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dimanche 29 octobre 2023

Altération (Le rêve et les adieux)


Samedi 28 octobre au matin, sept heures. Je m'éveille, au sortir d'un rêve. Mère est nue, entièrement nue, blanche et trop décharnée, maigre comme un squelette, dans la rue, accroupie, en train de faire ses besoins. Je m'approche d'elle, je la prends par le bras pour la soutenir en pleurant. Elle ne dit rien, mais nous sentons tous les deux la honte énorme qui nous tombe dessus et nous écrase. Je ne veux pas qu'elle souffre de cette honte, je la protège autant que je peux de mon corps. Je suis accroupi moi aussi, pour être à son niveau. Autour de moi, je vois ou j'entends des remarques blessantes, mais aussi une femme qui s'approche et touche ma mère avec une branche, est-ce de l'olivier ou autre chose, je ne saurais le dire, mais je comprends que ce geste est un geste de charité ou de compassion. Cette femme est une énigme sans visage, mon regard ne s'attache qu'à ces feuilles (peut-être des feuilles de laurier) qui touchent le corps de ma mère comme pour le transfigurer ou le sauver, je ne sais. La femme disparaît aussitôt. Je reste seul avec ma mère. 

Il n'y a rien d'autre, dans mon rêve, rien d'autre que cette souffrance horrible, et cet amour inconditionnel pour celle qui m'a aimé durant quarante-sept ans. Il n'y a rien d'autre que l'amour et la peine, portés à leur point le plus haut, et qui se rencontrent, là, et la volonté de protéger celle qui m'a donné le jour. La fragilité de ce corps-là, de cet être-là, sa nudité essentielle, ce corps qui va disparaître dans le néant, qui a disparu dans le néant, ce corps que je porte en moi, désormais, dans la nuit insondable de mon propre corps, de ce corps qui va lui aussi disparaître, à la suite de tous les autres, qui va rejoindre le profond charnier où l'amour reste comme le reste des restes, comme le reste absolu. 

Il y a maintenant du soleil, dans le salon où je me tiens en écoutant Michael Rabin qui joue la troisième sonate pour violon seul de Jean-Sébastien Bach. Il est onze heures moins le quart. Je suis debout depuis plus de trois heures et mon rêve me tient compagnie. Je lui parle. Je lui demande de rester encore un peu avec moi. Il voit bien que je fais des efforts pour rester près de lui. J'essaie de ne pas le modifier, de ne pas l'enjoliver, de ne pas lui faire dire ce que j'ai envie qu'il dise. C'est fragile, un rêve, c'est fragile comme le corps nu d'une vieille femme dans défense.

Je ne peux pas prendre au sérieux quelqu'un qui déclare qu'il « se fout de la mort », ou même qu'il n'en a pas peur. Je n'ai rien à faire avec ces gens-là. Vincent m'apprend que Johnny Hallyday, juste avant de mourir, s'est redressé, dans son lit, et a déclaré : « Je ne veux pas mourir. J’ai peur. » 

Le piano est tout nu, depuis hier-soir. Je n'ai plus l'habitude de le voir ainsi, sans tout ce qui le recouvre habituellement, partitions, livres, dessins. Bientôt je ne le verrai plus du tout. Je ne sais vraiment pas comment je vais réagir. J'ai même joué un peu, hier-soir. Retour sur les lieux du crime…

« À soixante ans, tu t'aperçois que t'as rien compris. » (Pierre Barbizet, en 1983, à Aix-en-Provence) Il fait travailler Hélène Grimaud, dans la sonate Les Adieux. « Tiens les valeurs ! » 

Il faisait froid, ce matin. Cinq degrés. Je ne suis pas allé marcher, aujourd'hui. Cette femme est une énigme mais elle a un visage. On revient toujours à Beethoven. Les adieux, les vrais adieux, c'est rare, dans une vie. En général, il est trop tard, quand on les prononce. On n'a pas le cran de dire adieu, ou bien on le dit trop, et c'est la même chose, le ridicule en plus. 

