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dimanche 5 février 2023

Le café et moi

 

Ce précieux liquide, le café, que je bois comme s'il s'agissait d'un grand vin ou d'un élixir de vie, je n'en veux plus que le dimanche, car je désire retrouver ce plaisir extraordinaire, émoussé quand on en consomme chaque jour. Il n'y a que le dimanche que j'ai envie de me lever. J'essaie de mourir moins mais d'agoniser plus longtemps. Hier après-midi, vers cinq heures, il a fait jusqu'à seize degrés dans mon salon, chose qui n'était pas arrivée depuis l'automne. Ordinairement, il fait entre douze et treize degrés (selon l'ensoleillement), sauf le jour où je donne des cours de piano, où je mets le chauffage pour que la température atteigne quatorze degrés et demi. Seize, c'est Byzance ! J'ai pu ôter quelques couches de vêtements et même mon fichu bonnet, que je ne quitte même pas pour dormir. Quelqu'un disait l'autre jour sur Facebook : « Ah, ce n'est qu'une question d'argent ! » Oui, ce n'est qu'une question d'argent. Et comme disait une autre dame répondant à la première : c'est la seule question, quand on en manque ; c'est la seule question qui vaille. On ne pense qu'à ça. En effet. Mais il y a longtemps que je sais que ces choses-là, il vaut mieux ne pas en parler, car, par définition, personne ne comprend, à moins de l'avoir vécu — et il faudrait de surcroît mettre le verbe vivre au présent de l'indicatif, car nous avons la mémoire très courte. Dans le journal d'un grand écrivain contemporain, que je lis régulièrement, il est dit que « Jérôme Vallet entretient avec le froid une relation mystique », ou « presque mystique ». C'est un peu vrai, et c'est pas mal faux. Mais quoi qu'il en soit, c'est avec tout, que j'entretiens des relations “presque mystiques”. Avec le café, avec le froid, avec mon corps, avec la nuit, avec les animaux, avec le piano, avec le corps des femmes, et même avec les livres. Il faudrait que j'explique un peu cette histoire de froid, qui n'est pas inintéressante du tout, il faudrait que je lève quelques malentendus, mais je ne sais pas si j'ai envie de faire ça aujourd'hui. Ça ne me paraît pas urgent. Je le ferai un de ces jours, sans doute. Mystique signifie d'abord relatif au mystère. Comment en serait-il autrement ? Quelque chose qu'on avale est mystérieux avant même d'être agréable (la digestion, voilà encore un sujet vaste et passionnant !). Quelque chose qu'on entend, n'en parlons même pas. Écoutez la quatorzième variation des Diabelli de Beethoven et dites-moi si ce n'est pas mystérieux qu'un homme ait pu entendre ça dans son esprit avant de le coucher sur le papier. D'où est-ce que ça lui est venu ? Et tenez, plus encore, écoutez le troisième mouvement du 13e quatuor à cordes de Franz Schubert. Ce « Mi, Ré-Mi », dans le grave du violoncelle, d'où est-ce que ça vient, une chose pareille ? Est-il possible que vous n'entendiez pas le Mystère surnaturel qui accompagne cette question ? Cette question… comme une de ces douleurs qui la nuit nous réveillent et font battre notre cœur trop vite, qui insistent, qui veulent absolument nous parler, qui ne se laissent pas intimider par nos rythmes circadiens ni par le silence alentour, pas même par nos rêves ou nos cauchemars. Mi, Ré-Mi… Encore un peu de café, s'il vous-plaît. Il en reste un peu dans la cafetière. Ô Joie ! Le balancement de la vie est sorti d'une simple question. Deux notes seulement… Et sur cette pierre j'édifierai ma religion et tous mes désirs et toutes mes craintes, et sur ces deux notes je me tiendrai debout jusqu'à ce que les forces de la vie se retirent définitivement de moi. Ça viendra, ne soyons pas impatient. Il y a encore du soleil. 

