samedi 28 février 2015

Le Bruit de la neige


Le violoncelliste entre en scène avec son instrument. L'altiste entre en scène avec son instrument. Le second violon entre en scène avec son instrument. Ils s'assoient et accordent leurs instruments. Une fois l'accord réalisé, ils attendent. Une minute passe, puis une deuxième, puis une troisième… Dix minutes ont passé. Ils regardent la salle, le public, leurs instruments, leurs partitions, posées sur les pupitres. L'altiste se gratte l'oreille. Le second violon sort un mouchoir de sa poche, s'essuie brièvement la moustache puis remet le mouchoir dans sa poche. Le violoncelliste se racle la gorge, éloigne ses lunettes de son visage, semble en inspecter les verres, puis les remet sur son nez. L'altiste a un tic : il tire les commissures de sa bouche vers les oreilles, de sorte qu'on pense qu'il sourit. Le second violon l'observe, lui sourit, puis se racle la gorge à nouveau. Quinze minutes ont passé. Le public est toujours silencieux. On entend quelques toux éparses mais rien d'alarmant. Le violoncelliste semble lire sa partition, comme s'il voulait la mémoriser, ou vérifier quelque chose. Le second violon tourne la tête vers les coulisses. Il se racle la gorge. L'altiste se gratte l'oreille et fait jouer les muscles de ses chevilles, ce qui a pour effet de soulever ses pieds, l'un après l'autre. Le second violon observe l'altiste, ses chaussures, puis relève la tête en se redressant sur sa chaise. Vingt minutes ont passé.

Le premier violon, une femme, entre en scène avec son instrument. Elle marche en frottant les cuisses l'une contre l'autre comme si elle avait peur de perdre sa culotte. Dès qu'elle est assise auprès de ses compagnons, les autres s'accordent à nouveau, mais elle ne bouge pas. Elle a posé son violon sur ses cuisses et le regarde avec une sorte de terreur sacrée. Son bras droit, celui avec lequel elle tient l'archet, pend le long de son corps. On voit qu'elle transpire. 

Marion Cotillard applaudit très fort, sans raison apparente. Tous les regards se tournent vers elle, ce qui a pour effet de stopper net son élan. Au premier rang, une élégante remue son éventail et son voisin éternue. On entend du remue-ménage dans les coulisses, comme si l'on transportait des meubles très lourds. 

***

Tout est recouvert de blanc. On entend des gémissements, des craquements, des cris étouffés, puis à nouveau le silence. Pas un survivant.

Le président n'était pas là. 

***

Au début les musiciens jouaient. Ils savaient quoi jouer, ils avaient un programme. Maintenant, ils ne prennent même plus la peine d'avoir des partitions, de répéter. Ils viennent, ils s'assoient, ils attendent. Tout le monde attend. Il paraît que parfois le premier violon n'est pas plus violoniste que vous et moi. C'est lamentable. N'empêche, le système fonctionne plutôt bien, il faut le reconnaître. Est-ce que vous savez pourquoi on a interdit les signes religieux ? Ça me semble évident. Ah bon, vous trouvez ? Que craignent-ils ? 

***

Le président viendra-t-il ? Vous savez bien que non. Mais c'est impossible ! 

***

C'est complet, Madame. Je peux m'asseoir sur les marches. C'est interdit : raisons de sécurité. Mais enfin… N'insistez pas ou j'appelle la sécurité. 

***

Comment ont-ils réussi à apporter toute cette neige ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. Pourquoi la neige ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. Pourquoi la musique ? Je ne sais pas de quoi vous parlez.

***

Je la vois dans la glace de la salle de bains. Elle se passe de la crème sur le visage, sur le cou et sur la naissance des épaules. Puis elle prend sa brosse à dents et le tube de dentifrice. Je la regarde et je me dis que j'aime ça, qu'une femme qui s'apprête pour la nuit est la plus belle chose que je connaisse. Je la regarde, dans la glace, avec émerveillement, mais je constate que je n'y suis pas, dans la glace, et je comprends qu'elle est seule dans la salle de bains. J'étais à ce fichu concert, je revois la violoniste qui entre sur scène en frottant ses cuisses l'une sur l'autre. Je peux sentir l'odeur de la crème sur son visage et l'odeur de ses cheveux après qu'elle les a brossés. Elle masse, du bout de la main droite, le creux du cou, sur l'épaule, où elle pose son instrument. C'est légèrement bleuté.

***

Les deux femmes discutent en buvant un verre. À chaque fois que la caméra est sur A., il décompose le mouvement. Il fait des arrêts sur images, une centaine par plan, et il se dit : A., c'est ça plus ça plus ça plus ça plus ça… Toutes ces choses, tous ces visages qui s'enchaînent, toutes ces poses non pausées, tous ces visages arrêtés qui ne se laissent jamais arrêter, toutes ces infinies transitions, toutes ces notes de la mélodie de son visage, toutes ces modulations, et aussi toutes ces absences, c'est elle. Il voit son visage qui se découpe sur le blanc de la neige, son visage merveilleusement transparent en harmonie avec la neige, et il se dit qu'elle est intacte de lui, qu'il n'a jamais été en mesure d'altérer ce visage. Cette crème qu'elle se passe sur le visage, soir après soir, ce n'est pas pour protéger sa peau du vieillissement, non, c'est pour qu'il ne la touche pas, même pendant le sommeil. Même quand elle dort, même quand elle est nue dans ses bras, il n'a aucun accès à elle, il est enfoui sous des mètres de neige, dans la nuit du rêve, tandis qu'elle marche, seule, et il ne peut ni la suivre ni la faire dévier de son chemin. Les enfants qu'ils ont eus ensemble partiront de leur côté, elle continuera sa route, et lui restera là, assis dans la salle, à l'écouter jouer, en attendant d'être recouvert par des tonnes de neige. Il ne peut même pas crier, il ne peut même pas se plaindre. Il est assis dans la salle et regarde le spectacle, et, dans le public, on reste silencieux et immobile. 

***

Il fait nuit. Elle marche dans la neige. On entend le bruit de ses pas. Tout a disparu, il n'y a plus personne, il n'y a plus qu'elle, qui marche dans la neige. Sûrement, sous ses pas, par dizaines, des corps gisent, profondément enfouis sous la neige, qui a tout recouvert. Elle marche encore. Elle transpire. Elle se sert de son archet comme d'un bâton de ski, ou d'une canne. Elle déclenche des catastrophes et elle enterre les témoins. 

***

Le temps a passé. La neige a recouvert les hommes, les bêtes, et tout ce qui est vivant. Le président est arrivé et le quatuor va pouvoir commencer à jouer dans la grande salle très silencieuse. Tout danger a été écarté. 

Musique !

(À Bernard Cavanna et Noëmi Schindler)

jeudi 26 février 2015

La Gamme


« J’ai tout » pense-t-elle, pourquoi aller traverser la vie puisque tout m’est donné ? Et puis… Le père, la mère, les douleurs, le miroir, et qui est cette fille, là, que je regarde, elle est en culotte, elle s’inspecte, un peu rouge, tourne la tête, se met de profil, « ai-je de gros mollets ? », et ces fesses, là, un peu grosses, non ?, mes seins, un peu petits ?, elle essaie de se rassurer, mais tout de même, elle touche un peu, pour voir, son ventre, dur, musclé (bon, là, ça va…), remonte, va sous les seins, les remonte, les fait saillir, regarde le bout, il est joli, non ?, mais elle sait ce qu’on raconte, les garçons et leur manie des gros seins, elle remonte encore, passe de l’épaule au cou, remonte encore vers la bouche, passe un doigt sur ses lèvres, fait rouler la lèvre inférieure qui découvre alors les dents, la gencive, et si j’enlevais ma culotte ? Je m’appelle Sarah Verteuil, repartons de là ; un nom, un con ? Non, elle ne peut pas penser cela, bien-sûr, mais enfin tout de même, cette chose, là, en bas du ventre, c’est bien là qu’on finit toujours par venir, non ? C’est ce qu’on raconte en tout cas. En convenir… « Premier amour ». Je regarde mon sexe, mon pubis, et je pense : « Un jour, j’inspirerai un premier amour à un homme qui pourtant a déjà, comme on dit, beaucoup vécu. » Oui. Tiens, si je faisais une gamme de sol mineur, là, nue, pourvu que papa n’entre pas ! Donc, je m’assois, lentement, les cuisses serrées. Je transpire un peu, mes fesses sont moites, je sens un courant d’air presque froid qui fait poindre drôlement le haut de ma raie des fesses. Petit triangle givré, l’envers du décor, en somme. Devant, mon triangle noir dont il m’arrive, malgré moi, de sentir l’odeur : je me demande toujours si les autres peuvent sentir aussi. Poinçon de l’instant : je vous salue, Sarah. Donc, j’écarte les cuisses, lentement, je regarde l’intérieur de mes cuisses, la main d’un garçon, là ? Je me penche, j’attrape le violoncelle, je le mets entre mes jambes, je serre, jusqu’à sentir le bois frémir doucement, je relâche l’étreinte, et je regarde les poils de mon sexe. Je crois voir de l’humidité à l’intérieur des poils, ils brillent, je les trouve beaux, vigoureux, je voudrais tout à coup qu’un homme les voie ; mon professeur ? Je ne prends pas l’archet, je vais la faire en pizz, cette gamme, lentement, très lentement, dans le grave, sur une octave. Aucune répétition, aucune explication, aucune justification.