« Sans ralentir. Surtout sans ralentir ! » Et même ça, c'est trop. Un peu plus monolithique, si tu veux. Les deux cors sont pareils. Écoute… après je ne t'ennuierai plus. Mi la sol sol ré do. Ne lâche pas le mi. Et surtout ne quitte jamais le clavier ! Trop fort, excuse-moi… Non, non, il faut refaire. Garde exactement la même couleur. C'est adagio, mais enfin… Les doigts, les doigts… Chut ! 

Les chevaux passent lentement dans la rue, accompagnés de deux chiens. Je suis derrière eux. Le premier cheval est conduit par un homme à pied, le deuxième est monté par une femme très droite qui a une grande tresse. Je dis qu'ils vont lentement, mais, pour les rejoindre, je suis obligé de forcer le pas. J'en déduis qu'ils font du cinq kilomètres à l'heure environ. « Ah, mon cher, des larmes, des émotions ! » 

« C'est de la musique classique. C'est de la musique classique ! J'y tiens. Beethoven y tenait, en tout cas. » J'étais à côté de Messiaen, pour un jury de troisième cycle, et un jeune homme jouait très bien cette sonate. Je trouvais ça très bien. Et je dis à Messiaen : je trouve ça très bien. Et Messiaen me regarde avec un air condescendant et me dit : « Pfff… Il n'y en pas un qui ait compris qu'il n'y a que trois notes, là-dedans. » Et là on touche à toute l'histoire de la musique allemande, de la première école de Vienne, à la deuxième école de Vienne, et on arrive jusqu'à Pierre Boulez. Parce que c'est ça ! Le matériel thématique le plus restreint possible. 

Cortot faisait une espèce de piano. C'est une raison d'écriture… Alors là tu fais du super Cortot ! Reste en mesure, hein. Si, mi, ré mi fa… Je sais bien que c'est une valeur longue mais… Piano ! Maintenant. Pas lâcher les valeurs… Mais avec les doigts ! Les violonistes ne les lâchent pas, les violoncellistes non plus. Pas trop de pédale ! Tout est important, y a que trois notes. On ne lit jamais assez un texte. Chut ! Des bassons légers… Chut ! Il ne se passe rien. Un peu plus lourd. Le temps ! Le temps ! Il n'y a pas d'aisance, là-dedans. C'est bien, c'est bien. Non, c'est très bien, mais c'est commercial. Ça me rappelle Mme Long qui disait : « Quand vous ne voulez pas augmenter, diminuez. » C'est des trucs, c'est génial, si tu veux, c'est bien dans beaucoup de choses, mais là c'est pas la peine (une grande pianiste peut se passer de procédés). Non, écoute bien, écoute bien ! Ba-da-doum, ba-da-doum, ba-da-doum. Les chevaux… Le galop des chevaux. 

Et le Premier prix, qu'est-ce qu'il avait de plus ? De jolies jambes. C'est Puccini qui a insisté. Ma mère pas mécontente, hein, pas mécontente. Il ne disait pas qu'il était le descendant de Giacomo, mais il ne disait pas non plus le contraire. Il avait un petit côté tape-à-l'œil. Je me rappelle les coups de cane qu'il me donnait parce que je ne mettais pas bien la pédale, mais il était moribond. 

Un pauvre garçon qui ne pense qu'à l'au-delà de son texte. La vieille fille pas baisée aux gros seins lardés qui tourne opaque dans son lit creux. Qu'est-ce qu'il donnerait pas pour dormir, le vieux ! Les mots et les phrases dansent comme de vieilles toupies puantes. Ça le dérange dans son repos. La nuit remue, ça sent la nuit mouillée pas assez fraîche, par ici. On voit leurs vieilles dents pourries, leurs mouchoirs morveux, on entend leurs rires ébréchés. Taisez-vous, Bon Dieu, je veux dormir ! Quelques notes de piano reviennent piquer la bête et la laissent hagarde, bredouillante et hirsute. Un silence formidablement épais lui tombe sur la poitrine — chasse tout l'air qu'il avait prudemment accumulé en lui. Il faut tout recommencer. C'est toujours la même chose. Un chien, c'est tout ce qu'il lui fallait, un vieux chien sage qu'il entend tourner dans son panier. Il veut creuser dans son ventre, en extraire les paroles qui pourrissent là, qui fermentent. C'est ça, le raffut ! C'est ça qui le réveille alors qu'il dormait si bien. Enfin… Les vieilles putains se régalent, penchées au-dessus de son cadavre. Ba-da-doum, ba-da-doum, lui bouffent le foie, la rate, les reins, les boyaux, elles se tapent dessus, quel vacarme ! Silence, salopes ! Voyez-les qui se lèchent les doigts, leurs gros doigts rougis de sang et de glaire. Elles reniflent salement, lui arrachent des morceaux de chair, mordent dans son sexe. Parlent la bouche pleine : ça leur dégouline des babines. 

