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dimanche 11 août 2024

Adresse

 

– Je ne vous parle pas.

– Bien sûr que si. En disant que vous ne me parlez pas, vous vous adressez à moi !

– Non. Je parle à celui qui en vous n'a pas pu s'empêcher d'entendre ma déclaration. C'est à celui-ci que je dis que je ne parle pas. À vous, il aurait été simple de ne rien dire.

– Mais je suis moi ! Je ne suis que moi mais tout moi ! Vous n'avez pas le droit de me séparer de moi-même ! C'est un crime !

– C'est vous, qui vous séparez de vous-même en me répondant. Si vous étiez un, vous n'auriez même pas entendu mes paroles. D'ailleurs, je vous dis vous et je sais ce que je dis. 

– Vous êtes complètement fou. Ce n'est pas parce que vous ne me tutoyez pas que je suis multiple. 

– N'exagérez pas. Vous êtes seulement pluriel. Vous vous êtes débarrassé du singulier.

– Pluriel toi-même ! Vous niez ma singularité, c'est très mal. Et puis je suis un être humain, et en tant que tel je mérite que vous vous adressiez à moi. Vous n'avez pas le droit de me dire que vous ne me parlez pas.

– Vous vous entendez ? Vous vous entendez parler ?

– Eh bien oui, je m'entends, je m'entends parler. Je ne fais que rappeler des évidences.

– Vous êtes la Loi ?

– En tant qu'être humain, oui, je suis la Loi, je suis l'Être, je suis l'Humain.

– Vous n'êtes qu'un exemplaire, et très exemplaire, à mon avis. 

– Nous sommes tous des exemples. Des parties du grand Tout dans lequel nous nous reconnaissons les uns les autres. 

– Ce n'est pas à vous que je m'adresse. Je ne parle jamais aux exemplaires, à ceux qui incarnent la Loi et l'Espèce, la Morale, à ceux qui reproduisent, qui font écho, qui se répètent, qui humilient la Solitude.

– Vous êtes un anarchiste et un prétentieux qui se croit au-dessus de la mêlée !

– Oui, sans doute. J'ai une antipathie instinctive pour les perroquets, pour les représentants, que ce soit du peuple ou du commerce, pour les fidèles en bande organisée. 

– Pourtant vous avez besoin de nous.

– Il faut de l'adversité pour s'en distinguer.

– Voilà ! Vous cherchez à vous distinguer !

– Évidemment ! Vivre ce n'est que cela. Distinguer et se distinguer. La distinction est la seule valeur absolue.

– Il n'y aurait pas un peu de fascisme, derrière tout ce baratin ?

– Vous avez tenu presque cinq minutes avant d'y venir. Vous êtes en progrès.

– Vous noyez le poisson.

– J'essaie de vous noyer dans votre saumure, oui, mais vous êtes insubmersible. 

– Trop aimable. Finalement, vous aviez raison de ne pas me parler.

– …

mardi 27 juin 2023

[Journal*] lundi 24 juin 2002

 (Rumilly, 10h)

Il faut parfois regarder la saloperie en face.

(Deux heures moins vingt, hôpital de Rumilly)

Je suis à côté de Mère, qui ne peut s'arrêter de parler. Elle est perdue. Dès que je ne suis pas là, elle pleure, comme un enfant. Et — pour une fois — elle se plaint, la plainte lui arrive à la bouche, lui arrive trop, même, les mots se pressent, se bousculent, elle en bafouille, elle rit, elle pleure, elle me raconte trois ou quatre histoires à la fois. Elle me dit qu'elle veut dormir, mais ce qu'elle a sur le cœur est trop pressant, trop brûlant, il y a urgence, elle le sent, et je ne le sais que trop… 

