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dimanche 21 avril 2024

Chiffré en bout en bout (lettre d'amour)

La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.

Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler. 

Cette comédie a assez duré.

Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose. 

Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.

L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ? 

Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.

Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux. 

La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.

Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…

vendredi 16 février 2024

En compagnie

Maintenant, ferme les yeux. À quoi est-ce que je ressemble ?, lui demande-t-elle en lui mettant ses pieds nus près du visage. Elle rit. C'est l'automne. On entend la Jeune fille et la mort, de Schubert. Tu bois toujours beaucoup, le soir ? Oui, non, enfin je bois un peu, oui. Pas toi ? Mais quand je suis seule, je ne bois rien, tu sais. Ou alors du thé brûlant. Je ne suis jamais vraiment ivre. Alors, dis-moi à quoi je ressemble. Tu as de très jolis pieds. Ah bon, tu trouves ? Oui, je trouve. C'est rare. Vous couchez encore ensemble ? Qu'est-ce que c'est que ces questions ? J'aimerais bien savoir, mais si tu ne veux pas répondre, ne réponds pas. D'accord, je ne réponds pas. Alors, à part mes pieds ? Tes doigts sont fins, fragiles, le petit doigt de ta main droite est légèrement déformé. Oui. L'adultère, ça t'excite ? Non, non, vraiment non, je ne crois pas. Tu ne me dis pas grand-chose sur moi… Sur toi, sur ton corps ? Sur ce que tu veux. J'ai envie que tu parles de moi. Tu n'as pas des mollets de danseuse. Non, mais j'ai été sportive, tu sais ! Je sais, mais ça ne se voit pas trop, heureusement. Tu es ici, près de moi, j'ai les yeux fermés, et je te vois comme si je t'observais depuis une cabine téléphonique un jour de pluie. Sois plus précis. J'essaie d'être le plus précis possible, crois-moi. Ton ventre, par exemple… Oui ? Je peux le toucher ? Oui. J'adore ton ventre. J'ai un peu de ventre. Juste ce qu'il faut, si tu veux mon avis. J'aime savoir ce qui se passe dans ta tête, et dans ton ventre. Ça te passera. Tu n'en sais rien. Mais si, je le sais, bien sûr que je le sais. C'est la vie. Non, la vie ce n'est pas ça. La vie c'est tes fesses. Tu aimes mes fesses ? Comment sont-elles ? Comment s'appelle ce parc, au-dessus de Prague, où nous nous étions assis ? Tu dois confondre, je ne suis jamais allée à Prague. Tu as déjà participé à une partouze ? Mais ça va pas, non ! Bon, bon, je n'ai rien dit. Et toi, tu as déjà partouzé ? Non. Non. Je suis peut-être en train de mourir, là, je ne sais pas si tu en es conscient ? Pourquoi dis-tu ça ? Je ne sais pas. Quand je suis près de toi, je sens que ma vie ralentit. Elle ralentit tellement que je pense qu'elle va s'arrêter. Mais c'est très méchant, ce que tu dis là ! Non, pas du tout, ce n'est pas méchant, c'est une sensation agréable. J'aime ton prénom. Oui, tu me l'as déjà dit. Ah bon ? Tiens, je n'ai aucun souvenir de ça. Qui parle ? Toi, ou moi ? Je ne sais plus. Ça a de l'importance ? Non, pas beaucoup. Tu as ouvert les yeux ! Oui, j'ai ouvert les yeux, oui. Je ne vais pas disparaître, ne t'inquiète pas. Oh si, je m'inquiète. Si tu savais… Il prend la main de la femme et la place sur son visage. Es-tu contre le mensonge ou contre le plaisir ? Est-ce que je te déçois déjà ? Est-ce que je peux te poser toutes les questions ? Es-tu malade ? Est-ce que tu aimes ma façon de m'habiller ? As-tu aimé être enceinte ? Elle caresse la joue de l'homme. Ne répond pas.

(…)


dimanche 21 janvier 2024

Encre de petite vertu



EntrezRegardezÉcoutez ! « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » 

Le monde a changé. Le téléphone était l'instrument érotique par excellence. Nous y passions des heures très longues. Mon record personnel est de neuf heures, entre Paris et Avignon, à la fin des années 80, de dix heures du soir à sept heures du matin, avec une femme. Sur la pointe de vos seins, Madame, un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il a dansé, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades emmêlés. Les PTT m'avaient appelé pour savoir s'il ne s'agissait pas d'une erreur, et quand je leur avais confirmé que j'avais bien passé neuf heures au téléphone, ils m'avaient félicité en me disant qu'il s'agissait d'un record. « Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi dire, la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide... »

Les gens de moins de quarante ans n'aiment pas le téléphone. Ils préfèrent texter. Le paradoxe est qu'aujourd'hui téléphoner est en quelque sorte gratuit, alors que ça coûtait extrêmement cher, avant 1990. Un autre paradoxe est que nous étions cloués sur place, rivés à l'appareil, qu'il était donc beaucoup plus contraignant de téléphoner. En revanche, la qualité était meilleure, en tout cas moins sujette à des sautes d'humeur exaspérantes et des coupures incessantes. « La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Ils préfèrent texter… Si au moins ça signifiait écrire ! Être rivé à l'appareil téléphonique était la marque de la liberté qui allait nous être bientôt ravie, mais nous ne le savions pas. Moins il y a de contraintes, moins nous sommes libres. 

Qu'est-ce donc qui leur fait peur, dans cet instrument merveilleux ? Est-ce tout simplement le fait qu'il y a là une vraie conversation, qu'on ne peut quitter sans y mettre fin, alors que les "dialogues" que nous avons sur Messenger, par exemple, sont entrecoupés de silences, de trous et de disparitions exaspérantes, et que la lenteur des réponses certaines fois nous amène au bord de la crise de nerf — sans même parler de la qualité de la langue écrite qui nous parvient, de sa forme ? Combien de fois la personne avec laquelle j'étais en train d'avoir une conversation a disparu brutalement, sans prévenir, sans un mot, et s'est même étonnée, par la suite, que je lui en fasse le reproche ! La notion même de conversation ne semble plus comprise. L'intermittence et le pointillé, la désinvolture, sont les nouvelles modalités des échanges humains. Les dialogues sur Messenger n'ont ni la beauté de la conversation orale, dans laquelle la voix a une si grande place (et donc le corps), ni celle de la correspondance, dans laquelle on soigne la graphie, en plus de la langue et du style. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. » Qui le sait ?

« J'aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. » Je ne peux plus la supporter. Elle me fait honte. Depuis des semaines, elle se répand sur “le cas Depardieu”. Peu importe sa position, qui d'ailleurs est à peu près inintelligible, comme tout ce qui sort de son clavier, c'est le fait même qu'elle s'exprime à ce sujet, qu'elle croie devoir faire part de son opinion, qu'elle prenne la pose du moraliste, très-sage et nécessairement bien informé, qui veut apporter la lumière aux imbéciles qui l'entourent (sur ce dernier point, je ne la contredirai pas), qui est insupportable. On a envie de lui crier : « Mais arrête ton char, Abia, commence donc par apprendre à faire une phrase simple, sujet, verbe, complément, avec les bonnes prépositions aux bons endroits », ce qui, bien sûr, ne ferait qu'attiser son irrépressible besoin de créer des statuts facebook tous plus ineptes les uns que les autres. Je la vois casser des œufs à la douzaine, mais je ne vois jamais l'omelette. Naguère, j'avais tenté de lui dire un peu ce que je pensais de ses prises de position inutiles, confuses et inarticulées, mais j'avais vite compris qu'il était vain de vouloir lui faire entendre raison : elle n'écoute rien, ne comprend rien, toute discussion avec elle est impossible, j'en ai fait plusieurs fois les frais. Le pire est sans doute qu'elle ne cesse de me répéter que nous nous comprenons parfaitement, tous les deux ! Il est loin le temps où je lui disais en face ce que je pensais. Ce temps-là est passé définitivement, et par sa faute, puisqu'elle n'entend rien, ni au propre ni au figuré. Cette femme est autiste, mais d'un genre qui ne cesse de m'étonner, car je crois que les autistes sont en général assez intelligents. Pourquoi donc sont-ce toujours les moins aptes à l'élucidation du monde tel qu'il va qui estiment de leur devoir de nous éclairer sur les mystères de la vie ? 

J'en reviens toujours au même point, qui me paraît suffire à expliciter ce qui me la rend impossible. Depuis que je la connais, elle (m')écrit sans utiliser l'apostrophe, et cette absence, assumée et même revendiquée, est l'un de ces traits qui ont le don de me rendre fou. Elle n'en tient bien sûr aucun compte. La justification de ce défaut est, en soi, ce qui rend la chose insupportable, car ceux qui prennent prétexte de leur liberté et de leur confort personnels pour ne pas respecter les règles de la langue commune me sont depuis toujours odieux. J'ai l'impression de m'adresser à des enfants capricieux, et je déteste ça. Ils se comportent comme qui aurait de la morve au nez, mais qui prétendrait ne pas s'en soucier lorsqu'il va dans le monde. Ils ont bien entendu le droit de se balader avec de la morve au nez, mais nous avons aussi le droit de redouter — un peu — de les fréquenter. 

Pourtant elle est gentille, avec moi, et je souffre de penser ce que je pense. Suis-je méchant ? Je ne le crois pas, mais je ne suis pas assez fort pour ne pas penser ce que je pense. À bien y réfléchir, je crois que cette infirmité a ruiné toutes mes histoires d'amour, depuis que j'ai trente ans. J'ai même tenté de théoriser la chose pour la rendre acceptable, mais je dois convenir de mon échec. Je vois immédiatement, chez les femmes dont je tombe amoureux, les défauts (disons plus prudemment les particularités désagréables) qui vont rendre notre relation difficile, et peut-être impraticable, mais ça ne m'empêche pas d'être amoureux (ce serait trop simple). L'adage « l'amour rend aveugle » n'a aucune espèce de réalité, en ce qui me concerne, et j'envie ceux dont les yeux restent fermés, au moins durant quelque temps : ils connaissent l'innocence du sentiment amoureux, ce qui n'est plus mon cas depuis près de quarante ans. Je crois que ce travers vient paradoxalement d'une trop grande sensibilité à l'amour. Mais je m'exprime mal : C'est plutôt que l'amour est la chose la plus importante, pour moi, et que je le place si haut que je suis incapable de le priver si peu que ce soit de vérité. Je refuse obstinément qu'il soit abîmé, ou seulement déprécié, diminué, par la peur de voir ce que l'on voit. Le jeu est risqué, et peut-être voué à l'échec, mais je me préfère inaimé que de procéder autrement. L'érotisme tel que je le conçois ne peut exister sans une impitoyable lucidité — lucidité qui fait retraite d'elle-même à de certains moments, bien entendu. Les défauts d'un corps, par exemple, sont d'indispensables incitations à mon désir qui, sans ça, me semblerait de piètre qualité, ou banal — c'est sans doute une des raisons qui me font considérer la chirurgie prétendument esthétique comme un grand malheur, comme une déviance plutôt que comme une réparation. Modifier le cours des évolutions d'un corps me paraît une fausse bonne idée, mais je ne vais pas tenter ici de justifier cette affirmation ; ce sera peut-être pour une autre fois, car les quelques discussions que je vois régulièrement à ce sujet me semblent toujours d'une incroyable pauvreté. 

