Virginia Woolf, Journal
Combien de 15 septembre y aura-t-il encore ? Un, cinq, dix, douze ? Zéro ? Combien de petits matins dans les couloirs de l'hôpital d'Alès, avec des bureaux vides, combien de petits déjeuners avec du café et des croissants ? Combien de Like Someone In Love, de Bill Evans ? Combien de Some Other Time ? Combien de battements de cœur ? Combien de livres ouverts, combien d'orages, combien de nuits à ne pas dormir, combien de mots, écrits ou entendus, combien d'éclats de rire, combien de douleurs impossibles à dire, de remords ? Combien d'agacements inutiles, de colères regrettées ? Croisé une femme très enceinte qui fumait une cigarette à l'extérieur, un type entre deux âges qui buvait un café dans un gobelet en plastique, debout, un chien efflanqué. Il fait frais. Je me suis vite enfui, trop content de n'être pas comme eux assigné à résidence. Je suis remonté dans ma petite voiture grise, garée devant le service d'oncologie, sans dire un mot à personne, sauf à la secrétaire à qui j'ai remis ce que j'étais venu apporter.
Cette petite jeune fille qui vient de faire une tentative de suicide, j'aurais dû voir sur son visage ce qui allait arriver. Je m'en veux. L'année 1976, à Avignon. L'affreuse errance à Remoulins et le désespoir impitoyable, l'air qui manque, les murs qui se dressent, les uns après les autres, dans la poussière de midi. Qui a su que j'avais essayé de me suicider ? Celle qui m'avait quitté quelque temps auparavant, son mec, et c'est tout, je crois. En ce temps-là, pas de réseaux sociaux, la vie et la mort restaient en nous, ne se diffusaient que très peu, ou pas du tout, dans le reste de la société. Ma mère l'a appris bien plus tard.
L'expression de « tentative de suicide » — la fameuse TS des médecins — m'agace prodigieusement. Quand on se suicide, on se suicide, qu'on (se) rate ou qu'on réussisse ; on ne fait pas « une tentative ». Je me rappelle la clinique des dingues que j'avais brièvement fréquentée à Annecy, au bord du lac, les sonates de Beethoven, jouées par Maurizio Pollini, que j'avais avec moi, les mensonges de mon frère, son mépris brutal et caricatural des “peines de cœur”, les coups de téléphone désespérés que j'avais passés dans l'espoir de sortir de cette nasse abjecte où j'étais pris au piège, l'horripilante barbe du psychiatre, le ton de sa voix, que je trouvai ignoble, sa voiture, un gros 4x4 BMW noir, ses propositions ridicules, ses questions imbéciles, la table fixée au sol, la fenêtre qui ne s'ouvre pas, et la porte seulement de l'extérieur, l'ambiance « vol au-dessus d'un nid de coucou », au petit déjeuner, le voisin colossal dont on se demande quand il va exploser, le jardin et la trouille de tout le monde, la mémoire fragile, qui va et qui vient, l'été qui ne bronche pas et la vie qui nous fait des clins d'œil louches et incompréhensibles, depuis le ciel trop bleu…
(Elle reprend ses droits, la vie, toujours, elle repousse en nous comme un arbre sur le bitume, d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre, coûte que coûte — y compris contre nous-mêmes. Il faut tenir jusque là. Mais il n'y a jamais personne pour nous en convaincre, le moment venu.)
