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dimanche 6 avril 2025

En fur et sur mesure (notes)

Ça doit être terrible, d'être journaliste à la télé. Passer ses journées à couper la parole aux autres et ne faire des brimborions qui leur tombent des babines que des litanies de verbe mort touillées dans le grand chaudron médiatique de la platitude ressassante et autorisée. 

Quand je pense à mes morts, je n'ai pas le sentiment de regarder derrière moi, mais devant. Ce que nous laissons n'est pas un fardeau dont nous sommes soulagés mais une voie ouverte dans laquelle il faudra s'engager quoi qu'il arrive.

(Tristesse, op. 6) Il n'y a qu'un musicien aussi raffiné que Gabriel Fauré qui est capable de produire une mélodie aussi simple et brûlante, semblant improvisée, dans laquelle s'entend tout le génie français et son émouvante fragilité. On ne sait plus vraiment de quel genre il s'agit, le grand, le petit, le modeste, le très-subtil ou le plus recherché. Il y a quelque chose d'aristocratique, dans cette façon d'être simple, de laisser la mélodie aller et venir au sein de l'harmonie, d'y trouver sa place, qui semble de hasard. Ça pourrait être une chanson. C'est une chanson, précieuse comme un dernier souffle, si intime et si familière. 

Les seuls qui semblent ne pas vouloir nous couper la parole sont les pauvres invités, à la radio ou à la télévision. Mais on ne peut ignorer que s'ils se trouvaient en face de nous, ici et maintenant, ils se comporteraient exactement comme les bourreaux médiatiques qui les torturent sans qu'ils se départissent de leur bon sourire de victimes consentantes. Que vient-on chercher, en ces lieux, si ce n'est la punition qui accompagne nécessairement le faux privilège d'être placé au centre d'un écran qui cache autant qu'il montre, et qui, dans presque tous les cas, ne laisse passer que des vérités défuntes ou inoffensives. 

Il faut donc que je reproduise des imbécilités (sur Facebook) pour que le monde rapplique en masse chez moi, et encore, en pratiquant la méprise d'une manière si caricaturale qu'on se prend à douter de son sérieux… Sacrée leçon d'humilité ! Ce que l'on écrit ne compte pas, n'intéresse pas, ne plaît pas. Ce qui compte, c'est à qui l'on parle, de qui ou de quoi l'on parle, et, surtout, c'est de tenir compte du lecteur et de ses obsessions, au premier rang desquelles la sacro-sainte Actu tient le rôle du Maître tyrannique. Il faut bégayer en chœur partout où c'est possible, puisqu'on ne le fait plus à l'église. 

Ça y est, on nous explique maintenant que Val Kilmer est un immense acteur et que Heat est le plus grand polar de tous les temps… Ça ne s'arrêtera donc jamais. Ils adorent la médiocrité, ou ils ne connaissent que ça, je ne sais pas. 

Une dame écrivait ce matin une chose très juste, sur Facebook. Certaines manières d'écrire rendent les guillemets inutiles. On n'a pas besoin d'eux, quand on cite certains de ceux qui croient indispensable de nous donner leur opinion sur la littérature (ou sur la musique). Leur graphie, l'état de leurs phrases, de leur ponctuation, la forme de leur prise de parole, leurs fautes d'orthographe et de français sont un drapeau qui les identifie sans risque d'erreur. Pourtant, erreur, il y eut bien, et de manière cocasse, puisque beaucoup de ceux qui passaient par là m'ont attribué les quelques phrases que j'avais trouvées sur Twitter et qui dénigraient l'un des livres que je préfère dans toute la littérature connue de moi : L'Éducation sentimentale. On connaît les arguments par cœur : c'est trop long, il ne se passe rien, on s'ennuie. Inutile de s'attarder sur ces attardés. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est tout ce qui entoure la « critique ». Comme le dit une autre personne ayant participé à la discussion, il y en a même qui croient nécessaire de réhabiliter ou de défendre Flaubert, et c'est bien entendu le pire. Ne pas aimer le bel ennui, et les prétendues longueurs, c'est se fermer à jamais la porte de la littérature. 

