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dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

vendredi 17 janvier 2025

Encore Etc.


2025 ! On ose à peine l'écrire, cette date. Un quart de siècle après la fin du monde. Les chiffres n'ont donc jamais de terme ? Je me rappelle très bien qu'à l'époque lointaine de ma jeunesse, « l'an deux-mille » paraissait pourtant inatteignable. « J'aurai 44 ans ! », me disais-je, comme si ce nombre était à l'évidence une preuve de délire mégalomaniaque. C'était exorbitant, de simplement penser qu'on serait un jour, peut-être, celui-là. On le fut, et il ne se passa rien, contrairement à toutes les prévisions de notre XXe siècle finissant. On le fut, et le lendemain il était oublié, celui qu'on avait pensé ne jamais être. 

Ce sont sans doute les mathématiques qui donnent la plus fidèle représentation de cette folle histoire. Sans fin… Ça n'a pas de sens, pour nous, ce qui est sans fin. Qu'est-ce qu'une droite ? On peut toujours tenter de l'imaginer, bien sûr, mais notre esprit s'arrête très vite en chemin. Après 2025, il y aura 2026, 2027, etc. Et ainsi de suite, comme on disait dans ma jeunesse. (La suite au prochain numéro)… Quelqu'un croit-il vraiment qu'il restera des traces de lui dans l'avenir, que tout le monde nomme aujourd'hui le futur, qu'il se perpétuera d'une manière ou d'une autre ? À-venir pour qui ? À peine né et déjà passé ou en passe de l'être. Quand je pense qu'il existe des crétins qui désirent l'immortalité… C'est donc le néant, qu'ils veulent perpétuer ? 

J'ai eu soixante-neuf ans, il y a deux jours, et comme pour célébrer ce non-événement, il fait très froid, ce matin, sans doute pour me rappeler la terrible année 1956 dont quelques photographies témoignent encore de manière spectaculaire dans le beau livre de ses œuvres que m'avait offert Henry Tracol, l'ami de mon père. Le Chéran était gelé. C'était beau. Preuve que les choses impossibles ont existé et existeront à nouveau. 

Ce matin, je n'ai pas eu le courage de prendre ma douche froide. Peut-être plus tard dans la journée, si le soleil m'aide à me décider. Le froid conserve, paraît-il. Septième hiver sans chauffage, ici, sauf dans la pièce où somnole mon piano, où il fait un peu moins de 14°. Je croyais m'être habitué, mais en ce moment je souffre du froid, sans doute parce que je ne dors pas bien, et pas suffisamment. Il me semble que les précédents hiver, je résistais mieux. De toute façon, ce n'est l'affaire que de quelques jours. J'ai recommencé à marcher un peu chaque jour, surtout pour me réchauffer. Mais les heures passent vite et mon travail n'avance pas. 

On oublie tout, même l'inoubliable. Oublier est notre seule grâce. L'oubli se tient en notre centre, inébranlable, étroitement enlacé au souvenir. On ne les distingue pas vraiment. C'est même la définition de l'énigme. Peut-être du vivant. 

J'admire ceux qui se tiennent debout, qui croient qu'ils le doivent, qui ont ce courage ou cette folie chevillée au corps. Je ne l'ai jamais vraiment pensé. Sentiment du ridicule ou seulement de l'inutilité, je ne sais. Ou peut-être manque de courage, allez savoir. J'ai fait un temps semblant d'appartenir à cette race-là, parce que je trouvais que ç'avait de la gueule, mais j'ai dû bien vite admettre que ma pente n'allait pas de ce côté-là. Dans le fond, je ne serai jamais un patriote, parce que je n'ai pas le sentiment d'avoir une patrie autre que celle qui m'a quitté dès l'entrée dans l'âge adulte. Les sentiments privés et intimes ont toujours eu la priorité sur les grandes causes et le monde, justice comprise. C'est particulièrement vrai en ce moment où tout ce qui s'apparente à l'actualité me révulse. Je ne tiens pas à savoir, à être informé. Le peu de culture que j'ai m'éloigne de plus en plus du présent. J'ai une crise de foi(e) du contemporain. Tous mes organes le rejettent violemment, comme un corps étranger, comme un poison.