Sol. Où est-ce que ce sol résonne ? Est-ce lui qui provoque cette très légère contraction du vagin, cette onde de fine anxiété roulée sur elle-même, comme si tout à coup un regard était là, fixe, muet. « Au fond, on ne voit bien les œuvres d’art qu’en fonction de ce qui nous arrive d’essentiel dans la vie. » Une gamme est une semaine de sons, le sol est le dimanche, repos solaire, vide et ouverture de la contemplation. J’ai les joues en feu, pas un bruit, c’est l’heure de la sieste, la maison sent les confitures, ce matin au petit-déjeuner maman avait les yeux gonflés et rouges. Sarah me dit : « Entre nous ça a commencé comme ça, j’étais mal, je te parlais d’Éric… » Oui, Sarah, c’est vrai, mais tu n’étais pas obligée, je n’étais pas obligé. La. Sarah sait une chose, depuis toujours : qu’elle est menacée par le conformisme. Mais comment faire ? Est-ce que Julie, Hélène, Karine… Comment s’arrangent-elles de ça, elles n’ont pas l’air d’en avoir conscience. Elles papotent, s’inventent des vies, remplissent des carnets, y collent des photos, des billets écrits en classe, des numéros de téléphone, des critiques de films. Elles écrivent, elles aussi, ce mot ridicule, lourd, chaud et terrible, l’amour, elles mettent des majuscules partout, multiplient les points d’exclamation, inventent le point d’ironie, le point d’émotion, vont à la messe et écrivent des poésies. Tout est là… Peut-être un manque d’ennui, tout de même ? « C’est quoi ton manque ? » lui demande Éric. Le la vibre, donne du souffle à Sarah, elle regarde son bras gauche, celui qui produit le vibrato, elle va jusqu’au bout de la note, il en reste quelque chose en elle, elle serre les fesses, comme si elle cherchait à retenir un écho, qui va manquer… Un jour elle aura des enfants elle aussi. Peut-être est-ce dans très longtemps ? Elle s’imagine, allaitant… Du lait, sortir de là ? Du sperme, sortir d’un sexe d’homme ; le boirait-elle ? Si bémol. Est-ce que mon vagin pourra se dilater assez pour laisser sortir un bébé ? « Faudrait d’abord qu’une bite puisse y entrer ! » Elle glisse le majeur de sa main droite dans sa fente (elle est toute mouillée, ça rentre facilement) et, mentalement, elle dilate ce doigt, le fait grossir, le pousse bien au fond, sa bouche s’ouvre. Do. Elle a joué de son doigt mouillé, un peu gluant, le son est si beau qu’elle pense être face à un secret. Elle a honte ; elle porte son majeur à sa bouche, l’enfonce, loin, sur le côté, et mord, jusqu’au sang, jusqu’aux larmes. . Une île, une note. « Jeudi de lumière »… Réminiscence, raie de lumière, résonance, résolution, respiration de la dominante. Jeudi absolu de la justice des jonchets. Sarah retire un à un les bâtonnets jetés pêle-mêle sur son corps modulant. Jérôme, Éric, Paul, d’autres encore dont les noms altérés ne suffisent plus au jeu du réel. « Tu as transpiré comme une vache » lui dit Éric. Oui, j’ai pu moi aussi constater cela mercredi matin, le matelas était mouillé. Elle s’essuie avec la couette. Je vais faire le café, je reviens, elle est assise sur le lit, elle fume une cigarette. Le ré pose un problème nouveau : corde à vide, ou pas ? Changer de corde, changer de cœur, ou continuer, changeant seulement de position dans la roue des modulations. Là, elle ne sait pas encore… Un corps, un jour, la traversera, son ombre la changera, l’altérera. Il fait chaud, à quoi bon continuer ? Un voile passe devant son regard, elle a cessé d’être nue, elle est habillée d’un lourd sommeil. Éric la voit dormir, éteint le gaz, renonce à se faire à dîner, vient s’asseoir sur le divan, allume une cigarette, décroche le téléphone, le repose, se lève, va dans la chambre, reste sur le pas de la porte, regarde les cheveux de Sarah qui seuls dépassent de la couette, s’avance doucement, va au bureau, prend un carnet, regarde vers le lit, et, lentement, retourne sur le divan. Mi bémol. Le serpent lourd la mord, un peu de glace dans le ventre, ses cuisses serrent l’instrument, la sueur coule sur le bois. Sarah s’entend siffler, le souffle en elle comme une vapeur, je joue, je jouis… Elle appuie ses seins sur le violoncelle, ça la rafraîchit. Odeur d’eucalyptus… Elle tend l’oreille, non, rien, du silence bourdonnant, la maison semble lui dire : vas-y, continue, travaille ton instrument, n’aie pas peur, tu peux y arriver. Elle pense à un autre après-midi, elle à cheval sur les barres dans le gymnase, arrêt du temps, soudain, entre les cuisses. Elle écarte le violoncelle, se tourne vers la glace, observe sa vulve, le S inversé des petites lèvres, sensibles… Fa. Fatigue… Aller au bout ? Clin d’œil du clitoris, ultime vestige. Aura-t-elle un jour quelque chose à dire, ou bien lui faudra-t-elle le secours des enfants ? Vertige de la fin : aller voir sa mère, là, tout de suite, se planter devant elle (se planter devant elle…) et lui chanter sa gamme, en face ! Faille, tremblements, cette dernière note dans la gorge, comme un fait brut, sans paroles, dernière falsification fade. Fa dièse ? Vraie sensible, pour pouvoir un jour recommencer ? (Ou commencer, tout simplement…) C’est la nuit de l’instant, son côté, son regard de côté, sa torve césure qui attire et repousse. Samedi soir ; vomir, puis attendre, dans le silence, un appel, oiseau improbable, dans le même ton. Ne jamais oublier qu’un violoncelliste a l’âme entre les cuisses. Tout cela, bien-sûr, n’a pas eu lieu.

Je suis fatigué. Mais si bien…  Sarah est ici, là-haut, au 2e étage, en train de travailler, je l’entends (un peu) qui tape du pied. Nous commençons à faire l’amour. C’est beaucoup plus simple que je l’imaginais. Elle est charmante, et infiniment plus naturelle dans ces moments-là que je n’aurais jamais pu le concevoir. Dans le noir, qui est-elle pour moi ? Quand son visage s’efface, Sarah V laisse la place à Sarah, que je ne connais pas encore. Mais qui est si douce, si prévenante, si tendre, si indulgente, si drôle ! Une vraie amie qui aime faire l’amour, n’est-ce pas déjà, en soi, quelque chose d’inespéré ? Hier, j’étais chez Jean-Louis, le médecin, pour parler de ma mère. À mon retour, je la trouve installée à mon bureau, très tranquillement en train de lire mon journal intime.

J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »

mercredi 11 février 2015

Blue in Green


J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »

dimanche 8 février 2015

La Fête du Jasmin


Nous souhaitons santé et longue vie au Chef suprême. C'est bon de te voir ! Tu t'es lavé les mains ? Allons au fin fond des impasses et voyons si là aussi les enfants jouent au foot. Ils leur donnent de l'argent pour fumer de l'opium. Vous voyez ? Oui, je vois, je vois, l'opium, je connais. C'est ça la vie ? Bien sûr, mon frère, c'est ça la vie ! Tu ne le savais pas ? Si, je le savais. Mais je ne l'avais pas vue de mes propres yeux, cette vie-là. Alors tu ne connais rien à la vie. Welcome ! La parabole, mon frère, la parabole, c'est ça l'école ! Darius le grand, nous lui souhaitons aussi longue vie et santé, non ? Et les jeux vidéos, vous y jouez aussi ? Les jasmins de Mossoul et les roses d'Ispahan, tout ça, toutes ces chansons, hein, c'est joli… Longue vie à toi, Mère, viens là que je te prenne dans mes bras. Avant que je parte, tu dois savoir, toi aussi, qui j'ai été dans cette vie. Vous aimez la pâtisserie ? Oh oui, je suis gourmand, très gourmand, le sucre, les amandes, le miel, j'aime ça. Mais vous n'êtes pas juif ? À votre avis, je suis juif ? Alors ça va, vous êtes comme nous. Je vous donnerai de l'opium, des jeux vidéos, et des gâteaux au miel, si vous voulez. Ma sœur est jolie, si, si, elle est très jolie. Êtes-vous un terroriste ? Non, ne riez pas s'il-vous-plaît, êtes-vous un terroriste ? Je suis obligé de vous poser cette question. Vous allez vous laver les mains encore une fois ? Si je réponds que je ne suis pas un terroriste, vous allez penser que j'en suis un. Ce n'est pas faux, ça. Vous êtes fou ? Non, non, je ne suis pas fou, enfin pas trop. Vous préférez le whisky ou la religion ? Je préfère le vin, et le foot. Il faut que ça change. Changer, changer, vous avez un diplôme de changement ? Je préfère le whisky à la religion, mais le changement ne m'intéresse pas. S'ils n'ont pas peur, eux, pourquoi avez-vous peur, vous ? Ils veulent se faire entendre. Juste ça, être ensemble et se faire entendre. Les téléphones sonnent tous en même temps, il est impossible de répondre. Les fleurs de l'oranger, et ton souffle, mon amour, près de mon visage, quand tu dors, je vais me laver les mains, je reviens près de toi, je pose mes mains sur ton visage et ton souffle passe en moi, comme la nuée du matin, l'été, dans la montagne. Ta lèvre de corail, ton rire léger, la mousse de ton sexe, le papillon qui sort de ton cœur et vole vers le soleil, les roses du passé et les jasmins de ton jeune amour, je les respire et les respire. Je dois rester ici. Nous voulons la liberté. Et le whisky ? Tu es enceinte, tu sais ? Mais je le sais, que je suis enceinte, qu'est-ce que tu crois ? C'est mon ventre, ça ! Viens en moi. Comment ça, en toi ? En moi, là, tu vois, là, c'est l'entrée. Mais le bébé ? Ne t'inquiète pas pour le bébé, il dort. Comme ça, c'est ça, prends mon visage entre tes mains et respire mon souffle léger. Tu es belle. Je sais. Tu mens, mais je sais. Je suis belle comme l'opium et les roses et les fesses d'un bébé. Good night. Je mange ton gâteau, je lèche le miel qui sort de toi, je plonge ma cuillère dans la pâte tiède et je m'endors la bouche ouverte. Welcome. Rien ne reste ainsi pour toujours, rien. Je sais. Lave-toi les mains et prends-moi. Tu as une arme et tu refuses de t'en servir ? Je suis ton impasse, ton cul de sac, je suis la dernière station. La femme est allongée sur le macadam, elle a les yeux révulsés. Quand on est là, on pense qu'on est au centre du monde et que tous doivent voir ça. Le sang coule, mais il coule aussi à l'intérieur de millions de corps, c'est le même sang, comprends-tu ? Prends ton arme et suis-moi. Tu n'es pas juif ? Les ordres viennent de l'étranger, tu comprends ? Nous devons comprendre ce qui se passe, ils doivent parler. Es-tu en prison ? Suis-je ta prison ? N'es-tu pas plutôt prisonnier de toi-même ? Je dois me laver les mains. C'est ça, lave-toi les mains et bois un peu de whisky. Ensuite nous parlerons. Qui est Marcel Proust ? Vous plaisantez ? Qui est Marcel Proust ? Un Juif ? Quelle question ! D'accord, mais était-il juif, oui ou non ? Quelle importance ? Ça nous intéresse, ça nous intéresse beaucoup. C'est ça la vie ? Justement, nous voudrions savoir si c'est ça la vie, pour vous. Je ne comprends pas vos questions. Vous n'avez pas à les comprendre mais à y répondre. Laissez-moi sentir les roses et je vous dirai tout ce que vous voulez savoir. Tu n'as pas de nez, comment pourrais-tu sentir les roses ! Tu n'es pas au centre du monde, tu sais, tout le monde t'a oublié. Tout le monde m'a oublié, je sais. Nous souhaitons santé et longue vie au Chef suprême ! Welcome !

dimanche 25 janvier 2015

Toi non plus (quatrième d'ouverture)


Toi non plus tu n'es pas Houellebecq ! Le dernier François, François le Dernier, François le François, de France, franchement pas politisé mais tellement politique qu'il épouse son temps calmement, comme un Franc démonétisé qui ne parvient plus à s'échanger avec ses semblables et ne peut rien avoir à regretter, puisqu'il ne s'appartient déjà plus. Comme il y a Rome dans roman, il y a du Français dans l'air qui manque au souffle coupé court jusqu'au dernier franc. Du franc à l'euro et retour la veine est obstruée et le palais plat n'a pas d'issue hors la conversion de singe à la monnaie stent en cours frappée du désert qui gagne sur l'ombre-monde du nombre en infini calcul à Chinatown. 