Après tout, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, que les gens n'aiment ni la littérature ni la musique. Ressemblent-ils à ceux qu'on croise à la caisse du supermarché, tatoués, le caddie plein de cochonneries et la parole pleine de vulgarités ? Et alors ? Voudrait-on les persuader de lire Pessoa ou d'écouter Gesualdo ? Certainement pas. On n'aimerait pas plus les croiser à un récital de Maria Joao Pires. Le monde est donc bien fait, puisque nous écoutons la sonate de Berg sans trop de crainte d'avoir à en partager l'agrément avec ces épais morceaux d'humanité, Droite et Gauche confondues, faut-il le dire. Le bonheur, après tout, ne consiste-t-il pas à choisir ses contemporains, afin que ceux-là ne gâchent pas les rares réjouissances qui nous sont encore promises ? Il y a peu, j'ai regardé Alice et le maire, un film assez intéressant dans lequel une jeune femme très lettrée et vaguement parfumée de philosophie est recrutée pour « donner des idées » au maire de Lyon, joliment interprété par Fabrice Luchini. Il arrive dans ce film que les protagonistes, faisant tous partie du « staff de la mairie », reçoivent des invitations pour aller entendre (et voir) l'Or du Rhin à l'opéra. À la sortie, on demande à Alice, la jeune héroïne, ce qu'elle en a pensé. « Oui, c'est très beau. » Je ne sais si cette répartie a été imaginée comme LA répartie comique du film, mais elle m'a bien faire rire. Personne ne s'y est ennuyé, dans ce prologue de la Tétralogie qui dure deux heures et demie ? Ils n'ont pas trouvé qu'il y avait des longueurs ? Qu'il ne se passait rien ? Comme ce monde est merveilleux… Comme ce cinéma est sympathique… 

J'ai repris Les Onzes, de Pierre Michon, livre que j'avais lu, sans le terminer, il y a quatre ans. Cette fois-ci je l'ai lu d'une traite, avec beaucoup de plaisir et d'admiration. Il y a toujours cette déception, néanmoins ; il y a que je ne retrouve pas ce qui m'avait tant impressionné dans les Vies minuscules : l'inspiration. Une inspiration sans temps morts. La sensation que celui qui se tient devant la page se coule dans un souffle impossible à calmer et que cet état le met en phase avec ses phrases, irriguées d'autre chose que de volonté et d'intelligence. On pardonne tout à un texte inspiré, même l'érudition. Le sentiment de la langue, qu'indéniablement il possède à un degré très élevé, ne suffit pas ; Michon fait partie de ces écrivains dont on doit sentir qu'ils écrivent sous la dictée de quelque chose qui les dépasse, qui les traverse à ce moment unique qui ne reviendra pas. Leur seul impératif est la ponctualité. Quand ils y réussissent, c'est extraordinaire. Quelques unes des Vies minuscules sont ainsi portées à incandescence par le corps de l'écrivain qui vibre jusqu'au plus intime des phrases qui pénètrent en nous en maîtresses et nous rendent non seulement apte à les assimiler, mais surtout à ne pas désirer d'autres phrases que celles-là, pas d'autre construction, pas d'autre rythme. Michon aime la densité. Il aime aussi nous soumettre. (Il y a des corps de femmes, comme ça.) On peut se mettre cent fois devant une table, devant un piano, devant une toile, et quatre-vingt dix-neuf fois n'être pas à sa place, pas à son heure. Si l'on cherche ce degré de maîtrise, cette température des idées, cet arrangement indiscutable des formes, il faut admettre que le déchet sera énorme. À moins de se nommer Jean-Sébastien Bach. Et puis la fantaisie… Je crois qu'il faut donner aux écrivains en herbe des exercices de contrepoint et de transposition. 