Il y a quelques jours, j'ai eu au téléphone un ancien ami, ou même pas, disons une connaissance, mais un type charmant, qui a le même âge que moi, et avec lequel je partage beaucoup de souvenirs. C'est lui qui avait amené (je n'arrive pas à dire « apporté ») mon piano ici depuis la Haute-Savoie. Il était (ou est encore) loueur de pianos de concert. Il ne m'appelait pas pour discuter du bon vieux temps, mais parce qu'il a su que je vendais mon piano. Cependant, l'essentiel de notre conversation a bel et bien tourné autour de notre jeunesse à Annecy, de l'incroyable effervescence artistique et culturelle que nous avons eu la chance de connaître dans cette ville au début des années 70. On ne peut même pas l'imaginer aujourd'hui. 

J'écoutais avant-hier le (très) vieux Boulez (en 2015, il avait alors 90 ans) parler de l'Allemagne, de Darmstadt, de Donaueschingen, du Domaine musical, de ses années d'apprentissage et de formation, de la compagnie Renaud-Barrault, de ses compagnons d'alors (Stockhausen, Nono, Berio, Maderna, etc.) et j'étais terriblement ému. En voilà un qui aura accompagné ma vie de musicien, mais pas seulement, depuis près d'un demi-siècle. Malgré toutes les oppositions — et Dieu sait qu'elles furent nombreuses, et violentes —, je n'ai jamais renié cet attachement et cette admiration, non seulement pour le musicien, mais aussi pour l'homme, la figure, et la pensée — et cela malgré tous nos nombreux désaccords. Tout le monde, dans mon entourage, le détestait. C'était un passage obligé, de le traiter de tous les noms d'oiseau. Je ne vois guère autour de moi qu'une seule personne avec laquelle partager cette admiration, Vincent. Il y a des figures, comme ça, haïes pour de mauvaises raisons par des gens qui ne les connaissent que de réputation, qui en définitive forgent quelque chose comme un lien secret avec soi-même. Carlos le détestait, comme il détestait Gould et méprisait Horowitz. Je n'ai jamais essayé de le contredire, et je crois que j'ai eu raison. Il y a des antipathies qu'il faut respecter, même si on ne les comprend pas — même si on les comprend trop bien. Laissons le temps passer là-dessus… Il y a beaucoup de sujets de discorde entre les êtres qu'il ne sert à rien de vouloir résoudre ou même seulement expliciter. C'est, selon la formule amusante de Renaud Camus, qui en connaît un bout sur la question, de « la boxe à côté ». Chacun tape sur une effigie qui ne correspond que très peu, voire pas du tout, à la réalité, avec d'autant plus de virulence que l'ignorance est grande, ou ancienne. Entrer dans la ronde est inutile, on ne combat pas des fantômes avec des arguments, mais avec d'autres fantômes. Et très vite on s'enfonce dans le ridicule d'une banale non-conversation. Temps perdu dans le monde de la rumeur. Ce que Boulez dit par exemple de John Cage est saisissant ! Que de malentendus, sur tant de sujets… Combien de compositeurs auront eu cette grâce (!) d'être à ce point inentendus, dans le même temps qu'ils semaient des graines vives en une terre profonde ? 

La plupart des gens ne veulent que des vérités simples et univoques, l'avènement des réseaux sociaux nous le prouve chaque jour, jusqu'au dégoût. La complexité inhérente à un individu véritable est très mal vue et totalement incomprise, dans une époque où la culture a presque entièrement cessé d'être ce qui donne un sens aux rapports humains. Je crois qu'on ne mesure pas du tout à quel point la perception du monde et des êtres a été aplatie, réduite à un pauvre squelette, malgré toutes les « avancées » spectaculaires des neurosciences. Tout se passe comme si plus on voyait de détails, moins on comprenait la figure d'ensemble et l'âme des choses. J'y pensais en lisant il y a peu un très joli livre de Léon Daudet offert par Yohann. Dieu sait qu'il ignorait beaucoup de ce qui aujourd'hui est lieu commun, mais ça ne l'empêchait nullement de parvenir par d'autres voies que les nôtres à des vérités profondes et qui resteront, j'en suis sûr. La Science, avec son grand S ridicule, le plus souvent passe son temps à redécouvrir après mille détours des principes et des réalités qui étaient évidentes aux Anciens et qu'elle a commencé par nier avec violence et arrogance ; je pense en particulier à la médecine. Simplement voir et sentir n'est pas donné à tout le monde… Entendre non plus. 