Les deux dernières femmes que j'ai aimées ont eu toutes les deux, à peu de choses près, la même crainte, quand nous nous sommes rencontrés, qu'elles ont exprimée ainsi : comment faire pour que ça dure ? Aux deux, j'ai fait la même réponse. Ouvrir les yeux, sans attendre, sur ce que nous sommes, et comprendre que l'amour n'est pas un sentiment. Ni l'une ni l'autre ne m'ont cru. Je pense que ma réponse les a inquiétées, ou déçues. Elles y ont sans doute vu la preuve que je n'étais pas un bon client… « Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » On doit perpétuellement faire semblant d'être innocent, sous peine de disparaître aux yeux d'autrui. Il ne faut pas mettre la main dans la bouche d'ombre, on le sait, pourtant. Hugo disait : « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », et aussi : « Je suis un homme qui pense à autre chose ». L'homme qui vit (dans les deux verbes, vivre et voir), plutôt que l'homme qui rit (c'est pourtant dans ce roman que j'ai compris qui était Victor Hugo)… Le Victor Hugo nu de Rodin n'est pas aimé (il faut entendre les commentaires presque méprisants des quelques spectateurs qu'on peut observer sur internet…) et ça se comprend. Il bande et il met la main dans l'encrier (il est noir d'encre) ! Il aime (et il désire) et il n'en a pas honte du tout. Il pense, et il pense avec son sexe et sa panse. Il va se répandre, et penser autre chose, dans « ce gouffre où le jour avec la nuit se fond ». Tiens, revoilà Depardieu, mais Depardieu n'a pas son Rodin, lui (il n'a que Moix)… Il n'aura que de minces voix criardes et insignifiantes qui lui mordront de loin « la poutre » qu'il a dans le caleçon, à quarante ans de distance s'il le faut. « Fuyons sous la spirale de l'escalier profond. » Le sens de l'infini semble à jamais perdu. Aimer ? Mais mon pauvre ami, vous êtes complètement dépassé, il leur faut du contrat et du consentement, de la sécurité et de la revanche ! L'amour, c'est autre chose, merde. L'érotisme, ou, si vous préférez, le désir, chez Hugo ? Il est partout ! Tout en sort et se répand entre les feuilles qu'il noircit d'encre. L'encre, il en badigeonne même les murs de ses demeures et ses femmes, et sa nuit de noce avec Adèle, l'épouse et la maîtresse de Sainte-Beuve (qu'Hugo appelait Sainte-Bave), a été très pénible, car il ne pouvait pas s'arrêter. Lui aussi avait une poutre dans le caleçon. Polyphème le bavard (et dont on parle beaucoup, même s'il n'est personne) n'a peut-être qu'un œil mais il voit, plus et mieux que ses contemporains, il entre même dans toutes les femmes qu'il voit, c'est un drame impérieux, cette vision. « Chez eux [les cyclopes], pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes. » Il a une conscience aiguë de la violence qui agit en nous à notre insu, bien au-delà de nos croyances, et qui, dans la sexualité est omniprésente, dès le premier regard. Hugo le dit explicitement : tout est là dès le premier regard. Le cliché ne contredit pas la vérité : « Il n'y avait rien, et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair. » Le regard et le désir sont une même matière, une même force fulgurante et intransigeante. Personne ne juge ou délibère, ou bien si, justement, mais cela n'a aucun sens, quand le désir surgit de sa caverne. Quand un gouffre mystérieux s'entrouvre et se referme aussitôt, nous savons qu'il y a « un jour où toute jeune fille regarde ainsi », et tous les discours effarouchés n'y changeront jamais rien. Qu'on le dise ou non n'empêchera pas l'innocence d'être plus dangereuse que la raison : « c'est une vierge qui regarde comme une femme ». Cela pouvait se dire, alors. 

« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez... Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. » (C'est Valéry qui nous dégrise, et qui confirme la phrase de Paul Morand que j'aime tant : « L'amour n'est pas un sentiment. C'est un art ».)

Qui donc a crevé les yeux des pantins dévitalisés et immortels qui nous entourent ? « Personne », dirait Ulysse. Ces lourdauds n'ont pas eu besoin d'encouragements pour se crever les yeux, ils ont seulement suivi la pente médiocre de leur effroi. Songer à ses veines bleues ? Qui a encore de telles pensées ? Qui entre en une femme par la pensée, par les yeux, par l'odorat ? Ils se font livrer leur nourriture, ces pauvres gens, et tout est dit, et si leurs artères bouillonnent, ce n'est nullement l'imagination et le désir de transformer l'autre — de le posséder, oui oui oui — qui les échauffent mais une molécule ou un vaccin dont la vie en eux tente de se séparer, sans même qu'ils soient avertis du combat livré par leur corps. Ils sont torturés à l'insu de leur plein gré mais ont peur des caresses et des mots. Ils ne pourraient pas imaginer une Juliette Drouet, eux. « On ne peut pas vivre sans aimer. » On dit et on répète ces mots dans toutes les arrières-cours : lettres mortes. Juliette est une des plus belles femmes de Paris ; elle sera la femme totale. La nuit sans retour… « Spectres de la joie morte, fantômes de l'orgie éteinte »… C'est parmi eux que déambulent Juliette et Victor. Le jour naissait, il pleuvait à verse, et cela durera cinquante ans. « Ils étaient ivres, et moi aussi. Eux de vin et moi d'amour. À travers leurs hurlements, j'entendais un chant que j'avais dans le cœur. » Il ne voit qu'elle parce qu'il n'y a qu'elle. La nuit qu'ils ont passée ensemble (du 16 au 17 février 1833) continue et continuera en lui. Elle a ouvert la voie. Il plonge sa main dans l'encrier du désir. L'éblouissement, voilà la quête, celle qui va nourrir les mots d'un noir intense. Elle lui demande du plaisir — et lui en promet ! Qu'y a-t-il d'autre, je ne vous le demande pas. Oui, le plaisir peut être un devoir. Écrire ne sera qu'une immense célébration de la nuit vive qui en lui survit à tout. « Un lit nuptial a pour plafond tout le Ciel. (…) Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. » La certitude d'être aimé, il l'aura connue. Il ne sera pas abandonné, ce diable d'homme. « Mon Victor, tu es tout pour moi, parent, ami, tout, ne l'oublie pas. Je t'aime. Tu es mon dieu, ma seule croyance. » Et, à la fin, alors qu'elle a soixante-treize ans et lui soixante-dix-sept : « Mon cœur est à toi ; mon cœur est avec toi. Je t'embrasse et je te baise, je te veux et je te possède. Tu es mon bonheur, tu es ma volonté, tu es ma passion, tu es ma vie et mon éternité. » Elle vit avec lui, chez lui, mais continue à lui écrire… La mort n'est pas, chez eux. Elle n'est qu'un des moyens qu'a le vivant de se continuer : « Tous ces atomes las, dont l’homme était le maître / Sont joyeux d’être mis en liberté dans l’être. » « La chair se dit : — Je vais être terre, et germer, / Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer ! / Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme / Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme, / Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés, / Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés, / Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue, / Aux murmures profonds de la vie inconnue ! » La vie inconnue (et à écrire), voilà la seule aventure. 

« Tu es la femme que je désire, l'âme que je divinise, la femme que je veux dans mon lit. » Pour une fois, il semblerait que le désir ait été équitablement partagé : exception qui confirme la règle. « Je sens que je meurs, et que je meurs d'une mort qui est la vie. » Mais cela ne l'a jamais fait renoncer à la chasse. Il y aura d'autres maîtresses, et Juliette Drouet souffrira de ce qu'elle appelle « la plaie vive de la femme » ; mais elle le comprend. La vie amoureuse inonde le monde mais ce chant qui court partout est plus silencieux que les péripéties ; plus tenace, aussi. « On eût pu se promener nu. (…) Il pénétra dans de l'inattendu. » L'amour est une voix très basse qui ne cesse de murmurer quand nous dormons et que nos sens sont occupés là d'où notre esprit s'absente. Son rythme est lent, si lent qu'on ne le reconnaît pas toujours, mais il est là, pourtant, bien établi et tranquille, qui nous ignore jusqu'au moment où nous en percevons la trace brûlante. 