Il y avait peut-être du soleil, le jour où Schubert a composé ce mouvement (à la fin de l'hiver 1824). Le thème de ce menuet provient d'un Lied composé plus tôt (en 1809), Die Götter Griechenlands, D. 677. Où est-ce que je mets les pieds ? Ce triste silence m'annonce-t-il mon Créateur ? Sombre comme lui est sa carapace, Mon renoncement – qu'est-ce qui peut le célébrer ? Schiller a été critiqué pour ce poème qui fut considéré comme une attaque contre le christianisme. (Alors les dieux étaient plus humains, les hommes plus divins.) « Schöne Welt, wo bist du ? » Le quatuor Rosamunde fut le seul imprimé et exécuté en public du vivant du compositeur. Il n'y a pas dans ce quatuor le tragique et la violence insoutenable du quatuor suivant, la Jeune fille et la mort. On le sait, tout vient du Lied, chez Schubert, tout vient de la voix, du murmure, de la douleur intime, c'est-à-dire du corps qui parle et qui se plaint dans la solitude. « Où est-ce que je mets les pieds ? » Juste avant que la nuit ne revienne… Quand on connaît la nuit, il y a de quoi être effrayé. « Bel univers, où es-tu ? » Le néant ne cesse de revenir et de s'infiltrer par toutes les portes que nous ouvrons imprudemment sur la vie. Il y a, dans la question formée par ces deux notes (Mi, Ré-Mi), que Schubert reprend dans son quatuor, une humilité et une humanité bouleversantes. Schubert n'aurait jamais pu écrire le « Sol-Sol-Sol Mib » de Beethoven ! Il n'avait pas ce culot (cette inconscience). Il se contente de poser une question. Beethoven veut changer l'univers, Schubert veut seulement y passer quelques instants en paix, avec ses amis, en buvant du café ou de la bière. Schöne Welt, wo bist du ? Où se trouve le monde, le bel univers, cet endroit accueillant et paisible où l'on peut chanter et prendre un peu de plaisir avant de disparaître dans la nuit éternelle ? Oh, mes amis, ne m'abandonnez pas trop vite ! Les dieux grecs étaient bien plus proches de nous. Nous pouvions nous entendre avec eux, ou nous disputer avec eux, mais en tout cas ils nous comprenaient — ils étaient aussi bêtes que nous. Nous pouvions avoir des conversations avec eux, et même des maîtresses communes. Ce n'était pas ce Silence formidable que nous inflige notre Dieu chrétien qui a toujours l'air d'aspirer nos paroles et de nous les reprocher. Bien sûr qu'elles sont bêtes, nos paroles ! On le sait assez, figurez-vous ! Mais que nous a-t-il donné d'autre ? La musique ? Oui, c'est vrai, la musique. Sombre comme lui est sa carapace… La musique est sortie des mots comme la nuit sort du jour, quand tout le monde croit que c'est le contraire. Ah oui, j'y pense, si vous écoutez ce troisième mouvement du treizième quatuor, écoutez-le par le quatuor Alban Berg, c'est important — il est possible que vous n'entendiez pas ce dont je parle, sinon. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui entendent, ceux qui ouvrent les yeux dans la nuit noire. C'est assez effrayant car c'est le Silence du Créateur qu'on entend alors, c'est le Nombre dans les Ombres, c'est la Voix qui se tait indéfiniment, le Double silence plein la bouche. Je conçois que ça puisse dissuader d'y aller voir. On se demande où l'on met les pieds, car plus rien ne tient, nos limites ayant disparu, on n'a plus rien à quoi s'accrocher, parce que la pensée s'arrête, comme la voix, et l'amour qu'on devine ne ressemble pas à ce qu'on nommait ainsi. Il faudra s'y faire. Toute la comédie était bâtie autour du vide et du silence. L'encrier s'est renversé et a tout a été recouvert : sous chaque phrase de Schubert, la nuit se lève sans bruit et annonce notre renoncement. Le silence annonce-t-il le Créateur, ou le Créateur est-il le Silence qui s'annonce ?