On leur parle prépositions, ils répondent taxes de douanes. On leur parle de la Présence, ils répondent « être au rendez-vous ». L'humour dans la littérature ou dans la vie ne se trouve jamais là où l'autre l'attend ; à chaque fois il nous sépare de cet autre d'une manière déplaisante ou drôlatique. On se croyait avec et on est sans. Ça va finir par un « en fur et sur mesure »…

Oubliez un peu la sémantique, portez votre attention sur tout ce qui ne signifie pas, ou presque pas, ou plus. Le sens vous le rendra au centuple, s'il ne s'est pas endormi. 

Travailler le seul jour où l'on devrait se reposer, se reposer tous les jours où il convient de travailler. Ce n'est même pas un blasphème. Ni une révolte. C'est une méthode. La seule qui convienne à celui qui remonte le courant parce qu'il a oublié quelque chose en cours de route. Quand on a tout essayé pour se conformer au pluriel et que l'on fait semblant d'accepter d'être singulier, malgré le ridicule et l'herbe trop haute dans le jardin.

Cet imbécile de journaliste télé qui demande à Bruno Monsaingeon si Gould était « sympa »… Et pourquoi pas s'il était « cool », ou « zen »… Pauvre andouille ! Si au moins il ne le connaissait pas du tout, s'il venait d'en entendre parler pour la première fois dix minutes avant son interview, on pourrait passer sur l'ignominie de ce vocabulaire, mais non, il le connaît bien, il est capable d'en parler, il a des références… C'est désespérant. C'est foutu. « C'est mort », comme je crois qu'il faut dire. 

Il faut bien reconnaître que nous préférons presque toujours l'analphabétisme à l'illettrisme. On peut parfois négocier avec le premier, jamais avec le second. 

La Messe en Si est peut-être le plus mystérieux de tous les grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale. Elle ne semble pas d'un accès difficile, pourtant, elle est même séduisante en maintes occasions, mais cette œuvre, formée à partir d'œuvres beaucoup plus anciennes au soir de la vie de Bach (1724-1749), est une prodigieuse opération de synthèse et de reprise. Dans la reprise, on mêle l'ancien et le nouveau (qui se transforment l'un l'autre), on ne répète pas, et c'est sans doute le geste le plus important de Bach durant toute son existence créatrice (existence créatrice est ici un beau pléonasme). Ce n'est pas un révolutionnaire au sens où il n'y a pas de table rase, chez lui, mais la constante et géniale reprise de techniques et de matériaux qu'il est capable d'amener plus loin, plus profond, avec un lyrisme qui semble évident, qui emporte tout et donne cette physionomie si aimable et si familière à toute sa musique. Dès lors, elle peut s'adresser à tous, combler le savant et l'ignorant, le snob et le solitaire. 

La Messe s'est dévoilée à moi à Athènes alors que j'avais seize ans. Ettie, que j'avais rencontrée quelques jours auparavant, m'avait traîné plus ou moins de force dans un magnifique théâtre antique où cette œuvre était donnée par l'orchestre et les chœurs de Karl Richter. Oh, je l'avais déjà dans l'oreille, cette messe que mon père vénérait, mais enfin je crois bien que je ne l'avais jamais écoutée in extenso, et encore moins au concert, et avec cette qualité acoustique si particulière. L'éblouissement que j'ai ressenti ce soir-là est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui où j'entends à nouveau cette messe, ce matin. C'est donc 53 ans plus tard qu'elle se fraye à nouveau un chemin en moi, et je revois encore les choristes, dont cette soprano que je fixais tout du long sans pouvoir détacher mes yeux de ce visage dont je tombai immédiatement amoureux. Je crois bien que c'est ce soir-là qu'un lien indéfectible s'est instauré entre l'amour et la musique. Dans un monde parfait, on ne distinguerait pas Son et Visage. 

