus quand j'avais dix ou onze ans, et que mon père m'avait abonné à une publication qui offrait chaque semaine ou chaque mois à ses lecteurs des fiches cartonnées sur lesquelles les plus beaux vitraux des églises gothiques ou romanes éclaboussaient un fond noir. L'éblouissement qui me prenait à la vue de ces compositions trop colorées et le mystère gigangtesque qui les accompagnait m'écrasait littéralement. J'avais presque peur de ce que je voyais, mais je scrutais les images avec l'espoir de déchiffrer une énigme qui semblait insondable et éternelle. Je n'avais jamais entendu le mot “ésotérisme”, alors, mais il me paraissait évident que quelque chose de caché allait se révéler à moi si j'avais suffisamment de patience et de sagesse, de prudence et de courage. Les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, confrontés qu'ils sont à des objets, des situations, des compositions ou des discours dont ils ne peuvent ni tout à fait s'emparer ni complètement se débarrasser, et qui les cernent en les lestant d'une invisible liturgie. « D'une manière plus générale, la vue d'un objet étincelant [nous] procure un certain malaise ». 

C'est dans la découverte du corps des femmes, quelques années plus tard, que cette liturgie s'est incarnée, et pour toujours je crois bien. Les œuvres changent, ou plutôt c'est nous qui changeons face à elles, ou avec elles ; lentement mais sûrement, nos goûts se transforment, nous nous adaptons à l'être qui évolue en nous sans nous indiquer une quelconque destination, et il faut qu'un axe au moins soit stable, devant lequel nous inclinons notre désir.

Quand j'ai découvert la peinture chinoise, et Basho, et Li Po, et Tchouang Tseu, dans les années 1970, une partie de moi s'est détachée sans hésitation et avec soulagement. L'étonnement a été grand, d'avoir accès si facilement à un art aussi différent, aussi contraire à tout ce qui m'avait constitué jusqu'alors. Des traits simples, des gestes insécables et d'un seul souffle suffisaient à emplir l'âme et à vider le corps, la couleur se révélait comme ce qu'elle est le plus souvent : un caprice inutile et splendide, propre à épater les enfants impatients, dont la lumière, parlant trop haut, crevait les yeux et la pensée ; c'était un Carême exquis et salutaire à quoi nous étions conviés. Le bruit d'une époque est toujours supérieur à son talent. Il y a toujours trop, alentour. Trop de mots, trop de pensées, trop de volonté, trop de pigments : cet excès nous déshérite à notre insu. Le retrait est une grâce. J'en ai fait l'expérience avec un sentiment de gratitude immense. 

La rencontre avec un être doit se dire simplement, en dehors du tumulte et à l'abri de la lumière, sur un oreiller d'herbe. J'aimerais en être capable. Il ne s'agit pas d'éblouir, mais d'être ébloui. 


lundi 3 juillet 2023

[Journal] 12 et 27 décembre 2002

 Jeudi 12 décembre 2002, 7h20 du matin, TGV pour Aix-les-Bains)

Hier, venu à Paris pour voir Valérie. Non, venu à Paris pour baiser Valérie. « Je ne demande que ça. «  me dit-elle à plusieurs reprises. Curieux qu'elle soit « amoureuse de moi » ! Hier, pour la première fois, elle m'a dit : « C'est parce que vous écrivez bien, que je suis là. » Il m'aura donc fallu attendre 46 ans pour connaître le pouvoir des mots. « C'est ma fierté de vous faire bander ! » Cette phrase est une des plus belles que j'aie entendues. On s'est tellement écrit, avec Valérie (emails) : plus de mille messages en deux mois et demi ! Il va falloir revenir à plus de modération. Ni elle ni moi ne pouvons tenir le rythme. Elle a en sa possession la quasi totalité des fragments de Sarah, Printemps. Nous devions en parler, hier, mais bien sûr, nous nous plus occupé de nos corps respectifs. Valérie a des seins prodigieux, comme je n'en avais pas vus de tels depuis longtemps. Elle portait un string, assorti à son soutien-gorge, des bas blancs. Son con sentait un peu l'urine quand je l'ai déshabillée, mais ce n'était pas désagréable. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne possède pas le don insolent de Sarah pour faire l'amour. On voit qu'elle n'a pas beaucoup d'expérience. Cela dit, elle est partante pour à peu près tout, à condition que ce soit moi qui lui dise quoi faire. Quand elle baise, elle se tient les seins, pour qu'ils ne bougent pas trop. Comme c'est dommage ! Je ne sais si c'est parce que cela lui fait mal, ou bien si c'est parce qu'elle en a honte (qu'ils bougent autant), auquel cas il faut que je lui dise de ne pas me priver de ce plaisir. 

Le ciel est plombé. Très sombre en haut, avec une mince bande claire le long de l'horizon, d'un gris liquide de mercure bleuté, zébré ça et là de légères cicatrices de nuages noirs. Le jour commence à se lever, pas encore de soleil. Mes voyages à Paris sont si brefs. Juste baiser. À l'hôtel, rue Mahler. Très bonne idée : ne venir à Paris que pour un cul, une main sur ma queue, une bouche sur mes couilles. Quelle femme étrange ! Pas sûre d'elle et pourtant si téméraire. Tenant parole. « Mon premier homme a été mon père ! » Je réfléchissais : pourrais-je dire : ma première femme a été ma mère ? Non. Ma première femme a été ma sœur. La brume a uni le ciel, dans un dégradé de bleu poussiéreux. J'ai peu dormi, de 2h à 5h30, avec deux interruptions étranges, où l'envie de pisser était si intense, comme si j'avais une infection urinaire. C'est magnifique, quand une femme se donne comme ça. Elle n'a rien caché d'elle ; j'ai été plus pudique. 

——

Vendredi 27 décembre 2002 (Chez Brigitte, dix heures et demie du matin)

Deuxième partita en ut mineur, par Argerich

Valérie vient de passer au petit matin. Elle m'a réveillé, s'est glissée dans le lit en slip et soutien-gorge. Elle a joui deux fois, coup sur coup, très fort. Elle était venue pour ça. Elle est repartie très vite, elle allait au travail. Quand je me suis levé, j'ai trouvé un croissant et une baguette de pain frais à la cuisine.

vendredi 19 février 2021

Sous la direction de mon coach artistique

Dany était de Reims. Dany Bourgeois le bien nommé. Barbu, gentil, bien élevé, mais parfaitement insignifiant. Et moi je draguais Anne, sa femme. 

Un jour, sur les marches de la maison d'Anne, il a dit, en parlant d'une femme que je ne connaissais pas : « Elle est bien nichonnée. » Je suis resté coi. "Nichonnée" ? Déjà, "nichons" ne faisait pas partie de mon vocabulaire, mais alors "nichonnée", dans la bouche de ce bourgeois de province…

Il était brocanteur et pingre. Tout est nul à chier, d'accord, mais Dany était encore plus nul à chier que le reste. Anne a toujours eu des mecs parfaitement cons. Mais gentils.

J'ai longtemps pensé qu'elle avait les seins plantés un peu bas (ce qui m'excitait beaucoup). Et puis, un soir, on a fait l'amour, tous les deux, et j'ai bien dû me rendre à l'évidence : je m'étais trompé. Ils étaient parfaits.