Il m'arrive de plus en plus souvent, lors de mes balades quotidiennes, d'être assailli de sourdes angoisses, en pensant à telle ou telle phrase musicale. L'autre jour, c'était un quintette de Brahms. J'entends la phrase, ou le développement, un court passage, une transition, un enchaînement harmonique, et je me demande : si j'avais été Brahms, comment aurais-je continué ? Et j'éprouve une véritable panique, car je vois trop tous ces chemins qui s'offrent à moi, et, si j'essaie honnêtement d'oublier ce qu'a fait le compositeur, j'ai envie de prendre les jambes à mon cou et de fuir très loin. Tout me semble périlleux, alors, comme si ma vie en dépendait. Continuer ? Quelle folie ! C'est inexplicable mais c'est vrai. Alors je presse le pas, je rentre chez moi, et, vite, j'écoute l'œuvre en question. Elle est là, elle n'a pas changé, elle est impérieuse dans son être : je suis rassuré. Je suis toujours le même, un enfant qui n'a pas grandi. J'ai peur de renverser l'encrier sur mon cahier car je vais être puni, mais, en même temps, je vais tout de même le renverser car ainsi je masquerai mon devoir, qui est nul. Je renonce à être. Trop difficile. Trop ridicule. J'ai fait semblant toute ma vie : ai-je le droit de me reposer, aujourd'hui ? J'aime le sommeil, et le sommeil me fuit. J'aime la femme, et la femme me fuie. Mi, Ré-Mi… Il n'y a plus de café.

Dans La Vie et moi, ce merveilleux petit livre de Marcel Lévy, je tombe sur : « Sophie Arnould vieillissant regrettait ses amours orageuses avec le comte de Lauraguais : “Ah, c'était le bon temps ! J'étais bien malheureuse !” » Comme je la comprends, moi, Sophie Arnould ! Nous avons été bien malheureux aussi, et c'était bien. On pourrait mettre bout à bout tous ces chagrins, rétrospectivement, ça ferait un joli tableau, je crois. Je crois même que nos chagrins sont la seule chose à sauver, tout bien réfléchi. Le reste ne vaut pas un clou. Le chagrin est le précieux liquide qui coule en nous depuis toujours, il nous brûle et nous l'aimons. Aujourd'hui, on peut enfin le dire. C'est pourquoi nous aimons Schubert et Schumann. C'est pourquoi nous sommes suspendus à des questions sans réponses. Mais le fil va lâcher. Il faudra s'y faire…

dimanche 29 janvier 2023

Déserts (D. 956)