Pour lui, je suis et resterai « ampoulé », quoi que je fasse. J'ai tellement entendu cette critique, elle était tellement fréquente et même un peu automatique, dans ma jeunesse, que l'accusation qui en découle se dresse en permanence devant les onze Inflexibles de mon comité intérieur. Cette maudite ampoule ne s'éteint jamais, malheureusement. Et je sais bien qu'elle n'éclaire pas toujours ma chaste nuit sans raisons. 

L'intelligence, c'est toujours un degré de plus dans la spirale du sens. Tel qui est arrivé là où il est arrivé pense qu'on ne peut pas aller plus loin, bathmologiquement parlant, qu'il a fait le tour de la question (qu'il a gravi tous les échelons). Or, un autre arrive, et va un degré plus loin, ou plus haut, ou plus profond. De là où il est, il trouve que son prédécesseur est bête, car de son point de vue, même s'il n'a progressé qu'à peine, il voit les choses tout autrement. L'un voit un ciel blanc, l'autre un ciel noir, alors qu'un millimètre les sépare.



dimanche 17 septembre 2023

15 septembre

« La vie est-elle très solide ou très instable ? Je suis hantée par ces deux hypothèses contradictoires. (…) Elle est transitoire, fugitive, diaphane. Je passerai comme un nuage sur les vagues. Peut-être, bien que nous changions, que nous volions les uns après les autres, si vite, si vite, sommes-nous aussi successifs et permanents, nous, êtres humains à travers lesquels passe la lumière. Mais quelle est cette lumière ? Je suis si troublée par le transitoire de la vie humaine, que souvent je murmure un adieu. »

Virginia Woolf, Journal

Combien de 15 septembre y aura-t-il encore ? Un, cinq, dix, douze ? Zéro ? Combien de petits matins dans les couloirs de l'hôpital d'Alès, avec des bureaux vides, combien de petits déjeuners avec du café et des croissants ? Combien de Like Someone In Love, de Bill Evans ? Combien de Some Other Time ? Combien de battements de cœur ? Combien de livres ouverts, combien d'orages, combien de nuits à ne pas dormir, combien de mots, écrits ou entendus, combien d'éclats de rire, combien de douleurs impossibles à dire, de remords  ? Combien d'agacements inutiles, de colères regrettées ? Croisé une femme très enceinte qui fumait une cigarette à l'extérieur, un type entre deux âges qui buvait un café dans un gobelet en plastique, debout, un chien efflanqué. Il fait frais. Je me suis vite enfui, trop content de n'être pas comme eux assigné à résidence. Je suis remonté dans ma petite voiture grise, garée devant le service d'oncologie, sans dire un mot à personne, sauf à la secrétaire à qui j'ai remis ce que j'étais venu apporter. 

Cette petite jeune fille qui vient de faire une tentative de suicide, j'aurais dû voir sur son visage ce qui allait arriver. Je m'en veux. L'année 1976, à Avignon. L'affreuse errance à Remoulins et le désespoir impitoyable, l'air qui manque, les murs qui se dressent, les uns après les autres, dans la poussière de midi. Qui a su que j'avais essayé de me suicider ? Celle qui m'avait quitté quelque temps auparavant, son mec, et c'est tout, je crois. En ce temps-là, pas de réseaux sociaux, la vie et la mort restaient en nous, ne se diffusaient que très peu, ou pas du tout, dans le reste de la société. Ma mère l'a appris bien plus tard. 