Ma vie est un non-sens pénible, de plus en plus. Pourquoi donc est-ce que je m'acharne ? C'est incompréhensible. Il n'y a que dans les moments — souvent dus au hasard — qui me mettent au contact de la musique, que l'angoisse me quitte un bref instant, parce que sa présence familière, malgré tout, m'apaise, au moins durant les quelques minutes passées à n'entendre qu'elle. 

Hier, je me suis mis à écrire ce texte, sans savoir de quoi je voulais parler, sans savoir où il allait me mener, et je vois bien qu'il ne mène nulle part. Je l'avais intitulé « Etc. », mais Etc. quoi ? Pour pouvoir écrire « etc. », il faut qu'il y ait eu quelque chose avant, qu'il y ait de la lettre avant le post-scriptum, de la substance avant le reste, du déjà-là avant la suite ou le développement. Je me tiens (si l'on peut dire) dans la suite d'une vie qui n'a pas eu lieu, dans sa traînée fantomatique et inquiétante qui ne développe rien du tout (Carlos me l'avait bien dit, que je ne savais pas développer). C'est comme si j'empilais des non-lieux, que je les reliais les uns aux autres comme un fou s'acharne à essayer d'emboîter une tête de girafe sur un corps de poupée. Je ne me mets même pas en colère… Je constate, c'est tout. 

2025 n'est rien, pas plus que ce jour où je me lève péniblement après une nuit atroce. Il passera, lui aussi. Même moi je l'oublierai. On est, et il ne se passe rien. On fut, aussi, et il ne s'est rien passé. Un blanc. Un vide. Une minuscule encoche que personne ne remarque sur une droite infinie qui ne va nulle part. On aurait pu aller ailleurs, sans doute, mais on ne se serait pas plus rencontré. 

Ces derniers jours, je vois passer sur Facebook beaucoup de belles photographies de mon pays, la Haute-Savoie, des photographies de montagnes enneigées essentiellement. Toutes, elles me ramènent d'une manière ou d'une autre à cette épiphanie que j'ai longtemps considérée comme essentielle, sans pouvoir l'expliquer. C'était en hiver, au début des années 70. Je ne sais plus d'où je venais, mais j'étais descendu du train quelques minutes auparavant. Je sais que je revenais d'une tournée avec des amis musiciens, dans le sud-ouest, et que j'étais chargé comme un baudet (j'avais entre autre un xylophone sur le dos). Sur le chemin qui conduisait à la maison, dans le dernier tournant de la route de la Fuly, j'entendais intérieurement une chanson d'Amália Rodrigues, que mes amis m'avaient fait découvrir peu de temps auparavant. Il faisait très beau et très froid. Le sol était gelé. La chose n'a duré sans doute que quelques secondes, mais l'éblouissement est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui. Il me restait deux cents mètres à faire avant d'arriver à la maison, et j'ai connu ce matin-là (car cela ne pouvait être qu'un matin) un instant de bonheur parfait. Pur. C'est bien sa pureté d'acier qui lui a conféré tant de prix, il m'est difficile de dire les choses autrement. Les instants peuvent peser sur nous de toute la force de leur contingence : celui-là, au contraire, a retranché une part de mon être avec une indicible souveraineté. Jamais je ne m'étais senti aussi léger. Était-ce la transparence de l'air, le temps, froid, sec, glacé, la route que je connaissais trop bien et qui m'apparaissait pourtant comme complètement neuve, la nuit solitaire que je venais de passer dans le train, et la joie de me trouver bientôt au chaud et en sécurité, le fado, cette voix merveilleuse, ou même le drôle d'incident que je venais de traverser à la gare (le train, très étrangement, ne s'était pas réellement arrêté, et j'avais dû sauter en marche sur le quai glacé, ce qui m'avait valu la remontrance du chef de station), mais ces quelques secondes ont encore aujourd'hui une saveur et une évidence que je n'ai plus connues depuis. Tout à coup, mon être était mis entre parenthèses, et ce qui se trouvait entre ces parenthèses me semblait une fenêtre ouverte sur la Joie, sinon la Joie elle-même révélée d'un seul coup sans explication ni avertissement. Il n'y a pas eu de suite, comme il n'y avait pas eu de prémisses. Ce moment est un bloc complètement séparé du reste de ma vie et pourtant… il ne cesse de me hanter : pourquoi n'y ai-je plus accès ? Pourquoi ce signe qui n'annonçait rien ? Qui se refermait sur lui-même avant qu'on puisse en prendre la mesure, que je puisse en faire quelque chose, au moins le traduire et lui donner un sens… Je revois la lumière, dans ce tournant de la route de la Fuly, dans ce quartier qu'on appelait Monéry, cette lumière et cette légèreté que je n'ai plus jamais connues. Quel rapport entre le fado, la voix d'Amália Rodrigues, le froid, le soleil, le matin, la marche, l'enfance, la Maison ? Je ne l'ai jamais trouvé. Ce signe n'a pas fait signe mais il reste l'un des mystères de ma vie, un bref au-delà de la jouissance. Yves Nat disait, en s'adressant à ses élèves qui travaillaient la quatrième ballade de Chopin : « Plus simple, plus expressif. La simplicité est une garantie de pureté. » Il n'y avait rien de compliqué, dans cet instant. Tout était parfaitement simple