L'homme n'a pas le choix, il regarde le paysage par la fenêtre du train en marche. Il doit savoir. Il doit savoir ce qui l'environne, il doit savoir où il va, il doit connaître les paysages qu'il traverse. Même s'il ne voit qu'une nature uniforme recouverte de neige, même si ce qu'il voit n'est qu'une partition muette dont il ne comprend pas les indications, dont les signes parlent une langue qui lui est étrangère, il n'a pas le choix, il doit interpréter ce qu'il voit. Il doit savoir mais il doit aussi et peut-être surtout faire comme s'il savait, comme s'il comprenait ce qui lui est dit. Il ne peut pas être un étranger. Il est un étranger (à la nature et à l'humanité) mais il ne peut pas se conduire comme un étranger. Il est assis dans un compartiment chauffé et il voit défiler le paysage. Il regarde et il écoute. Il aime ce qu'il voit. Toute cette désolation, toute cette nature muette lui semble le comble de la beauté. Il est seul dans le compartiment, il ne peut donc pas partager ses sentiments et ses sensations. Son corps réagit à ce qu'il voit, à ce qu'il comprend ou ne comprend pas, il sent le sens qui monte en lui, c'est un fluide impur, un plasma qui charrie des morceaux de nuit et de lumière, des escarpements et des rondeurs, des lettres et des nombres. Tout son être est là, dans ce compartiment de train. Il voudrait dire, il voudrait partager ce qu'il ressent avec un être aimé, mais il sait que si la chose était possible elle s'abolirait dans l'instant. Alors il a la tentation de prendre un cahier et de noter ce qu'il voit mais il ne le fait pas. Il n'a pas confiance. Il veut rester là, avec lui-même et avec le temps. Alors il reste immobile et continue de regarder, de voir et d'entendre et de ne pas comprendre. Tout vient en même temps : la sensation, la frustration, le désir, la solitude, le déchirement, le sentiment d'abandon, la peur, l'obscurité et la beauté, la lumière aveuglante et la tension légère d'un corps qui se sent vivre. Il habite le monde et le monde est désert, en cet instant, désert comme l'intérieur de son être, comme sa pensée muette et avortée. Il est au bord du monde et dans le monde simultanément, dans le crainte et la paix. Le train va toujours. Le paysage défile, avec des variations infimes ou accentuées, avec des absences, aussi, mais avec, toujours, cette linéarité et ce chant calme qui maintient l'homme en vie, à l'intérieur de lui. Sa conscience lui paraît translucide, sans épaisseur, étale, mais il n'est plus celui qu'il était hier, ou même celui qu'il était avant de monter dans ce train, et il ne sait pas si, quand il sera descendu du train, ce qu'il est en train de vivre aura encore une quelconque réalité ; il ne sait même pas s'il en aura le souvenir. Il se dit qu'il est possible que ce qu'il est en train d'éprouver n'existe que dans le temps de son être présent, à l'intérieur du train en mouvement. C'est effrayant — et très doux. Les voyages en train sont ce qu'il préfère, et de loin. Les courbes sont douces, on les éprouve en même temps qu'on les voit (on peut les lire) et le rythme régulier et doux des chocs sur les rails rassure et calme son cœur, son cœur qui peut dialoguer avec ce rythme. Il est impossible d'ignorer le monde qu'on traverse, et l'on doit faire semblant de le comprendre, mais même dans les moments où personne ne nous observe, nous ne pouvons nous absenter de ce qui nous relie à lui : la plaine désolée et froide se donne à nous, ni plus ni moins que l'adagio du quintette en ut de Schubert. Tout a disparu, les amis, les femmes, le hasard, la mère et le père, les petits bonheurs précaires lui semblent dérisoires, il ne reste plus alors qu'une longue et interminable mélodie qui l'enveloppe et qu'il ne comprend pas plus que ce qu'il voit et ressent. Mais il n'y a que cela. Rien d'autre. Il est seul avec le paysage et le temps.

Il est là, c'est tout. 

La musique est l'art où il y a le moins de pensée. Il ne sait plus où il a lu cette phrase. Elle est vraie, très vraie, et elle est également fausse, très fausse. Elle est aussi fausse qu'elle est vraie. Ces phrases sont sans doute celles qu'il préfère. Il s'abandonne à elles, comme un enfant qui a confiance. Il n'essaie pas de percer leur mystère, ni de les faire tomber en un sens ou un autre, il ne veut surtout pas les fixer. Il se laisse bercer par leur vérité relative et incertaine, il se met en elles comme son corps est à l'intérieur de ce train qui traverse le paysage. Il est là, avec elles, c'est tout. Il restera toujours un étranger parmi ces phrases, mais un étranger familier, un étranger placide qui n'essaie pas de changer ce qu'il voit et entend, qui ne désire pas s'assimiler, ni qu'on le reconnaisse, ni qu'on lui donne une place. Il préfère rester dans le mouvement calme du train qui traverse le paysage, et qui ne laissera aucune empreinte. Il reste en silence. Il préfère écouter. Ne rien saisir. Ne rien retenir. La musique va, elle le traverse et elle disparaît du même mouvement, sans laisser de traces. Restent la blancheur, la paix, et la solitude. Reste le temps, qui ne le quitte pas, qui frémit doucement en lui comme une lueur pâle ; c'est un temps froid, économe, silencieux, au rythme simple, monotone et consolant. La douleur s'est tue. La couleur aussi. Très peu de notes, très peu de pensées, on a juste ce qu'il faut d'air dans les poumons pour ne pas mourir. Aucun cri. 