L'expression de « tentative de suicide » — la fameuse TS des médecins — m'agace prodigieusement. Quand on se suicide, on se suicide, qu'on (se) rate ou qu'on réussisse ; on ne fait pas « une tentative ». Je me rappelle la clinique des dingues que j'avais brièvement fréquentée à Annecy, au bord du lac, les sonates de Beethoven, jouées par Maurizio Pollini, que j'avais avec moi, les mensonges de mon frère, son mépris brutal et caricatural des “peines de cœur”, les coups de téléphone désespérés que j'avais passés dans l'espoir de sortir de cette nasse abjecte où j'étais pris au piège, l'horripilante barbe du psychiatre, le ton de sa voix, que je trouvai ignoble, sa voiture, un gros 4x4 BMW noir, ses propositions ridicules, ses questions imbéciles, la table fixée au sol, la fenêtre qui ne s'ouvre pas, et la porte seulement de l'extérieur, l'ambiance « vol au-dessus d'un nid de coucou », au petit déjeuner, le voisin colossal dont on se demande quand il va exploser, le jardin et la trouille de tout le monde, la mémoire fragile, qui va et qui vient, l'été qui ne bronche pas et la vie qui nous fait des clins d'œil louches et incompréhensibles, depuis le ciel trop bleu…

(Elle reprend ses droits, la vie, toujours, elle repousse en nous comme un arbre sur le bitume, d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre, coûte que coûte — y compris contre nous-mêmes. Il faut tenir jusque là. Mais il n'y a jamais personne pour nous en convaincre, le moment venu.) 

On voudrait être toujours amoureux, car il n'y a que ça, dans la vie, et quelques morceaux de musique et quelques après-midis calmes, horizontales et interminables, l'odeur du maquis en Corse et l'eau transparente, un corps qu'on désire, sa tiédeur et la sensation du temps qui nous traverse sans nous blesser. Bill Evans, ce n'est pas un hasard ; c'est ce temps-là, qu'il déploie amoureusement. Une manière de voicings chatoyants, doux, ouverts, une science nonchalante mais raffinée : de la délicatesse calme, allongée, chuchotée. Pas un mot de trop. Danny Boy… 

Ce sont les visages que le jazz a apportés dans la musique. Quand on parle d'une œuvre musicale, dans la musique dite classique, on dit “un morceau”. Ce morceau aura toujours plus ou moins la même physionomie, malgré les interprétations différentes (les siècles peuvent se télescoper et se recouvrir). Le morceau n'existe pas, dans le jazz. N'existe que “le thème”, un canevas sur lequel le musicien improvise, auquel il impose (superpose) son visage, qui est beaucoup plus que son style. L'instrumentiste classique impose son corps au texte, l'instrumentiste de jazz donne son propre visage au thème, qu'il liquide, en quelque sorte, qu'il fait disparaître et apparaître du même mouvement. L'instrumentiste classique exprime, le jazzman imprime. Leurs corps sont très différents : l'un va vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. Je me suis souvent demandé pourquoi les musiciens de jazz photographiés étaient presque toujours beaux (surtout les Noirs). C'est comme si la photographie leur rendait ce visage qu'ils offrent à la musique : elle restitue leur totalité dans une présence indiscutable. Ils nous apparaissent avec une plénitude et une évidence qui nous renvoient à notre inachèvement cardinal.

Bill Evans meurt à l'hôpital Mount Sinai le 15 septembre 1980. Il avait 51 ans, le même âge que Glenn Gould, à un an près, ce dernier étant mort également au mois de septembre, en 1982, le 25. Tous les deux étaient au sommet de leur art. Ils avaient inventé une manière de jouer du piano, et bien plus que ça, une façon d'y apparaître éperdument, un corps penché sur le clavier, au ras de la corde, prenant le son par le dessous, l'un et l'autre avaient un toucher immédiatement identifiable, inimitable, et une technique si singulière qu'elle est sans doute impossible à reprendre.