Les mesures 7 et 8 du premier mouvement de la sonate op. 81a. En trois accords, Beethoven change le cours d'une vie, ou d'un récit. J'aime beaucoup qu'Arrau sépare nettement la mesure 7 de la mesure 6. Tout est important : il n'y a pas de détails. Une simple modulation et le sens se renverse.

Du Julien Gracq pour se calmer un peu, on a tout le temps d'écouter les mots, de les observer se monter les uns sur les autres, comme du lierre sur le mur de la maison. Mais qu'est-ce tu dis ? Pas lâcher les valeurs. Des bassons légers courent sous les draps, reniflent, de trois notes en trois notes, qui vont s'épaississant. Tenons le raffut à distance. Prudence ! Les deux chevaux ont un rythme régulier et calme. Andante. « Lebewohl. » Les deux cors. À trois heures il sera deux heures. Ton cerveau se défait sous tes yeux effarés. Ce n'était donc que ça, un esprit ? Chut ! C'est encore trop fort ! C'est encore raté ! Écris avec les doigts, avec les doigts, tiens les syllabes, ne les lâche pas, aplatis-les comme de la gouache cernée d'eau. La nuit remue en toi, trop, tu digères mal le jour et les restes de l'amour. Mais tout plutôt que ce silence épais et poisseux qui t'étouffe, qui colle ton diaphragme d'enfant inquiet et qui te fait compter et recompter les coups comme un dément avalé par son vomi. À soixante-sept ans, tu t'aperçois que tu n'as rien compris. Tu as mal lu, tu as mal écouté, tu n'as pas fait attention, et ton regard on n'en parle même pas. Les portées sont vides. Elles sont toutes parties, les notes, les notations, les valeurs, les durées, avec les soupirs et les pauses, il n'y a plus que ces lignes parallèles qui ne vont nulle part ? Tu es plus seul que jamais. C'est une raison d'écriture, ça ? Écoute, écoute bien ! Tu crois connaître la nuit, mais la grande nuit indiscernable des origines, la nuit infinie qui ne finira plus jamais, tu y as pensé ? Tu regretteras le raffut. Tu entendras l'Adieu à en devenir sourd. Entre les deux cors ton corps aura l'épaisseur d'une feuille de papier vierge. Tu croyais rêver mais c'était la vie d'après la vie, la vie de la muqueuse que tout irrite, même la caresse, quand tu es accroupi, nu dans le caniveau, à pisser de l'encre ou du sang. Il fait bien froid, tout à coup. J'aurais aimé te protéger de mon corps. Il n'y a aucune aisance là-dedans. Aucune. Tout est important, et si vain. On ne lit jamais assez un texte, parce qu'on croit se reconnaître dans le miroir, mais ce qu'on voit dans le miroir, c'est l'Adieu à soi-même. La fosse. 