Quand je voyais Anne, je ne voyais que ses seins (je l'avais vue allaiter son fils Julien, et c'était merveilleux). Et quand je l'ai vue nue, je me suis rendu compte que je m'étais trompé sur tout. Elle avait des seins jolis mais ordinaires, et un cul extraordinaire, que je n'avais jamais soupçonné.

jeudi 4 juin 2020

Sur la page


Louise arrive sur la page : c'est le plein été. Elle voit tous ces corps nus, par dizaines ; se déshabille. François la rejoint ; s'allonge près d'elle. Deux phrases au clavecin. Une danse. Il court vers l'eau, se retourne, et fait un signe à Louise. Elle se redresse sur la serviette, attrape la crème solaire, commence à se frotter les cuisses. Elle fait pénétrer la crème avec conviction, descend sur les mollets, qu'elle masse vigoureusement en passant. Son téléphone sonne, on entend quelques mesures de la courante de la suite en la mineur de Couperin. Louise s'essuie les mains sur la serviette. François nage, il est heureux de nager, il nage de toutes ses forces. On voit Louise parler dans son téléphone portable, de la main gauche elle descend les lunettes de soleil qui se trouvaient au-dessus de sa tête. On peut lire le titre du livre qu'elle a apporté avec elle : "L'Art de toucher le clavecin". Elle a fini de parler, elle range le téléphone dans son sac de plage. Elle reprend le tube de crème solaire au moment où un homme s'approche, se penche vers elle et lui parle. On ne sait pas ce qu'ils se disent. C'est surtout l'homme qui parle. Louise le regarde d'en dessous, la tête penchée, sa main gauche sur son genou, la droite jouant machinalement avec le tube de crème. François est en train de se noyer. Il est porté par un courant marin puissant qui l'entraîne au large, il est pris de panique, il essaie de lutter mais il voit qu'il n'y parvient pas, il boit la tasse par instant, il résiste à l'envie de faire des signes de détresse. Il aperçoit le drapeau orange, et comprend qu'aucun nageur ne s'est aventuré aussi loin que lui, l'idiot. Il pense au nouveau clavecin qu'il vient d'acheter, très cher, à Anthony Sidey, et se dit qu'il ne l'aura pas utilisé longtemps. C'est plus fort que lui, il fait des signes pour attirer l'attention de Louise, il a peur. Louise, qui le regarde du coin de l'œil, répond à ses signaux, qu'elle prend pour les manifestations enfantines de celui qui veut être admiré. François est un bon nageur ! L'homme avec qui elle est en conversation lui montre un autre homme, assis un peu plus loin, elle fait "non" de la tête, mais elle sourit en leur montrant François du doigt. Ils se serrent la main, l'homme s'en va. François suffoque, il se demande s'il ne devrait pas faire la planche et se laisser porter par le courant mais il n'ose pas prendre cette décision. François n'a jamais été un homme de décision. Il maudit Louise qui semble se moquer de lui. Pourquoi l'a-t-il suivie sur cette plage de crétins où tout le monde est nu, alors qu'il déteste ça ? Louise se passe de la crème solaire sur les seins, sur le ventre, sur les bras, sur la figure. Puis elle ôte sa culotte, en jetant quelques regards rapides autour d'elle. Elle voit les deux hommes, non loin de là, dont celui qui est venu lui parler, qui la regardent en souriant. Ils sont assis sur leurs serviettes. Elle trouve leur sourire malsain. Elle se met sur le ventre et attrape son livre. François attrape la main du type qui est venu à son secours, et qui est encordé. L'autre le prend à bras-le-corps, le met à moitié sur son dos, et se laisse tirer par la corde. Bientôt il est sur le sable, il vomit tout ce qu'il peut, ça va, pas besoin d'appeler les secours, il vomit encore, c'est douloureux. Il sent une main sur son front, une main féminine. Il aperçoit du coin de l'œil un sein blanc, il entend des voix, il ne comprend pas ce qui se dit. Il a honte. Il a froid. Louise écarte un peu les cuisses, le soleil est juste dans l'axe de son sexe, c'est bon de sentir cette chaleur à cet endroit, sans rien pour y faire obstacle. Son téléphone sonne à nouveau mais à la sonnerie elle sait qui l'appelle et décide de ne pas répondre. Elle veut prendre du bon temps. Quand la sonnerie s'arrête enfin, elle attrape son portable et l'éteint. François se met sur le dos et au même moment il pense qu'il est nu. C'est là qu'il reconnaît la femme. C'est Tones, la chanteuse. Elle a vieilli, mais c'est elle, aucun doute. Elle lui demande comment il va, il la remercie, mais elle lui dit : « Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est Richard ! » « Merci Richard, vraiment merci ! » « Pas de problème, mec, pas de problème. » « Heureusement qu'ils avaient une corde ! » François pense à son clavecin, à Paris, son magnifique clavecin. Tones est nue, pas très bronzée, Richard est nu, très bronzé, beau mec, bien bâti. François reconnaît le sein qui l'a frôlé tout à l'heure, il faut qu'il arrête de regarder les seins de Tones. Elle a remis ses lunettes de soleil. Elle se lève, elle demande à François s'ils peuvent le laisser seul, ils vont aller boire un verre. Oui, oui, tout va bien, et merci encore, hein ! Elle passe une culotte, dépose un baiser sur la joue de François et ils se mettent en chemin. Il a encore vu son sein de très près quand elle s'est penchée vers lui. Louise a de très gros seins. Elle s'est rassise et regarde vers la mer pour y chercher François. Elle ne le voit pas. Elle irait bien se baigner aussi, mais les deux types la matent encore, et se lever, avec le mouvement que feront immanquablement ses seins à ce moment-là la dérange, tant que ces deux-là seront à la regarder, leur petit sourire aux lèvres. Elle se rallonge sur le dos, ferme les yeux, passe sa main sur son ventre, la repose sur le sable. Il bande un peu, mais après tout, il s'en  fiche. Un vieux type vient s'asseoir à côté de lui, dans la marge, et lui dit qu'il a bien de la chance, ah bon, vous trouvez, ah oui, quand-même, c'est pas tous les jours qu'on est dorloté par Tones, dit-il avec un fort accent corse. François pense à Louise, il pense à ses seins, et il se remet à bander. Alors, il se lève, dit au revoir au vieux Corse, et cherche son amie des yeux. Elle a dû aller se baigner, sa serviette est là-bas, un peu plus loin, avec leurs affaires, sur la page du livre intitulé "L'Art de toucher les seins", ouvert aux pages 46-47, au moment où Louis suit dans une chambre d'hôtel deux femmes rencontrées sur une plage où il était parti se baigner avec Françoise, la claveciniste qui l'accompagnait dans le récital qu'ils ont donné hier soir à Ajaccio.