Écoutant le début de Danny Boy joué en solo par Bill Evans, dans l'album Time Remembered de 1963, c'est la Présence nue qui se manifeste à nous dans sa simplicité inquiétante. Parle-t-il, chante-t-il, raconte-t-il, Bill Evans ? Rien de tout cela. Il se tient là, tout près de nous, il est plus vivant que les vivants, il est. Nous l'entendons respirer et nous aussi nous sommes. Quand il arrive à la huitième minute, ou presque, le morceau semble terminé, il va conclure… et non, ses doigts et l'instrument l'en empêchent, il veut rester encore parmi nous… il a encore un peu de souffle, pourquoi pas… Encore un instant, Monsieur l'Auditeur ! Je reste encore un peu, la nuit n'est pas complètement tombée. Voulez-vous ? C'est dans la solitude la plus radicale que nous sommes les plus proches, et cette proximité étrange et paradoxale nous est si douce que la mort semble à la fois impossible et très souhaitable. Nous n'avons plus peur. 

Time Remembered… Le Temps repris, rappelé, retrouvé, revécu, récapitulé une dernière fois. Pour le plaisir de l'être-là, sans espoir. Pour le frisson de l'instant gratuit qui s'éternise entre les corps. Je crois qu'il y a chez les suicidaires cette conscience aiguë de l'instant qui ne passe pas, qui reste bloqué en nous et nous indique obstinément l'éternité bienveillante et apaisée. Dommage qu'elle s'accompagne d'un désespoir absolu. Ce serait si doux, sinon… 

(Je me demande ce que les autres comprennent, quand on leur parle du suicide (de cet homme-là, de cette femme-là), mais je suis presque sûr qu'ils n'entendent rien, justement. Leurs oreilles se bouchent instantanément. Le désespoir ne signifie jamais rien, pour autrui. C'est un mot-gouffre dans lequel il tombe de tout le poids de son absence.)

Le monde ne raconte qu'une seule histoire, la sienne : je mangerais bien du nougat sur la croupe de Chopine, mais je ne veux pas employer un mot pour un autre. Parce qu'il y a de l'ombre il existe une nuance particulière dans le nombre du délire qui fait que tout, si la musique était faite de notes, absolument tout, sans laisser de traces, et les femmes d'esprit, semble se rapporter aux sentiments qui auraient pu nourrir l'espèce humaine, mais on ne peut pas se passer de la culture à équidistance de tout et de tous. Il habite un monde dans lequel il n'a plus que des voisins et des semblables, et je croyais qu'il s'agissait d'un cercle, quand c'était une éclipse, qui agissait. Il ne mesure plus les distances gravées, il ne les apprécie plus en tulipes, elles n'ont que des notes, qu'elles présentent sans faute à la fin de la représentation. Tout atteint le délirant féroce au même degré, surtout quand on aime les pommes de terre sautées, or, les femmes, comme les romans et la musique, sont dépourvues et d'esprit et de sentiments, sombre histoire en laquelle elle disparaît dans les miroirs, c'est lui-même qu'il voit, cheval fou répété à l'infini paralytique. L'homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. Avec les vrais amis, on ne se fâche pas à propos de l'affaire Dreyfus ou de l'Ukraine mais on peut en revanche se brouiller sur un détail que tout le monde jugerait négligeable. Il veut la femme, le jouet le plus dangereux. Celui qui a vraiment de l'humour y renonce facilement. 

Je me réveille avec la Messe en si de Bach et je fonds en larmes. Ne m'emmerdez plus avec vos Louis Armstrong, je vous en supplie, je n'ai pas assez de vie en moi pour ça. La voix d'Herreweghe a énormément changé. Les gens qui se sont battus pour entrer à son concert de la Saint Matthieu à Paris, le dimanche 15 mars 1980, à l'église Saint-Étienne-du-Mont, étaient jeunes, alors. Il n'existe pas de signe plus manifeste du changement de civilisation. J'ai toujours préféré sa première version enregistrée au disque, même si elle est moins parfaite que la deuxième, moins somptueuse. « Si les larmes coulant sur les joues ne peuvent rien obtenir »… Jésus est condamné, voilà toute l'histoire. Il était (est) la vie, il était (est) le chemin. Qui pourrait encore entendre cela ? Le peu qui me reste, il faut bien l'économiser, car j'ai des dettes. Je viens de passer une demi-heure à répondre à un type qui a tenu à m'expliquer que j'étais un idiot parce que je considère que le cinéma n'est pas un art. Quelle bêtise (moi) ! Vouloir prouver qu'on a raison, voilà bien la pire de toutes les bêtises.