Aujourd'hui, j'ai choisi comme promenade un simple aller-retour sur un chemin sans dénivelé : j'étais trop épuisé pour les vraies balades. J'ai toujours de la réticence à ces allers-retours qui paraissent vains, pourtant je me suis aperçu qu'il n'était pas sans intérêt de parcourir deux fois de suite le même chemin en sens inverse, et je vois bien que mon plus grand désir, à l'heure actuelle, le seul, sans doute, qui soit vrai, est de repartir en sens inverse sur le chemin de ma vie, de refaire scrupuleusement le même trajet, mais vu du sens opposé, de remonter le courant jusqu'à l'origine. Rien ne me passionne plus, rien ne me semble plus digne d'intérêt. Je veux voir ce que je n'ai pas vu, poussé par la vie et la folie de se croire immortel. 

On me demande souvent pour quelles raisons j'ai choisi ce nom de plume. Je ne l'ai pas vraiment choisi : c'est seulement un nom de lieu. Machin de Monéry… Truc de Rumilly… Georges de La Fuly. C'est tout. L'origine qui donne le nom et le ton, et la raison. Ce n'est qu'aujourd'hui que je comprends que la volonté du retour était déjà présente en moi il y a trente ans. Retour sur le lieu, retour sur le nom, retour à la source, à ce qu'on voit depuis la fenêtre de la chambre, à ce qu'on entend dans le foyer, et même à ce qui se passe dans la pièce où la mère accouche, seule. À chaque fois que j'ai voyagé, cette pulsion impérieuse du retour à la maison m'a obsédé, même si j'aimais être là où je me trouvais. Je ne comprendrai jamais les voyageurs qui ne désirent que partir, quitter. Partir n'est attrayant que parce qu'on sait qu'on va revenir

BHL publie un livre sur son insomnie chronique. Je ne l'ai pas lu, bien sûr, mais je suis exaspéré par ces gens qui affirment de manière spectaculaire et péremptoire qu'ils « ne dorment jamais ». Il est impossible de ne jamais dormir, même quelques jours. J'ai bien compris ce qu'il voulait dire, et je sais qu'il parle comme un très grand nombre d'insomniaques, mais cette affirmation est exaspérante car elle suppose une méconnaissance totale de ce que vivent des millions de gens de par le monde, et de la souffrance réelle et parfois terrible qu'ils traversent. L'insomnie n'a rien d'exaltant ni de romanesque. Quand un insomniaque affirme qu'il ne dort jamais, il veut dire qu'il dort très peu (ou très mal), mais à part quelques cas rarissimes, de l'ordre d'un sur dix millions, il est impossible de tenir plus de quelques jours en ne dormant pas. On devient très vite fou, et on meurt. Il existe un grand nombre de gens qui peuvent se contenter de très peu de sommeil, quatre, cinq heures par nuit (ou par jour), et un petit nombre qui peut tolérer un sommeil quotidien de moins de quatre heures. Ceux qui affirment « ne jamais dormir » mentent, souvent même sans s'en rendre compte. Ils font des siestes ou des micro-siestes qui leur permettent de tenir ; en bref, il répartissent leur temps de sommeil durant la journée. Une chose dont on se rend compte, lorsqu'on est insomniaque, et qui est assez paradoxale, c'est que loin d'avoir plus de temps, on en a moins. Quelqu'un qui a un bon sommeil quotidien de huit heures est quatre fois plus efficace et endurant que celui qui a vingt heures de vie éveillée par jour. Les heures de l'insomniaque ne sont pas comparables avec les heures de quelqu'un qui dort bien ; elles sont plus courtes. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé que dormir était du temps perdu, et aujourd'hui moins que jamais. Si je pouvais, je m'endormirais aujourd'hui pour me réveiller à la fin du mois de février. Sans remords. Quand on dort, le corps n'est pas du tout inactif, bien au contraire, et l'esprit non plus. Celui qui affirme « ne jamais dormir » est aussi pénible à entendre que celui qui parle de la solitude parce qu'il a passé six mois seul, ou même un an, que celui qui explique que vivre dans le froid est très supportable, quand il a seize ou dix-sept degrés dans son appartement, ou que celui qui nous parle de la fatigue et de l'appréhension de vivre alors qu'il a trente ans et pas de souci du lendemain (je ne veux évidemment pas dire qu'être jeune est synonyme de bonheur et de paix, mais plus simplement et prosaïquement qu'on a alors plus de force et moins de problèmes vitaux à régler au jour le jour). 

