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dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

vendredi 2 septembre 2011

Nuits d'été



Klavierstück 3 opus 8 de Carlos Roque Alsina (1965)


En ce temps-là (…), nous n'avions pas de mots assez durs pour la musique rock, pop, enfin toute la lie binaire qui nous semblait être le comble de la bassesse et de la bêtise sonore, sans savoir que ce n'était rien, mais alors rien du tout, en comparaison ce qui allait venir, la techno, le rap, etc.

Imaginez un peu : Luciano Berio écrivait en 1968 une des œuvres majeures de la musique, sa Sinfonia. Qui s'en souvient, aujourd'hui ? Qui écoute encore sa merveilleuse Sequenza pour piano (1966) ? Pesson, Greif, Hersant, Schnittke, Reverdy, Dusapin, Dutilleux… Quand les Camusiens parlent de musique contemporaine, voilà les noms qui leur viennent à l'esprit. On ne parle qu'en tordant la bouche du "vieux Boulez", et l'on affirme sans états d'âme que "personne n'écoute Stockhausen ou Webern [et même Schoenberg !] pour le plaisir" ! Duteurtre est passé par là, bien sûr, mais il y a bien chez Renaud Camus (et donc chez ses épigones) ce goût pour l'antimodernité à l'œuvre dans la modernité. Plutôt Chostakovitch que Stravinski, plutôt Poulenc que Baraqué. L'on n'hésite même pas à opposer Berg à son maître et à son condisciple ; seul il aurait fait de la musique, quand les deux autres n'auraient fait que des équations… J'ai même lu dans le dernier tome du Journal que « les Enigma Variations sont (…) à mettre sur le même plan que les Métamorphoses de Strauss ou la Sommernacht de Schoeck. » Les bras m'en tombent ! Elgar est sans conteste un excellent compositeur, et ses Enigma certainement une œuvre magnifique, l'un des sommets de son œuvre avec les Sea Pictures, mais enfin, le "mettre sur le même plan que Strauss" (ou au moins le Strauss de cette œuvre-là) me paraît à peine croyable. Et je ne parle même pas de Schoeck et de sa très jolie Sommernacht. "Jolie" est bien le mot qui convient à cette pièce inspirée et bien écrite, certes, pleine de poésie et qui comprend de très beaux moments, mais qui est vraiment à mille lieues d'une page comme les Métamorphoses. J'ai vraiment du mal à croire qu'on puisse ne pas entendre le colossal abîme qui sépare Strauss des deux autres compositeurs. Debussy, Schönberg (celui de la Nuit, justement), Dvorak, et bien sûr Strauss, s'entendent trop dans cette Sommernacht, pour qu'on en puisse juger avec les critères qui nous permettent d'aborder les grands chefs-d'œuvre du répertoire. Si les Métamorphoses sont l'Himalaya de cette époque-là (et ça ne fait aucun doute pour moi), la Sommernacht me fait plus penser au Mont Ventoux. Snobisme ? Intellectualisme exacerbé ? Oui, sans doute, un peu, mais aussi et surtout peut-être, goût de l'histoire, de ce qui fait le "fond de sauce" du temps, ce qui permet justement aux génies d'éclore dans une époque donnée. J'ai mis très longtemps à comprendre qu'il était important de connaître les petits maîtres afin de mieux entendre les grands, qu'on ne perdait rien, au contraire, à observer et à détailler les contreforts d'une montagne, que celle-là ne s'en détachait ensuite que mieux, et qu'il devenait possible d'en suivre certaines arêtes jusqu'en leurs justifications et résonances profondes. Cela n'empêche pas qu'il me paraît tout à fait symptomatique de notre époque de ne plus savoir distinguer les dénivelés, en art comme ailleurs (à l'instar des dates, en histoire, pour les étudiants d'aujourd'hui, qui ont cessé d'être les points de repères qu'elles étaient naturellement pour nous). J'ai toujours essayé de penser que "tout se tenait", et j'y réussis de mieux en mieux. Quelques pages plus loin, dans le même livre de Renaud Camus, je lis qu'il n'aime pas Haydn, que les symphonies de Mozart l'ennuient, et qu'il lui « arrive de [se] demander si les deux quatuors de Janacek ne sont pas les plus beaux de tous les quatuors. » ! Je ne parviendrai jamais à m'entendre tout à fait avec quelqu'un que « les symphonies de Mozart ennuient », et qui n'aime pas Haydn. Comment aimer la musique si l'on n'aime pas Haydn ? C'est sans doute possible, mais quelle tâche ardue et quasiment contre-nature ! Haydn est presqu'aussi important que Bach, pour la musique qui a suivi, et je ne vois décidément pas comment faire sans lui (mais il est vrai que de nos jours on aime beaucoup traverser la Manche à la nage quand on est amputé des deux bras)… Et s'il y a bien un domaine (le quatuor) où les (vrais) chefs-d'œuvre se comptent par dizaines, c'est bien celui où Mozart, Haydn, Beethoven, Debussy, Ravel, Dvorak, Schubert, etc., ont eu quelques unes de leurs plus éclatantes réussites. Il n'y a rien qui m'irrite plus que ces gens qui vous parlent à l'envi des "derniers quatuors de Beethoven", qui font des gorges chaudes du 14e quatuor (par exemple), et qui semblent tout à fait ignorer les fabuleux quatuors de l'opus 59 ou l'opus 95, ou même ceux du début, je ne parviens pas à croire ceux qui prétendent aimer la Cavatine mais ne parlent jamais de l'adagio du Razoumovsky en fa majeur. On va me dire évidemment que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et que Renaud Camus a bien le droit d'avoir les goûts qu'il a, ce qui est l'exacte vérité. Le problème (assez mince, j'en conviens) est que Renaud Camus a