Couperin a beaucoup perdu. Il a beaucoup bu. Il va se promener sur la plage, il s'allonge, il est fatigué, la tête lui tourne. Arrêter de jouer, bien sûr, oui, il va arrêter, mais pour l'instant, il doit d'abord regagner au moins une partie de l'argent perdu, il n'a pas le choix. La femme est seule. Elle a entre 45 et 50 ans, une très grosse poitrine, et il lui semble qu'elle est aisée. Elle regarde ce type en smoking qui vient s'allonger à même le sable, mal rasé, et qui semble sur le point de s'endormir. Il est jeune, plutôt beau mec, et on voit tout de suite qu'il n'est pas là pour draguer. Elle le voit se mettre sur le côté, il lui tourne le dos. Aux soubresauts qui agitent son dos, elle comprend qu'il est en train de pleurer. Elle observe la scène discrètement, mais la réaction d'une très jeune fille qui se trouve de l'autre côté, face à lui, la surprend : la fille se lève d'un bond, d'un air dégoûté, et court se baigner en disant quelque chose qu'elle ne peut entendre. Elle remet son soutien-gorge, se lève, et se dirige vers l'homme qui pleure. Arrivée à quelques pas de lui, elle entend distinctement un enfant qui crie à sa mère : « Maman, il a vomi ! » en montrant Couperin du doigt. Elle bifurque légèrement, continue son chemin et va à l'eau d'un pas lent. Blandine (elle se nomme Blandine) marche lentement à cause de ses seins. Une fois qu'elle sera à l'eau, elle pourra les oublier un peu, mais quand elle marche sur une plage, elle doit y faire attention. Son mari lui dit souvent qu'une des choses les plus érotiques qu'il ait jamais vues sont les seins de sa femme quand ils sont en mouvement, un mouvement lent, placide, majestueux. Oh, pour ça, il est servi, le mari ! Elle a essayé toutes sortes de soutien-gorge, mais aucun n'a jamais eu le pouvoir d'empêcher ses seins de bouger quand elle marche. Couperin s'essuie la bouche avec un mouchoir blanc et recouvre de sable ses vomissures. Il ôte sa veste et se rallonge. L'enfant le regarde en mangeant une glace, son petit sexe ridiculement dressé. Blandine est entrée dans l'eau, elle nage lentement, sans se mouiller les cheveux. Deux jeunes types nagent dans son sillage en se parlant. Ils s'adressent maintenant à elle, mais elle ne comprend pas leur langue. Elle nage vers la plage puis reste un moment allongée sur le ventre, contre le sable mais encore dans la mer, posée sur ses coudes, et observe Couperin qui a les yeux fermés. Il porte une chemise blanche et un pantalon noir, il a les jambes repliées, il est très pâle et décoiffé. Il rêve de Françoise, il l'appelle au téléphone pour lui emprunter de l'argent, elle ne répond pas. Il est certain que c'est intentionnellement qu'elle n'a pas répondu. Dans son rêve, elle se trouve là, sur la même plage que lui, avec Louis, ce claveciniste complètement décadent. Il imagine Louis au sein de Françoise, en train de la téter goulûment, comme un sale gosse affamé. Françoise a de gros seins laiteux qui pendent au dessus de la bouille écarlate de Louis en train d'agiter ses jambes comme un crabe qui se serait retrouvé sur le dos. Il s'est vomi sur le ventre. Mais c'est à lui, Couperin, que Françoise s'adresse, en lui demandant s'il va bien. Blandine est penchée au-dessus de Couperin. Il ouvre les yeux car elle lui cache le soleil, il grelote. « Ça va ? Vous avez eu un malaise, je crois. Je peux vous aider ? » Elle jette un coup d'œil qu'elle espère discret au monticule de sable qui recouvre le vomi. Ça réveille son instinct maternel. Couperin cligne des yeux, il ne comprend pas tout de suite qui est cette femme mais très vite il la reconnaît, il se redresse, remercie, se recoiffe d'une main. « Vous êtes malade ? Je peux faire quelque chose ? » Il voit sa volumineuse poitrine et pense à la nuit qu'il vient de passer. Il a très mal à la tête, et remarque les bagues de prix que Blandine porte à plusieurs doigts. « Quelle heure est-il ? » Il est bientôt midi et elle lui propose de venir avaler quelque chose et prendre un cachet vous ne pouvez pas rester comme ça. Couperin se lève, remet sa veste, il tient tout juste debout, il a envie d'un verre de lait, oui, c'est une très bonne idée, ça, un verre de lait. Elle l'aide à marcher, elle rougit. Elle se dit qu'elle pourrait l'allaiter, mais qu'est-ce qui me prend de penser des choses pareilles ? Contre son bras il sent le sein tiède de la femme, andante, qui remue paisiblement. 

Dieu sait pourquoi cette folle de Louise a finalement suivi ces deux hommes jusqu'à l'hôtel ! Elle a entendu parler de ce nouveau bizness : des types écument les plages avec des caméras à la recherche de filles qui acceptent de tourner un bout de film, nues et souvent plus. 500 euros pour une demi-heure, c'est tentant. 

Couperin observe François qui passe près de leur table, l'air complètement perdu, qui a l'air de chercher quelqu'un. Il boit son verre de lait en souriant à Blandine. Elle lui tend un cachet pour son mal de tête. Pendant qu'elle referme son petit sac, il regarde ses pieds, aux ongles parfaitement faits, cinquante ans ? Il sait qu'il attire les femmes d'un certain âge, c'est comme ça. Françoise est une exception dans sa vie. Rien à faire, avec elle, elle cherche un mari, sérieux, sur qui elle peut compter, et sa vie "lui fait peur". Elle rougit, la rougeur descend entre ses seins, il lui sourit pour la mettre à l'aise mais son sourire accentue encore son érythème pudique. Elle allume une cigarette, croise les jambes. Il lui pose des questions, l'autre tient la caméra, elle refuse d'enlever le bas. Elle pensait que c'était sa poitrine qui les intéressait. Elle regrette d'être venue mais il ne sera pas dit qu'elle se dégonfle. C'est François qui lui avait montré ce genre de vidéos, elle pense qu'elle va l'épater. Si elle a un petit ami ? Ça ne vous regarde pas. Il veut toucher, il soupèse son sein droit et lui demande en riant si elle en connaît le poids. Le type qui filme dit : « Cent pour cent naturels ! » Tout à coup Blandine a un doute : et s'il s'agissait d'un professionnel ? 

Il y a quelques mois, Couperin avait voulu en finir. Il était allé à Versailles un dimanche matin très tôt et avait tenté de se pendre aux grilles du parc du Château. C'est Louis qui l'avait trouvé, se débattant avec sa corde ridicule. Louis l'a accompagné chez Françoise, dans le XVIe, et c'est là qu'il a fait connaissance de celle-ci. L'appartement était encore plongé dans le noir, elle avait ouvert la porte en peignoir, encore ensommeillée, pas maquillée, et quand elle avait vu les marques rouges sur le cou de Couperin, elle avait piqué une crise de nerfs. Ils ont pris un petit déjeuner tous les trois, il se souvient que Françoise avait mis de la musique, les Dichterliebe de Schumann. Il n'avait jamais entendu quelque chose d'aussi triste qu'Im wunderschönen Monat Mai ! En sortant de chez eux, il s'est précipité chez un disquaire pour acheter le disque, par Cortot et Panzera. Merveilleux moi de mai, oui, il s'est dit que si Françoise écoutait ce genre de musique toute la journée, il comprenait les envies de suicide de l'autre.