L'insomnie, encore, oui… C'est que je découvre un nouveau monde, moi, et je mesure aujourd'hui la chance qui était la mienne de ne pas le fréquenter. Je sais bien qu'il ne s'agit pas d'un sujet digne de ce nom, pour quelqu'un qui a la prétention d'écrire, mais de toute manière je ne traite que de sujets subalternes, depuis que je tiens ce blog, et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. Le voudrais-je que je serais incapable, quel que soit mon désir de me hisser plus haut que mon cul, de parler de « vrais sujets » (comme aime à le dire le connard contemporain), de ce qui fait bander l'amateur éclairé de littérature et se pâmer les femmes à lunettes. Dans mes insomnies, il y a — il n'y a même que ça — du « etc. ». Du « etc. » qui roule sur lui-même et se mord la queue, du « etc. » en pâte, qui coule et se répand dans toutes les fentes de l'esprit comme une vieille cire apeurée par la flamme. Comme il est loin, le temps propice de la route de la Fuly et des purs frimas de la Haute-Savoie ! 

Je n'exprime que mon impossibilité à m'exprimer. Et quand j'appelle quelqu'un au téléphone pour lui dire précisément quelque chose qui me paraît capital, je lui dis tout autre chose, ou je bafouille en vain. (« Tu te sens incompris ? ») Et même quand je lui écris, d'ailleurs… La rencontre d'Odette vient pour Swann rompre la vie automatique, il change de discours, il sort du « etc. », dirait-on. L'amour demande l'amour, encore et encore. Encore, c'est le seul but, capable de briser toutes les trajectoires naturelles, et ce n'est pas un but, c'est seulement du encore ensemencé de solitude et d'imprévu. J'ai souvent voulu changer de discours ; je n'y suis jamais parvenu, ou seulement de manière parcellaire. Le lancinant « etc. » m'a vite rattrapé. L'amour ne demande que l'amour, tout le reste est ennui, hasard et répétition, essai avorté. Mais s'y tenir ? Se tenir dans un chemin brûlant dont on sait qu'il n'existe pas, et qui va pourtant nous engloutir ? 

Brahms avait composé ses Chants sérieux comme un requiem pour Clara, l'incomparable Clara. Huit enfants, plus de soixante ans d'une invraisemblable carrière de pianiste, un mari fou dont elle est éperdument amoureuse, Brahms, qu'elle aime aussi… et elle compose magnifiquement. Ses variations sur un thème de Robert Schumann sont à pleurer. On peut dire que l'amour n'aura pas été un vain mot, pour ces deux-là. 