« Josiane, c'était la chair. Rien de plus magnifique. » « Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. » « Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. » « Elle marchait sur les coeurs. » « Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un idéal lascif et suprême. » « Josiane s'ennuyait, cela va sans dire. » « On hait. Il faut bien faire quelque chose. » « C'est par là qu'elle se croyait forte et qu'elle était faible. » « Un soir il y eut quelqu'un. » « Il lui sembla que, pour la première fois de sa vie, il venait de voir une femme. » « Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. » « “Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t'aime. Viens.” » Voilà ce dont il s'agit. Elle veut de nous. Elle veut, tout simplement. Elle s'ennuie. Un soir il y eut quelqu'un, et ce fut elle. La terre frémit, se soulève, la nuit vient et nous prend, sans retour. C'est toute la vertu possible qui fond sur nous alors que nous pénétrons dans l'Inattendu. « Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme. » La loi qui était en vigueur jusque là a cessé de nous maintenir sous sa coupe, nous en perdons jusqu'au souvenir, et l'autre loi peut prendre toute la place, comme s'il n'y en avait jamais eu d'autre. Gémissement vite étouffé auquel personne ne prend garde. Qu'elle s'appelle Josiane, Juliette, Adèle, Christine, c'est toujours la seule qui ait un nom. Stupéfaction : le nom prend toute la place, étend son ombre sur ce qui est et fait disparaître le nombre. Le malheur et le bonheur sont des frères jumeaux impossibles à distinguer. Obéissance : la loi s'impose. Il pénètre dans l'Inattendu. Viens ! « Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. » « Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes. » « C'était l'époque où une reine, songeant qu'elle serait damnée, se figurait l'enfer ainsi : un lit avec de gros draps. » « La femme, voilà ce qu'il voyait. » « La femme nue, c'est la femme armée. » « Toujours apparition. » « L'ivresse, c'est de vouloir une femme ; l'ivrognerie, c'est de vouloir la femme. » « Toutes les souplesses de l'eau, la femme les a. » « Elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout. » « Elle le vit. » « Puis, subitement, d'un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou. » « “Il y a quelqu'un en haut, ou en bas, qui nous jette l'un à l'autre.” » « “Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur !” » « Elle lui mit la main sur la bouche. » Tu me désennuies ! « “Veux−tu voir une femme folle? c'est moi.” » « “L'étonnement des imbéciles est doux.” » « “Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte.” » « “Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une créature. Je t'adore. » « Je t'aime !” Cria-t-elle. » « Et elle le mordit d'un baiser. » « Elle répéta : “Je t'aime !” » Juste avant de comprendre qu'il était son mari… Et certains de s'évanouir à la vue d'une main aux fesses !

Heureusement que ce texte n'avait aucun objet particulier, car je constate qu'il m'a entraîné très loin… De quoi, au juste ? Je l'ignore. De rien du tout, sans doute. De ce rien-du-tout qui souvent me permet d'écrire. Très loin de la solitude d'un 24 décembre ? Pourtant, j'y suis tellement habitué, à cette solitude… Je pense que sur les soixante-sept Noëls que j'ai traversés, près d'une trentaine ont dû être solitaires. Je n'en suis pas mort. C'est même le contraire qui, aujourd'hui, me semblerait difficile à imaginer, et peut-être à vivre. Autant dire que j'ai un peu de mal à participer aux vœux qu'on forme en ce moment, même si l'anniversaire de la naissance du Christ est en soi un événement qui me touche et si je comprends que cette célébration puisse procurer ferveur et joie. À propos de ferveur, ces quelques lignes, extraites toujours de L'Homme qui rit, me semblent extrêmement profondes, et disent très bien que l'érotisme est une connaissance, et peut-être la connaissance des connaissances.

« La beauté de la chair, c'est de n'être point marbre, c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner ; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté ; c’est d’être blanche sans être froide ; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités ; c’est d’être la vie (…). La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit [et le devoir ?] de nudité ; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile. » La chair a droit de nudité mais sa nudité l'habille plus sûrement qu'un vêtement. Un vêtement s'enlève, quand la nudité est inexpugnable, le voile peut se retirer, quand le dévoilement est définitif. La chair palpite, tremble, rougit, saigne, tressaille, c'est comme ça qu'on l'aime, car c'est la vie qu'elle laisse voir, qu'on aime, la vie qu'on observe, incrédule, qu'on ne peut pas comprendre car on reste au bord, et le désir et le plaisir nous laissent penser un instant qu'il peut exister une intersection, un territoire commun où toute la vie s'est concentrée, où elle vit plus qu'ailleurs. 

« La Hollandaise : trois francs. » On en revient toujours là : on pénètre dans l'Inattendu, dans l'Incompréhensible. Josiane, c'était la chair. Mais qu'est-ce que la chair ? Force de liaison vertigineuse et force de répulsion inquiétante, les deux faces de ce même objet indissolublement liées tapissent l'esprit des hommes qui gravent leurs noms sur ces parois. Être / Estre. Âtre / Astre : Foyer de la Présence (qui n'est qu'une imagination rendue à la vie, à la lettre). Y demeurer !

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885, à Paris (« Je vais fermer l'œil terrestre ; mais l'œil spirituel restera ouvert. »). Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose, ça… (« Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas. ») Son cercueil est exposé une nuit sous l'arc de triomphe de l'Étoile, voilé de noir. Ses funérailles, le 1er juin, débutent avec vingt-et-une salves de canon tirées à dix heures et demie depuis les Invalides. Le cortège s'ébranle à midi et demie pour se terminer à six heures et demie du soir. Trois millions de personnes ont assisté à ces funérailles. Trois millions de personnes… Ce jour-là, les putains de Paris se donnent gratuitement à leurs clients ! Vous entendez ? Quel plus bel hommage littéraire un écrivain pourrait-il souhaiter ? Car « rien, chez Hugo, n'existe sans le corps. » « Il met la main dans l'encrier, il met la main dans la bouche d'ombre. » « Si les pages était plus larges, eh bien l'encre s'étendrait encore. » Il voulait avoir vue sur l'océan, c'est-à-dire sur l'infini et le désir. « Ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l'infini. » Hugo c'est un œil, mais un œil inquiet. « De la voyelle esprit le corps est la consonne. » L'art de voir… La secousse du réel. Perpétuel retour au noir, parce qu'il ne sait jamais à quoi s'en tenir, et c'est ce qui est grand chez lui.

« Plieux, samedi 26 décembre 2020, minuit et demi. 

« J’étais fou d’enthousiasme pour le Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo, récemment. Je suis même allé jusqu’à dire, délirant, à Pierre-Guillaume de Roux, qu’on ne voyait pas trop pourquoi les Français avaient besoin d’aller chercher Guerre et Paix pour le porter aux nues quand ils avaient sous la main cela, en matière de grande fresque sur le destin des nations. Et de fait c’est un livre éblouissant à chaque page. On ne comprend pas comment un homme, à moins d’y consacrer sa vie entière et de n’écrire rien d’autre, peut acquérir et maîtriser tant de connaissances sur la navigation, la poliorcétique, l’histoire et le personnel de la Révolution, la reliure, la géographie de la Bretagne, la castellologie, la psychologie enfantine. On est confondu devant l’art de la scène à faire, la sûreté des répliques, l’apparente profondeur de la réflexion politique, l’enchaînement des morceaux de bravoure. Et puis, il faut l’avouer, une certaine lassitude se fait jour, un léger début d’écœurement. On est là comme devant un formidable virtuose, un pianiste du genre d’Horowitz, auquel on en vient à reprocher trop de facilité, trop d’art, un formidable excès de dons. Ne pourriez-vous jouer un peu moins bien, un moment ?

« J’en arrive à rejoindre après un long détour le sentiment dominant de la tradition critique française, sur Hugo : Victor Hugo, hélas. Bon, bon, bon, c’est notre plus grand poète, le plus doué de nos auteurs dramatiques, le plus fulgurant de nos grands romanciers. Il est génial, c’est une affaire entendue : mais est-ce que tout cela n’est pas un peu clinquant, tout de même ? Que pensaient les gens de goût, au temps de Quatre-Vingt-Treize ? Stendhal était mort depuis longtemps, Baudelaire non plus n’était plus de ce monde ; mais qu’a dit Flaubert, du roman ? Que dira Proust ?

« Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être trop doué. C’est la faiblesse d’un Richard Strauss, encore qu’elle ne me gêne pas chez lui, peut-être parce que son langage m’est moins familier que celui de Hugo, et que je suis sensible aux effets sans bien apercevoir les moyens. L’excès de dons, et donc la facilité, c’est la faiblesse d’un Winterhalter, d’un Boldini, d’un Van Dongen, pour passer à des animaux plus petits. C’est peut-être la faiblesse d’un Rubens, d’un Vivaldi, d’un Van Dyck, d’un Sargent, d’un Sorolla, d’un Hérédia (que j’adore) ; et certainement d’un Rostand. Ils sont éblouissants, eux aussi. Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être éblouissant. Toulet n’est pas éblouissant, Larbaud non plus, Tibulle encore moins. Cependant Turner l’est bien, et nul ne songerait à le lui reprocher. L’excès vient avec Ziem, Saint-Saëns, Grieg, ou Thomas Moran, ce Ziem des Rocheuses.

« Il y a un coté Thomas Moran, chez Hugo. Je dois me forcer un peu pour lui en faire grief, car j’aime beaucoup Thomas Moran (et je ne serais pas mécontent d’un Ziem, faute d’un Turner). Mais Hugo sent un peu trop le théâtre, toujours, les décors peints, les coulisses, le magasin d’accessoires, dans le roman. À cause de sa formidable puissance, on ne sent pas la résistance de la matière, face à lui ; et, par voie de conséquence, c’est la matière elle-même qui se dérobe, devenue sublime plafond à fresques, rocher, feuillage et fleuve embrasés d’opéra. Qu’il ne se refuse aucune scène à faire, on ne saurait lui en vouloir, c’est de bonne guerre (des Chouans) ; mais il ne se refuse non plus aucune phrase à faire. Il est le triomphe de la rhétorique. Sans doute n’y a-t-il pas d’auteur plus facile à pasticher. Il enfile inexorablement les antithèses, les balancements bien marqués, les symétries baroques, les énumérations pétaradantes. C’est beau, c’est très confortable, on ne s’ennuie pas une minute, c’est d’un luxe stylistique souvent grandiose, mais on a toujours envie d’appeler l’hôtelier à un peu plus de modération, de le prier d’enlever quelques coussins, et de dire gentiment à l’auteur, avec tout le respect et l’affection qui lui sont dus dû, oh, eh, repose-toi un peu, Totor : c’est bon, on t’admire.