Les sushis souchiens à l'onde jusqu'à Poitiers en djellaba comme les cuisses des jeunes filles dépassent des jupes. Coppé peut-il faire mouiller la barre des Écrins encore si Johnny en métastases pour les sports de glisse oui mais Malika et ses petits pâtés tièdes fourrée a des engagements de jeunesse dont elle ne se cache même pas sans pour autant se cacher le visage dans un cloître à potager. Que Martel soit ici ou là sans escale les siècles allaient et venaient on aurait dit dans les deux sens place Saint Georges à rebours. 

En cale sèche, là-bas, on bâtit des empires et je n'aurai rien à regretter. Mauvais rêve comme une serviette éponge.

samedi 24 janvier 2015

Mission sous l'amer Michel


Soumission se dit islam, tout le monde sait cela. Rediger / Redeker, très bien. Bayrou l'imbécile de service, parfait. 

Nietzsche, Huysmans, Bloy, Chesterton, le Christ, les hommes et les femmes, les hommes virils et les femmelettes, l'athéisme, le nihilisme, la mystique, les petites fesses rondes, Israël, les surgelés, les putes, les aires d'autoroute, la Vierge, les détecteurs de fumée, le tabac, le vin, la paperasse, les galaxies, l'Institut de Monde Arabe, Marine Le Pen, les identitaires, le voile, la drague, la vieillesse, l'ambition, le salaire, l'immobilier, les services secrets, les chairs tombantes, les hémorroïdes, la hantise de la panne sexuelle, les jupes courtes, le travail intellectuel, la sécurité sociale, la voiture, les chaînes d'info, la presse, la polygamie, le mâle dominant, la sodomie, le natalisme, la démographie, l'érotisme, la religion, la Sorbonne, est-ce que ça suffit pour faire un roman ? Ça vous vous démerdez tout seuls, c'est pas moi qui vais vous donner la réponse ! 

Soumission donne envie de s'expliquer à soi-même pourquoi le roman provoque un tel effet, alors qu'au fond il n'y a pas grand chose, dans ce livre. 

Ben quand-même, dit le chœur, ben quand-même, y a quand-même des trucs, quoi ! C'est même vachement intéressant, c'est de la politique fiction, c'est de la prospective, c'est de l'histoire d'amour, c'est des voyages, des atmosphères. En fait, bon ben le pitch, si tu veux, c'est que l'occident, tu vois, il est un peu schlass, il est un peu fatigué, lassé, enfin il a déjà donné, tu vois, il aimerait bien passer à autre chose, l'occident. Comment ça l'occident ? Oui, bon, l'Europe si tu veux. C'est un roman sur l'Europe ? Oui, enfin on peut dire ça, si tu veux, sur le destin de l'Europe, sur le rééquilibrage de l'Europe, sur les relations nord-sud. Ah, les relations nord-sud, j'ai oublié de mettre ça dans la liste. Mais l'islam, dans tout ça, le prophète ? Oui, bon, faut pas non plus exagérer, tu vois, c'est pas du tout un livre islamophobe, hein, mais alors pas du tout. Ah bon ? Mais alors pourquoi Houellebecq il a mis les bouts ? Mais non, ça n'a rien à voir, il voulait aller faire du ski, c'est tout. Oui, d'accord, mais la soumission à quoi, alors ? Oui, OK, la soumission à Dieu, enfin Allah, OK, on va pas se mentir, c'est le gros morceau du bouquin. Eh bien alors nous y voilà. Non, je dirais pas ça, tu vois, faut pas simplifier, ce serait plutôt, à mon humble avis, un bouquin sur comment les Français ils sont réalistes, tu vois, pragmatiques, en fait. Bon ben les Français, ils se disent comme ça : Nous c'qu'on voit c'est qu'c'est la merde dans c'pays, c'est la crise, c'est le bordel dans les banlieues, c'est n'importe quoi au niveau de l'État, enfin c'est le gros boxon, ça part en sucette, on va dire. Alors nous on s'dit bon ben si Mohamed Machin, là, il nous calme les racailles et qu'il continue à nous filer des allocs et du taf, ben, dans l'fond, faut voir les choses en face, c'est p'têt' pas plus mal comme ça, tu vois. De toute manière, moi j'dis ça pouvait plus continuer pareil, fallait qu'y ait un truc qui change. Enfin moi c'est comme ça que j'vois les choses, hein. Alors, j'dis pas, on aurait préféré que ce soye la Marine, hein, c'est sûr, elle est plus de chez nous, déjà, et puis une femme, ç'aurait été sympa, pour changer. Mais la politique c'est des trucs bizarres, des comptages tout ça par en-dessous avec des accords secrets qu'on comprend pas. Ces cons de l'UMPS bon ben voilà quoi… Et dans le fond, les femmes à la maison, c'était pas con, pour le chômage. Je m'demande comment qu'on y a pas pensé avant. Non, il est pas con le Ben Machin, là. 

Mais Rediger n'a rien à voir avec Redeker, justement ! Mais justement ! Justement quoi ? Ben justement ! Le Rediger il a salement retourné sa veste, non ? Non, je crois qu'il ne faut pas le voir comme ça. Y a un cheminement du personnage, qui pourrait s'appliquer à beaucoup… Oui, c'est bien ce que je dis. Mais enfin, Robert Redeker n'a jamais retourné sa veste ! Mais non, mais non, calmez-vous, personne n'a dit ça. Bon alors ! N'empêche, ça pourrait se voir… Et si les identitaires étaient les premiers à se convertir, tu vois, ça c'est un truc qui est en filigrane dans l'bouquin. Rapport à la virilité ? Enfin, au patriarcat, oui. Non, non, ça tient pas ton truc. Ça tient pas. Y a des patriotes et des collabos, faut pas sortir de là. Eh bien moi je n'en suis pas sûr. Ça peut faire du mal à la cause, tu crois ? Il s'en tape pas mal, de la cause, le Houellebecq, si tu veux mon avis. Mais justement, ton avis, on n'en veut pas. Oh, cool ! De toute manière c'est un mec y vient de la SF, alors… Alors quoi ? Ben à mon sens il se fout pas mal de la France, tu vois. Tout ça c'est prétexte à raconter des histoires avec du cul et s'acheter une baraque en Écosse. Mais non, pas du tout, il n'est pas du tout comme ça. Qu'est-ce t'en sais ? T'es pote avec Houellebecq, toi ? Non mais j'aime bien le confit de canard. T'es con c'est pas vrai. Alors, au final, ça t'a plu ou pas ? Oui, oui, ça m'a plu, c'est sûr, mais j'ai pas bien compris où il voulait en venir. Moi j'trouve ça super mal écrit, genre. Y'a des phrases carrément, bon, j'veux dire, finies au karsher, quoi. Tu n'y comprends rien, toi, mais c'est fait exprès, Ducon ! C'est de l'écriture relâchée, on va dire, désinvolte, cool, si tu préfères. Tu vois, le François, tiens, encore un François comme Hollandouille et le Papé du Vatican, ben si tu veux il parle comme ça, il est dans le bain avec les autres, il n'a rien d'exceptionnel, en fait, comment que j'peux t'dire, c'est pas du Flaubert, non plus, mais c'est vachement travaillé, en fait ! Ouais, ben du travaillé comme ça, moi jt'en fais au kilomètres, hein, excuse-moi, mais faut pas me prendre pour une truffe. C'est tout juste rédigé. Rédigé, comme Rediger ? Comme un livre saint, qu'y aurait qu'à noter ce qu'il te dit le bon Dieu, sans rien y toucher ? Genre, oui. Ah ah ah, mais c'qui sont cons ! Houellebecq sous la dictée divine, maint'nant, c'qui faut pas entendre ! Révélé rédigé poil au nez ! T'es pas d'équerre, mon pauvre ! Comme Bob ? N'empêche, tu vois, la carrure et tout, c'est un sportif, le mec, on dirait pas, comme ça, avec ses cheveux de baba cool pas très propre. Ah oui, comme Loiseleur, là, celui qui découvre les femmes à soixante balais ? N'empêche, tu vois, la polygamie, ça doit pas être mal, quand t'y penses ! Au final, quand-même, c'est pas gai, n'empêche. Non, pas gai. Pas gay non plus, tu m'diras. Non, j'aimerais pas trop être à leur place. Tu crois qu'y vont se faire balancer depuis les gratte-ciels de la Défense ? J'sais pas mais j'aimerais pas trop être à leur place. Bon, chacun sa merde, hein. Les Juifs se barrent, mais nous on reste, et si on veut pas passer à la casserole, va falloir jouer serré. T'es catho, toi ? Tu vas te convertir ? Faut voir…

dimanche 11 janvier 2015

La Môme Charlie


Quoi qu'a dit ? - A dit rin.

Quoi qu'a fait ? - A fait rin.

A quoi qu'a pense ? - A pense à rin.

Pourquoi qu'a dit rin ?
Pourquoi qu'a fait rin ?
Pourquoi qu'a pense à rin ?

 - A' xiste pas.