Dans mes rêveries immobilières, l'Aveyron tient une place particulière. Quel âge pouvais-je bien avoir, dix-huit, dix-neuf ans, j'étais en auto, seul dans mon Ami-6, ma première voiture, achetée 3000 francs, je ne sais où j'allais, quand j'ai vu cette petite maison de rien du tout. Je me suis arrêté sur le bas-côté. Elle n'avait rien d'extraordinaire, c'est le moins qu'on puisse dire : petite, étroite, banale, très modeste. Elle ressemblait un peu à ces petites bâtisses de gardes-barrières qu'on voyait à l'époque. Pourtant je me suis dis : c'est là qu'il faut que je vive, dans cette maison. C'était au milieu de nulle part, vraiment. Je ne connaissais personne, ici, et je savais avec certitude que je serai très seul. Jamais je crois bien je n'ai jamais ressenti ça, ce désir violent et inexplicable de m'établir là, dans cette maison, sans qu'aucune raison pratique ou sentimentale ne m'y pousse. J'ai fixé la maison un très long moment, puis je suis reparti. Je n'ai pas osé me renseigner (elle avait l'air inhabitée). Je savais que si je m'établissais ici, je souffrirai de la solitude, mais c'est précisément cela qui m'attirait. Je pense à Schumann qui se jette dans le Rhin. Il a dû avoir froid. J'ai écrit à cet ami qui voulait venir me voir en lui recommandant d'attendre des jours plus cléments. Il est déjà deux heures moins vingt et je n'ai encore rien fait. 

Etc.

samedi 5 novembre 2022

Variations


J'ignore si c'est possible, j'ignore même si c'est souhaitable, mais j'aimerais écrire comme un musicien compose des variations. Cette idée, ce désir s'impose de plus à en plus à moi, alors que je l'ai longtemps combattu. Il est possible que cette voie soit une impasse, mais il est des impasses où l'on juge bon de se perdre, des chemins où l'on aime être seul. 

Tout est variation. La vie est variation. Les cellules du corps humain sont des variations d'elles-mêmes. L'amour est une variation de l'abandon. Le passé est une variation du présent, l'avenir également. La vieillesse est une variation de la jeunesse, qui est elle-même une variation de l'embryon, qui est lui-même une variation de l'ovule, les organes sont des organisations variées, le visage est une variation du corps, le corps du visage, la main du pied, le vagin du pénis, le plein du vide, le temps de l'espace, la vibration du néant, le regard de l'écoute, la pensée du sommeil, l'homme de l'animal, le clavier de l'alphabet, la musique de la peinture, la colère de la joie, l'année de la semaine, le jour de la nuit, et la vie elle-même est une variation de la mort, autour de la mort, avec la mort comme thème central dont tous les autres découlent, la durée, le vide, l'infini et l'oubli. Les larmes sont des variations de la mer, ou du sang, l'enfant est une variation de la mère, l'autre est une variation du même, celui qui pleure est une variation de celui qui rit. La langue est une variation, sans doute la plus riche, la plus accessible, la plus signifiante pour l'homme, elle est la Variation-mère, pourrait-on dire, ou sa matrice, elle est en cela très proche du destin génétique tel qu'il se présente à nous. Des lettres aux Lettres, des caractères aux visages, des surfaces aux volumes, des signes aux mots et des mots aux notes, le monde ne cesse de se recomposer en d'infinies variations — c'est la vie, c'est le vivant qui parle à travers les êtres, et souvent même à leur insu. 

Les musiciens, et parmi les musiciens, les compositeurs, sont sans doute les plus attentifs à la Variation. Bien sûr, un écrivain digne de ce nom sait aussi qu'un livre n'est qu'une variation sur un titre, ou même sur un mot, mais il le sait sans le savoir, il n'y pense guère, tout occupé qu'il est par le sens et par le récit, alors qu'un compositeur, heureusement délesté de la signification et de l'écrit, met toute son âme à organiser la variation, car les notes et les accords, à la différence des mots, permettent de faire des phrases irréfutables (indiscutables) et pourtant non péremptoires : elles n'affirment rien, elles se contentent d'être justes, c'est-à-dire portées par un rythme et une harmonie qui les justifient, qui les amènent à ce point unique et non reproductible qui semble tout naturellement séparer la nécessité de la contingence, le naturel de l'artificiel, l'art du non-art. 