Louise a repris le chemin de la page. Elle se réjouit de faire la surprise à François : ces 500 dollars, elle lui en fera cadeau, à la condition qu'il ne lui demande pas de quelle manière elle les gagnés. Au lieu de continuer vers la mer, elle décide d'aller prendre une douche dans la chambre. Dans le hall de l'hôtel, elle se rend compte qu'elle transpire abondamment. Elle ralentit le pas. À mesure qu'elle ralentit le pas, elle sent que son cerveau ralentit progressivement, jusqu'à s'arrêter complètement. Elle a juste le temps de s'asseoir sur un fauteuil qui se trouve là, et de sentir que son cerveau arrive au point mort. Elle respire, elle voit, elle entend, mais elle ne pense plus. Rien ne lui vient à l'esprit, rien du tout. Ne pensant rien, elle n'a plus aucune volonté, aucun désir, aucun besoin, si ce n'est celui de continuer à respirer. Elle se tient droite, sur le fauteuil, son sac sur ses genoux. Elle attend — et encore est-ce trop dire. Sa poitrine se soulève régulièrement, et retombe régulièrement, lentement, puis très lentement. 

Blandine et Couperin s'embrassent quand on entend le bruit d'une chute.

François la rejoint, enfin. Il s'allonge près d'elle, prend sa main. Une sarabande, deux phrases au clavecin. Il court sur la page, se retourne, fait un signe à Louise. Noir d'encre. Il introduit sa clef en elle. Elle entend le bruit de l'eau, les vagues, le vent, le goût du sel, elle pleure, elle flotte, un oiseau se pose devant elle, sur l'eau, et la regarde fixement. Elle se noie. L'oiseau parle : « Louise ! » Elle se réveille dans la chambre, nue sur le lit, mouillée encore. « Louise, je te cherchais partout ! » 

Blandine et Couperin sont dans une chambre. Elle lui demande combien il doit à ces types. Elle lui fait un chèque qu'elle glisse entre ses deux seins, en disant : « Zwischen ! » Il entre en elle. Elle serre son cou au moment où il va jouir. Il est nu, il se lève, va se regarder dans un miroir, voit les traces rouges sur son cou, se précipite au dessus de la cuvette des toilettes et vomit bruyamment. Blandine le rejoint dans la salle de bains, enjambe Couperin, s'asseoit sur la cuvette des toilettes et se met à uriner dans sa bouche en lui tenant la tête. Il se noie mais il n'a personne à qui faire signe pour qu'on vienne le sauver. 

———

C'est le soir. Louis joue les Ombres errantes. Françoise lit : « She closed the book, and slept. » Elle lève les yeux de son livre, regarde Louis, qui lui semble tout à coup très vieux, qui semble s'enfoncer, au fur et à mesure qu'il joue, dans les profondeurs obscures de la pièce de Couperin. Elle a la sensation que la musique s'alentit, pèse de plus en plus, creuse dans la nuit qui vient un tunnel par où ils vont tous les deux disparaître, que la vie elle-même est en train de perdre son tempo, que le métronome céleste n'est plus remonté par personne, qu'il ralentit encore, qu'il va bientôt s'arrêter définitivement, que le monde va arriver à son point mort. 

On entend des cris étouffés d'enfants, l'immeuble vibre, les vitres du salon sont recouvertes d'une pluie noire qui les rend opaques. Louise reçoit sa mère et lui sert du thé. En sourdine, les Baricades mistérieuses. Les deux femmes se taisent, on les sent gênées, embarrassées, lasses, la lumière s'éteint, il reste une bougie, sur un guéridon, qui éclaire vaguement leurs visages creusés et flottants. Louise est enceinte, sa mère aussi. La fille s'asseoit près du guéridon sur lequel se trouve la seule source lumineuse de la pièce, prend un manuscrit, regarde sa mère, et commence à lire :

« C'est le plein été, elle voit tous ces corps nus, par dizaines, se déshabille. François la rejoint. [Deux phrases au clavecin. Une danse.] Il court vers l'eau, se retourne, et fait un signe à Louise. » Le téléphone sonne. Louise parle dans son téléphone portable tandis que du bras gauche elle fait signe à sa mère qui porte sa main à sa poitrine. Louise parle très bas, il semble qu'elle rougisse, elle parle encore plus bas. Blandine se lève avec sa tasse de thé et sort de la pièce. On distingue le nom "Couperin" parmi les chuchotements de Louise, on voit qu'elle pleure. La mère est maintenant à la porte de la pièce, appuyée contre le chambranle. Elle regarde sa fille, elle a l'air terrorisée. Celle-ci repose le téléphone. La bougie s'éteint. On entend leurs respirations et la pluie contre les vitres. 




Dans la marge : (Il note sur une feuille de papier : encre, vomi, mer, larmes, urine, lait, notes, voyeur, musique, mort, couple, personnages, filiation, noyade, seins, clavecin, gestation, nourriture, phrases, plage, marge, montre, caméra, jouer, ombres, caractères, emboîtement, échos, induction, croisements, échange, modification, incestueux, tempo. Il glisse la feuille de papier pliée en quatre dans une enveloppe. Sur l'enveloppe, il écrit : Monsieur et Madame François-Louis Couperin, rue Raoul Verlet, Paris. Au dos de l'enveloppe, il indique, comme expéditeur : Blandin, 11, rue des Barricades, Chaumes-en-Brie. Il colle un timbre, et range la lettre dans le tiroir de son bureau. Puis il rouvre le tiroir, en sort la lettre, l'examine un instant, puis la déchire en mille morceaux.)

lundi 25 février 2019

Un Os



Une splendeur ! On n'a jamais rien vu de tel ! C'est inconcevable, que cette chose soit là, sur le couvre-lit vert, offerte, rayonnante, inoffensive ! Une manne ! Une apocalypse de chair, une révélation laiteuse, une gratification horizontale, rien que pour mes yeux, alors que je n'ai rien fait pour la mériter. Vous avez remarqué qu'en français "cadeau" est synonyme de "présent". C'est un présent. C'est même LE présent. Le temps s'arrête, pour moi seul, pour me permettre de contempler le chef-d'œuvre qu'il a étendu là, sous mes yeux. Je n'en reviens pas. J'étais le puceau timide et complexé, et je suis transfiguré, je suis l'élu. Ma chambre n'est plus ma chambre, c'est un palais, c'est une cathédrale, c'est un autel, et la petite lumière rouge est allumée, et je suis le Prêtre qui va sacrifier l'Agneau qui vient de naître, l'Agneau qui est venu de lui-même s'offrir au couteau du Sacrificateur bienveillant. Le silence se fait tout naturellement, en cette après-midi bénie d'octobre, ou novembre, dans la maison dont je suis le roi.

Impossible de me rappeler comment je m'y suis pris. J'étais très timide, pourtant. Et certainement pas le plus beau du lycée, quand je suis arrivé à Gabriel Fauré, en première. Toujours est-il que c'est moi qu'elle a choisi, la reine Christine, celle que tout le monde voulait, et pas seulement parmi les premières, mais jusqu'aux terminales. C'était la plus belle fille du lycée, tout le monde s'accordait sur ce constat. Elle était grande, elle avait du chien, elle avait des jambes sublimes, un visage qui faisait penser à BB, un petit nez en trompette adorable, de très beaux yeux, et une poitrine qu'on devinait très épanouie. Je l'ai d'abord connue blonde, la déesse. Et un jour, j'arrive au Semnoz, le bistrot qui se trouvait en face de Gabriel Fauré, où notre bande avait ses habitudes, et je la vois brune, dans son manteau à carreaux blanc et noir. Le choc ! « Pourquoi tu t'es teint les cheveux ? » Elle rigole, et Martine aussi. En fait, elle est brune, bien sûr, et n'était blonde que parce que tout le monde lui disait qu'elle était sublime, comme ça. J'aurais dû m'en douter, moi qui connaissais la couleur de sa touffe. Mais, plus naïf et crétin que moi, ça n'existait pas.