(Avec Jean Tardieu)


samedi 10 janvier 2015

Jour ouvré (1)



Attention à ne pas regarder les cartes, quand vous entrerez dans son bureau. C'est sans doute une arnaque destinée à me faire acheter des pamplemousses de Californie. « Il n'y a pas d'Israël pour moi. »


Figurez-vous, me dit Gérard Mendelssohn, que chez moi le parquet instruit les plinthes sans même m'en parler. Je ne dis pas ça pour vous culpabiliser, mais il faut voir les choses en face : la religion n'est pas une tenue négligée. « Bref, vous pensez que les catholiques n'ont rien à craindre. »


Quand Lucien Potecher a eu vent de mon quintette en fa bémol, il a immédiatement télégraphié à Ginette pour la prévenir qu'elle allait perdre les eaux. Ce qui ne me réjouissait nullement. 


La lavandière bègue m'a encore appelé au téléphone pour me proposer des places pour une corrida halal. Toute l'influence qu'Honoré a réussi à obtenir se trouve concentrée dans ce petit tiroir. « C'est tout de même un musulman… »


Il y autant de plaquettes de beurre bon marché que de cornichons sur la côte basque. Je me souvins alors de Tanneur, du rapprochement qu'il avait fait avec l'empereur Auguste, le soir où nous avions dîné ensemble dans sa maison du Lot. Je me demande si ce n'est pas un piège tendu par un terroriste.


Paul Claudel et Marie Berthe Savarin veulent venir en amoureux passer le week-end chez moi. C'est en tout cas le résultat auquel je suis parvenu après de savants calculs. « Il y a une condition, quand-même… »


Nous nous en tiendrons au cheval, si vous le permettez. Si l'Andalouse ne prend pas part à notre jeu, il faudra, malheureusement, en venir aux mains.  Marie-Françoise nous invita à passer à table ; elle avait préparé une salade de fèves, accompagnée de pissenlits et de copeaux de parmesan.


Si les animaux à sang froid pouvaient parler, vous comprenez, une grande partie de nos affaires seraient réglées. Il a fallu que nous y mettions bon ordre : j'ai convoqué un imam pour le mois d'août et déjà l'effet commence à se faire sentir. On continue de tutoyer ses anciennes copines, c'est la coutume, mais on remplace le baiser par la bise.


Il n'en fallait pas plus pour les événements prennent un tour dramatique. Et pardonnez-moi de ne pas réussir à vous croire, mais en sortant de la messe, Rosalie a eu le toupet de ne pas dire un mot. Elle avait dû être une ravissante petite gothique, au temps pas si lointain de son adolescence.


Conformément à ses directives, nous avons pu observer la mer encore quelques heures avant d'aller souper. Les vacances ne sont pas faites pour qu'on reste ainsi sur sa faim. Le 19 janvier, dans la nuit, je fus submergé par une crise de larmes imprévue, interminable.


La prière n'en fut pas abrégée pour autant. Il est impossible que l'ami Albert ait pu l'annoncer sur ce ton.  La réception débutait à dix-huit heures, et elle avait lieue à l'Institut du monde arabe, privatisé pour l'occasion.


« Pourquoi la polygamie ? » Écoutez, me dit Charlie, si vous pensez vraiment que le monde est ainsi que vous le dites, alors je n'ai rien à ajouter à la déclaration de mon épouse. La perspective d'une partie fine ne me réjouit pas plus que ça, bien que le chauffage ait été réparé avec soin.

vendredi 9 janvier 2015

Jour ouvré (0)



Figurez-vous, me dit Lucien Potecher, que chez moi le parquet instruit les plinthes sans même m'en parler. Il a fallu que nous y mettions bon ordre : j'ai convoqué un imam pour le mois d'août et déjà l'effet commence à se faire sentir. 


Quand Gérard Mendelssohn a eu vent de mon quintette en fa bémol, il a immédiatement télégraphié à Ginette pour la prévenir qu'elle allait perdre les eaux. 


La lavandière bègue m'a encore appelé au téléphone pour me proposer des places pour une corrida halal. C'est sans doute une arnaque destinée à me faire acheter des pamplemousses de Californie. 


Il y autant de plaquettes de beurre bon marché que de cornichons sur la côte basque. C'est en tout cas le résultat auquel je suis parvenu après de savants calculs. 


Paul Claudel et Marie Berthe Savarin veulent venir "en amoureux" passer le week-end chez moi. Je me demande si ce n'est pas un piège tendu par un terroriste.


Si l'Andalouse ne prend pas part à notre jeu, il faudra, malheureusement, en venir aux mains. La perspective d'une partie fine ne me réjouit pas plus que ça, bien que le chauffage ait été réparé avec soin.


Écoutez, me dit Charlie, si vous pensez vraiment que le monde est ainsi que vous le dites, alors je n'ai rien à ajouter à la déclaration de mon épouse. Nous nous en tiendrons au cheval, si vous le permettez.


Si les animaux à sang froid pouvaient parler, vous comprenez, une grande partie de nos affaires seraient réglées. Je ne dis pas ça pour vous culpabiliser, mais il faut voir les choses en face : la religion n'est pas une tenue négligée.


Attention à ne pas regarder les cartes, quand vous entrerez dans son bureau. Toute l'influence qu'Honoré a réussi à obtenir se trouve concentrée dans ce petit tiroir.


Et pardonnez-moi de ne pas réussir à vous croire, mais en sortant de la messe, Rosalie a eu le toupet de ne pas dire un mot. Il n'en fallait pas plus pour les événements prennent un tour dramatique.


Conformément à ses directives, nous avons pu observer la mer encore quelques heures avant d'aller souper. La prière n'en fut pas abrégée pour autant.


Il est impossible que l'ami Albert ait pu l'annoncer sur ce ton. Les vacances ne sont pas faites pour qu'on reste ainsi sur sa faim.

mercredi 7 janvier 2015

Concert nocturne


On me donne une paire de mailloches. J'ai face à moi un mur de femmes ; sont-elles vingt-quatre, trente-deux, plus encore, je ne sais pas exactement. Elles sont groupées par quatre, parfois six, ou huit, sont parfois habillées, parfois en sous-vêtements, et le plus souvent souriantes, ravies d'être mon instrument. Mon solo dure une bonne heure et demie, peut-être deux heures, je me démène, je suis en très grande forme, je prends un plaisir inouï à jouer. Les parties en trémolo sont les plus agréables à administrer, par exemple en secouant les mailloches entres les seins ou entre les flancs, ou encore les glissandos sur six paires de cuisses qui résonnent comme un gamelan nacré. Je finis ma prestation en nage, je suis exténué, lessivé, mais heureux, je n'ai jamais aussi bien joué. 

Ah, la belle symphonie, quand les instruments répondent au doigt et à l'œil

Impossible de retrouver l'hôtel, et mon portable qui ne fonctionne pas à l'étranger ! J'erre dans les rues de cette ville inconnue, je suis célèbre et inconnu à la fois, euphorique, perdu, la vie est belle quand on est mort. 

mardi 6 janvier 2015

Première ligne (11)


Vous souvenez-vous du Minitel ? Moi je m'en souviens très bien. J'ai tout de suite accroché. Je ne crois plus à la gauche, ni à la droite, ni à l'Europe, l'informatique m'emmerde, je ne suis pas juif, je ne suis plus jeune, je suis pauvre, je ne regarde pas les infos à la télé, je ne lis pas les livres qu'il faut lire, et j'ai perdu mes cheveux lors d'une grande guerre dont personne n'a entendu parler. De plus en plus je trouve les pianos faux, Queffélec et Engerer ridicules, et que la seule activité humaine digne d'être reconduite est le rêve. L'impression que nous sommes en première ligne de notre vie est une illusion, c'est la raison pour laquelle nous recouvrons la réalité de paroles, car le silence nous prouverait immédiatement que nous n'y sommes pas, en première ligne, et nous obligerait à nous demander qui s'y trouve à notre place. Ceux qui savent qu'ils ne savent rien se sont retirés d'eux-mêmes, ça les rend insupportables : tout le monde attend que quelqu'un donne le la, bien que cela ne serve à rien, puisque tout le monde est sourd. À la santé du Capitaine ! 

Donc, grâce au Minitel, je n'ai rencontré ni Richard Millet, ni Philippe Sollers, ni Michel Houellebecq, ni Pascal Quignard, ni Samuel Beckett, mais j'ai rencontré Ambre, Nuages, Agnès, Malika, Nicole, Tuture, Valdécrocher, AspergeBrûlée, Bijou, Notaire, Mila, Lune, et Anna-Maria. J'ai appris à écrire, sur le Minitel. Discuter avec trois ou quatre filles en même temps, sans oublier leurs caractéristiques physiques ni leur âge ni leurs goûts ni leurs mensurations, trouver pour chacune d'entre elles des formules différentes adaptées à leur profil, les séduire, tout en démasquant les hommes (nombreux) qui se font passer pour des femmes, ça vous oblige à une efficacité maximale et à un renouvellement de tous les instants. Brune, blonde, rousse, petite, longue, complexée, endormie, hystérique, aphasique, le bateau, la cuisine et l'algèbre, vous voudriez pas en plus que je fasse le ménage ! 

Ça change tout, un mât, j'aurais jamais pensé ! Médine le rappeur nous dit "Don't Panic !" et tente, à l'aide de Pascal Boniface, de désamorcer la-peur-de-l'islam-en-France. Patric Jean nous explique, sur son blog, que « nous sommes nombreux et nombreuses à nous demander comment font les jeunes dits "des banlieues" pour se tenir si tranquilles malgré la violence qui leur est faite. Racisme institutionnalisé, ghettoïsation de la pauvreté, violences policières (dont les contrôles au faciès). » Houellebecq, ce con, jette de l'huile sur le couscous, et attise la France rance. Elisabeth picole. Les éditeurs, fidèles à leurs habitudes, vont au turbin et en rapportent de petites crottes sèches et désodorisées qu'ils empilent sur des assiettes neuves. Les meufs passent, reniflent, prennent un selfie ou deux, et vont se rincer l'utérus au mousseux en jurant sur le Coran. La première ligne de coke passe par elles entre leurs seins refaits et leur plan diététique semestriel. Nicole ne m'appelle plus. Hollande s'éclate. Piketty refuse la Rosette et moi l'andouillette. Bedos chiale et Vladimir rit. Dieu ne répond plus et le djihad se démocratise. Don't Panic !