des lecteurs, et que ces lecteurs (sans même parler de mon copain Sansano qui voulait se shooter au Berwald, tout juste sorti de Moustaki) vont croire qu'écouter les quatuors de Janacek en boucle va les amener directement au paradis des in-nocents, au Nirvana des mélomanes. J'ai toujours dit que Renaud Camus avait une excellente oreille, je n'ai pas changé d'avis, et c'est bien pourquoi je ne comprends pas ces myopies étranges et qui me troublent. Cela fait partie de ces choses qui arrivent parfois à vous faire douter… Et si tout cela n'était que du flan ? Conviendrait-il, à cette lumière-là, de remettre en question tout le reste ? Bien entendu, la réponse est non… vingt-trois heures sur vingt-quatre. Au-delà du camusisme, le problème est infiniment plus aigu, j'oserais dire douloureux. C'est tous les jours, et avec la Terre entière, et plusieurs fois par jour, que je le constate. Tel qui, sur Facebook, ou sur son blog, ou ailleurs, vous parle volontiers de Flaubert, Montherlant, Proust, Pascal, Homère, Tolstoï, Nietzsche, Platon, Barthes, Cioran, peut parfaitement (et quand je dis qu'il peut, c'est une figure de style, car il le fait quatre-vingt dix-huit fois sur cent) vous expliquer que pour lui la "musique" c'est les Rolling Stones ou Georges Brassens ou Barbara ou Sting. En général il ajoute Gorecki ou Pärt, et Mozart (ou Janacek (ou Ligeti)), parce qu'il est malin (ou au contraire très bête), mais ça ne change rien à l'affaire. Peut-on faire confiance (même sur ses lectures, précisément sur ses lectures) à quelqu'un pour qui "la musique" c'est Sting ou les Beatles ? Pourquoi la musique est-elle l'art le plus mal loti à notre époque ? Pourquoi est-elle, et de très loin, l'art le plus méconnu, et finalement le plus méprisé ? Comment les choses ont-elles pu se transformer si rapidement ? Je suis assez âgé maintenant pour me souvenir des années 60, et même 70, où le pourcentage de ceux qui auraient fait ce genre de réponses aurait été le même (98%), mais dans l'autre sens. Pour tous ceux qui lisaient Saint-Simon et Balzac et Stendhal, "la musique", c'était Mozart, Bach, Beethoven, Schumann, Schubert, et quelques autres. Bien sûr que mon père écoutait "de la chanson", bien sûr que ma mère raffolait de Carlos Gardel, mais, précisément, ça n'a rien à voir, ça n'avait rien à voir ! Quand on parlait "de musique", on savait de quoi l'on parlait, et si l'on parlait de "musique classique", il était bien question de Haydn ou de Mozart, pas de Mahler. Comment la vie pourrait-elle être la même, comment cette vie pourrait-elle avoir ce qu'on nomme bêtement "les mêmes valeurs" quand plus personne ne sait ce que c'est que "La Kreutzer", quand plus personne n'en a "la morale" en tête ? Car il s'agit bien de cela. Il y a une morale de la musique, et tout particulièrement, je le crois, de la musique classique (celle qui va, donc, en très gros, de Bach à Beethoven). Tout, dans la musique, dans la vraie musique, dit la construction de l'Homme, sa tenue, sa posture, sa philosophie, et son horizon. C'est la raison pour laquelle il faudrait toujours se méfier d'un philosophe sourd. La musique nous tenait debout. Plus que l'instruction civique, et sans doute autant que le catholicisme. Et il n'est aucun hasard dans le fait que le catholicisme se soit défait au même moment de sa liturgie, et de sa musique, sa très grande musique. Il avait mis des siècles à passer d'une musique horizontale (le Grégorien) à une musique verticale, et l'horizontalité (mais d'un autre genre) a tout emporté en quatre décennies, le jour où les mots ont perdu leur sens, et le jour où les musiques extra-européennes (en plus du rock) sont arrivées chez nous. Était-ce inéluctable ? Je n'en sais rien, mais, comme toujours, la musique a dit la vérité, bien avant tout le monde, bien avant les sociologues et les philosophes. Le trop fameux métissage, terreau de la décivilisation dont nous voyons les effets aujourd'hui, a commencé dans ces années-là, dans la musique, et nous y avons tous activement participé. Durant trente ou quarante ans, tout le monde était très excité par ce vent soi disant frais venu soi disant d'ailleurs, parce que les vieilles structures mentales, historiques, esthétiques, psychologiques, étaient suffisamment et profondément ancrées en nous pour que le désastre passe inaperçu. Le cerveau est toujours en retard sur le corps. Étranges années, où nous ne percevions que les échos favorables de la catastrophe en cours… Il faudra un jour que des courageux nous expliquent comment l'on est passé de Grotowski à Pascal Rambert, de Pierre Schaeffer à Jean-Michel Jarre, par exemple, en très peu de temps, et avec cette chose inouïe qu'on a eu l'impression que la même substance ne faisait que changer de flacon. Qu'est-ce qui "a fait masque", qu'est-ce qui a déguisé la réalité, qu'est-ce qui s'est interposé entre elle et nous ? Je crois que nous avions acquis une certaine forme de vitesse — vitesse industrielle, vitesse historique, vitesse sociale, vitesse artistique, surtout, vitesses qui nous venaient peut-être paradoxalement des deux guerres passées — qui nous a interdit de nous arrêter, de nous retourner, d'observer, d'écouter. Nous étions grisés par une certaine forme de puissance et c'est à l'ombre de cette puissance que notre faiblesse a grandi silencieusement en proportion.