Elle avait déjà fait l'amour. Pas moi. Enfin, pas vraiment. Elle n'avait qu'un an de plus que moi, mais on sentait bien qu'elle était déjà très assurée, dans ce domaine. Pourtant, elle ne m'a pas pris de haut, pas du tout, même si elle a dû quand-même bien rigoler. Ce qui ne me fait pas rire du tout, moi, c'est tous les petits détails que j'ai oubliés, qui ont disparu définitivement de ma mémoire ! Ça me rend dingue. Ses pieds, par exemple… Je ne les vois plus. Je revois ses mains. Je revois son visage. Je revois bien ses cuisses, rougies par le froid, quand elle jouait au hand-ball, sur le terrain de sport du lycée, et que je l'observais depuis la rue de la gare. Je revois d'autres détails, mais, par exemple, il m'est impossible de savoir avec certitude si elle se rasait les aisselles. Sa copine Joëlle, en tout cas, cette voluptueuse et plantureuse Arabe qui sortait avec mon ami Yves, ne se les rasait pas, ça j'en suis sûr.

J'ai convaincu ma déesse de me suivre dans la maison familiale, vide jusqu'au soir, à dix-huit kilomètres d'Annecy. Nous avons pris le train. Brève station à la cuisine, où on boit du lait, puis on monte dans ma chambre. Neuf, cinq, six, c'est le nombre de marches de l'escalier en chêne, puis la chambre à gauche, après une commode, en arrivant au premier. Il y a trois autres chambres, une salle de bains et des toilettes, à cet étage. Ma mère a fait installer un deuxième téléphone dans sa chambre, depuis peu. Christine s'asseoit sur mon lit. Je la rejoins, on s'embrasse. Très peu de mots sont échangés.

Le lit est petit, c'est un lit à une place, un lit d'adolescent. Il y a deux fenêtres, dans la chambre, une qui donne au nord, et une qui donne à l'est. Le lit est près de la fenêtre qui donne à l'est.  Dans une petite armoire, dans l'autre coin de la chambre, il y a les tracts que j'écris et que je tape ensuite à la machine. Des tracts politiques.

On est au Pont-des-Iles, près du Chéran, j'ai froid aux pieds, c'est dimanche, l'eau de la rivière est boueuse, Christine m'apprend que ses parents veulent qu'elle rentre à Nice, définitivement. « Je pars avec toi. » Je n'ai pas réfléchi trois secondes, c'est une évidence, pour moi. Je ne peux pas la quitter. Heureusement, ils changeront d'avis, confrontés à l'obstination farouche de leur fille à rester à Annecy, c'est-à-dire avec moi. C'est le premier vrai coup dur de ma vie. La perdre, alors que je venais de la rencontrer, aurait été trop dur : il est évident que ne je n'y aurais pas survécu. Je ne fais pas le rapprochement avec la mort de mon père, survenue quelques mois plus tôt.

Le lit est petit, Christine est assise. Elle a ôté son manteau noir et blanc à carreaux, qu'elle a posé sur mon bureau, elle porte un pull mauve et un pantalon. On s'embrasse. J'ai passé ma main sous son pull et je malaxe ses seins que je devine prodigieux à travers le soutien-gorge. Elle me demande si je ne veux pas qu'elle enlève son pull. Je ne refuse pas. Elle apparaît en soutien-gorge blanc, j'en ai le souffle coupé. C'est pas facile, la vie d'un garçon, quand il arrive à cet instant crucial de sa vie. Il y tant de choses qu'on doit penser en même temps.

Être visité… Comme par Dieu, oui. Il arrive qu'Il se manifeste, dans un rêve, par exemple. Mais là ce n'est pas Dieu qui me rend visite, c'est une déesse. Elle m'a choisi. Elle s'est rendue dans ma petite chambre d'adolescent, en toute confiance. Elle est assise sur le lit, à côté de moi, en pantalon et soutien-gorge, ses cheveux tombent sur ses épaules, elle sourit. Elle est à ma merci mais elle n'a pas l'air effrayée du tout. À quoi faut-il penser, dans ces moments-là ? À tout. On ne peut pas se contenter de penser aux seins de la déesse. Il y a par exemple le soutien-gorge, qu'on essaie de dégrafer d'une seule main, on avait étudié le mécanisme auparavant, mais ça rate, alors on y met les deux mains, mais même comme ça, on n'y parvient pas, alors la déesse se dévoue, et avec un sourire… encore un. On entend les bruits alentour, la vieille pendule du hall qui sonne la demie de trois heures. À trois heures et demie, j'ai vu les seins de ma déesse. On est au sommet de la montagne, le regard porte loin dans la nuée, tout est terriblement ralenti, le temps semble suspendu à ces aréoles divines, qui provoquent en moi une commotion cérébrale, la modulation est osée, mais je dois détacher mon regard de cette pure merveille, sinon elle va prendre peur, celle dont la respiration fait trembler doucement ces monts sacrés recouverts des deux pièces d'or brun. Alors c'est la fuite en avant, je veux la voir nue, nue, entièrement nue, je veux tout à la fois, je me précipite sur le bouton de son pantalon, hop, et puis la fermeture éclair, ça y est, et puis elle se renverse en arrière, suffisamment pour que je puisse tirer sur les jambes du pantalon, elle s'appuie sur un coude, je n'ose pas regarder son visage. Le pantalon, ça y est, mais je ne m'attendais pas à ça, elle porte un collant. Qu'importe, c'est encore plus beau ! La culotte blanche, à travers le fin rideau du collant, qui lui donne encore plus de mystère, Pourtant je suis un peu décontenancé par cet obstacle supplémentaire ; je n'ai jamais vu le haut d'un collant. Je ne comprends pas tout de suite ce qu'il faut en faire. Christine me vient en aide charitablement. Pas de mots.

J'ai fait une compote de pommes. Mais comme c'était la première fois que j'en faisais une, j'ai mis du beurre, beaucoup de beurre. Ma mère, à qui je téléphone pour vérifier, me dit qu'il ne fallait pas. C'est pour accompagner le boudin. On s'est fait à manger, dans la petite chambre de bonne que Christine loue depuis quelque temps, rue du Lac, chez une vieille dame qui ne doit surtout pas m'apercevoir. J'ai quitté la maison, je suis avec elle, je ne la quitte plus. Ma tante dit à ma mère qu'elle est complètement folle de me lâcher la bride. Et de fait, je vais assez rarement en cours. Le quartier est très agréable, on est en plein centre, et tout près du Pâquier, au bord du lac, où l'on passe beaucoup de temps, avec les copains, même en plein hiver. On a un lecteur de cassettes Philips et une seule cassette : la Quarantième de Mozart par Karajan. Tout va bien.