Prenons ce qu'on appelle un thème. Un thème est une mélodie qui va donner naissance à d'autres mélodies, qui va revenir, une mélodie reprise, transformée, métamorphosée, segmentée, augmentée, divisée, diminuée, inversée, reflétée, transposée, diffractée, dilatée ou au contraire comprimée, déformée, récapitulée, en un mot, variée. Un thème est également un signe, un appel, une balise, un repère, un seuil, une borne, une frontière. Un thème, c'est ce qui se dresse, ce qui surgit, ce qui parle depuis un nom propre. C'est lui qui créera et indexera la forme, qui signalera les retours, les suspensions, les transitions, les fins, et c'est lui aussi qui donnera un sens au développement, une physionomie au temps, une singularité et une allure à la succession de tensions et de détentes qui font avancer la musique, qui la font se mouvoir dans la durée et se rapprocher de nous sans que jamais heureusement nous ne soyons en mesure de l'atteindre. Avant que le thème soit thème, il est mélodie, c'est-à-dire  figure qui contraint les notes, qui imprime des directions et des courbes à leur succession, qui crée des rapports, des tensions, des pôles, des intersections, des intervalles, des échelles, qui sculpte un visage, qui imprime une physionomie, qui nous rend le moment sensible et familier (ou étrange) et nous donne l'illusion d'une parole qui donne un sens à nos sens. Mais la mélodie est elle-même variation. Dès qu'il y a deux notes qui se succèdent, il y a variation : la seconde est une variation de la première, et la première est une variation de la seconde, puisque la musique fait intervenir la mémoire, ô combien !, et qu'elle se meut dans toutes les directions simultanément : c'est la raison pour laquelle l'harmonie (le vertical) est elle-même une variation de la mélodie (l'horizontal). Il est impossible d'imaginer que la musique en soit restée à la monodie, car la monodie contenait déjà en elle-même, à l'état latent, la polyphonie. Qui de l'harmonie ou de la mélodie est première ? Il est difficile de le dire, tant ces deux catégories sont interdépendantes ; pourtant, j'aime penser que la mélodie est tout entière déjà contenue dans l'accord, puisque chaque son naturel est déjà constitué d'un faisceau organisé de notes (les sons purs n'existent pas dans la nature, le vivant ne le supporte pas). Si les hommes ont pensé un jour à chanter, si le chant est venu à leur bouche, c'est peut-être qu'ils ont d'abord entendu (ou deviné) ce qu'un son exprimait (révélait) de manière à la fois instantanée et cachée : le son est un paradoxe — il est à la fois muet et discoureur. Le chant n'est donc peut-être que la réalisation note à note, que l'ordonnancement dans le temps d'un précipité sonore, celui du donné, celui de la vibration des corps. Tache ou dessin, couleur ou trait ? Les deux se tiennent embrassés. C'est des rapports intimes et passionnels (et parfois conflictuels) de ces deux dimensions qu'est née la musique telle qu'elle a existé depuis le plain-chant. On serait tenté de dire : telle qu'elle a existé après le plain-chant, mais je crois que dès lors, la présence du Vertical était déjà active et signifiante — on ne peut pas concevoir de mélodie sans que celui-ci l'ordonne, et plus que cela, la structure. C'est ainsi : il y a des notes qui dominent et des notes qui sont dominées, l'égalité n'existe pas dans le chant, et même la musique dodécaphonique, qui un temps a prétendu abolir ces hiérarchies, a dû bien vite les rétablir par d'autres moyens que ceux de l'harmonie tonale. On pourrait aller jusqu'à dire que le Chant est la manifestation sensible de l'inégalité sonore naturelle.

L'oubli est une variation sur la mémoire. Une variation vertigineuse et qui annonce la fin du souffle, l'effroi et la solitude. Mais qu'y a-t-il de plus beau qu'un chant qui ne s'adresse plus à personne, qui ne cherche plus à séduire ni à consoler ? Qu'y a-t-il de plus émouvant qu'un chant essoufflé, qui tend vers l'Absence radicale ? L'idéal de la musique est sa disparition, l'idéal du son est le silence, l'idéal de la couleur est le noir. 

Le vocable son est en français contenu dans les mots songe et mensonge. On oublie de l'entendre mais il est bien présent, c'est à lui qu'ils doivent cette vibration profonde qui les fait tomber en nous, comme les harmoniques sont présentes dans chaque son instrumental : il y a une part de rêve et de délire dans les corps résonants qui incitent l'homme à sortir de sa simple parole, qui le font passer de la langue au chant. C'est toute la différence qu'il y a entre entendre et comprendre