On voudrait être toujours amoureux, car il n'y a que ça, dans la vie, et quelques morceaux de musique et quelques après-midis calmes, horizontales et interminables, l'odeur du maquis en Corse et l'eau transparente, un corps qu'on désire, sa tiédeur et la sensation du temps qui nous traverse sans nous blesser. Bill Evans, ce n'est pas un hasard ; c'est ce temps-là, qu'il déploie amoureusement. Une manière de voicings chatoyants, doux, ouverts, une science nonchalante mais raffinée : de la délicatesse calme, allongée, chuchotée. Pas un mot de trop. Danny Boy…
Ce sont les visages que le jazz a apportés dans la musique. Quand on parle d'une œuvre musicale, dans la musique dite classique, on dit “un morceau”. Ce morceau aura toujours plus ou moins la même physionomie, malgré les interprétations différentes (les siècles peuvent se télescoper et se recouvrir). Le morceau n'existe pas, dans le jazz. N'existe que “le thème”, un canevas sur lequel le musicien improvise, auquel il impose (superpose) son visage, qui est beaucoup plus que son style. L'instrumentiste classique impose son corps au texte, l'instrumentiste de jazz donne son propre visage au thème, qu'il liquide, en quelque sorte, qu'il fait disparaître et apparaître du même mouvement. L'instrumentiste classique exprime, le jazzman imprime. Leurs corps sont très différents : l'un va vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. Je me suis souvent demandé pourquoi les musiciens de jazz photographiés étaient presque toujours beaux (surtout les Noirs). C'est comme si la photographie leur rendait ce visage qu'ils offrent à la musique : elle restitue leur totalité dans une présence indiscutable. Ils nous apparaissent avec une plénitude et une évidence qui nous renvoient à notre inachèvement cardinal.
Bill Evans meurt à l'hôpital Mount Sinai le 15 septembre 1980. Il avait 51 ans, le même âge que Glenn Gould, à un an près, ce dernier étant mort également au mois de septembre, en 1982, le 25. Tous les deux étaient au sommet de leur art. Ils avaient inventé une manière de jouer du piano, et bien plus que ça, une façon d'y apparaître éperdument, un corps penché sur le clavier, au ras de la corde, prenant le son par le dessous, l'un et l'autre avaient un toucher immédiatement identifiable, inimitable, et une technique si singulière qu'elle est sans doute impossible à reprendre.
Écoutant le début de Danny Boy joué en solo par Bill Evans, dans l'album Time Remembered de 1963, c'est la Présence nue qui se manifeste à nous dans sa simplicité inquiétante. Parle-t-il, chante-t-il, raconte-t-il, Bill Evans ? Rien de tout cela. Il se tient là, tout près de nous, il est plus vivant que les vivants, il est. Nous l'entendons respirer et nous aussi nous sommes. Quand il arrive à la huitième minute, ou presque, le morceau semble terminé, il va conclure… et non, ses doigts et l'instrument l'en empêchent, il veut rester encore parmi nous… il a encore un peu de souffle, pourquoi pas… Encore un instant, Monsieur l'Auditeur ! Je reste encore un peu, la nuit n'est pas complètement tombée. Voulez-vous ? C'est dans la solitude la plus radicale que nous sommes les plus proches, et cette proximité étrange et paradoxale nous est si douce que la mort semble à la fois impossible et très souhaitable. Nous n'avons plus peur.
Time Remembered… Le Temps repris, rappelé, retrouvé, revécu, récapitulé une dernière fois. Pour le plaisir de l'être-là, sans espoir. Pour le frisson de l'instant gratuit qui s'éternise entre les corps. Je crois qu'il y a chez les suicidaires cette conscience aiguë de l'instant qui ne passe pas, qui reste bloqué en nous et nous indique obstinément l'éternité bienveillante et apaisée. Dommage qu'elle s'accompagne d'un désespoir absolu. Ce serait si doux, sinon…
(Je me demande ce que les autres comprennent, quand on leur parle du suicide (de cet homme-là, de cette femme-là), mais je suis presque sûr qu'ils n'entendent rien, justement. Leurs oreilles se bouchent instantanément. Le désespoir ne signifie jamais rien, pour autrui. C'est un mot-gouffre dans lequel il tombe de tout le poids de son absence.)