Sylvain a appelé, sur ces entrefaites, vers une heure et demie, comme si de rien n'était (« j'ai beaucoup de travail », « enfin, j'aurais pu appeler », « mais elle est délirante ! »). Moi je réponds que non. Le délire, c'est qu'elle dise les choses qu'elle a sur le cœur, que ça sorte, ainsi, sans apprêt, sans précaution… Quoi, notre mère se mettrait-elle à parler ? Tout simplement PARLER ? Elle, la muette ? Celle qui garde ses douleurs enfouies au plus profond. Mais quelle horreur ! Quelle faute de goût ! Et parler de quoi, dites-vous ? D'argent, d'égards, d'abandon, de misère, de grossièreté, de parole sans cesse non respectée ?! Eh ben dis-donc ! C'est gratiné, votre histoire, là. Elle déblatère, en somme ! Hein, c'est bien comme ça qu'ils parlent, les chers fifils et fifille de la pauvre vieille ? Pas étonnant que sa maison soit mal tenue… Qui ne tient pas sa maison ne tient pas sa langue… Ferait mieux de nous léguer notre patrimoine ! Et puis ces histoires de textes sacrés, là, quelle barbe ! Job et Ezéchiel et Abraham et Sarah et Marie-Madeleine, et puis quoi encore ! Le Rolleiflex de Papa c'est qui qui l'a ? Ah, mais moi, quand elle sera plus là, je vais te faire un inventaire, je te dis que ça, ça va saigner, putain ! Je suis pas Job, moi ! Les traites de l'Audi, c'est toi qui va me les payer ? Quel bordel, ces Corses ! Y sont chiants, c'est pas croyable, avec leur Napoléon et leurs histoires de famille à n'en plus finir, quand on n'est même pas foutu d'avoir une villa au bord de la mer, tiens, d'ailleurs, j'ai voté Mamère, si, parce que c'est le seul qui a dit aux Corses qu'ils étaient des cons ! 

Mère manque de sodium donc c'est normal qu'elle déblatère… Remarque, hein, elle a toujours déblatéré ! Ça fait pas une grande différence, et puis elle n'aime pas ses petits enfants, tu te rends compte, déjà qu'elle oublie mon anniversaire et confond nos prénoms ! Et puis elle nous snobe avec son Proust et ses poésies qu'elle nous débite par cœur, et même des qu'on n'a jamais entendu parler, tu te rends compte, la prétention, elle voudrait nous faire honte qu'on n'a pas le bac, tu vois, en fait, elle est méchante. 

Ma mère, à côté de moi, allongée dans sa chemise de nuit blanche à pois roses, qui commence seulement à être un peu rassurée. « Tu es là, petit chéri. Reste un peu. » « Mais oui, je reste tant que tu veux, ne t'inquiète pas, je ne suis là que pour toi. » Elle sourit, et me dit, précipitamment, plusieurs fois, merci, merci, elle s'agite un peu, je l'embrasse sur le front, des larmes lui viennent aux yeux, elle les ferme et pousse un grand soupir. Je ne peux m'empêcher de lui glisser à l'oreille : « Je t'aime. » Elle agrippe mon bras et me répond : « Moi aussi, moi aussi je t'aime, petit agnelet. » Elle se tourne de l'autre côté, le ventilateur m'empêche d'entendre sa respiration, mais je peux voir son ventre bouger, irrégulièrement. Je l'entends qui murmure, les yeux fermés : « Nous sommes seuls. »

Il fait moins chaud, cette après-midi, le ciel est enfin gris, on respire un peu. Je regarde ses pieds nus ; je ne sais pas pourquoi je me mets à penser : les orteils recroquevillés sont le signe de ceux qui ont énormément de scrupules. 

Si Sarah lisait ça, elle serait probablement éberluée. « Pense à toi, ne te laisse pas bouffer, arrête de culpabiliser ! » C'est gentil mais totalement à côté de la plaque. 

Mais oui, le grand ménage commence à porter ses fruits, vous voyez encore des forêts, des montagnes, des mers, des églises, des vaches ? Oui, oui, oui, mais ne clignez pas de l'œil, vous risqueriez de faire apparaître le Grand Hôpital, un hôpital infini, sans bords ni clôture. De la fenêtre de la chambre 105, je vois une salle de classe, ce sont des enfants de huit à dix ans, apparemment, mais il n'y a aucune différence, ils sont déjà des pensionnaires du Grand Hôpital, mais ils ne le savent pas, ils ne le sauront jamais. 

dimanche 8 décembre 2019

Aujourd'hui


Hier, je me suis entendu dire « au jour d'aujourd'hui », au téléphone, à quelqu'un qui n'a même pas réagi, tellement elle devait être étonnée de m'entendre parler ainsi. Elle a peut-être pensé que je le disais au second degré, mais ce n'était pas le cas. Le processus par lequel nous sommes parfois contaminés par des expressions que nous réprouvons de toutes nos forces est assez mystérieux. Cependant, ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive d'utiliser la langue de l'ennemi. Ce n'est même pas que nous sommes "parfois" contaminés par l'atroce parlure du siècle ; nous le sommes toujours, mais nos défenses cèdent parfois, à l'improviste, sous la poussée d'un élément psychologique qui soudain vient mettre en défaut les barricades que sans cesse nous élevons entre nous et… Et quoi ?