Il pense à ce jour prodigieux des années soixante-dix (74, 75, 76 ?) où il revenait d'un long voyage en train, en hiver. Le faisait froid, il faisait très beau. Tout était gelé. Il marchait vers la maison, depuis la gare, un xylophone sur le dos, avec son sac, aussi, et, dans le dernier tournant vers la droite, route de la Fuly, il avait connu cet instant qu'il n'a jamais oublié. Il avait en tête une chanson d'Amalia Rodriguez et il était si heureux que l'air lui manquait, et dans ce sentiment pauvre et aride il avait inscrit son cœur comme une braise hurlante. S'il était mort, tout irait bien, mais il était en vie, à cet instant-là, et la vie était plus que la mort, alors qu'elle lui ressemblait comme jamais. C'était comme un trou dans le temps. Il était tombé dans ce gouffre ensoleillé, glacial et paisible qui repoussait les frontières de la vie et de son être. Il n'avait pas eu le choix. Sentiment d'absolue solitude qui soudain dissout la tripe et fait sortir de la contingence et du hasard.

On s'est extrait du temps, le temps d'un pizzicato de violoncelle. C'est possible. 

Il y a ces déserts lumineux, dans la vie simple, dont on sait qu'ils sont des seuils, des passages, et que notre existence n'est que la tentative toujours renouvelée et toujours déçue de les retrouver, une fois qu'on les a connus. 

samedi 20 février 2021

Revue d'idées

(Il n'y a pas assez d'[idées] dans mes phrases. Il faut que je mette des [idées] dans mes paragraphes.) 

Je pourrais commencer par l'[idée]1, et poursuivre avec l'[idée]2. Mais que placer entre l'[idée]1 et l'[idée]2 ? Des adjectifs, des verbes, des compléments d'objets, des propositions plates, sans idées, des incises ? Comment faire, surtout, pour que l'[idée]1 et l'[idée]2 aient l'air de coexister pacifiquement, de ne pas se bouffer le nez, de ne pas empiéter l'une sur l'autre, et pourtant de bien se différencier, de rester tout de même des [idées] singulières, indépendantes ? C'est bien gentils, les [idées], mais elles ne doivent pas empêcher de faire des phrases ! Cependant, il ne faut pas non plus que les phrases diluent les [idées] dans leur mouvement naturel de phrases. 

Admettons que je réussisse à faire une ou deux phrases dans lesquelles je place deux [idées] à des endroits stratégiques et idoines, que ces [idées] soient à la fois reconnaissables dans leur essence d'[idées] et suffisamment plastiques pour ne pas contrarier le mouvement naturel des phrases. Comment passer ensuite à l'[idée]3 ? Avec le même procédé ? Il ne faut pas lasser le lecteur. Mais il faut aussi lui donner une nourriture suffisamment riche pour qu'il ait la sensation de ne pas perdre son temps. Le lecteur est un con mais il ne veut pas se faire avoir. 

Avez-vous connu les baraques à strip-tease à Pigalle, à Noël ? Je fus dans les hommes qui se pressaient là, les pieds dans la boue, les doigts gelés, à la nuit tombée. Il fallait sortir de chez soi, aller dans le froid et la honte, avec les autres hommes, il fallait se tenir là, minable parmi les minables, mains dans les poches. Le cœur absent.

L'idée était de voir une femme nue, de voir ses seins, de voir sa chatte, et ses fesses. L'idée nous faisait sortir de chez nous et nous traînait là, pitoyables, dans le bruit et le froid, dans la laideur, surtout. 

Ces femmes n'étaient pas très jolies, elles étaient parfois laides, elles étaient mal fardées, toujours affublées d'habits de très mauvais goût, et leurs paroles n'étaient guère engageantes, non plus que leur voix. La sueur se voyait sur leur mauvaise peau, même quand elles étaient en petite tenue sur une estrade en plein air, mal réchauffées par un poêle à gaz miteux qui rougeoyait près de leurs jambes métaphysiques.