Philippe Herreweghe aura beaucoup compté dans ma vie. Je n'ai pas eu une seconde d'hésitation, quand je l'ai découvert, il y a quarante ans. J'ai su immédiatement qu'il serait un vecteur incontournable pour pouvoir entendre Bach, pour pouvoir entendre ce que j'entendais de la musique de Jean-Sébastien Bach, pour être au cœur de la matière sonore de cette pensée. (Les grands compositeurs sont de grands penseurs, toujours.) Comme toujours, il y a un acte de foi, il y a un choix, une décision — comme en amour. La connaissance ne peut venir qu'après cette décision. Je suis définitivement un anti-athée. On ne peut comprendre que ce qu'on aime et on ne peut aimer que ce qu'on a besoin de comprendre. La musique est le lieu de la rencontre entre savoir et amour, entre matière et esprit, entre temps et instant. Chaque note est un carrefour et un seuil, chaque accord est une entrée charnelle dans la substance de l'amour éternel. Chez aucun autre compositeur que Bach n'existe à ce point cette certitude que nous sommes dans le vrai. Tous les autres cherchent, lui a trouvé, sans effort. La tension propre à la création est presque vulgaire, ici, qui peut être si séduisante, ailleurs. Nous sommes dans Le Lieu, dans Le Moment, si nous sommes présents à cette musique ; au cœur du Divin, à l'intersection du vertical et de l'horizontal, de temps et de l'espace, du corps et de l'esprit. Il n'est peut-être pas si bête de sangloter en écoutant la Messe en si. Cette musique, c'est la Voix de la Voie. Elle était là au commencement, elle sera là à la fin ; du moins dans le monde qui est le mien. 

« Demeure parmi nous, car le soir approche et le jour décline. » Ut mineur, Mi bémol majeur. Les trois bémols à la clef, comme les rois mages. Je vais reprendre un peu de café. Récapitulons ! Combien de 15 septembre ? Combien de petits matins ? Encore un appel ? Non, j'ai rêvé… Nous sommes tous allongés dans un couloir. Personne ne viendra et le matin est encore loin. 

mercredi 30 décembre 2015

La Nuit dans la lumière éternelle


Je ne me lasse pas de cette anecdote merveilleuse : Kathleen Ferrier, avant d'être la grande Kathleen Ferrier, était une "demoiselle du téléphone".  « Ma plus grande chance a été de travailler avec Bruno Walter. » … et l'expression de son visage donne immédiatement le ton. Chant de la terreKathleen, contrairement à ce que j'avais toujours pensé, était quelqu'un de très gai, de très drôle, qui aimait plaisanter, qui était amoureuse de Rick, qui était rabelaisienne, et pas du tout bégueule. 

Excellente pianiste, elle était capable de s'accompagner elle-même. Morte à quarante et un an, d'un cancer. Elle s'est fait remarquer en chantant des chants populaires admirables, comme seuls les Britanniques en possèdent.

Le Chant de la terre, en 1947, à Edimbourg, avec le Philharmonique de Vienne et Bruno Walter… Imagine-t-on l'ambiance d'un tel concert ? Walter avait quitté l'Autriche à cause des Nazis. Certains des musiciens de l'orchestre étaient morts dans les camps. J'erre dans les montagnes, je cherche le repos pour mon cœur solitaire

Quand on compare Kathleen Ferrier et Jacqueline Dupré, on est frappé de la ressemblance de leurs âmes. « L'Adieu [du Chant de la terre], c'est trop pour elle, elle n'a pas pu retenir ses larmes. Elle s'est écroulée. » Elles sont gaies, d'une gaieté irrésistible, comme seuls les êtres d'une extrême sensibilité le sont, parfois, quand ils essaient de vivre avec les humains. Mais la vie s'écoule trop vite de leur corps. Leur vie même est un adieu déchirant à la beauté du monde. 