Le monde ne raconte qu'une seule histoire, la sienne : je mangerais bien du nougat sur la croupe de Chopine, mais je ne veux pas employer un mot pour un autre. Parce qu'il y a de l'ombre il existe une nuance particulière dans le nombre du délire qui fait que tout, si la musique était faite de notes, absolument tout, sans laisser de traces, et les femmes d'esprit, semble se rapporter aux sentiments qui auraient pu nourrir l'espèce humaine, mais on ne peut pas se passer de la culture à équidistance de tout et de tous. Il habite un monde dans lequel il n'a plus que des voisins et des semblables, et je croyais qu'il s'agissait d'un cercle, quand c'était une éclipse, qui agissait. Il ne mesure plus les distances gravées, il ne les apprécie plus en tulipes, elles n'ont que des notes, qu'elles présentent sans faute à la fin de la représentation. Tout atteint le délirant féroce au même degré, surtout quand on aime les pommes de terre sautées, or, les femmes, comme les romans et la musique, sont dépourvues et d'esprit et de sentiments, sombre histoire en laquelle elle disparaît dans les miroirs, c'est lui-même qu'il voit, cheval fou répété à l'infini paralytique. L'homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. Avec les vrais amis, on ne se fâche pas à propos de l'affaire Dreyfus ou de l'Ukraine mais on peut en revanche se brouiller sur un détail que tout le monde jugerait négligeable. Il veut la femme, le jouet le plus dangereux. Celui qui a vraiment de l'humour y renonce facilement.
Je me réveille avec la Messe en si de Bach et je fonds en larmes. Ne m'emmerdez plus avec vos Louis Armstrong, je vous en supplie, je n'ai pas assez de vie en moi pour ça. La voix d'Herreweghe a énormément changé. Les gens qui se sont battus pour entrer à son concert de la Saint Matthieu à Paris, le dimanche 15 mars 1980, à l'église Saint-Étienne-du-Mont, étaient jeunes, alors. Il n'existe pas de signe plus manifeste du changement de civilisation. J'ai toujours préféré sa première version enregistrée au disque, même si elle est moins parfaite que la deuxième, moins somptueuse. « Si les larmes coulant sur les joues ne peuvent rien obtenir »… Jésus est condamné, voilà toute l'histoire. Il était (est) la vie, il était (est) le chemin. Qui pourrait encore entendre cela ? Le peu qui me reste, il faut bien l'économiser, car j'ai des dettes. Je viens de passer une demi-heure à répondre à un type qui a tenu à m'expliquer que j'étais un idiot parce que je considère que le cinéma n'est pas un art. Quelle bêtise (moi) ! Vouloir prouver qu'on a raison, voilà bien la pire de toutes les bêtises.
Philippe Herreweghe aura beaucoup compté dans ma vie. Je n'ai pas eu une seconde d'hésitation, quand je l'ai découvert, il y a quarante ans. J'ai su immédiatement qu'il serait un vecteur incontournable pour pouvoir entendre Bach, pour pouvoir entendre ce que j'entendais de la musique de Jean-Sébastien Bach, pour être au cœur de la matière sonore de cette pensée. (Les grands compositeurs sont de grands penseurs, toujours.) Comme toujours, il y a un acte de foi, il y a un choix, une décision — comme en amour. La connaissance ne peut venir qu'après cette décision. Je suis définitivement un anti-athée. On ne peut comprendre que ce qu'on aime et on ne peut aimer que ce qu'on a besoin de comprendre. La musique est le lieu de la rencontre entre savoir et amour, entre matière et esprit, entre temps et instant. Chaque note est un carrefour et un seuil, chaque accord est une entrée charnelle dans la substance de l'amour éternel. Chez aucun autre compositeur que Bach n'existe à ce point cette certitude que nous sommes dans le vrai. Tous les autres cherchent, lui a trouvé, sans effort. La tension propre à la création est presque vulgaire, ici, qui peut être si séduisante, ailleurs. Nous sommes dans Le Lieu, dans Le Moment, si nous sommes présents à cette musique ; au cœur du Divin, à l'intersection du vertical et de l'horizontal, de temps et de l'espace, du corps et de l'esprit. Il n'est peut-être pas si bête de sangloter en écoutant la Messe en si. Cette musique, c'est la Voix de la Voie. Elle était là au commencement, elle sera là à la fin ; du moins dans le monde qui est le mien.
« Demeure parmi nous, car le soir approche et le jour décline. » Ut mineur, Mi bémol majeur. Les trois bémols à la clef, comme les rois mages. Je vais reprendre un peu de café. Récapitulons ! Combien de 15 septembre ? Combien de petits matins ? Encore un appel ? Non, j'ai rêvé… Nous sommes tous allongés dans un couloir. Personne ne viendra et le matin est encore loin.