« Peut-être Valéry se trompe-t-il — il faut des phrases qui ne travaillent pas, dans un roman : des phrases qui s’assoient le long du chemin, qui s’étirent doucement dans un fauteuil, qui caressent distraitement le chien et regardent par la fenêtre, sans rien voir. »

Quelle page admirable ! Je comprends la critique de Renaud Camus, je la comprends même trop bien, et pourtant Hugo était parfaitement conscient de ce travers. En tout cas, il le voyait clairement chez autrui. « Il faut s'y résigner, il n'y a pas d'œuvre de Victor Hugo pure de toute scorie. Ici encore, des enfantillages, des ridicules viennent nous faire trébucher au détour d'un chef-d'œuvre. Mais, on l'a déjà dit, c'est aussi la force de Hugo de charrier, sur son fleuve intarissable de mots, le pire avec le meilleur. » (Michel Braspart) « Et l’on sent l’harmonie / D’une naïveté complétant un génie » Pour Victor Hugo, le génie est impossible sans bêtise, sans manque, sans défaut. Pour lui, les poètes parfaits, ce sont les poètes de second rang. Racine a la perfection pour lui, c'est-à-dire qu'il lui manque l'infini. Ses œuvres sont des œuvres achevées, closes sur leur beauté. Il leur manque « la fiente d'aigle », la faute, la tache, le raté dans l'œuvre. L'œuvre géniale est marquée du sceau de l'imperfection. « Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. » 

Il écrit dans tous les sens et dans toutes les dimensions, sur tous les supports avec tous les moyens et matériels. Au crayon, à l'encre (toujours avec la plume d'oie), en bas, en haut, il repasse par-dessus, sur du magnifique papier blanc, choisi avec soin, il garde tout, absolument tout. Copeaux et dessins, brouillons et déchets, feuilles arrachées, dessins et historiettes pour ses enfants, Toto et Pista, posés sur l'édredon quand ils dorment… Des têtes, des Chinois, des châteaux, des animaux, des chimères, des monstres, c'est vertigineux. Il repasse à l'encre sur le crayon, c'est un peu effrayant, tout est mélangé, il n'y a pas de hiérarchie. « Tout dans la création n'est pas humainement beau, le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. » Il plie ses feuilles en deux. La marge est aussi importante que la page, et peut-être plus profonde, plus accueillante. Additions, remaniements, dessins, pensées, corrections, échappées, illustrations… La marge dialogue sans cesse avec le texte, parfois l'engloutit. Les carnets divaguent, extravaguent (comme il aime dire) — où il note ce qu'il voit, les cuisses entraperçues des femmes, leurs chevilles, leurs visages — nourrissent les romans ou les pamphlets, les petits textes et les grands, sortent l'écrivain de son sillon pour mieux l'y ramener. Tout cela se trame à l'intérieur de ce corps-là, de cette panse-là, qu'il va tremper chaque matin dans l'eau glacée. Cela peut se dire en vers, en phrases, en croquis, en dialogues, en pièces, en descriptions, en rêves, en taches noires, en cauchemars, et tout y revient perpétuellement, jusqu'au dernier souffle, jusqu'au désir ultime, jusqu'à la vie essoufflée. Il plonge la main dans l'encrier comme on plonge la main dans le sexe d'une femme, sans savoir ce qu'il va y trouver. N'opposons pas l'écriture et les dessins, le récit et la description, le roman et la philosophie, la politique et l'amour. Les dessins racontent et les textes montrent, c'est le même mouvement, la même vague, puissante et délirante. C'est la même encre. Les lapins côtoient les pieuvres, les enfants les monstres, l'amour la haine, les cathédrales les bouges, les villes l'océan. Tout sort du noir, de la nuit ; de la mer et de l'Infini. 

« Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d'apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c'était l'acceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite d'étoile doit être suivie par des regards pareils. (…) L'immense tranquillité de l'ombre montait dans l'œil profond de Gilliatt. » « Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. / Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir / Ce point allait, venait, et l'ombre était sublime. » L'ombre sublime, c'est tout le siècle qui est rendu à sa présence et à sa violence par l'homme qui vit.

La première fois que j'ai été mis au contact de Victor Hugo, je m'en souviens très bien, c'était à Paris, à la fin des années 70. J'étais allé voir Dieu, de Pierre Henry. Ils ont un peu la même tête, Pierre Henry et Hugo. Ce soir-là, c'est Jean-Paul Farré qui récitait le texte immense (Dieu, c'est approximativement six mille vers, écrits en 1855) sur la musique du compositeur, en éructant, en chuchotant, en chantant, en courant, en marchant, en dansant, en grimpant, en rampant dans « l'océan d'en haut ». À cette époque-là, je ne connaissais de l'écrivain que Les Misérables — et encore, pas en totalité — et quelques poésies apprises à l'école et qui ne m'excitaient guère, je dois l'avouer. Ma mère essayait bien de me convaincre qu'Hugo était le plus grand des poètes mais il m'était difficile de l'entendre. La trahison se parle à elle-même, par-delà l'abîme des années, je le sais bien. J'étais seul, ce soir-là, et je suis rentré à l'appartement de la rue Joseph de Maistre comme un dément à qui l'on a remis les clefs de l'asile. « Je voudrais, si Dieu me donnait quelque force, emporter la foule sur de certains sommets ; pourtant, je ne me dissimule point qu'il y a là peu d'air respirable pour elle. » J'aurais voulu convaincre le monde entier de ma liberté et de ma conscience multipliées par la profondeur vibrante de la nuit magnétique entrevue : La solitude essentielle m'avait ouvert les yeux (pour toujours ?), et il m'était impossible de l'exprimer. « Son art est fondé sur le contraste, sur le rapprochement inattendu de la Bêtise et de l'Intelligence divinatrice, des Monstres et des Anges. (…) Dieu non plus n'a pas choisi. Il a TOUT créé. (…) La poésie ne doit-elle pas, témérairement, vouloir recréer Dieu, le maître du langage ? (…) Entrez, Regardez, Écoutez… » (Michel Braspart) 

En ces années-là, nous passions nos journées et nos nuits au téléphone — science acousmatique — et nous découvrions le monde et l'amour comme personne avant nous. Parler était une loi, un impératif autant poétique que sexuel, autant moral qu'esthétique. C'était le moyen que nous connaissions pour être à la fois des anges et des monstres, pour mettre notre intelligence et notre bêtise sur la grande scène du Désir, pour les faire dialoguer et créer ainsi le monde que nous pensions préservé de l'ordinaire. Ils préfèrent texter… Refusent de mettre la main dans la bouche d'encre, de peur sans doute d'y croiser la pieuvre aux mille tentacules qu'il prétendent avoir abolie avec les mains aux fesses. Ils ont inventé les écrans, pour que l'encre jetée et répandue ne les aveugle pas et qu'ils restent innocents de toute la nuit qu'ils traversent sans la nommer. Quand il est question de langue, on voit bien qu'ils ne savent pas de quoi on parle. Cette épouvante (pour eux, pour nous)… Leur langage n'a pas de maître, ou plutôt, son maître est un marchand illettré et sans mémoire qui ne sait plus rien de ce qu'il a amassé en vain. L'Informe est leur dieu, ou leur forteresse, je ne sais pas trop ; Vocifération et Aphasie sont leurs marraines botoxées et grimaçantes. Ça ne fait guère envie. 

Plus j'y pense, plus je crois que c'est l'Érotique, qui fait défaut, aujourd'hui. En tout. Elle continue d'exister, bien sûr, parce que le monde est fondé sur cette brûlure partagée, mais elle doit se cacher pour survivre. L'Obscène l'a convaincu de s'exiler, c'est ce que je crois, c'est ce que j'entends. Quant à moi, je ne peux plus en parler avec quiconque, car je vois trop que le malentendu est radical. Hugo dit cela autrement, il parle de la triple face d'un unique problème : « l'Humanité, le Mal, l'Infini ». C'est bien à l'intersection de ces trois points cardinaux qu'Éros brûle en nous et nous somme d'en partager la flamme avec les âmes élues. « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », le seul véritable paysage intérieur… « Tous les moyens lui sont bons, le fond d’une tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d’un encrier versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris ensuite avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache ou du vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d’or. Parfois l’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Il faut abolir les mécanismes de la pensée consciente par tous les moyens, si l'on veut parvenir en ces contrées où l'Humanité, le Mal et l'Infini nous parlent à travers les signes que Dieu a imaginé pour nous, et il faut pour cela traverser les siècles et la feuille, la forme et l'informe, la voix et le silence, et même la vertu. « Ces barbes en plume d’oie font verser aux nuées des torrents de larmes. » Hugo était à l'origine de l'Automatisme, du Tachisme, de l'Abstraction lyrique, du Surréalisme. Buvard, miroir, poème, taches, chaosmose, larmes et encres, légendes, inconscient, la pensée échappe à l'intellect, revient par la marge, dissout les écrans et déborde de la page, se dissémine par contagion et surprise, enfance et songe, avant de se dissoudre dans l'infini de l'océan ou de la nuit. « improviser / Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques, / Comme on en voit aux murs des alhambras moresques, / Des taches d’encre, ayant des aspects d’animaux, / Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots, / Et, le texte mangé, viennent mordre les marges. » Dévorer la phrase et ronger les mots, quel mot d'ordre pour tous les apprentis écrivains contemporains !

« La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Extravaguer, c'est être à la fois sublime et ridicule, c'est revendiquer sa bêtise et la tisser au merveilleux, aller dans l'inconnu majuscule, mettre sa main dans toutes les bouches d'ombre, désirer ce qui nous menace peut-être, se laisser porter par la vague dont nous ne mesurons pas la force ni ne connaissons le but. « Mûrir, mourir, c'est presque le même mot », note Hugo dans l'un de ses carnets. 

L’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre… L'encre de Petite Vertu (inventée au XVIIe siècle), claire, devient très noire en séchant et résiste au temps. J'ai vu l'autre jour un film magnifique de Julien Duvivier, Et voici le temps des assassins, datant de 1956. André Châtelin (Jean Gabin), restaurateur aux Halles, fait la connaissance de la fille de sa première femme (Danièle Delorme), dont il est divorcé, venue à Paris après la prétendue mort de sa mère. Le film commence dans les bons sentiments et la gentillesse et se termine dans une noirceur absolue. Paris est d'une beauté à couper le souffle, dans les noirs huileux et sous la pluie. J'ai pensé en voyant ce film à un court-métrage de Maurice Pialat (lui aussi en noir et blanc) de quatre ans postérieur au film de Duvivier, L'amour existe, une des plus belles choses filmées qu'il m'ait été données de voir. Si le cinéma s'est déshonoré depuis longtemps, c'est parce qu'il a trahi les promesses merveilleuses qu'il portait en lui avant la débauche technique et bavarde qui l'a défiguré sans doute à jamais. Le 27 décembre 2018, croyant faire un bon mot, j'écrivais : « On ne naît pas cadavre, on le devient ! » Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec moi. Je n'avais pas beaucoup réfléchi, avant d'écrire ça. Le cadavre, en nous, se transmet, de geste en geste et d'heure en heure, à travers la nuit et le frisson, et c'est ce cadavre immortel qui fait le fil de notre existence, plus sûrement que notre volonté et nos espoirs ; il n'y a pas de récit véritable qui ne doive composer avec lui. L'encre, en séchant, devient si noire que l'amour s'y engloutit tout entier. Les petites vertus laissent vite la place aux grandes noirceurs qui trouent le papier. L'amour existe, oui, à la condition de tout perdre, de se laisser dépouiller et de s'allonger sur la charogne encore tiède, de s'abandonner sans réserves à la macule qui nous couvre d’éblouissement comme d’un voile.