Au sommet de ses longues jambes, sa culotte de coton blanc. Gonflée. Bombée. Comme si à l'intérieur un soufflé était en train de cuire, au four. Je vois surtout le haut des cuisses, la frontière, la coupure franche entre le tissu et la chair. Mes tempes bourdonnent. Elle soulève son bassin, la culotte vient très facilement, je la jette derrière moi. J'ai à peine eu le temps d'apercevoir ce qui ressemble à une cicatrice boursoufflée. Christine met sa main sur son sexe, puis veut se glisser sous le couvre-lit. Je lui dis Non ! reste comme ça. Le téléphone sonne. Elle est nue, entièrement nue, sur mon lit, et le téléphone sonne ! Elle me dit : Va répondre, allez, dépêche-toi. Je lui demande de rester comme ça, de ne pas bouger, tu me promets, hein, et je file dans la chambre de ma mère. Ma mère ! C'est ma mère qui veut savoir si tout va bien ! Ma mère me téléphone évidemment à ce moment-là ! Et à l'époque, il n'existait pas de web-cams, les mères n'avaient pas besoin de ça pour savoir qu'il se passait quelque chose de définitif, à la maison, pendant qu'elles travaillaient, quelque chose de définitivement définitif pour leur petit dernier, le seul puceau de la famille, qu'il aurait fallu protéger de ces petites salopes qui venaient montrer leur chatte en douce à la chair de leur chair, quand celle-ci était sans défense, hors de portée de la vestale. Oui, Maman, tout va bien, mais faut que je te laisse, là.

Tout va bien. Quand je reviens, elle s'est faufilée sous le couvre-lit… Elle avait froid, soi-disant… Et je n'ose pas lui demander d'en sortir, bien sûr. Alors, comme un idiot, je me désape à toute vitesse, enfin, je garde mon slip, et je la rejoins à l'abri de Celle-qui-n'est-pas-là-mais-qui-voit-tout. Elle écarte les cuisses, et je me retrouve tout naturellement à faire des va-et-vient qui me conduisent en quelques secondes à une piteuse éjaculation. La prochaine fois, il ne faudra pas que j'oublie de penser à un problème de maths ou aux tonalités à six bémols au moins. Je n'ose pas la regarder, j'ai enfoui mon visage entre ses seins et je ne bouge plus. Et là, je l'entends qui me chuchote à l'oreille : « Tu n'étais pas au bon endroit. » Pas au bon endroit ?! Il existe donc plusieurs endroits où l'on peut faire ça ? Ces femmes sont vraiment extraordinaires !

Je constate que la petite lumière rouge est toujours allumée, même après mon catastrophique coït dévoyé. À seize ans, on peut recommencer immédiatement, et l'avantage, c'est que la deuxième fois, on met quelques secondes de plus. Bref, je ne suis pas encore tout à fait au point, mais l'avenir s'annonce radieux. Et cette fois-ci, elle me permet de regarder brièvement la chose extraordinaire qu'elle a au bas du ventre, ou en haut des cuisses. (Ça s'appelle le pubis, de pubes, les poils.) Je passe doucement ma main dans ces poils et j'ai un avant-goût du paradis. (On l'appelle aussi le Mont de Vénus, sans doute parce que Vénus était une femme à la pilosité généreuse.) Je l'aime et je l'aimerai jusqu'à ce que la mort nous sépare. (Maintenant, quand je regarderai une femme en culotte, je comprendrai beaucoup mieux ce que je vois.) En attendant ce triste moment, je ne pense pas une seule fois qu'elle n'a sans doute pas éprouvé beaucoup de plaisir. Moi, je suis à la fois comblé et honteux, et bombardé de vingt mille questions que je garde pour moi ; on s'est assez ridiculisé pour aujourd'hui. On se rattrapera demain, en étudiant de plus près l'éminence triangulaire située à la partie inférieure du bas-ventre, qui se couvre de poils à l’époque de la puberté.

À seize ans, il n'y a pas la moindre trace de poison dans le présent. Le présent est indemne, il n'a pratiquement aucune ramification, ni dans le passé ni dans l'avenir. On prend tout, on le gobe sans l'éplucher, on avale tout, avec la peau et l'emballage. On a l'estomac solide. La petite lumière rouge ne s'est plus jamais éteinte, jusqu'à mes dix-sept ans et demi. Même quand Christine m'a salement trompé avec des gauchistes de passage dans l'appartement que ses parents lui avaient finalement loué à Annecy, près du lycée Bertholet, la loupiote me tenait la bite en état d'alerte permanent. Mon passage à niveau laissait passer tous les trains, à un rythme effréné. J'aurais pu lécher les trottoirs où ma déesse posait les pieds. Quand elle était malade, j'étudiais la médecine, quand elle draguait un marxiste, je lisais Marx, quand elle prenait du LSD, j'en prenais aussi. Un jour, j'ai fait dix kilomètres à pied tellement elle m'avait fait souffrir. Nous étions montés au Parmelan, au-dessus d'Annecy, et, dans le refuge, elle s'était laissé conter fleurette par un sale con plus âgé qui jouait de la guitare. La douleur a été intense, et j'ai préféré disparaître un moment. Mais en même temps, comment aurais-je pu ne pas comprendre que tout le monde tombe amoureux d'elle ? Une déesse n'appartient pas à un mortel. C'est d'ailleurs elle qui m'avait appris la signification de l'expression "conter fleurette", preuve qu'elle était beaucoup plus intelligente que moi qui ne parvenais pas à décoller mon nez de l'amour ridicule que j'éprouvais pour elle. Enfin, je dis ridicule, mais avec des seins pareils, rien n'est jamais ridicule, on le sait bien.

Ce que j'ai appris beaucoup plus tard, c'est que le pubis était aussi un os !

mardi 13 mars 2012

Soleil jaune


Un titre : les courbes se croisent et je croise les doigts. (On voit que la libido de Nico Loin du Clavier n'effraierait pas une écolière de dix ans… on ne peut que s'en féliciter.)

Mais qu'est-ce qu'on en a à battre que Sarkozy repasse devant Hollande ou le contraire ! Quand je pense que la moitié de la France est penchée sur les courbes des sondages au lieu de suivre des yeux les belles paires de fesses qui passent dans la rue à chaque heure du jour, j'en ai des sueurs froides et le vertigo. On va encore nous bassiner un bon mois avec le "devoir citoyen", c'est déjà assez pénible comme ça ! J'ai toujours aimé le jus de pamplemousse frais le matin et, même dans un pays au bord de la disparition, on trouve des pamplemousses et des paires de fesses, c'est vérifiable.

Sur la belle photographie que j'ai la bonté de vous offrir plus haut, on voit pourtant qu'on peut croiser (et même ployer sous) d'autres courbes, autrement inspirantes, et que les arts ménagers sont propices à des rêveries que ni Hollande ni Sarkozy ni Marine Le Pen ne pourraient susciter en moi même en se donnant beaucoup de mal. Ne parlons même pas de Mélenchon.

Ce sera la contribution de Georges au grand-débat-citoyen-autour-des-élections-présidentielles et au rétablissement de la double-peine droite/gauche.

Merci. Bonsoir.

mercredi 7 mars 2012

Morceaux en forme de poire (enquête)


Quand Satie composait ses "Morceaux en forme de poire", à la poitrine de qui pensait-il ?

lundi 26 décembre 2011

Un concept




Ceci est un concept. Un nouveau concept. Un concept nouveau, neuf, new, innovant, si vous préférez. Performatif (ça ne veut rien dire, mais c'est pour faire comme mon ami Laurent Cequisejoue Goumarre).