La boulézite qui, de 1950 à 1980, a emporté toutes les énergies et toutes les subventions l'a bien un peu cherché, c'est vrai, mais on peut dire que le retour de manivelle est violent, et guère moins totalitaire. Ce que permet, ce que devrait permettre la distance acquise d'avec les périodes héroïques de ce qu'on nomme la musique contemporaine est un peu plus de sérénité dans le jugement. Je me souviens parfaitement de ces années 70, où il était inconcevable (inconcevable pour nous, je veux dire) d'écouter autre chose que la musique qui se faisait à Darmstadt ou Donaueschingen, celle qui venait en droite ligne (ou à peu près, car ce n'est pas si simple), ou en tout cas le proclamait, des trois Viennois cités plus haut. Prononcer le nom de Marcel Landowski, et même ceux de Jolivet, Ohana, Dutilleux, était risqué, et vous exposait à des sanctions, au minimum à des sarcasmes. Je me rappelle avoir programmé un trio de Schnittke en 1995 et m'être alors attiré la commisération apitoyée d'un ami compositeur : « Quelle drôle d'idée ! » Dès qu'on décelait dans la musique une onde, même ténue, de tonalité, on devait détourner pudiquement les oreilles. Même chose pour la pulsation qui devait être impossible à repérer, sous quelque forme que ce soit — ce qui ne manque pas de piquant, car qui n'a jamais constaté que la plus grande complexité rythmique ressemble parfois, et même assez souvent, à la plus plate simplicité, à l'oreille. Philippe Hersant était mon voisin, rue Joseph de Maistre, à Paris, et je me rappelle avec honte avoir eu légèrement pitié de ce compositeur décadent, tout juste "bon à faire de la radio"… Bref, nous aussi nous avions nos heures-les-plus-sombres et des oreilles de plomb.