Je crois n'avoir jamais fait rêve aussi sobre, aussi implacablement univoque. Une seule image, une seule situation, une seule douleur. C'est comme si dans une sonate on isolait une mesure et une seule. Est-ce que dans cette seule mesure on trouverait un sens à la hauteur de la sonate entière ? Cela paraît impossible, naturellement ; et pourtant… Trois notes, comme dirait Messiaen. Trois accords. Un seul geste : L'arrivée sur le do bémol. Sur le do grave, d'abord, à la mesure 2, puis sur le do bémol à la mesure 8… sur l'altération. La musique des très grands compositeurs, c'est un cheminement inédit entre altération et désaltération. La juxtaposition de deux états de la matière sonore et spirituelle, et le passage plus ou moins brutal, plus ou moins complexe, de l'un à l'autre. L'auditeur attentif chemine en compagnie du compositeur et de l'interprète, et ce cheminement transforme son propre corps : je suis persuadé que des variations chimiques discrètes se produisent quand la musique se fait pensée, et jamais elle n'est plus pensée que lorsqu'elle est composée par Ludwig van Beethoven. Il y a des sonates de Beethoven qui, lorsqu'on les a écoutées en entier, impriment à notre être une vitesse qui nous libère de nous-mêmes. De même les rêves nous font sortir de notre orbite. Les rêves sont des altérations, des modulations, des fenêtres ouvertes sur d'autres vies possibles, des seuils qui parfois mènent à des impasses et parfois à une vérité plus grande et plus simple, vérité que l'on avait soigneusement évitée jusque là, mais dont tout notre être sentait la présence secrète.

dimanche 29 janvier 2023

Déserts (D. 956)


L'homme n'a pas le choix, il regarde le paysage par la fenêtre du train en marche. Il doit savoir. Il doit savoir ce qui l'environne, il doit savoir où il va, il doit connaître les paysages qu'il traverse. Même s'il ne voit qu'une nature uniforme recouverte de neige, même si ce qu'il voit n'est qu'une partition muette dont il ne comprend pas les indications, dont les signes parlent une langue qui lui est étrangère, il n'a pas le choix, il doit interpréter ce qu'il voit. Il doit savoir mais il doit aussi et peut-être surtout faire comme s'il savait, comme s'il comprenait ce qui lui est dit. Il ne peut pas être un étranger. Il est un étranger (à la nature et à l'humanité) mais il ne peut pas se conduire comme un étranger. Il est assis dans un compartiment chauffé et il voit défiler le paysage. Il regarde et il écoute. Il aime ce qu'il voit. Toute cette désolation, toute cette nature muette lui semble le comble de la beauté. Il est seul dans le compartiment, il ne peut donc pas partager ses sentiments et ses sensations. Son corps réagit à ce qu'il voit, à ce qu'il comprend ou ne comprend pas, il sent le sens qui monte en lui, c'est un fluide impur, un plasma qui charrie des morceaux de nuit et de lumière, des escarpements et des rondeurs, des lettres et des nombres. Tout son être est là, dans ce compartiment de train. Il voudrait dire, il voudrait partager ce qu'il ressent avec un être aimé, mais il sait que si la chose était possible elle s'abolirait dans l'instant. Alors il a la tentation de prendre un cahier et de noter ce qu'il voit mais il ne le fait pas. Il n'a pas confiance. Il veut rester là, avec lui-même et avec le temps. Alors il reste immobile et continue de regarder, de voir et d'entendre et de ne pas comprendre. Tout vient en même temps : la sensation, la frustration, le désir, la solitude, le déchirement, le sentiment d'abandon, la peur, l'obscurité et la beauté, la lumière aveuglante et la tension légère d'un corps qui se sent vivre. Il habite le monde et le monde est désert, en cet instant, désert comme l'intérieur de son être, comme sa pensée muette et avortée. Il est au bord du monde et dans le monde simultanément, dans le crainte et la paix. Le train va toujours. Le paysage défile, avec des variations infimes ou accentuées, avec des absences, aussi, mais avec, toujours, cette linéarité et ce chant calme qui maintient l'homme en vie, à l'intérieur de lui. Sa conscience lui paraît translucide, sans épaisseur, étale, mais il n'est plus celui qu'il était hier, ou même celui qu'il était avant de monter dans ce train, et il ne sait pas si, quand il sera descendu du train, ce qu'il est en train de vivre aura encore une quelconque réalité ; il ne sait même pas s'il en aura le souvenir. Il se dit qu'il est possible que ce qu'il est en train d'éprouver n'existe que dans le temps de son être présent, à l'intérieur du train en mouvement. C'est effrayant — et très doux. Les voyages en train sont ce qu'il préfère, et de loin. Les courbes sont douces, on les éprouve en même temps qu'on les voit (on peut les lire) et le rythme régulier et doux des chocs sur les rails rassure et calme son cœur, son cœur qui peut dialoguer avec ce rythme. Il est impossible d'ignorer le monde qu'on traverse, et l'on doit faire semblant de le comprendre, mais même dans les moments où personne ne nous observe, nous ne pouvons nous absenter de ce qui nous relie à lui : la plaine désolée et froide se donne à nous, ni plus ni moins que l'adagio du quintette en ut de Schubert. Tout a disparu, les amis, les femmes, le hasard, la mère et le père, les petits bonheurs précaires lui semblent dérisoires, il ne reste plus alors qu'une longue et interminable mélodie qui l'enveloppe et qu'il ne comprend pas plus que ce qu'il voit et ressent. Mais il n'y a que cela. Rien d'autre. Il est seul avec le paysage et le temps.