J'ai aimé ça. J'étais une idée parmi d'autres idées, une idée sans phrases. Hors de l'humanité, pour ainsi dire. Les idées sont toujours à l'extérieur. Les idées sont des putes qui tremblent de froid. Elles ont des pieds fatigués. Ce n'était même pas du chagrin, qui se voyait là, c'était seulement les hommes et les idées qu'ils avaient trainées là dans la nuit d'hiver. On ne se lamentait pas du tout, non, personne ne se plaignait, on était bien content d'être là, les pieds dans la boue, avec les autres. 

vendredi 15 novembre 2019

L'agenda



Je ne produis que des sous-textes, en ce moment. Mon cerveau est trop refroidi, il n'est plus capable de rien. La seule chose qui m'intéresse est le prix du fuel — et la météo. Mon cardiologue est un con. J'ai du mal à monter quatre volées de marches. Je me suis acheté un agenda et des pantoufles. Mon bortsch était très réussi. Il est dommage qu'elle s'appelle Maboula, Maboula, on aurait bien aimé l'appeler Maboula. Le petit Jack est adorable. Une grossesse de plus de cinq ans. Ses longs cheveux. Son visage inoubliable. Des tartines beurrées. Un chien. Voix claire. Je suis glacé de l'intérieur. Écoutant la musique de Gerald Finzi, je pense au chien Vidocq, sans doute en train de mourir. Rester là, immobile. Rester encore un peu. Écrire quelques mots. Luna doit avoir froid, elle aussi. Ce matin, je me demande en quelle tonalité ça va finir. Trois arbres…

mardi 10 janvier 2012

56, naissance du rythme


En 1956, György Cziffra fuit la Hongrie communiste et s'installe en France, où il sera bientôt naturalisé.

En 56, Burg, notre chien, meurt. Il fait très froid. Nous habitons encore au-dessus de la pharmacie, dans un appartement peu confortable.

En 56, tout est possible, même d'arriver un jour à cet âge, mais on ne le sait pas. À ce moment-là, il est en tout cas possible de naître tout seul. Enfin, seul avec sa mère. On ne s'en est pas privé.

Les premiers noms propres entendus à la maison : Czyffra, Chopin, Liszt, Beethoven, Mozart, Richter, Oïstrakh. Et Nat.

Un peu plus tard, on apprend à compter, on voit qu'il existe plusieurs manières d'arriver à onze : 5 + 6, 4 + 7, 3 + 8, 2 + 9 et 1 + 10. C'est ce que raconte l'escalier de la nouvelle maison. Et c'est à peu près à ce moment-là qu'on entend pour la première fois l'opus 101 de Beethoven, avec son drôle de commencement, un 10 janvier. Manière de creuser dans la Trinité, d'y ménager une place pour le manque. Et lorsque cette place vide disparaît, ce sont les tours (1_1) qui s'effondrent. Le roseau plie, le chêne rompt. On parle beaucoup des nombres premiers, à la maison. Et tout à coup je découvre que dans Chopin, il y a des "groupes de onze". L'édifice se lézarde.

Aujourd'hui, quand j'écoute Liszt, le début de Nuages gris, par exemple, je me rends compte qu'on entend la sonate opus 1 d'Alban Berg, autant qu'on entend Wagner dans la sonate en si mineur. Les quartes ont remplacé les tierces dans le système harmonique. Pendant quelque temps, on pense que c'est possible, que ça va tenir, on pense à la magnifique première symphonie opus 9 de Schoenberg, et à cette sorte d'optimisme, de vitesse grisante, qui s'y font entendre. Qui pourrait renoncer à un plaisir pareil ? Qui pourrait renoncer à vivre parce qu'il faut mourir un jour ? Le XXe siècle a peut-être été le siècle qui ne voulait renoncer à rien. Heureux ceux qui n'auront pas connu la suite…