Depuis des millénaires, les femmes portent leurs seins l'un à côté de l'autre. Je reconnais que c'était plutôt bien vu, et que les avantages à cette géographie mammaire traditionnelle sont assez nombreux (allaiter des jumeaux, par exemple, ou offrir ses seins à deux amants lors d'une une partie carrée, ou même triangulaire). Cependant, depuis quelques décennies, nous sommes devenus des progressistes acharnés, personne ne peut le nier. Il était grand temps que quelqu'un pense à régler cette question tout de même assez fondamentale, et ce quelqu'un, comme souvent, c'est Georges.

Bien sûr, on aurait pu continuer comme ça. On aurait pu attendre. On aurait pu tergiverser encore, penser à autre chose, retarder le moment de voir la chose en face, et attendre que ce soit elle qui nous voit. Être regardé par une paire de seins est une chose terrifiante, tout le monde sait ça : il fallait agir.

Vous savez, les grandes idées, au début, personne n'en voit l'intérêt ; on pense que c'est inutile, pourquoi changer une équipe qui gagne, ce qui est fait n'est plus à faire, le poids de la tradition, Newton, l'Industrie, les Marchés financiers, Nadine de Rotschild, les Pays émergents, le Printemps arabe, tout ça… Vous connaissez Georges, il n'en faut pas plus pour le motiver. Car la grande question de Georges, celle qui le hante nuit et jour, c'est : pourquoi pas ?

Il y fallait un certain courage, bien sûr, et cela ne va pas aller sans quelques remous. On entend déjà les réfractaires, les vieilles barbes, les néos-réacs, les Zemmour, les Didier Goux, qui vont nous chanter à l'envi les mérites des seins horizontaux, de la paire à l'ancienne, des miches de jadis. On pourrait, Georges aussi, pourrait, s'il n'avait un sens aigu de l'Histoire, se la jouer pleureuse. Mais croyez-moi, quand on aura pu constater — et il ne faudra pas longtemps — tous les avantages des nichons verticaux, nous laisserons tous (et toutes) la nostalgie aux vieux poètes ringards.

Il faut voir les choses en face et arrêter de se la voiler. Les seins à l'horizontale ne sont plus d'actualité. Ils ne font pas le poids. Ils prennent de la place. C'est du gaspillage. Les seins côte à côte, Mon Dieu !, c'est regarder dans le rétroviseur, c'est bloguer à part, c'est ruminer son siècle. On ne leur demande pas la lune, quand-même, à nos femmes porteuses ! Depuis le 11 septembre, les concepts respectifs de verticalité et d'horizontalité en ont pris un coup dans le buffet. On ne dirait peut-être pas, mais enfin Kandinski est passé par là, Bernard-Henri Lévy aussi, Laure Adler va enfin se payer un orthophoniste, le Club du Livre a vécu, Cécilia Bartoli s'installe dans le Gard, Ariodante est à Buenos Aires, les choses changent !!! Le monde a changé, mes amis. Et ce n'est qu'un début, c'est Georges qui vous le dit !

Pensez par exemple à Céline. Non, pas celle qui montrait ses fesses à Georges dans les forêts glacées de Bourgogne, Céline, le vieil écrivain nazi, celui qui a écrit : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. » Les seins horizontaux, c'est un peu comme les villes couchées, c'est la vieille Europe moisie, c'est le ringue, c'est derrière. S'allonger sur le paysage, c'est bon pour les réacs, pour les ceusses qui voudraient que ça continue comme toujours, avec Tante Yvonne pas brunie pour un sou, toute blanche et coincée sous son parapluie, dans le jardin un peu triste de Colombey-les-deux-Mosquées. Se pâmer, c'était bon pour les Cocteau, pour les Malraux, pour les fumeurs d'opium de la Belle époque, ou pour les modèles de Manet ou de Rodin, mais ça le fait plus trop on va dire, devant une web-cam, ou alors pour de la thune. Bien droites, les nichons l'un au-dessus l'un de l'autre, le pubis déboisé et un clou dans le naseau, voici les nouvelles jeunes filles, celles qui se mettent un doigt dans l'oignon pour un billet rose en touchant leur iPhone de l'autre main. "Raides à faire peur"… ces merdeuses qui parlent le texto dans le texte en mâchant leur chewing gum, qui se maquillent à onze ans, mais ne se lavent plus les mains en sortant des chiottes, et qui trouvent Anne Roumanoff trop drôle, oui, raides à faire peur, bien plus que les pauvres mecs qui s'agrippent encore un peu à leur manche, comme s'il s'agissait de voltige aérienne, mais qui vomissent sur les sièges, la tête en bas et le cœur à gauche. De toute façon, quoi, les mecs ? À la vaisselle et aux couches, quand ils ne mettent pas le feu à la voiture du voisin. Les mecs go fast et les meufs web-cam, voilà la vie telle qu'on la rêve ici en ce début de millénaire : Ils ne se rencontrent plus que dans les prétoires et qu'à travers des écrans, qu'ils soient plats ou en latex. La haute définition a fait éclater le monde, parce que les yeux humains ne s'y sont jamais faits et que le cœur est un muscle lent.

« Il n'y a pas une ligne de vie, mais plusieurs ! », dit la chiromancienne à Thomas l'imposteur. Faconde Norwest a surpris plus d'un de ses amants avec ses raies des fesses en étoile : tous les hommes veulent qu'on leur indique le Nord, mais un seul Nord à la fois. On ne peut pas s'en tirer, cette fois. Impossible.

Passer du con-sceptre au con-cept, comme tout le XXe siècle nous y a préparé, était un sacré pari : on a compris trop tard que l'Amazonie était au bas du ventre des femmes. Pas besoin d'aller se faire bouffer par les moustiques et piquer par les scorpions, tout est là, au chaud, dans le lit, entre poire et fromage, entre chien et loup, entre sainte et salope. Ça n'avait pas bougé, pas bougé d'un iota, rien dans les étoiles, rien dans les déserts, rien sur l'Annapurna, tout dans la culotte, même dans le bus, ou durant les vendanges, ou en sublime offrande sur le parking d'un supermarché. Reste dans ta chambre, vieil homme impotent, car l'aventure s'y trouve, au chaud avec ses microbes et ses suées rances. Plusieurs vies, oui, parfaitement, plusieurs corps, plusieurs cœurs, pas besoin de croire à la roue des naissances, pas besoin d'être hindou, c'est tous les matins qu'on naît, c'est tous les soirs qu'on crève et même plusieurs fois dans la nuit pour ce qui me concerne. Pourquoi pas ? demandent les imbéciles qui se branchent et se rebranchent en permanence dans la forêt glacée des bits, et, répétant pourquoi pas ? en chœur affreusement faux ils passent à côté de la raie plurielle de Faconde Norwest sans même la voir.

Haine de la musique, a dit l'autre, et il n'a pas tort. Tout est là, cette haine de la musique, furieuse, tenace, infinie, éternelle, sans mémoire, jusqu'à la fin du Temps, vers les décombres qui sont notre horizon halluciné, désormais, de quel côté qu'on se tourne, vers quelque Nord qu'on s'aplatisse en prières, haine de la musique impérissable, incorruptible, sans rémission, sans la moindre faiblesse, et qui monte en intensité jour après jour sans qu'on entrevoie une fin possible, et, surtout, haine partagée par le monde entier, sur tous les continents, dans toutes les classes de la société, par les imbéciles comme par les intelligents, par les cultivés comme par les incultes, par les riches comme par les pauvres, par les méchants comme par les gentils.