Le monde a changé. J'écoute (encore) les Études symphoniques de Schumann, j'entre dans une église, je marche dans la nuit, mais j'écris ces trois propositions sans espoir que le sens qu'elles revêtent pour moi soit transmissible. La signification de ces paroles ne sort pas de la pièce, elle renonce à voyager jusqu'à autrui, elle s'essouffle à peine sont-elles émises. Avons-nous encore des contemporains ? Rien n'est moins sûr. Notre temps intime reste collé à nous jusqu'à nous asphyxier, nous ne pouvons nous en défaire, nous le portons comme une coquille qui nous sépare de l'humanité. On peut parler des choses, de l'amour, de la musique et de la solitude, bien sûr, on peut écrire à leur propos, mais à quoi bon, si l'on sait qu'il sera impossible de se faire entendre ? Schumann ? Fait pas le poids, Schumann, à côté de Jordan Deluxe ! Même Finkielkraut va gentiment se prosterner devant les nouveaux maîtres… Il va s'expliquer… Comme on s'explique devant le contremaître ou les harpies qui donnent le la de la morale à chaque coin d'écran. Ça trépigne d'impatience ! La petite vertu dégouline de partout, y a qu'à voir la figure du nouveau Premier ministre. Même Napoléon-le-Petit, à côté, a l'air d'un aigle grandiose. « Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. » Deluxe demande au vieil Académicien fatigué, parlant de la StarAc : « Mais c'est pas bien, une émission où l'on apprend à chanter ? » Qu'est-ce-tu-veux répondre à ça ? La fuite des galaxies est moins vertigineuse que ce genre de dialogues… « Alors les peuples s'émerveillent de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. » Ils sont tellement cons qu'on les admire, qu'on ne peut que les admirer. Ils vont loin ! Apprendre à chanter… Vous voyez bien qu'il est devenu impossible de se comprendre ! Un peu plus tôt dans l'émission, on voyait le jeune Deluxe ne pas comprendre ce que disait Finkielkraut de sa détestation des vocables emblématiques de la gnangnantise généralisée, « maman » et « papa », et c'était très comique : Pour lui, ces mots sont tellement normaux (ce sont même les seuls qui existent) qu'il en était venu à penser que le philosophe détestait… les pères et les mères. Ce petit exemple qui pourrait sembler insignifiant me semble révéler au contraire le fossé incommensurable qui s'est creusé entre des peuples qui ne parlent plus la même langue, qui n'habitent plus le même monde. 

Je lisais ce matin la déclaration sensationnelle de Boualem Sansal : « Oui, l'avenir appartient à la science, et l'on voit bien qu'il n'y a plus rien à attendre des religions, de la Bible, du Coran ou des Veda. » C'est le genre d'affirmations qui donnent envie de se terrer encore plus et de se taire définitivement. À quoi bon argumenter ? Leur Science est notre tombeau. Il a raison, il n'y a plus rien à attendre de ce monde-là. Entre la Science, la Chanson, le Rire et la Morale, l'espace libre doit se mesurer en petits millimètres. Et c'est « le génie » Hanouna qui tient la règle (celle qui mesure et celle qui tape sur les doigts des contrevenants). Mon pays, lui, s'était pressé par millions aux funérailles d'un écrivain. Qui le croirait ? Est-il possible de le prouver, nous demanderont-ils. Le monde a changé, et un vertige nous prend à rester fidèle à la France de Pialat et de Duvivier, pour rester dans le siècle qui nous a vu naître. Ils nous cracheront dessus, ils ricaneront, mais il serait pire de se trahir, c'est-à-dire de vivre au pays où le vacarme des vivants étouffe la musique des morts, et de pactiser avec la tyrannie de l'Adolescence éternelle. Il faut se méfier de Shakespeare, il faut se méfier de Kafka, mais aussi d'Hemingway, de Richard Millet, de Victor Hugo, de tous les écrivains, et plus généralement de tout le monde, surtout des hommes. Ils en veulent à la grammaire, à leurs parents, à la nuance, aux lois, au sens même, c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas eux, à tout ce qu'ils n'ont pas choisi ; il n'y a que la technologie qui les comble, car elle atrophie encore le peu qu'il leur restait de pensée, cette pensée qui leur pèse tant qu'on les voit s'en débarrasser précipitamment comme d'une affection honteuse. « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » Il est impossible de ne pas comprendre que le nœud du problème est la langue. De tous les désastres de notre temps, c'est au sein de celle-là, ou de ce qu'il en reste, que se nouent les périls les plus graves. Si l'on écoute ce qui se dit, si on lit ce qui s'écrit, ou qu'on est témoin d'un dialogue, quel qu'il soit, on est pris d'une véritable épouvante. C'est par là que tout a commencé, et c'est là que tout finira : les borborygmes sont l'avenir du genre humain. Il faudrait songer à condamner la bouche des hommes, on trouvera toujours d'autres moyens de les nourrir ! On se demande souvent pourquoi la littérature est désormais hors de propos, mais la réponse me semble pourtant évidente. Elle a besoin d'une langue, et si possible d'une langue commune, la littérature, c'est son terreau, c'est le terrain dans lequel elle va puiser ses ressources. Or le XXIe siècle est le siècle du démon ricanant qui a dispersé l'alphabet et la phrase aux quatre vents, qui les a déchiquetés de ses crocs pourris. Les trois millions de Français qui suivaient la dépouille du Père Hugo, même et peut-être surtout parmi les plus humbles, seraient épouvantés de l'état de la langue de France. Ça ne les ferait pas rire du tout. Il est absolument impossible qu'ils le comprennent, ou qu'ils l'admettent, j'en suis convaincu. 

« Il y a maintenant en Europe, au fond de toutes les intelligences, même à l’étranger, une stupeur profonde, et comme le sentiment d’un affront personnel. » Victor Hugo parle de Napoléon-le-Petit, mais on pourrait comprendre autre chose. L'affront personnel que je ressens, moi, en tout cas, c'est celui qui est fait partout, et quotidiennement, à la langue, à la langue de France, qui est sans doute notre patrimoine le plus précieux et le plus essentiel — mais on trouve plus de défenseurs des fromages au lait cru (dont je fais partie, faut-il le dire !) que du français. Une amie m'apprenait hier que l'adjectif « malaisant » était désormais dans le dictionnaire ! Je me suis amusé à rédiger une liste (certainement lacunaire) des mots et expressions que je ne supporte pas, qui, chaque fois que je les lis ou entends, me rendent hystérique. La voici :

Post, C'est-vrai-que, Info, Expo, Ce-midi, Bouquin, Point-barre, (les) Mamans, (les) Papas, À-l'international, En-interne, Perso, En-responsabilité, Épisode-neigeux, Envoyer-du-lourd, Mégenrer, Mettre-dans-la-boucle, Distanciation-sociale, Mes-équipes, Au-final, De-base, À-la-base, En-capacité-de, Sur-comment, Je-vous-partage, En-présentiel, En-vrai, Genre, Au-jour-d'aujourd'hui, Ça-passe-crème, Dinguerie, De-fou, De-ouf, Frérot, Répé [pour « répétition »), Du-coup, On-va-pas-se-mentir, Sympa, Impacter, Sur-(Paris, France, etc.), Région(s) [à la place de « province »], (les-)Territoires, Porter-un-projet, Dans-la-vraie-vie, Faire-sens, Que-du-bonheur, Résilience, Lâcher-prise, Celles-et-ceux, Capter, Décrypter, J'avoue, Crush, Franchement, Date [accent anglais], Checker, Conséquent [pour « important », « grand », « gros »], Bien-évidemment, Lunaire, (le-)Narratif, (l'-)Agenda, Décrypter, Grandir [dans « il faut grandir »], Scud, Se-sortir-les-doigts-du-cul, Goncourable, Haut-potentiel (HPI), Ordi, Ya-pas-de-sujet, Exactement, Comme-je-dis-toujours, Coach (Coacher), Déconnecté, Dissonance-cognitive, Disruptif, Challenger [le verbe], Plutôt-pas-mal, In/cro/yable, Top, Nickel(-Chrome), Belle(-journée), Douce(-nuit), En-PLS, Pépite, Se-la-Péter, Galérer, (c'est-)Mission-impossible, (c'est-)Plutôt-pas-mal, En [mairie, Creuse, terrasse, rue], Sur-zone, (le-)Game, En-mode, Pas-que, Derrière [pour « après »], Sécuritaire [pour « sûr »], Mature [pour « mûr »], Qualitatif, Gourmand, Qui-va-bien, Kiffer, (sortir de sa-)Zone-de-confort, Iconique, Mythique, Tsunami [dans le sens de « bouleversement », « tourmente », « chaos »], Malaisant, Ascenseur-émotionnel, Aller-venir [deux verbes parfaitement inutiles ajoutés au verbe effectif : « On va venir solliciter le muscle douloureux »], Aller-pouvoir [id., « on va pouvoir appuyer sur le tendon »], Laisser [encore un verbe inutile : « Je vous laisse choisir le vin »], Par-contre [« Je vous laisse choisir le vin, par contre »], Atypique, Hors-normes, (un égo-)Surdimensionné, De-Moi-à-moi, ProcessFun, Bosser, Tacler, Booster, Faire-le-job, On-s'en-bat-les-couilles, Pas-faux, (la-)Ref [« J'ai pas la ref »], Soupçonneux ou Suspicieux [pour « suspect »], De-suite [pour « tout de suite »], Courrier [pour « lettre »].