Pourtant, je ne regrette rien. La musique sérielle, avec son aridité névrotique, avec son totalitarisme de pacotille, nous avait purgé à la fois des sirops wagnériens et des bluettes françaises. Il faut se rappeler que Boulez disait, à propos des trois petites Liturgies de son maître Messiaen, que c'était « de la musique de bordel ». Je ne sais pas si à l'époque il avait entendu la Turangalîla-Symphonie, juste un peu postérieure, car ce n'est même plus de la musique de bordel, la Turangalîla, c'est Hollywood-en-Dauphiné ! Messiaen serait sauvé par ses Quatre Études de rythme, mais enfin on l'aurait à l'œil, et la rechute serait toujours possible. Il y a eu ce moment extraordinaire, qui a très peu duré, où les trois immenses compositeurs de cette génération, Berio, Boulez, Stockhausen, auxquels il faudrait ajouter Nono, Pousseur, et même, brièvement, John Cage, ont été sur la même longueur d'onde, avant de se séparer définitivement. Il faut avoir vu et entendu Boulez analyser Zeitmasse de Stockhausen pour saisir l'espèce de chair commune qui pouvait nourrir ces gens-là, au milieu du XXe siècle, et l'exaltation furieuse qu'il y avait dans cette petite communauté à inventer un nouveau langage. J'imagine que ces quelques mots paraissent ridicules, aujourd'hui où l'on est revenu de tout, et où la seule beauté tient lieu de sauf-conduit, quand ce n'est pas le triste hochet de l'original et, plus triste encore, du concept. Le suprématisme s'est dégradé en ridicules expositions paresseuses de carrés blancs sur fond blanc, les pompiers ont remplacé les sorciers, tout en gagnant beaucoup d'argent. Mais on ne peut pas dire que les dodécaphonistes ont su thésauriser et s'installer dans un métier et une ascèse si durement acquis. La voie, trop étroite, s'est refermée très vite, la mine avait livré ses quelques diamants, mais refusait à ses prêtres une vieillesse confortable et placide. Le gris est l'une des plus belles couleurs qui soient mais il n'est pas donné à n'importe qui de travailler dans ces gammes-là. Bien sûr, une œuvre comme les Structures pour deux pianos était une impasse, mais combien est admirable un musicien qui va jusque là, quitte à reconnaître ensuite qu'il s'est fourvoyé. Boulez aurait-il pu écrire Répons s'il n'avait pas composé le Marteau sans maître ET les Structures ? Je ne le crois pas. Je garderai toujours beaucoup de tendresse pour le Marteau, même si j'écoute avec plus de plaisir les deux Dérive ou Sur Incises. La folle exigence de ces années-là n'aura pas été vaine : faire passer par le chas d'une aiguille tout Wagner, Mahler, Strauss, Bruckner, était non seulement nécessaire mais c'était aussi une idée de génie. Je plains ceux qui n'écoutent pas Webern (disons le Webern des Variations opus 27) avec le même plaisir qu'un hyper-romantique (ce qu'il est). Il faut entendre que des Gurrelieder du maître aux Bagatelles opus 9 du disciple, c'est la même braise qui brûle les nerfs. Pour qu'elle brûle longtemps, il faut la couvrir de cendres : Webern voulait obtenir la même radicale intensité que ses maîtres, il l'a fait en soustrayant, car il était devenu difficile d'ajouter, après les post-romantiques allemands. Plutôt que de la musique de tableau-noir, c'est une musique de trou-noir, qui attire irrésistiblement la lumière et le son à l'intérieur d'elle-même, et n'en laisse paraître que l'écho furtif, trace infiniment suggestive de la puissance dévastatrice qui gronde en son centre.