Au moment où j'ai interrompu la rédaction de ce texte, sans savoir quoi répondre à ma dernière question, j'ai entendu la très célèbre Sicilienne de Fauré, dans sa version pour violoncelle et piano. Fauré est un des meilleurs exemples que je connaisse pour illustrer ce à quoi nous tenons, nous qui refusons de manière un peu désespérée l'irrésistible abâtardissement de la langue française. L'élégance, la juste distance, le naturel patiemment construit, et toujours l'intelligence au service de l'expression, la clarté, le charme et la pudeur, qui n'empêchent pas un certain romantisme et une flamme réelle, il faut parfois entendre cette musique interprétée par des étrangers pour en sentir la profonde francité, cette chose mystérieuse à laquelle de plus en plus nous sommes attachés. Si l'on devait résumer toutes ces qualités en un seul mot, je choisirais celui de "culture", car c'est elle, appliquée au génie français, qui leur permettait de s'épanouir dans une chair commune. Cette culture française, oubliée, moquée, caricaturée, quand elle n'est pas tout simplement niée, ou ridiculisée par le culturel, qui n'existe plus qu'à l'état de réminiscence vague, de rêve évanescent, de larmes amères, de poussière de fin de nuit, je sais qu'à travers la musique, et peut-être elle seule, elle continuera de vibrer, fût-ce sourdement, à travers les âges sombres qui viennent. 

C'est étrange de vieillir, mais c'est sans doute une chance dont on a du mal à mesurer toute la portée, tellement elle nous dépasse. Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné d'éprouver une telle émotion, une émotion qui provient du dépôt quasi invisible en moi de générations et de générations de ceux qui ont fait ce pays et sa mémoire. Il faut du temps, pour ressentir cela, il en faut beaucoup. Il faut avoir entendu cent fois le Requiem de Fauré ou celui de Duruflé, il faut avoir mis son âme et son intelligence dans les pas de ces immenses compositeurs, il faut les avoir aimés comme on aime un frère aîné, comme on aime celui qui nous montre le chemin de la vie, celui qui nous initie à l'amour, celui qui nous montre la Beauté, il faut avoir aimé, avoir été aimé, avoir été désaimé, abandonné, oublié, il faut retrouver en soi l'enfance jamais éteinte, il faut écouter, et écouter encore, il faut avoir connu la mort des très proches, la déréliction, la terreur, l'angoisse et la douleur, il faut se rappeler ce concert au Château d'Annecy, avec Leslie Whright au piano dans le quatuor opus 15, il faut retrouver en soi cet ut mineur si profond, si intense, si large, dont la pulsation, inscrite pour toujours en nous, continue d'ouvrir notre poitrine et notre souffle, il faut parcourir à grandes enjambées des siècles et des humeurs, se souvenir du corps de ses amantes, il faut se laisser envahir de nostalgie jusqu'à en suffoquer, il faut entrer dans la vie silencieuse des organes, il faut laisser venir les parfums, les sons, les caresses, la morsure de l'absence, et il faut inscrire dans de grands cahiers des phrases qui ne nous ressemblent pas, les laisser là, les oublier…

La musique, la langue, le temps et l'amour sont aussi inséparables que les quatre instrumentistes dans le finale du quatuor opus 15, ils échangent leurs voix, leurs couleurs, leurs chants, leurs rythmes, leurs corps, cordes frappées et cordes frottées, apnées, souffles, appuis, réponses, poursuites, simulacres, désir, échos, renvois, enroulements noirs, perspectives troubles, affolement, joie bandée, pincements, griffures, plaisir ample, diminution, mon amour, augmentation, plage le soir, elle marche, on entend le vent, elle va retourner danser, je me noie… Deux nuits et puis c'est fini.

mardi 27 mars 2012

Et pourtant ils parlent !