Elle donne une bonne idée du désastre en cours, mais elle ne suffit pas, bien sûr. Elle est même très insuffisante, car la catastrophe a atteint les couches les plus profondes du logos. Plus personne ne comprend plus personne. Dès qu'on se risque à parler, ou à écrire, ou à lire, on sait sans aucune hésitation possible qu'on va au-devant de graves problèmes. C'est devenu la trame incessante des jours, le leitmotiv qui nous rappelle à l'ordre vingt fois dans la journée. Voici ce que ça peut donner, au rayon charcuterie du supermarché dans lequel je fais mes courses : « Quatre tranches de poitrine fumée, d'1/2 cm d'épaisseur, s'il vous plaît. — Plutôt minces ou plutôt épaisses, les tranches ? — 1/2 cm d'épaisseur (je joins le geste à la parole). — Oui, mais plutôt minces, ou plutôt épaisses ? — … » Encore n'est-ce là qu'un exemple « soft » et à peu près dépourvu de conséquences. Syntaxe (au premier chef), vocabulaire, orthographe, grammaire, contresens, barbarismes, inconséquences logiques et formelles, méconnaissance de la signification des expressions traditionnelles, ignorance manifeste de la ponctuation, mépris de la forme, le constat est plus qu'accablant, il est désespérant, et il ne fait que confirmer le paysage désastreux (politique, historique, social, civilisationnel) qui s'impose à nous de tout côté ; il lui donne un aspect total, inéluctable et définitif. Aucune échappatoire en vue : la cohérence, intimidante, est bien trop grande ! Entre la langue et les mœurs, la langue et l'intelligence, la langue et l'urbanité, la langue et la logique, il y a plus qu'une analogie ou des affinités. La réplique est saisissante, on pourrait presque parler de mimétisme. Notre contemporain se regarde dans le miroir, et, à la place où naguère se trouvait sa bouche, il aperçoit des poings serrés. La seule certitude de nos temps incertains, c'est celle-là. Nous avons capitulé, nous avons abandonné le langage aux barbares, qui se repaissent de ses reliefs. Nous sommes passés du siècle de Victor Hugo à celui d'Aya Nakamura. C'est assez violent. 

Hugo parle de « l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière », il parle de « l'essaim des bruits et la contagion », il est le champion de l'infini qui ne demande qu'à se répandre parmi nous, l'infini qui troue le papier, la voix, qui passe de main en main, qui habite la caresse et la terreur, le désir et la violence, les ténèbres et la tendresse, cet infini dont personne ne veut parce qu'il est une vérité aveuglante et désespérante, éternelle. Au réveil, ce matin, j'écoutais la célèbre chanson « Ton style ». Et tout à coup j'ai compris. Quand Léo Ferré dit « c'est ton cul », quand il prononce ces mots, à sa manière inimitable, on entend, j'entends le mot pour la première fois. C'est toujours la première fois que j'entends le mot « cul », depuis l'adolescence, quand nous écoutions cette chanson rue du Lac, avec Martine, Yves, Christine, et Sonia ou Nadia, et que nous étions amoureux les uns des autres, amoureux désespérés et frigorifiés, brûlants et absolus, amoureux divins et ridicules. Cinquante ans plus tard, ils ne disent toujours rien, mes compagnons, mes camarades stupéfiés, mes petites amies intrépides et naïves, impatientes et fiévreuses. Leur cul, elles l'ont donné, montré, caché, dérobé, repris, oublié parfois, quand l'infini parmi nous venait sangloter en ami très fidèle. C'était la solitude, que nous découvrions alors, mais nous ne comprenions pas ce que ce mot recouvrait — et c'était heureux. Le cul, la solitude et l'infini : ça sort du noir et de l'ennui. Quand je suis allongé dans ton lit, dans tes odeurs, les mots sont tous des mots que j'entends pour la première fois ; et toi tu n'as rien dit. Tu pleures seulement comme pleurent les bêtes. Nous marchions dans les rues froides, à la nuit tombée, en hiver, et nous ne disions rien, comme les étoiles, comme le dieu qui nous regarde sans nous maudire. L'incroyable, l'inattendu, la chaleur des filles, leur joie, parfois, la marée haute de leurs larmes, leurs silences si profonds et si doux, tout cela nous appartenait, et c'était notre solitude, la vraie, la contagieuse ; nous voyions à travers la nuit, à travers l'ennui et les corps blancs, à travers cette mémoire qui était en train de se composer silencieusement. Où êtes-vous, mes très-chéries ? Où es-tu ? Mon effroi est infini, il ne me quittera plus, maintenant que j'en suis revenu aux commencements et que mon esprit lentement s'en va rejoindre les fantômes. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. »

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » Nous n'avons que le choix de la solitude et de l'obscène, en passantC'est ta plaie, c'est mon sang. C'est la vérité. Mais sa lumière est illusoire, comme moi

vendredi 11 août 2023

Faire l'amour


« Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. »

Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire à la résurrection des corps ? Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire en Dieu ? Qui sommes-nous pour croire qu'on peut ne pas croire ? Et le Mystère… Avons-nous la moindre légitimité à en douter ? Il n'y a pas plus religieux qu'un athée, c'est bien connu. Ne pas croire demande un sentiment religieux très affirmé, brutal. 

Pour la centième fois sans doute j'écoute la bande-son de Nouvelle Vague, de Godard. Je suis comme chaque fois émerveillé par tant d'intelligence, par ce goût infaillible, par son sens du rythme et du sens. C'est une fête spirituelle et charnelle, du même ordre finalement qu'une après-midi passée au lit avec une femme, en été. Tout y passe : goûts, phrases, sons, odeurs, gestes, idées, langueur, largeur de la croupe, tact, audace, syncopes, pauses, cris, musique, essoufflement, râle. Il faut faire entrer cela dans une page. 

Ils veulent écrire avant d'avoir vécu — en quoi ils ont sans doute raison. Je ne sais pas le faire, et comme j'ai très peu vécu, ce n'est pas facile. Alors il faudrait lire, lire et encore lire, pour passer à travers le tamis des phrases inutiles. Même cela m'est refusé. Lire, je ne sais plus le faire. Pour une phrase lue, j'en écris vingt ou cinquante. Ce n'est pas raisonnable. Je porte en moi cette tragédie ridicule qui pèse dans les membres. Je suis entravé par ma raison. Heureusement que j'oublie souvent. J'étais heureux quand mon seul espoir était de baiser. « Une femme que l'on aime nous prive des autres femmes ». Quelle chance !

Si nous partions à la recherche de tous ceux à qui il faudrait demander pardon, notre vie aurait enfin un sens, mais un sens unique qui nous renverrait de là où on vient. De quelque côté que l'on se tourne, c'est l'Utérus éternel qui nous fait signe, c'est l'éternel recommencement de la nature impitoyablement vivante, sans remords ni pardon. C'est bien une femelle, celle-là ! Nos amours sont si pitoyables qu'elles en deviennent sublimes. On peut si peu, sans la foi. 

J'aurais dû m'intéresser au dollar et à l'or, et alors j'aurais un autre éclat, ce serait enfin de l'art bien comme il faut, de l'art coté, les bourses bien pleines, un foutre bien clair et bien musical dont le jaillissement serait répertorié, noté, commenté — ou moqué. Les femmes aiment les dollars. Nous préférons les nibards. Je n'aime pas les brutes, ni les portes qui claquent dans la maison. J'aime le son du bandonéon. J'aime le café et la voix de Jacques Dacqmine. Les voix du dimanche matin dans la maison. Le silence sur le silence, entre deux et quatre. Le contrepoint et la variation. J'ai fini par aimer le soleil, il était temps. La chaleur sur mon corps. J'aime relire les lettres de Céline ; les comprendre enfin. J'aime chercher la disparue et retourner dans ma mémoire, guidé par quelques phrases notées entre 1980 et 1990, marcher dans mes pas, et certaines douleurs. J'aime toujours (c'est un miracle !) Raymond Chandler et j'aime que l'amitié soit un miracle. J'aime les règles parce qu'elles suscitent les exceptions. J'aime infiniment la Suite italienne (surtout au violoncelle) de Stravinsky, qui est peut-être la seule musique capable de me mettre de bonne humeur. Je voudrais revoir les sculptures en verre que je faisais dans le laboratoire de la pharmacie quand j'avais treize ou quatorze ans. J'aimerais entendre à nouveau la voix de mon père. J'aimerais prendre sa défense, malgré tout, s'il en a besoin. J'aimerais entendre la Nuit transfigurée pour la première fois, comme la première fois. Et aussi Petrouchka, avec l'odeur des enceintes, dans la chambre du haut. Les premières fois. Et encore les premières fois. Le mystère encore souverain et clair, débarrassé de l'intelligence et de la répétition, de l'opacité et du discours qui a déjà fait le tour de la terre en passant par tous les intestins. Mystère, connaissance et érotisme sont interchangeables, on les voit, dans les partitions, se moquer de nous qui les confondons sans cesse. Certaines douleurs, oui, sont plus précieuses que les plaisirs. Nous devrions tout garder. Le mal, le bien, l'absence, la fureur, le chagrin et la joie pure, la peur et l'extase, les phrases ratées, les suicides avortés, et même l'esprit qui bute contre un mur, la douleur qui tourne en rond, la nuit. Les cris et les trahisons. Le goût du métal et l’essoufflement. J'aimerais redevenir adroit et revoir les cuisses de Monique, au tennis, celles de Christine, au basket (ou était-ce le handball ?). 

J'étais le ballot boursoufflé bondi des fonds, un peu lent, un peu peureux, plaqué aux cuisses de la mère, entre deux siestes et deux présents gonflés à l'hélium— ça laisse des traces. Tout cela c'est encore la foi, bien sûr. Sans elle nous sommes des ombres, mais dures et grotesques, plates et glacées. La foi c'est seulement de savoir que la mère nous nourrit, quoi qu'il arrive. Et au-delà. 

L'adresse, c'était le principe premier et fondateur. La tenue de l'écriture et du geste, et aussi de la langue, en présence du père. Comment prononces-tu les mots, les voyelles et les consonnes, c'est à cela que nous étions jugés, et aussi au calcul mental. C'était très peu de choses, finalement, et c'est pourquoi nous étions à l'aise parmi les corps et l'héritage, nous avions notre place dans le cortège, les questions étaient ailleurs. Si l'on compare cette situation avec celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, on comprend immédiatement l'angoisse qui est la nôtre. On a multiplié les références par mille, on les a individualisées et dispersées, fragmentées, retournées, et se tenir debout relève désormais du hasard ou du miracle. On est passé de la lettre au nombre.