Martyriser un Premier prix ? T'entendrais France-Culture ! Suzanne et la Comtesse sont dans la maison, je les entends depuis la baignoire. Ça me coule sur le ventre, lumière du son soyeux, joie du bon goût sans partage, ombres heureuses, phrases liquides comme des mains jointes dans la prière. Nous sommes dans un château de lumière, la tête dans le triangle aux odeurs, prêts pour le voyage immobile, torrents, roches, prairies, vaches, danseuses, éclats du vide qui revient par derrière, et nous nous allongeons sur l'herbe, près du grand lac, le soleil par-dessus. Je suis contre elle, elle est contre moi, ça y est, je retrouve sa voix, la chaleur de ses seins, dans le refuge du Parmelan, avec les autres, puis immédiatement au bord du Thiou, la nuit, sous un pont, on regarde l'eau, mais ce n'est plus seulement de l'eau, bien sûr, c'est le temps qui se coule en nous comme un serpent de feu, qui nous ouvre des yeux au-dedans, des yeux perdus, agrandis, sous perfusion, Terry Riley son coupé, vitamines au bout des doigts, on se touche, mais ça touche ailleurs, plus loin, plus près, bout touchant du but en expansion, le sexe dans l'iris, la parole fondue, en magma, qui vient nous surprendre quand on se tait en apnée, ah, la belle nuit, Christine, on ne sait même plus qu'on s'aime, ni qui tu suis ni que je es, on a la vie déjà passée en mémoire vipérine qui passe de l'un à l'autre comme si nos mémoires communiquaient, j'ai très soif, j'ai très peur, mais tu ris, tu ris, et je m'étouffe de rire, sans avoir ouvert la bouche, quand je tombe en toi comme une cascade remontant à la source, ah, la belle nuit interminable, courte comme la pointe d'une épée, concentrée en un cri dilaté qui dure et dure et dure, qui coule sur ton ventre et me fait débander. 1972, année merveilleuse et qui dure encore, en première ligne. C'était bien, le LSD. 

samedi 3 janvier 2015

Comment je n'ai pas rencontré Richard Millet


J'ai tort. Tout le monde me l'a dit, tout le monde me l'a redit, tout le monde le pense, tout le monde l'a pensé, et continuera de le penser, même après avoir lu cet texte. Ça ne se discute pas, j'ai tort. Et, de fait, je regrette de ne pas avoir rencontré Richard Millet, même si je regrette de le regretter, ce qui, personnellement, me suffit. Si je l'avais rencontré, je regretterais peut-être de l'avoir rencontré, mais je ne pourrais pas regretter mon regret et, de mon point de vue, il est bien préférable de regretter son regret que de regretter une rencontre. 

D'ailleurs, à y bien regarder, est-il vrai que je regrette mon regret ?  Ce n'est pas si sûr. Le regret de mon regret de ne pas l'avoir rencontré est tout de même ce qui me constitue profondément, on ne peut pas le nier. Si donc je l'avais rencontré, si cette rencontre m'avait privé de la possibilité de regretter mon regret, serais-je autant à même de me demander si j'ai bien fait de le rencontrer, serais-je même autorisé à me poser la question, tellement ceux qui me connaissent pensent que j'aurais dû le rencontrer, qu'en refusant de le rencontrer je me suis laissé allé à ma pente naturelle qui est de regretter ce que je n'ai pas fait, mais aussi ce que j'ai fait, ce qui fait que de toute façon, le regret étant la clef de voûte de mes motivations et de mes déceptions, le rencontrer n'aurait pas ajouté quoi que ce soit à ma déception, même en admettant que cette rencontre fût décevante, ce qui n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, sans plus. 

Mais je vois bien ce que certains sont en train de penser silencieusement : que si je ne l'ai pas rencontré, c'est uniquement pour pouvoir dire que je ne l'ai pas rencontré, pour en tirer partie, ou profit, et pour pouvoir écrire un texte où j'expliquerai comment je ne l'ai pas rencontré et pourquoi. Je ne peux pas leur donner tout à fait tort, à ceux-là, mais je tiens cependant à faire valoir que si je l'avais rencontré, j'aurais certainement écrit un autre texte pour dire comment j'avais rencontré Richard Millet, et pourquoi, et même pourquoi je n'avais pas renoncé à le rencontrer, malgré toutes les bonnes raisons qu'il va de soi que je connaissais déjà à ce moment-là et qui me poussaient à ne pas le rencontrer. 

Non, la vraie raison de cette non-rencontre n'est donc pas un banal intéressement aux non-résultats qui en ont immanquablement résulté, aux fameux bénéfices secondaires des ratages et autres faux-pas et vrais-lapsus dont je ne me suis pas privé dans ma vie, vous pouvez me croire sur parole. Alors quoi ? La trouille, la pétoche, les jetons, la timidité, la passion de la routine, la flemme de sortir, l'angoisse de la nappe blanche, le plaisir de décevoir, une forme perverse d'orgueil exacerbé, un feuilleton à la télé, le manque d'essence dans la voiture, une maladie pas sexy, une autre raison encore, inavouable ? La facilité consisterait à affirmer : un peu de tout cela sans doute. On noie le poisson, on noie le carburateur, et on referme les volets, une pomme et au lit, circulez, y a rien à voir. Mais ce n'est pas le genre de la maison. Ici, on aime bien affirmer qu'une chose et une seule est responsable de tout, quitte à se tromper, quitte à se ridiculiser. 

La vraie raison qui fait que je n'ai pas voulu rencontrer Richard Millet, c'est qu'il me fallait à tout prix donner raison à La-Merveilleuse Guilaine Depis. En effet, notre Merveilleuse affirme qu'elle a plus souvent rencontré Richard Millet, Christine Angot, Amélie Nothomb, Alain de Benoist, Pierre-Guillaume de Roux, et Robert Redeker, que moi. Il est très important, pour la bonne marche du monde, pour sa stabilité, pour la Paix, que les faits ne donnent pas tort à La-Merveilleuse, il est très important que le monde tourne selon l'axe qui a poussé au centre du café de Flore, à Saint-Germain-des-Prés, Paris, France. On ne saurait impunément perturber la Loi florienne, descendue dans le 6e arrondissement de notre belle capitale des Arts et des Lettres, et qui s'est posée sur le front de La-Merveilleuse « qui est page 30 du Sibélius de Millet » et qui « connaît par cœur » les livres de Christine Angot. Il est possible que tout le monde s'en foute, mais moi j'ai une haute idée de ma responsabilité morale. La-Merveilleuse défend les couleurs de Juppé, pour 2017, on voit par là de quelle importance est son rôle dans la vie intellectuelle et politique du pays. Il n'est pas dit que ce sera par moi que Juppé aura chu. Soyons simples : Juppé est le Père, Guilaine est son Moïse. Et puis, si j'étais cynique, je vous dirais aussi que lorsque La-Merveilleuse aura été élue à l'Académie française, en compagnie de Joey Starr et de Rokhaya Diallo, elle aura peut-être quelque indulgence pour moi, allongé sur la passerelle des Arts en train de lui tendre ma sébile puant la vinasse et la cochonnaille…

mercredi 31 décembre 2014

Résumé de l'année 2014


Si je devais résumer mon année 2014, je pense que je me contenterais d'un des derniers polèmes des Kagi & Kagi, celui qui s'intitule
Créchi-Créchaphobe.

Après que l'âne a chaviré,

C'est le bœuf déséquilibré

Qui a tourné son cul vers la

Mec.

Les Larmes ascendantes


On n'a pas assez remarqué que le 21 décembre dernier, premier jour de l'hiver, avait été consacré "journée mondiale de l'orgasme". À peu près au même moment, des déséquilibrés se sont mis un peu partout à foncer sur les passants avec leurs automobiles, ou à les agresser au couteau, à la machette ou à la chaîne de vélo. Au moment de passer à l'acte, pour se donner du courage, ils criaient « alaouaque bare » ou quelque chose d'approchant. Évidement, tous les islamophobes enregistrés en ont profité pour prétendre que les crieurs orgasmiques étaient en relation avec une certaine religion inventée six siècles après le christianisme par un certain Ma Omet, ce qui est bien sûr absolument faux. Je les comprends très bien, moi. Quand je passe à l'acte, j'écoute au préalable la voix de Barbara Schlick, pour me donner du courage. Enfin, je veux dire, chacun son truc, merde. Vous voudriez quoi ? Qu'ils se mettent à gueuler : « À l'attaque ! » comme quand enfants nous jouions aux cowboys et aux Indiens ? Juste avant l'orgasme, je suis désolé, mais on fait ce qu'on peut ! J'en connais qui bavent, d'autres qui appellent leur mère, d'autres encore qui récitent un rosaire, et j'ai même connu une femme qui avait toujours un vers de René Char à la bouche, dans ces moments-là. Tout cela est éminemment privé, et ne regarde personne. La sainte Laïcité est à ce prix et me contredire à ce sujet n'est pas une opinion…

Il va de soi que nous entrons tout simplement dans le Grand Déséquilibre Général. Il est donc tout à fait normal que des individus qui seront de plus en plus nombreux se jettent à corps perdu dans cette nouvelle danse qui va, en quelques mois, devenir nationale, puis continentale, et qui finira sans doute par être mondiale. La mode va si vite, de nos jours ! Ces valeureux pèlerins font seulement monter les larmes vers le ciel, ce qui est bien la moindre des choses, dans le monde qui est le nôtre, ce monde qui n'est pas une opinion mais un délit.

Il y a quelques années, j'avais essayé de lancer la journée du Clitoris gelé, mais je dois admettre mon échec. Certains esprits chagrins ont pourtant prétendu que cette journée était curieusement concomitante avec la destruction des Twin Towers de New-York, mais cette concomitance était purement fortuite, il serait facile pour moi de le prouver. Toujours est-il que l'idée d'un Déséquilibre turgescent est née à cette époque-là. Il est possible qu'il soit plus adapté de parler d'hystérie que de turgescence, mais le clitoris et les gratte-ciels américains, saloperie de bordel de merde à queue, c'est tout de même pas une descente de lit sale ! Bref, il y a des bides dont on peut se vanter, comme je dis toujours à Léonie pour me donner du courage.

J'espère que vous connaissez la différence entre un stalactite et un stalagmite. Toute la question est de savoir si ça monte ou si ça descend. Les braillards pré-orgasmiques ne font pas la différence : ils voient un manche dressé devant leurs yeux et ils actionnent la trompe à postillons. Les de Souche, n'aimant pas les postillons, se mettent aussitôt en position de moines arctiques et sacrificiels, ce qui, évidemment, agace et effraie prodigieusement les adorateurs du Grand Stalagmite doré. On ne peut évidemment pas prétendre que l'orgasme qui en résulte soit de première qualité, mais, faute de grives, on mange des merles.