Quand elle a voulu chanter dans la chorale du lycée, son professeur l'a acceptée de justesse, en lui recommandant de ne pas chanter trop fort, parce qu'elle n'avait pas un jolie voix

Dans les Kindertotenlieder, sa voix fait merveille, à tel point qu'on se demande si Mahler n'a pas composé cette œuvre pour elle. La beauté souvent fait peur. « A présent le soleil radieux va se lever comme si, la nuit, nul malheur n'avait frappé. Le malheur n'a frappé que moi seul, tandis que le soleil brille à la ronde. N'enferme pas la nuit en ton coeur, plonge-la dans la lumière éternelle. Une lampe s'est éteinte en ma demeure, gloire à la lumière, joie du monde ! »

N'enferme pas la nuit en ton cœur, plonge-la dans la lumière éternelle. La voix de Kathleen Ferrier, c'est exactement ça, c'est la nuit plongée dans la lumière éternelle. Comme si le malheur n'avait frappé qu'elle seule… Tous les enfants morts, dans une poitrine de femme qui ne connaîtra pas la maternité, et qui ne consommera même pas son mariage. Son professeur de chant, Roy Henderson, explique la qualité de sa voix par son caractère. Sa gorge, vaste, profonde, pouvait contenir toute l'enfance du monde. 


Le monde de Kathleen Ferrier, c'est le monde dans lequel on se réunit près du poste de TSF pour écouter un concert. Autant dire un monde qui a complètement disparu, et qui n'est même plus envisageable, ni compréhensible. On lui dit qu'un de ses concerts a été écouté par "vingt millions de personnes" (un Américain sur sept)… « C'est effrayant ! », répond-elle. Bruno Walter à sa chanteuse : « Vous avez écrit une page de l'histoire de la musique ! » Walter devait entendre cette voix comme une des lignes vivantes, sortant de l'orchestre, qui venaient en droite ligne de son maître. 

Kathleen Ferrier, c'est la rencontre d'une voix anglaise avec la musique allemande. Il est évident que Schubert a été une source d'inspiration phénoménale pour la contralto. Mais John Barbirolli lui a fait travailler le Poème de l'amour et de la mer, de Chausson, pour que sa voix ne tombe pas dans une profondeur mortelle et qu'elle retrouve un peu les couleurs des mezzos. C'est lui aussi qui disait : « Plus une artiste s'épanouit plus elle devient belle. » Elle était sublimement belle en 1950. 

« Le lendemain, le téléphone a sonné, vers neuf heures et demie, c'était le Dr Walter. Il avait assisté au récital, et il était fier de moi. J'étais aux anges. Il m'a aussi parlé de choses à améliorer dans le son ou l'interprétation. Je ne cesse de remercier le Destin pour la chance que j'ai eue dans ma courte carrière. » Après sa première tournée en Amérique, elle est rentrée chez elle sans avoir gagné un penny. 

Elle buvait de la bière, elle fumait des cigarettes. 21 juin 1950, Zurich. « C'est un endroit délirant ! Nous nageons et faisons du golf tous les jours. T'ai-je raconté ? J'ai commencé mes premières vocalises au second trou. Arrivée au sixième, je fredonnais déjà : 
Rick envoie ses amitiés. Il est plein d'énergie, et on se sent bien, tous les deux. » Mais elle ajoute : « Je le veux bien comme compagnon pendant deux jours, puis j'en ai assez. Je veux me retirer derrière un rideau de fer pour ne plus avoir à écouter et à faire la conversation. Quelle inconstante je fais ! »

Dans la Messe en si, de Bach, elle fait pleurer Karajan. C'est elle, l'agneau de Dieu à la jambe brisée par le cancer en plein opéra, Orphée immobile mais continuant de chanter jusqu'à la fin.