Moi je retourne m'allonger sur le paysage.

dimanche 4 décembre 2011

Andante spianato


Jean Casino aimait les pseudonymes. Avec un nom comme le sien, ça se comprend. Après des études de droit vite abandonnées, il avait, comme on dit, "bifurqué vers l'art", surtout pour la très bonne raison qu'il y a plus de filles faciles dans les cours des Beaux Arts que dans les facs de droit. Jean Casino n'était pas idiot, il savait parfaitement qu'il n'avait aucun talent, et ce n'était pas pour apprendre à dessiner qu'on le voyait très régulièrement dans les cours de nu d'après modèles vivants. Les mardi et jeudi, il ne manquait jamais les séances qui avaient lieu au rez-de-chaussée du 3, place des Vosges. Ce n'est pas que les modèles étaient plus jolies ici qu'ailleurs, mais il avait ses habitudes à la brasserie Ma Bourgogne, avec quelques amis aussi indolents que grands buveurs. Ses amis l'appelaient le Chevalier, parce qu'ils savaient que son idole et sa principale source d'inspiration était le chevalier de Seingalt, Giacomo Casanova. Ce qu'ils ignoraient, en revanche, c'est que Jean Casino, en les quittant, se rendait presque toujours au 1, bis de la même place des Vosges, où l'attendait Rose.

Il l'avait rencontrée au cours de dessin où elle venait poser assez régulièrement. Pour Rose, ce travail n'était pas vraiment une corvée, elle n'avait que quelques marches d'escalier à descendre pour s'y rendre, mais surtout, et bien qu'elle ne l'avouât pas, elle était troublée par ces instants faussement routiniers. Elle aimait ce moment où elle se déshabillait derrière le paravent miteux, avant d'aller se mettre au centre des regards, avec les mouvements engourdis et légèrement gauches de qui s'absente de son propre corps pour des motifs ignorés de lui-même. Il y avait là des étudiants de tous âges, mais en majorité des jeunes gens, dont beaucoup de filles. Tous fumaient beaucoup. Après que la pose avait été décidée, corrigée, fixée, les voix de tous registres, mélangées de toux et de rires et de raclements de chaises, s'étaient fondues en un murmure pâle à l'intérieur duquel les coups de fusain et de crayon semblaient comme des étincelles fragiles et fugaces, et Rose se sentait alors émue, cernée, et finalement portée et choyée par tous ces yeux qui se levaient à intervalles plus ou moins réguliers vers la masse rose et blanche de son corps. Dans ce moment, comme après l'accord de l'orchestre, quand le chef lève sa baguette, il s'instaurait alors, sotto voce, un étrange dialogue entre cette forme laiteuse, en pleine lumière, immobile, et ces corps dont seules la tête et l'extrémité du bras étaient en mouvement, comme si par ces gestes économes et répétés ils insufflaient au modèle une vibration à peine perceptible qui le maintenait tout juste en vie. Rose ressentait cette palpitation légère comme une onde bienfaisante ; elle se laissait porter ; elle était surprise d'offrir sans remords aux regards ses deux seins lourds qui l'avaient si souvent gênée, en des circonstances pourtant ordinaires. On entendait le bois qui craquait dans le poêle. Il était suffisamment près d'elle pour qu'elle sente la chaleur atteindre directement son ventre, et parfois lui causer quelque embarras plus localisé.

Très souvent, Jean Casino dormait, au fond de la salle, mais quand c'était Rose, il venait plus près, et il la regardait intensément. Il était séduit par cette jeune femme un peu grasse, dont le pubis très noir et très fourni contrastait avec la peau très blanche. Elle ne ressemblait en rien aux filles avec lesquelles il couchait habituellement, et le fait qu'elle ne s'épile pas les aisselles le troublait violemment.

(…)

mardi 30 mars 2010

Höhenfeuer


Vingt-cinq ans. Durant vingt-cinq ans, j'ai vu ses seins. De très beaux seins, lourds, un peu trop lourds, des seins un peu déplacés sur cette poitrine d'adolescente. J'avais gardé en moi ce souvenir. Un souvenir précis, un souvenir charnel (c'est le cas de le dire), un de ces souvenirs qui vous constituent, qui donnent un sens à vos goûts, qui vous forment le jugement, et même peut-être le caractère — un souvenir comme une empreinte. Ce n'est pas une question d'esthétique, d'ailleurs, au sens propre, c'est plus une question de densité de la chair, d'accroche, de présence, de centre de gravité. Ce qui fait, après tout, qu'une femme est une femme, ou au moins qu'elle n'est pas un homme.

J'ai revu ce film, il y a quelques jours. Höhenfeuer, ou l'Âme sœur. Je l'ai autant aimé qu'à l'époque où je l'avais vu au cinéma, en 1985 ; c'est un petit chef-dœuvre brûlant. À nouveau, cette envie pressante d'aller vivre là-haut, comme eux. À la montagne, sans télévision, sans Internet, sans téléphone, sans chauffage central ni électricité. Près des vaches, et seul.

Seulement, pas une fois, dans ce film que j'ai revu, seul dans mon lit, pas une fois on ne voit les seins de Belli. J'attendais ce moment avec impatience, bien sûr. Rien. Rien, ou presque. Ils sont là tout au long du film, quand elle court, quand elle parle (ah oui, quand elle parle !), quand elle se penche en avant, mais jamais on ne les voit. Le moment où elle se réveille, et se rhabille, à demi assise encore dans le sac de couchage… Là non plus.

Les souvenirs les plus vivaces sont souvent des souvenirs de choses qui n'ont pas existé, comme les idées que nous défendons avec le plus d'âpreté sont le plus souvent celles qui ne sont pas les nôtres.

Je pourrais bien entendu écrire que les seins de Belli n'ont aucune importance, et que tout ce qui m'a marqué dans ce film merveilleux est l'écrin qui a rendu possible ce souvenir fantôme. Mais ce serait faux, ou ce ne serait pas réellement vrai. Après tout, que sont les seins des femmes, sinon ce souvenir (toujours vif) du bonheur après lequel nous courons toute notre vie ?

Le titre français n'est pas si mauvais qu'il y paraît d'abord. Il est même très bon, quand on y réfléchit un peu. Cette âme sœur dont on cherche la trace ou l'écho tout au long de notre vie, elle s'incarne dans des signes mystérieux, dans des formes, dans un désir insatiable que nous ne comprenons jamais. C'est un risque à courir, c'est sans doute le seul. S'écouter, tenter d'entendre cette voix qui ne se distingue de nous qu'en de rares et fugitifs moments durant lesquels un monde à la fois immense et ténu surgit comme une montagne qui est au loin et pourtant semble nous écraser de sa puissance intemporelle. Le geste du Bouèbe, qui pose sa main sur le cou de sa sœur pour l'"entendre" chanter (il est sourd), alors qu'ils viennent de se disputer parce qu'il a jeté la radio de celle-ci dans le bassin, est une des plus belles choses que j'ai vues au cinéma. Ne chante que pour moi, ne parle qu'à moi, qu'est donc cette demande, sinon l'amour ?

D'un trait, on peut réunir deux vies, à vingt-cinq années de distance.