Quand j'étais petit, j'aimais beaucoup jouer de l'orgue. Tous ces grands tuyaux qui montent vers le ciel, ça m'inspirait et ça me donnait du courage. J'aurais bien aimé avoir de l'asthme, pour compléter le tableau, mais mon Dieu n'a pas voulu que j'arrive au Paradis par cette voie là. Alors, chaque année, à l'Ascension, je souffle sur le monde pour le pousser vers la plus proche sortie et je remets sur le tourne-disque le scherzo du quatuor avec piano de Robert Schumann. 

lundi 29 décembre 2014

Première ligne (10)


La musique qu'on entendait le plus fréquemment à la maison, c'était les Polonaises de Chopin, ces musiques tellement chargées, gorgées de nostalgie et de chevalerie, puissantes, vocales et pianistiques à la fois, dansées et plantées dans le sol natal, hurlantes et brûlantes, viriles et effusives. Il y avait là à l'évidence une fascination pour la force, du père et par le père. Toute cette main gauche, toute cette terre collée aux semelles, qu'il faut soulever à chaque pas ! Aller… Se courber et avancer, malgré tout ce qui nous cloue au sol, malgré le vent, malgré la torture des souvenirs, malgré le temps qui pèse de tout son poids, malgré le corps qui veut se dérober, malgré l'effroi. Repensant à ce qu'on entendait là, à la Fuly, je sais qu'il s'agit de l'intersection exacte de l'enfance et de la mort, dans ce qu'elle peut avoir d'exaltant.

Recouche-toi, poupée. Tout va bien, c'est un rêve. J'accouchais d'un oiseau, tu te rends compte, d'un oiseau ! Rendors-toi, ce n'est qu'un rêve. Un oiseau, quand-même… Oui, un oiseau, viens là… Je l'entends pleurer doucement, elle me tourne le dos. Je fais semblant de dormir.

D'exaltant et de terrifiant. Dans la vieillesse, on retrouve le cœur de l'enfance, ce fruit qu'on n'a pas digéré, dont le goût acide revient nous tourmenter sans fin. Pourquoi faut-il toute une vie, toujours, pour revenir au goût, à la source fraîche et claire, à la prière, pourquoi faut-il avoir perdu tout ce temps à partir et repartir sans cesse, pourquoi attendre d'avoir oublié pour savoir ce qui était là, pourquoi cette attente est-elle la seule vraie sagesse, pourquoi le temps, pourquoi le détour, l'infini détour, l'égarement, la solitude, pourquoi le chant des oiseaux, qu'on n'entend plus, qui revient en rêve, dans un visage de femme ?

Nous avons écouté le commencement de la Saint-Matthieu. La voix de Barbara Schlick, cette lumière qui perce la ténèbre, elle a des larmes dans les yeux, la nuit tombe, droit vers le sol, comme un arbre qui retrouverait sa place après le grand hiver, c'est un énorme vaisseau qui entre dans l'eau, c'est le temps lui-même qui laisse le passage, qui s'ouvre : on entend des enfants dans la fournaise. C'est le monde qui recommence.

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samedi 27 décembre 2014

Callet-Missard ou La vie comme sur Facebook


J'ai vu tout à l'heure que Philippe Cassard m'avait ôté de ses amitiés facebookiennes. Je ne peux pas dire que j'en sois surpris, ni attristé. Un homme qui "admire" François Hollande ne peut pas m'être indispensable ou, s'il l'est, c'est à son corps défendant. J'étais en train, dans mon bain, d'écouter son émission Notes du traducteur, toujours passionnante émission d'ailleurs, au cours de laquelle, aujourd'hui, il a parlé de cinq livres ayant paru récemment. Après un livre d'entretiens de Jonathan Cott avec Bernstein, comme il diffuse la Cinquième de Sibelius, je me dis qu'il va en profiter pour faire la transition avec le livre de Richard Millet sur le compositeur. Hélas… Un Cassard ne parle pas d'un Millet ! Prononcer son nom, même, serait certainement pour lui une souffrance intolérable. À la place il a dit beaucoup de mal d'un livre de Jean-Michel Molkou que je vais m'empresser de lire, avec avidité, comme j'avais lu le premier tome de ses Grands Violonistes.

jeudi 25 décembre 2014

Première ligne (9)


Je suis ce que j'étais. Les chaussures d'homme doivent toujours avoir des lacets. Tout s'est passé semble-t-il entre 1972 et 1976. Sais-tu qu'un des premiers livres de Ludwig Feuerbach s'intitulait L'Homme est ce qu'il mange, le mystère du sacrifice ? Celui qui ne veut rien est pauvre, qui est le premier d'entre tous. Nous avons mangé, en ces années-là, pour mille ans, il ne nous reste plus qu'à ne pas vouloir. À cela nous nous appliquons sans répit, depuis, mais avec bien des difficultés, il faut le reconnaître. Puis que vous ayme, il fault que je vous die. L'ancien subjonctif de dire s'écrit de la même façon que le "die" anglais, mourir. Il a dit :  « Je suis celui qui suis. », Il n'a pas dit : « C'est moi. », c'est à cela qu'on le reconnaît. Je suis ce que j'étais, et je puis davantage

Je crois que mon problème, comme on disait dans ces années-là, c'est qu'il faut toujours que je die à celle que j'aime que je l'aime. Si j'avais pu me taire, si j'avais su la fermer, la boucler, comme ma vie aurait été simple, vivante, allègre, heureuse, tranquille, cool. Surtout que, je ne sais pas si vous avez remarqué ce léger problème, mais quand on dit, en général, c'est déjà fini. Le dire et le faire sont dans deux temps contigus qui ne sont pas du tout synchrones. L'expression, c'est même exactement ça. Exprimer, donc sortir quelque chose de soi, c'est le faire advenir à la parole, et en même temps, le sortant de soi, le faire mourir, le faire désadvenir. Dire et faire, ça ne peut pas être simultané. Je me rappelle cette amie que j'avais emmenée promener au Parmelan, au-dessus d'Annecy ; nous sortions de la forêt, et elle n'arrêtait pas de dire : « Comme c'est beau ! Comme c'est beau ! J'adore ce paysage, vraiment ! Mon Dieu, comme c'est beau… » Elle n'arrêtait pas de parler. J'ai dû la faire taire. Mais du coup, elle aimait beaucoup moins le paysage, ne pouvant plus dire qu'elle l'aimait…Ça vous semble contredire ce que j'essaie de vous expliquer ? Alors c'est que vous n'avez rien compris. 

Mais que s'est-il passé durant ces quatre années ? Je crois qu'il s'est agi de quatre années durant lesquelles je n'ai à peu près rien dit ; entre l'adolescence et l'âge adulte, il y a eu ces années de silence. Je voulais qu'on me croie intelligent et j'avais remarqué que ceux qui ne parlent pas bénéficiaient d'une prime à l'intelligence.

Nixon, vous vous rappelez ? Nixon et Mao. Nixon et Brejnev. Pat Nixon ouvrit les bibles de la famille au livre d'Ésaïe 2,4 qui indiquait « Ils forgeront leurs épées en socs de charrue ; et leurs lances en serpes » Quelques douze années auparavant, j'avais été le témoin du retour de la guerre d'Algérie, en pleine nuit, de mon frère. On m'avait réveillé, et j'avais découvert le bidasse qui m'avait expliqué la différence entre les FM et les PM et offert son ceinturon avec lequel, des mois plus tard, j'allais rouer de coups un camarade, au sous-sol de la maison familiale. Cette nuit-là, c'était comme une espèce de Noël, avec ce grand Jésus qui apparaissait soudain dans ma crèche. En général, ce sont les cadets, qui arrivent et s'ajoutent à la famille, mais dans mon cas, c'était l'aîné. Mais d'où venait-il, lui, de quelle nuit étrange, exotique ? Il était beau mais il ne parlait pas beaucoup, en tout cas pas de ce qui s'était passé là-bas, mais peut-être est-ce seulement parce que nous n'avions aucune réelle question à lui poser à ce sujet. Je le voyais faire de la corde à sauter en soufflant consciencieusement, et aller frapper dans un sac de sable suspendu dans la cave des vins. La boxe, les filles, le rock-and-roll, et le chewing-gum, il vivait à l'américaine. Pas nous. À vrai dire, c'est un peu comme si ce frère n'avait jamais été mon frère de sang, mais que mes parents l'avaient adopté sur le tard. Il semblait nous venir d'ailleurs.

Quand on se tait, forcément, on écoute un peu mieux. Quand Jésus trace des signes dans le sable, il écoute le monde lui parler en vérité. Ce n'est pas que dire empêche d'entendre, mais vouloir dire fait mourir en nous un savoir très particulier, le savoir qui nous relie au présent à travers l'insensé éclatant qui en jaillit malgré nous, malgré notre présence opaque. Je suis ce que j'étais mais je n'étais pas ce que je suis qui suit celui que j'étais. J'ai la voix qui s'éraille, déjà. Ce que je voudrais pouvoir faire c'est écrire et décrire, d'écrire ce qui advient à travers la vie qui s'enfuit, plus vite que nous, comme Proust a écrit son œuvre en se décrivant ne l'écrivant pas. J'ai des voix, tout le monde a des voix, en soi, des voix qui voient mieux que nous les voies que nous foulons sans les connaître autrement que par l'effort qu'il nous faut produire pour nous y déplacer, en retard toujours, je n'ai pas une voix, j'ai des voix, qui sont des jambes, qui me portent d'un pas sur l'autre, des pas aux abois, des voix qui voient loin, qui sont des lois sans pouvoir, sans vouloir, dans le double-échappement du vivant, dans le double-silence qu'on nous enfonce dans la gorge, jusqu'à l'étouffement dernier. La passacaille comme destin ; je passe, et repasse, dans la rue, mais ce n'est jamais chez moi, nulle demeure où m'arrêter, je suis fatigué. Que ce soit commencer ou terminer, c'est ce qui est impossible. La douceur et la tendresse, n'est pas Jésus qui veut… On se réveille un 25 décembre au matin, et ce n'est plus Noël, il n'y a plus de sapin, plus de crèche, il n'y a aucun bruit dans la maison, en bas, à la cuisine. On a beau mettre l'Oratorio de Bach à plein tube, ça ne marche plus. Même les fantômes sont absents. Pendant la nuit, une grande vague a tout emporté, elle a creusé dans le monde un trou si vaste que le monde s'y est engouffré tout entier, avec les souvenirs, avec les odeurs, avec la présence, avec le chien, avec l'amour ; on a encore des images au mur, mais ce ne sont que des images. La grande muette. Je suis celui que j'étais.

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mercredi 24 décembre 2014

Joyeux Noël !