Il est là, c'est tout. 

La musique est l'art où il y a le moins de pensée. Il ne sait plus où il a lu cette phrase. Elle est vraie, très vraie, et elle est également fausse, très fausse. Elle est aussi fausse qu'elle est vraie. Ces phrases sont sans doute celles qu'il préfère. Il s'abandonne à elles, comme un enfant qui a confiance. Il n'essaie pas de percer leur mystère, ni de les faire tomber en un sens ou un autre, il ne veut surtout pas les fixer. Il se laisse bercer par leur vérité relative et incertaine, il se met en elles comme son corps est à l'intérieur de ce train qui traverse le paysage. Il est là, avec elles, c'est tout. Il restera toujours un étranger parmi ces phrases, mais un étranger familier, un étranger placide qui n'essaie pas de changer ce qu'il voit et entend, qui ne désire pas s'assimiler, ni qu'on le reconnaisse, ni qu'on lui donne une place. Il préfère rester dans le mouvement calme du train qui traverse le paysage, et qui ne laissera aucune empreinte. Il reste en silence. Il préfère écouter. Ne rien saisir. Ne rien retenir. La musique va, elle le traverse et elle disparaît du même mouvement, sans laisser de traces. Restent la blancheur, la paix, et la solitude. Reste le temps, qui ne le quitte pas, qui frémit doucement en lui comme une lueur pâle ; c'est un temps froid, économe, silencieux, au rythme simple, monotone et consolant. La douleur s'est tue. La couleur aussi. Très peu de notes, très peu de pensées, on a juste ce qu'il faut d'air dans les poumons pour ne pas mourir. Aucun cri. 

Il pense à ce jour prodigieux des années soixante-dix (74, 75, 76 ?) où il revenait d'un long voyage en train, en hiver. Le faisait froid, il faisait très beau. Tout était gelé. Il marchait vers la maison, depuis la gare, un xylophone sur le dos, avec son sac, aussi, et, dans le dernier tournant vers la droite, route de la Fuly, il avait connu cet instant qu'il n'a jamais oublié. Il avait en tête une chanson d'Amalia Rodriguez et il était si heureux que l'air lui manquait, et dans ce sentiment pauvre et aride il avait inscrit son cœur comme une braise hurlante. S'il était mort, tout irait bien, mais il était en vie, à cet instant-là, et la vie était plus que la mort, alors qu'elle lui ressemblait comme jamais. C'était comme un trou dans le temps. Il était tombé dans ce gouffre ensoleillé, glacial et paisible qui repoussait les frontières de la vie et de son être. Il n'avait pas eu le choix. Sentiment d'absolue solitude qui soudain dissout la tripe et fait sortir de la contingence et du hasard.

On s'est extrait du temps, le temps d'un pizzicato de violoncelle. C'est possible. 

Il y a ces déserts lumineux, dans la vie simple, dont on sait qu'ils sont des seuils, des passages, et que notre existence n'est que la tentative toujours renouvelée et toujours déçue de les retrouver, une fois qu'on les a connus.