Et puis nous sommes arrivés à ce moment de la vie où il s'agit exclusivement des filles. Les filles, la fille, les femmes. Où l'adresse dont il est question plus haut revient en majesté, à la puissance douze. La seule question, ou presque, de ces années-là, c'était : que signifie bien faire l'amour ? À quoi ça se voit, à quoi ça tient, et que faut-il faire pour faire partie de cette élite-là ? Je vous jure que durant cinq ou dix ans, ce fut l'essentiel de notre métaphysique. Les études n'étaient qu'un à côté, la famille un décor, les amis un prétexte. Les corps et le plaisir féminin étaient l'alpha et l'omega de notre science nouvelle et exclusive. Même l'art n'était qu'un pâle écho de nos expériences et de notre imagination charnelle : nous étions en contact avec le miracle d'un langage totalement neuf, à la fois indéchiffrable et d'une précision irréelle et sainte. D'abord que signifie « faire l'amour », tout simplement, mais très vite, que peut bien vouloir dire « bien faire l'amour » ? De mes conversations actuelles avec des hommes et des femmes qui ont trente ans de moins que moi, et de quelques rencontres, il ressort que cette question a perdu toute sa pertinence, ou, du moins, qu'elle relève de l'histoire des mentalités. Je n'exagérerais pas beaucoup en affirmant que plus personne ne s'intéresse à la sexualité, et surtout, à la sexualité comprise comme un art de vivre, comme un ésotérisme et une quête esthétique et morale qui relève à la fois de la connaissance, de l'imagination et de la bonté. Aujourd'hui, la sexualité, en admettant qu'on y croit encore un tout petit peu, dégoûte, est considérée comme une pratique hygiénique, ou bien comme un succédané du sport et de la compétition. Tout semble risqué, dangereux, malsain, banal, pour ceux qui la regardent d'un sale œil. Mais ce qu'ils voient, c'est tout autre chose que ce que j'ai connu et aimé. Nos contemporains n'aiment ni le mystère ni la connaissance et se croient supérieurs quand ils pensent apercevoir le côté sombre des choses. C'est un lieu commun d'une grande tristesse : le soupçon est le maître des cérémonies, qui ne fait que refléter l'esprit de ceux qui s'illusionnent sur leur clairvoyance.

Le sexualité telle que je la conçois, indissociable de l'érotisme, c'est d'abord une pulsion de connaissance. À ça je tiens beaucoup. Il n'est pas déplacé de parler d'érudition ou de virtuosité (la virtuosité naît de la vertu, ne l'oublions pas, même si elle n'y retourne pas toujours). C'est la curiosité, c'est la soif de connaître qui est au départ du désir, même si celui-ci la dépasse de toute part, c'est la certitude qu'il y a une quête, une quête toujours déçue, sans doute (mais n'est-ce pas le propre de toutes les quêtes véritables), qu'il est bon, et gai, de s'y adonner avec toute la liberté et la générosité des jeux enfantins. Les yeux, la pensée, les mains, la confiance, la poésie, la peau, contre vous, contre moi, je m'éprouve, mais pas en vain, la sueur, la salive, le sang, les odeurs, les gestes, les regards, l'attente, le silence, l'attente encore, le silence toujours, même dans les mots jetés en balbutiant, répétés, ridicules, comme il bon d'être ridicule en faisant l'amour, comme il est bon de ne pas savoir, de ne jamais savoir, même quand on le fait quatre fois par jour, comme il est bon de buter sur ce corps qu'on ne comprend pas, qu'on déchiffre pourtant comme on déchiffre un nocturne de Chopin ou une sonate de Mozart, émerveillé et reconnaissant, attentif à la moindre de ses inflexions, de ses peurs, de ses révélations, au moindre de ses hoquets, de ses râles, de ses coups d'arrêt, de ses vertiges, lisant chaque signe et chaque absence de signe comme si notre vie en dépendait. 

Il est frappant que plus personne aujourd'hui n'emploie cette expression désuète et un peu menuisière : « faire l'amour ». Ils baisent tous. On les ferait rougir, ou les verrait s'esclaffer, en leur demandant s'ils font l'amour. Qui croit encore que l'amour ça peut « se faire », se fabriquer, avec des gestes, avec des caresses, des soupirs et des désirs, voire avec des mots. Ils ont tous une vision bien scientifique et bien raisonnable : il y a les sentiments d'un côté et les désirs de l'autre, faut pas tout mélanger. Il y a les choses interdites d'un côté, les choses licites de l'autre. Ils se récitent leur catéchisme trois fois par jour, et s'ils oublient, c'est écrit et raconté partout, toute la journée, dans toutes les langues et sur tous les tons, à l'envers et à l'endroit, depuis le berceau. La leçon est bien apprise. La question elle est vite répondue. Et si jamais un léger doute ou un soupçon furtif s'insinue dans leur cortex, on leur cite de grands auteurs, et les caniches, et ils retournent sagement se branler devant leurs écrans, rassurés. Je leur dirais bien d'écouter le Capricho arabe de Tarrega, et de fermer les yeux, mais je crains que toute trace d'érotisme ait été effacé en eux depuis trop longtemps déjà. Les brutes parlent aux brutes, les niais parlent aux crapules, les maladroits sont les premiers de la classe. 

Je crois que pour aimer faire l'amour, et pour le faire bien, il faut croire. Croire qu'il se passe quelque chose d'inouï. Inouï au sens propre : qui n'a jamais été entendu et qui ne le sera jamais plus. Tara m'avait offert ce petit livre bleu que j'ai toujours et qui s'intitule : « La Perfection sexuelle ». Nous étions naïfs et un peu cons mais nous avions raison, ô combien ! Que n'aurais-je pas fait, moi, pour découvrir les secrets de l'amour charnel, tous les secrets, pour qu'on me les enseigne ? Nous étions des étudiants très appliqués, très sérieux, très patients et avides, toujours fiévreux et enthousiastes, toujours prêts à être les sujets ou les objets d'une nouvelle expérience en cours. Nous étions les doubles aveugles et les triples sourds qui avalaient la science amoureuse comme on boit un élixir, insatiables. Des croisés, des esclaves, des princes, des sprinters et des coureurs de fond, des dingues qui sautaient sans parachutes depuis le ciel des femmes jusque dans leurs larmes, qui traversaient leurs cris et leurs rires méchants comme on joue avec le feu, en remerciant la flamme et les morsures. Nous savions que ce n'était pas vain et que ça l'était totalement. On riait de nous mais ceux qui riaient nous enviaient. Faire l'amour, c'est s'enfiler du mystère en tube. Dieu serait d'accord, s'il m'entendait. Les athées ont imposé leur religion un peu bêbête, ils exigent une toute petite science bien sage, très étriquée et très pâle. Je me demande comment on peut s'exciter avec ça. Moi j'ai besoin de chair et encore de chair. Sinon je ne pense pas. Vous aimez des neurones, vous ? Ça ne doit pas sentir bon, des neurones… Les limites du langage nous sont données par les cuisses des femmes, par leur cul, par leur bouche. Il faut y aller, aux limites, et parfois passer de l'autre côté. 

Mais finalement j'ai eu de la chance. D'abord j'ai eu des amantes merveilleuses, et c'est déjà énorme, mais en plus, c'est avec les femmes que j'aurai pu parler de ça, au moins quelques unes. Contrairement à ce qu'on croit, elles ne demandant que ça, et, bien souvent, n'ont personne à qui s'adresser. (Décidément, ce Tarrega m'enchante ! Il y a chez certains compositeurs espagnols cet abandon lyrique qui est comme du féminin dans la virilité : est-ce l'attente, l'accueil de la pénétration ?) Cependant, peut-on vraiment parler de chance ? Non, c'est la foi qui sauve, toujours, et qui donne à l'aventure la chance de se déployer. Pour recevoir, il faut demander. Mais la foi, c'est aussi ce qui nous fait dire qu'« un jour il n'y aura plus que ça : l'amour ».

Je crois à la résurrection des corps, c'est sans doute pour cette raison que j'ai tant de vénération pour le corps des femmes. Qu'il vieillisse, qu'il pourrisse, même, ne l'empêchera pas de revenir, et le théâtre sexuel est une répétition, une mise en scène de ce retour qui me paraît inéluctable. La gloire est en elles, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou pas. Elles le savent, elles, et c'est ce qui les rend si redoutables. Un jour il n'y aura plus que ça, l'amour ; mais cette chose est déjà en elles, à l'état de minerai. 

Mystérieusement, nous ne nous souvenons jamais de ces moments si précieux. Pourtant, combien de fois me suis-je dit, alors, que jamais je n'oublierai cette baise extraordinaire avec X, que ces instants fabuleux resteraient gravés à jamais dans ma mémoire ! Je peux facilement nommer les quelques femmes avec lesquelles j'ai adoré faire l'amour (il y en a trois ou quatre, pas plus, c'est-à-dire moins d'une sur dix), avec lesquelles ces moments intimes étaient presque à chaque fois des expériences somptueuses et bouleversantes, mais je ne parviens pas du tout à me rappeler les détails, les sensations, les gestes, les images, et ce qui a fait que cet événement m'a semblé si précieux, si exceptionnel. (Ce n'est pas complètement vrai. C'était en 1985 ou 86, rue des Arquebusiers, à Paris. Je sortais d'une très longue relation amoureuse, la plus longue de ma vie, dix ans, et j'étais alors amoureux d'une jeune fille qui avait la moitié de mon âge. J'avais coupé les ponts avec mon ancienne maîtresse, celle qui m'avait tant marqué (je l'avais connue alors que j'étais encore jeune, elle avait dix ans de plus que moi), et nous nous sommes rencontrés ce jour-là par hasard dans le 95, devant Saint-Lazare. Elle est venue chez moi, et nous avons fait l'amour d'une manière apocalyptique. Ça ne m'était jamais arrivé avant et ça ne m'est plus jamais arrivé depuis. Il y eut tant de violence que nous nous sommes retrouvés par terre, entre le piano et la cuisine. Nous étions au bord de la suffocation et de la crise cardiaque. Après ça nous ne nous sommes plus jamais revus. Sans doute que nous le savions et que nous avons fait l'amour pour mille ans, ce jour-là… (Mais je m'aperçois que même ici je suis incapable de dire en quelques mots, de raconter ce qu'il y avait de si extraordinaire dans cette furieuse copulation.)) Comme je regrette ce manque de mémoire ! Ici encore se vérifie que tout ce qui n'est pas écrit disparaît corps et biens. Nos corps sont des tombeaux vivants et l'acte d'amour permet (souvent, pas toujours) de les réveiller (chez certains, c'est même le contraire). À propos d'« acte d'amour », je m'avise qu'il n'existe aucun mot satisfaisant, je veux dire aucun substantif, en français, pour décrire ce moment où deux êtres font l'amour, si l'on excepte « baise », qu'on n'a pas forcément envie d'utiliser. Oh, bien sûr, il y a le coït, la copulationl'accouplement, la fornication, mais là non plus on n'a pas toujours envie d'utiliser ce genre de vocabulaire, trop utilitaire, trop technique, trop dictionnaireÉtreinte est très joli mais tout de même un peu vague, conjonction me semble beaucoup trop abstrait, trop grammairien. Je ne trouve rien qui me convienne et me vois obligé, la plupart du temps, d'employer baisela baise, mais, outre qu'il est un peu vulgaire, ce qui n'est pas toujours pour me déplaire, loin de là, c'est tout de même un mot formé par dérivation, même si Michelet l'a utilisé dans son journal, mais en tant que verbe, dans une phrase sublime : « Je jouissais d'elle ici bien plus profondément que je ne fis jamais à Paris, et d'une manière à la fois plus voluptueuse et plus haute. En cette personne innocente, si intelligente (avec tant d'enfance), pure lumière et toujours vierge, j'aimais, admirais, possédais, tranchons le mot : je baisais la nature. » Et puis il y a dans ce mot quelque chose qui dit la tromperie et la possession. Il manque un mot, dans notre langue, qui dise à la fois le désir, la volupté, l'action, l'art, la chorégraphie, le jeu, la méditation, le don, la connaissance, et l'amour en train de s'élaborer, de se matérialiser, de prendre forme dans la chair et les humeurs, et dans l'espace mystérieux que savent engendrer deux êtres qui se désirent. Qu'on soit obligé à des périphrases pour dire cela est bien triste. Michelet a le sentiment de « baiser la nature », d'embrasser le monde, et c'est bien cela que nous ressentons quand la baise est réussie. 