(Merci à Arnold Schönberg pour avoir composé cette petite merveille…)




Vers une heure du matin de cette nuit de Noël, une belle jeune fille de Bruxelles a eu ce beau cri du cœur chrétien qui m'a ému aux larmes : « Vive le petit Jésus, Dieu d'amour ! Joyeux Noël à tous ! »


dimanche 21 décembre 2014

Première ligne (8)


Tu as vingt minutes. Pardon ? Tu as vingt minutes. Comment ça j'ai vingt minutes ? Tu as vingt minutes pour me faire jouir. Ah oui, bien sûr. Je regarde ma montre. Je pense au coup de poing que Daniel avait donné à mon père, à cause des œufs à la coque. Un coup de poing pour une histoire d'œuf à la coque ? Bien sûr ! Une droite. Comment ça, était-le soir ou le matin ? Plutôt le soir. Mais où était maman ? À Paris, peut-être. Une droite ou un uppercut ? Plutôt une droite. Mais il est dingue ou quoi ? Vingt minutes ? Oui, vingt minutes, c'est le temps qu'il faut, paraît-il, pour qu'une femme jouisse. 

On regardait notre montre, en ce temps-là. On avait des montres, en ce temps-là  Sortir sans sa montre était chose presque impossible. Le téléphone a remplacé la montre. On était relié au temps, mais pas branché sur les autres, on ne vivait pas en symbiose avec les femmes, mais c'était le seul sujet, la seule vraie réalité, pour les hommes, puisqu'elles n'étaient pas là, en permanence, avec nous. On ne pénétrait pas dans la douche, dans les vestiaires, dans les toilettes, dans le dortoir des filles. La mixité, je ne l'ai connue qu'en quatrième, et tout a changé à ce moment-là. J'étais assis au deuxième rang, en cours d'anglais. Le professeur, qui s'appelait Simone Desrobert, je jure que je n'invente rien, m'a humilié parce que je tripotais sans arrêt le soutien-gorge de la fille qui était devant moi. Elle m'a traité comme un chien, comme le fils de bourgeois qu'elle avait à sa portée, qu'elle allait pouvoir réduire en bouillie. Simone avait évidemment de gros seins, évidemment des lunettes, et n'était pas très belle. Elle était aussi empotée avec son corps que le professeur d'allemand, elle, était naturellement jolie, distinguée, élégante. Elle aussi avait de gros seins. J'étais très bon en allemand, nul en anglais. Ma mère était venue la voir pour la remercier, lui dire que je l'aimais beaucoup, comme si Fraulein Saulnier avait besoin de ma mère pour s'en apercevoir. Quand elle nous a appris les prépositions allemandes, elle a eu l'idée de les associer à des gestes simples. La seule préposition que je n'ai jamais oubliée, c'est "zwischen". Au moment où elle prononçait zwischen, elle mettait sa main, perpendiculaire à sa poitrine, les doigts pointés vers son menton, entre ses deux seins. Sa main comme un couperet, comme une frontière, comme un mur infranchissable, entre ses deux gros seins. Elle portait un pull-over en mohair vert pâle. Simone, elle, avait une grosse verrue sur le menton. Elle était sortie avec un des musiciens du groupe Soft Machine, qui était très célèbre à l'époque. Sa manière de prononcer le "machine", avec un "e" à la place du "a" et l'accent très long sur le "chine" me semblait grotesque et je l'imaginais avec son amant anglais, drogué, forcément, dans des sonorités tournantes d'orgue Hammond B3. Oui, la machine molle, c'était bien Simone, molle Simone à la voix de fumeuse et aux lunettes aussi grosses que ses seins. Ils étaient venus au Poulet à Gogo, une boîte de jazz, les Anglais, et j'avais écrit un texte sur le concert qui avait épaté Simone, Simone qui, du jour au lendemain, s'est mise à me mépriser avec plus de discrétion. Moon in june. C'était l'époque des lights shows, avec Bill Ham, c'était l'époque où l'on nous a mis brutalement en contact avec l'espèce féminine, l'époque où l'on avait les cheveux aussi longs que les femmes, l'époque des machines molles, qui avaient encore des odeurs, l'époque des fondus-enchaînés et du thé au jasmin, où tout, absolument tout, puait le patchouli, une époque où l'on ne disait pas qu'il était "vingt-trois heures", mais "onze heures du soir", une époque où l'on partait encore en vacances en Afghanistan. 

Christine était montée à l'arrière de la moto de ce ML (marxiste-léniniste), après la manif, et j'ai bien compris qu'il se passait quelque chose. Il était brillant, mignon et je crois qu'il avait l'accent du sud. En plus il était drôle, contrairement à moi. On n'osait rien dire de peur de passer pour un con. Il fallait souffrir en silence. Que de fois j'ai dormi seul, à l'appartement, alors qu'elle se trouvait dans une autre chambre avec un autre. Andrea, l'Italien qui se la jouait Brigades rouges, ou plutôt, je crois, Prima Linea, essayait de venir dans le grand lit avec moi et je le virais à grands coups de pieds. Tenace, il s'endormait par terre près du lit… C'est la première fois que j'ai entendu quelqu'un ronfler. Il était très laid, petit, portait une moustache ridicule, et était déjà atteint d'une calvitie précoce qui le rendait pathétique. Mais comme il était plus vieux que nous et qu'il était auréolé de cette légende de terreur, il nous faisait chanter Bella Ciao sans que nous ne nous sentions trop ridicules. C'était l'époque où la bande à Baader et Carlos faisaient rêver. Le chef de la cellule à laquelle j'ai appartenu quelques semaines voulait me casser la gueule parce que j'avais couché avec sa copine, et m'avait exclu pour "petit-bourgeoisisme". Faire du jazz était considéré par eux comme une activité contre-révolutionnaire. J'avais rédigé quelques tracts, et j'allais régulièrement, le jeudi soir, rejoindre le Théoricien, au buffet de la gare, qui venait nous lire la bible, (au choix, Marx, Engels, ou Lénine) attablé devant ses inévitables francfort-frites. Pauvre type, quand j'y pense, à peine plus âgé que nous, qui venait de Montbéliard pour nous évangéliser, en pure perte évidemment, et qui devait passer ainsi de buffet de la gare en buffet de la gare à réciter son catéchisme à des couillons qui n'y comprenaient rien. Il n'avait pas l'air de s'amuser, celui-là. « Matérialisme et empiriocriticisme », dont je n'ai jamais pu dépasser la douzième page, était par exemple au menu. Parfois je me demande ce qu'on a bien pu retenir de tout ça et je regarde avec un certain vertige tout ce temps dépensé à rien, mais, dans le fond, j'ai de très bons souvenirs de cette époque de fous. J'aimais beaucoup le son de la basse de Hugh Hopper, et aussi Ludwig Feuerbach. Comment a-t-on pu autant s'amuser dans une époque totalement dépourvue d'humour ? 

À la maison, il y avait le deuxième étage. Le deuxième étage, c'était une chambre mansardée, avec, à côté, un immense galetas, dans lequel plusieurs territoires étaient assez nettement délimités, une petite pièce sous les combles, et une sorte de bar aménagé sur le palier, au sommet de l'escalier. Une fois passée la porte qui séparait le deuxième étage du reste de la maison, on était dans un autre monde. Accéder au deuxième étage était le signe de l'émancipation, dernier stade avant la sortie définitive dans le monde extérieur. Dormir au deuxième étage, c'était ne pas entendre ce qui se passait dans le reste de la maison, ne pas entendre les bruits du petit déjeuner à la cuisine, par exemple, pouvoir dormir jusqu'à midi, pouvoir amener sa petite amie, écouter une autre musique que celle du père, et même pisser par la fenêtre, directement sur le toit, pour ne pas avoir à redescendre aux toilettes du premier. Et ça laissait le temps de faire le ménage si l'on entendait les pas d'un intrus dans l'escalier. 

L'impunité de la laideur, c'est avec Andrea que je l'ai ressentie pour la première fois. On lui aurait tout passé, grâce à son aspect de gnome inoffensif. Et il avait parfaitement compris comment il lui fallait en jouer avec nous. Les années 70, c'est d'abord cela, ce basculement des normes. Il était pédé, laid, étranger. Tout ce qui, quelques années seulement auparavant, aurait pu déclencher un mouvement, sinon de rejet, du moins de recul ou de méfiance, était désormais un viatique, un brevet de sainteté — à condition toutefois que l'individu soit encarté à gauche, mais le contraire était aussi fréquent qu'un cyclone dans les montagnes savoyardes. 

Après le coup de poing, on m'avait emmené précipitamment au deuxième étage. On pouvait donc y avoir accès exceptionnellement, grâce à un événement non répertorié dans le grand livre familial, qui mettait la maison sens dessus-dessous. La beauté et la laideur ont changé de statut, dans ces années-là. Si l'on pouvait désormais donner des coups de poings à ses propres parents, il allait de soi qu'on pouvait par la même occasion remettre en question les canons du beau et du laid. Quand j'avais dix ans, ou douze ans, et qu'avec mes copains nous nous promenions en ville, le but caché de ces déambulations apparemment insensées était de croiser la beauté. Et la beauté était unique, ou presque. Dans une ville de quatre mille habitants, il y avait UNE belle fille, parfois DEUX, mais pas plus. Tout le monde la connaissait, les connaissait. Elles étaient dûment répertoriées, il n'y avait aucune discussion à ce sujet. Je suis désolé de le dire aux âmes sensibles, mais c'était ainsi : les mochetés se cachaient ou, pour le dire autrement, les monstres étaient montrés en tant que monstres, il existait des endroits, pour ça. Et tout à coup, on s'est mis à croire que toutes avaient de la beauté, une certaine beauté, une singularité, une personnalité (on parlait comme ça…), qu'il était non seulement licite de ne pas cacher, mais même qu'il fallait la montrer, la mettre en avant, la revendiquer, et, pourquoi pas, même, en être fier ! On a pris ça comme un coup de poing en pleine figure, et toutes les mochetés de la terre sont sorties au grand jour, et on s'est mis à les trouver belles. Et c'était loin d'être faux ! Combien, parmi toutes ces jeunes filles, qui étaient auparavant reléguées dans des pièces obscures, sont allées au soleil, ont bronzé, ont laissé voir leurs ventres, leurs poitrines, leurs fesses, leurs pieds, leurs cheveux, que très souvent elles avaient magnifiques ! On n'en revenait pas. Le baroque faisait un retour imprévu parmi nous et il avait la séduction de la vraie nouveauté, comme tout ce qui a déjà existé. La porte séparant les maisons bourgeoises des deuxièmes étages avait été ouverte en grand, et l'on voyait descendre des galetas des merveilles exotiques, cubistes, tordues et offertes, dont les odeurs inconnues nous réveillaient les sens et nous affolaient d'espoir : tout devenait possible, en effet, chacun pouvait désormais créer son propre canon, il suffisait pour cela de montrer l'immontrable, de dévoiler, d'ouvrir les placards, de désaccorder les instruments, de les faire jouer à l'envers, de préférer le bruit au son, le déchet à la pièce noble, le cadre au sujet, la nuque au regard et le cul au visage. Je confesse ne pas avoir été le dernier à pousser à la roue.