Mais finalement, ce vocable (« baise », « baiser ») est peut-être légèrement vulgaire (surtout aujourd'hui, et surtout parce qu'on ne connaît plus que lui) mais il est tout de même très intéressant. Il parcourt un large champ sémantique, du plus brutal au plus délicat, en passant par tromper, posséder, embrasser, saluer, prendre sur le fait, il va de la révérence au quasi viol, de la dévotion à la possession (du propriétaire et du sorcier), de la léchouille timide à la pénétration sans égards, de l'amour filial à l'amour tarifé. Il est d'ailleurs significatif qu'il se soit aujourd'hui séparé en deux branches qui semblent diamétralement adverses : baiser (verbe transitif et machiste) et bisous (formule étendard de la gnangnanterie contemporaine). Toujours cette alliance de la brutalité et de la puérilité, si caractéristique de notre époque qui trempe sa patte gauche dans le sang et sa patte droite dans la morve. Si j'avais un seul reproche à faire à ce mot de baise, ce serait qu'il évacue un peu trop visiblement l'admiration, et l'admiration du corps féminin, source de toutes les admirations, c'est mon sacré à moi dont toutes les phrases ont été d'abord imaginées pour séduire ce corps — c'est en tout cas comme ça que les lettres sont entrées en moi, bien plus que par la littérature. 

Quand j'avais vingt ans, on parlait beaucoup de la séduction, et pas toujours en bien. Mais qu'elle soit bien ou mal considérée, la séduction avait une place centrale, dans les rapports entre les hommes et les femmes, et c'est sans doute pour cette raison que nous avons tant de mal à comprendre la rusticité qui aujourd'hui l'a remplacée. Quand j'entends des jeunes femmes me dire que rien, hormis la pénétration, ne les intéresse dans les rapports sexuels, j'ai toujours un peu de mal à les croire, même et surtout si elles sont sincères. Nous étions dans l'idée, nous, que la pénétration était presque accessoire, qu'il fallait bien en passer par là, à un moment ou à un autre, mais que tout le reste avait beaucoup plus d'importance. Les caresses étaient sacrées, et le temps, encore plus. Le temps du regard, le temps de l'attente, celui du désir et celui de la peur ; c'est dans le différé que nous cherchions l'essence et la perfection de l'amour. Aussi avais-je été extrêmement surpris quand mon amie, plus âgée et plus expérimentée que moi, m'avait dit un jour : « Tu n'es pas obligé de me caresser pendant des heures ! Prends-moi ! Et arrête de me demander la permission, surtout… » C'était une petite révolution, pour moi. Ainsi les femmes pouvaient aimer la poigne, l'autorité, le joug, et aimaient nous voir prendre du plaisir, quand nous pensions jusque là que seul le leur comptait. Les choses devenaient plus compliquées, mais aussi plus intéressantes. 

L'Utérus a renvoyé les fesses, les seins, les jambes et même le con des femmes dans le catalogue des antiques ou des spécialités porno. Mais c'est un utérus légal, procédurier et minoritaire (minoritaire au sens des minorités braillardes et qui n'ignorent jamais qu'elles sont désormais du côté de la Loi, qu'elles ont toute la loi pour elles, la loi de la Revanche dressée sur ses ergots). Il faudrait faire le compte de toutes les parties du corps des femmes qui sont maintenant passées sous contrôle judiciaire, qui ont cessé de relever de la sensualité, du commerce, ou même simplement de la gentillesse ou de l'amitié. Tout est désormais sous contrat et sous contrôle. Ça n'aide pas au désir, et tout le monde a peur, ce qui est compréhensible. Les dossiers en attente de ces cinglées sont frémissants, toujours sur le point de se mettre à bouillir, vingt ou trente ans après. Est-ce si étonnant que ça, quand on voit le peu de gens qui aiment et écoutent les sonates pour piano de Mozart ? « Pour cette seule pensée, tu recevras dès la première nuit une solide fessée sur ton charmant petit cul fait pour recevoir des baisers, compte là-dessus. » Vous ne voyez pas le rapport ? Apprenez à voir, et surtout à entendre. 

Au fond, ce qui manque cruellement, de nos jours, ce sont les caresses. La caresse ne prend pas, elle joue avec le corps de l'autre, elle n'entend pas le soumettre, ni l'utiliser, ni le transformer ; et puis la caresse peut être verbale, on peut caresser l'autre d'une phrase ou d'une pensée. Chaque fois que je regarde un film porno, je suis frappé de ce que les acteurs en présence semblent toujours appuyer sur des boutons, comme des singes à qui l'on aurait appris à effectuer certains gestes pour en obtenir une récompense. On leur a expliqué que certains stimulus produisaient certains effets, et ils sont absolument incapables de sortir un instant de ce dressage. Les fameuses zones érogènes (et encore, très parcimonieusement distribuées) sont leur bréviaire et leur GPS. Leur chemin est parfaitement balisé, alors que l'érotisme, ça consiste justement à ne pas connaître son chemin, à le découvrir à travers l'autre, en n'étant certain que d'une seule chose, qui est que l'on sera toujours surpris, autant par l'autre que par soi-même. Vu de l'extérieur (j'espère me tromper), beaucoup procèdent de cette manière. 

Nous aimions faire l'amour pour avoir l'impression d'aller au-delà de la chair tout en y restant collé, le nez sur la chapelle d'odeurs que les femmes portent à l'intérieur d'elles et qui se manifeste à leur insu, et parfois à leur honte. Oui, pendant une demi-heure ou une après-midi, être privé de toutes les autres femmes, surtout, être gavé de leur absence jusqu'à en pleurer, cette absence ici élevée au rang du sublime. Faire l'amour, c'est écrire un roman à deux, c'est se rouler dans la boue d'un récit instantané dont les actes de chair se dressent entre deux abîmes. Comment se fait-il que cette chose semble avoir disparu, je ne dis pas en réalité, bien entendu, mais dans l'imaginaire de nos contemporains, que d'autres rêves et d'autres sciences tiennent en alerte ? Est-ce la toute puissance des écrans, leur omniprésence luciférienne, qui a transformé leur épiderme et leurs désirs ? C'est la toujours nouvelle vague que nous prenions en travers dans les bras de nos maîtresses. Il semble qu'aujourd'hui tout le monde sache bien plus ce qu'il veut que nous ne le savions alors. Les amoureux ont chacun leur spécialité, leurs phobies, leurs délires, leurs fantasmes (comme ils aiment tant dire), et ils vont vers l'autre avec une demande bien précise, qu'ils ont choisie en toute connaissance de cause, qui leur convient, qui ne va pas leur faire de mal, qui parfois leur a été prescrite par un expert ou un coach. Qui sont-ils donc pour croire ou ne pas croire à l'infini de ces corps qu'ils vont rencontrer, croiser, ne pas rencontrer, ignorer avec toute leur science de babouins apprise comme on apprend le code de la route ? Je lisais il y a seulement quelques minutes qu'un homme était toujours perdu, devant une femme, quand c'est la première fois. Mais qu'en savent-ils ? Dans quel livre sacré et indiscutable est-ce écrit ? Pourquoi prennent-ils leur manque d'imagination et de foi pour la norme, ces péquenauds ?

« Avoir quelqu'un dans la peau » est un des lieux communs les plus justes et les plus profonds que je connaisse. Increvable. Ça résiste à tout, malheureusement. Je ne sais pas exactement ce que c'est que l'amour, ou peut-être pas du tout, mais je sais ce que c'est que d'aimer le corps d'une femme. Et quand on aime le corps d'une femme, on aime bien plus que son corps. Toute notre tragédie est là. La bise est au baiser ce que le feuilleton télé est à la tragédie grecque. Les amoureux d'aujourd'hui font des bisous et des coucous et se branlent devant des écrans en traitant de pute tout ce qui n'a pas un pénis, vont « à la salle » pour se faire de gros muscles qui leur servent à faire de beaux selfies, pendant qu'ils avalent leur bouillie protéinée. On aurait aimé finir misogyne, mais les hommes sont vraiment trop cons, trop lourds. Maladroits de tous les pays, donnez-vous la bite. À mesure qu'a crû ma misogynie a augmenté ma gratitude pour les femmes. Je suis triste de voir ce qu'elles sont devenues, mais j'ai connu autre chose, grâce à Dieu, et quoi qu'il en soit, on n'apprend rien sans elles. Nous avons baisé la joie et la douleur humaines, et ça s'est produit au creux de leurs cuisses.