En vingt minutes, les œufs sont durs !

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jeudi 18 décembre 2014

Première ligne (7)


Que s'est-il passé avec les demoiselles d'Avignon ? Et avec celles de Paris, d'Annecy, de Genève ? Le puritanisme prend des formes toujours différentes. Aux confins du désir se tient un griffon patibulaire qui agite une pancarte sur laquelle est inscrit le signe égal. Le vieux conflit était jadis la source à laquelle la vie se régénérait, il est aujourd'hui pourchassé comme le sanglier furieux qu'il peut être parfois. 

Quand Christine a obtenu de son père un magnifique appartement près du Lycée Berthollet, tout a  changé. Nous habitions auparavant une petite chambre, rue du Lac, au domicile d'une vieille dame chez qui j'étais obligé de me faufiler chaque jour en douce pour parvenir au saint des saints.

Toujours cette petite chambre, sombre, bleue, ou brune, je ne sais plus, le lit, la table, un lecteur de cassettes Philips, les toilettes, je ne sais même plus si les toilettes étaient à l'extérieur ou dans la chambre. Est-ce qu'on se désirait ? Est-ce qu'elle me désirait ? Peut-être… Impossible de savoir, c'est trop loin. Ou alors ça n'avait pas de réalité ; cette question n'avait pas d'importance pour moi, c'est plutôt ça. Je l'aimais, ou en tout cas j'en étais persuadé. Aujourd'hui, je ne parviens même plus à croire que c'est possible. Je veux dire : techniquement possible. Comment faisait-on ? Comment ma mère m'avait-elle  laissé partir de la maison alors que je n'avais que seize ans ? Il y avait un café, au coin de la rue, un café assez vaste, avec peu de monde à l'intérieur, un beau café, en face du Prisunic. La rue du Lac est une petite rue qui part du lac qui arrive à la cathédrale, une petite rue tranquille, un peu solitaire, même si elle se trouve en plein milieu de la ville. On habitait juste au-dessus de la Crémerie du Lac, une crémerie assez célèbre, dans cette ville, dans laquelle les gens venaient parfois de loin car on y trouvait des fromages dont la qualité était réputée. Le Prisunic s'appelait, je me rappelle très bien, Printania. Plus jeune, on venait à la ville, avec ma mère, faire des courses à Printania. C'était tout petit, mais elle avait trouvé le moyen de me perdre, là, et j'avais été terrorisé, comme tous les jeunes enfants que les parents perdent dans un magasin qui leur semble immense. Quand je dis terrorisé, c'est vraiment terrorisé. Maman m'a perdu… Elle a perdu son petit. Va-t-elle le chercher ? On prenait le train, et on venait tous les deux à la ville. J'adorais prendre le train avec ma mère, j'adorais ça.  Est-ce que ma mère a rencontré Christine ? Je ne sais plus. À cette époque-là, elle travaillait, c'est la seule période de sa vie où elle a dû travailler. Son mari, mon père, venait de mourir, et elle a tenu la pharmacie, quelque temps. Un jour, c'était encore avant la chambre de la rue du Lac, nous avons pris le train, Christine et moi, de la grande ville vers la petite ville, nous avons fait le trajet inverse de celui que j'avais fait avec ma mère, et nous sommes allés à la maison, chez moi, chez mes parents, chez ma mère. Ma mère ne supportait pas que nous disions "chez moi". Nous devions dire : "chez nos parents", ou "à la maison", mais pas "chez moi". Bref, c'était l'après-midi, on arrive à la maison, on va dans ma chambre, il n'y a personne à la maison, nous sommes tous les deux, Christine et moi, c'est au tout début de notre histoire. Je commence à la déshabiller, elle se laisse faire, on est dans ma chambre, elle est allongée sur le lit, sur le couvre-lit, elle est nue, ou presque, et moi je suis encore habillé. À ce moment-là, le téléphone sonne. Nous avions deux téléphones. Un en bas, dans le hall, près de l'entrée, et un à l'étage, dans la chambre des parents, ou était-ce dans le hall à l'étage, je ne me souviens plus. Avant d'aller répondre, je demande à Christine de rester comme elle est, allongée, nue, sur mon lit. C'est la première fois de ma vie que je vois une fille nue, je veux dire, nue pour moi, que j'ai déshabillée moi-même, et qui s'est laissé faire, et ce coup de téléphone, c'est une catastrophe, vraiment. C'est ma mère qui vérifie que je suis à la maison, oui, maman, je suis là, oui, tout va bien, tu es à la pharmacie, oui, je sais, restes-y, surtout, prends bien ton temps, fais ce que tu as à faire, tout va bien. Et je me précipite à nouveau dans ma chambre où bien sûr Christine n'est plus nue. Elle n'allait pas rester, comme ça, à m'attendre, à poil, comme un fruit abandonné sur le lit à une place de ma chambre, pendant que je parlais au téléphone avec ma mère, non, ça ce n'est pas possible, bien sûr, je le savais, même si elle m'avait promis le contraire. Elle ne s'est pas rhabillée, non, mais elle s'est glissée dans les draps. Elle me dit que je dois me déshabiller aussi, et que je dois la rejoindre. La rejoindre… Je n'ai jamais encore fait l'amour à une fille, enfin, pas vraiment, pas en mettant mon sexe dans son sexe. J'ai du mal à le croire moi-même, mais je ne suis même pas certain de savoir à ce moment-là comment on fait. Toujours est-il que je me mets sur elle, tout va très vite, mais alors vraiment très vite, et je reste là, planté comme une andouille, tétanisé. Elle me sourit. Je n'ai même pas fait attention à elle. Au bout d'un assez long moment, elle me dit à l'oreille que c'était bien mais que… je n'étais pas au bon endroit. Comment ça, pas au bon endroit ? Comment ai-je pu me perdre en route ? Mais, pas au bon endroit, comment ça ? J'étais où ? Alors elle me montre…

Nom d'une pipe, il ne suffit pas d'aller entre les cuisses d'une femme, il faut en plus trouver son sexe, se mettre à l'intérieur, enfin c'est tout un ensemble, comme dirait l'autre. Je me suis senti comme avec le short prince-de-Galles sur le terrain de rugby. Mais pourquoi donc est-ce que personne ne me prévient jamais AVANT ? Les autres ont tous l'air d'être au courant, qui les a prévenus ? Toujours cette sensation que je ne comprends rien à la vie, qu'elle ne parle pas la même langue que moi, ou que mes parents se sont trompés en me mettant dans ce monde-là. Comme c'est étrange, vraiment !

Évidemment, ce ne sont pas les jeunes gens d'aujourd'hui qui auraient ce genre de problèmes, eux qui voient des chattes et des braquemarts toute la journée depuis leurs plus tendres années… On n'a pas encore pris la mesure du monde qui est en train de naître sous nos yeux, ce monde dont les enfants sont élevés à la pornographie "naturelle" et quasi obligatoire, mais je crois qu'on va très vite en voir les effets dévastateurs. On comprend finalement que cette pornographie totalitaire est une émanation du puritanisme qui marche main dans la main avec ceux qui ne supportent pas  la différence sexuelle. Plus la population dans son ensemble est abreuvée de ces images, moins elle est apte à avoir du désir pour un être qui ne lui ressemble pas, plus elle croit montrer de la différence plus elle fabrique du même. La pornographie, c'est la mondialisation de l'espèce prise à la racine. Je parle de la pornographie réelle, celle qui se pratique aujourd'hui, concrètement, pas de la pornographie littéraire, ni même de celle, artisanale, qui était de mise durant ma jeunesse, les sex-shops, les peep-shows, les magazines, les cinémas pornos, les cassettes VHS, celle qui se planquait encore un peu… Je n'ai pas grand-chose contre la pornographie, tant qu'elle n'est pas prescriptive, tant qu'elle se contente d'être un mode d'être parmi d'autres et qu'elle ne nous démontre rien.

Donc, lorsque ma Christine a emménagé dans le grand appartement près du Lycée Berthollet,  tout a changé. Nous étions déjà, à ce moment-là, entrés dans une sorte de conjugalité qui se devait de faire une place à la jalousie, à la tromperie, à la dissimulation, et à la souffrance. C'est la loi : quand la vie vous offre de meilleures conditions de vie, plus d'argent, plus de confort, plus de luxe, plus d'espace, une femme plus belle, plus jeune, vous pouvez être certain qu'au même moment elle s'arrange pour vous le faire payer très cher. Étant convoitée par tout Annecy, il était fatal que Christine augmente le loyer qui me rendait maître de son corps. Je n'irai pas jusqu'à affirmer qu'elle m'a trompé avec tout Annecy, non, ce serait inutilement exagéré, en revanche c'est bien à cette époque que j'ai découvert les affres de la jalousie. C'est très douloureux quand rien ne nous y a préparé, et qu'on n'a même pas eu le temps de s'habituer à cette chose inconcevable encore quelques semaines auparavant, qui est de pouvoir faire l'amour à une déesse à peu près quand on le désire.

Dans la petite chambre de la rue du Lac, nous n'avions rien, mais alors rien de rien, par exemple la seule musique qu'on y ait écoutée, mais des centaines de fois, était la Quarantième de Mozart par Karajan, ce qui fait que cette symphonie est pour moi indéfectiblement liée au reblochon. Il n'était évidemment pas question d'y inviter nos amis, ce qui m'arrangeait sacrément. J'ai trois souvenirs liés à cette chambre. Le premier est le boudin aux pommes (trop de beurre), le deuxième la fellation (incroyable découverte), et le troisième le LSD. Avec Mozart, ça fait quatre. Le conflit (et le confit) sexuel, la différence irréductible (très concrète), l'incompréhension massive (mais qui n'ose pas se dire, ni même se penser), sur fond de Mozart et d'hallucinations visuelles, auditives et temporelles, surtout, tous les ingrédients étaient là, sur scène et en coulisse, prêts à nous pousser vers la fosse sublime et sans fond qu'on appelle la vie.

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