« Quelques animaux, dont un illettré. » (Max Ernst)


J'aimerais oser parler du silence des bêtes, pour reprendre ce magnifique titre d'Elisabeth de Fontenay. Ce silence tellement fascinant, tellement "humain d'inhumanité", tellement reposant, tellement intimidant. Ma vie, malheureusement, me conduit aux endroits où la noise ne laisse que peu de place à une si bienheureuse absence. Plus je me retire du monde réel, plus j'entends son fracas inepte et furieux. J'en viens à croire que l'île déserte n'a été inventée qu'à la seule fin de représenter la pointe toujours absente d'un désir aussi vain que commun, qu'elle n'est que la reproduction un peu décolorée d'une réclame désuète mais pourtant indépassable.

Disons les choses un peu brutalement. En-deçà d'un certain seuil d'intelligence, ou au-delà d'un certain niveau de sottise, il devient impossible de se faire comprendre de ces bestiaux-là (les "ils" qui pourtant parlent). Plus on essaie, plus on fait l'effort de traduction nécessaire à cette entreprise grandiose qui est de parler à l'Homme, et plus vite la sanction tombe, majestueuse dans sa simplicité indifférente : on ne passe pas. On tintine, on gringotte, on gruine, on rougnonne, on roume, on baronne, on grillotte, on chicotte, on trinsotte, on pulpette, on croasse, on frigulote, on pipie, comme dirait l'abbé de Marolle, mais on ne passe pas ! Je ne peux même pas dire, comme le spectateur des Mariés de la Tour Eiffel : « Si j'avais su que c'était si bête, j'aurais amené les enfants. » D'abord je n'ai pas d'enfants, Dieu merci, et surtout je n'aurais pas su les amener. Quels sont ces lieux où les hommes croient pouvoir se comporter plus mal que des hyènes, quelle carte géographique aurait le culot et l'impudeur d'en indiquer les coordonnées ? Là se trouvent les véritables déserts, ceux qu'on n'ose pas même nommer de peur d'y être aspiré par une force maléfique et sans volonté. Et puis les animaux, les vrais, ceux qui ont une âme, n'aiment pas ces trous noirs maudits où l'indéchiffrable destinée humaine se consume sur elle-même. Ils les fuient comme la Peste qu'ils sont en vérité, la peste d'une langue qui se mord la queue et avale ses propres enfants, où les âmes sont dispersées aux quatre coins de l'univers par un typhon placide. L'ennui est qu'on manque de mots, ou plus exactement de catégories. Si l'on veut caractériser la langue qui se parle, là, la chose qui se dit, le geste qui se fait, l'action dont on est le témoin, il nous vient par habitude et paresse les qualificatifs qu'on applique d'ordinaire aux bêtes, aux animaux, aux êtres sauvages, incivilisés, incultes, inurbains qui peuplaient la Terre avant nous. Se nourrir et se reproduire était leur seule morale, et personne ne saurait leur reprocher cette stricte adaptation aux besoins sans tomber dans la fable ou la légende. Pas de plus heureuse cohérence que celle qui fait persister à être.

Mais ce n'est pas ça. Il faut oser se ridiculiser en affirmant que la pire des bêtes est moins inhumaine que les humains qu'on rencontre dans ces lieux qui prétendent figurer le sommet du triangle de la civilisation : je parle des lieux culturels. Nul besoin de GPS pour trouver "les lieux culturels" ! Suivez votre instinct : là où la goujaterie le dispute à la muflerie, là où la grossièreté est la règle d'or, là où la stupidité atteint son comble et fait fuir les reliquats timides de ce qu'on nommait jadis la Beauté, là se trouve désormais la Culture. Là elle a fait son nid, de là elle diffuse, là elle attire tout ce que les cités comportent de déchets, de papiers gras et collants, d'êtres fétides et patibulaires, dans un mouvement à la fois centripète et centrifuge, car non contente d'attirer en son sein l'humanité désœuvrée et radio-passive, elle la renvoie ensuite infecter la cité. Elle est la nouvelle religion, la religion de ces humains dont le progressisme emphatique et hystérique cache mal un conservatisme désespéré et flatulent, qui ne fait que ressasser (depuis quarante ans) indéfiniment les reliefs désarticulés d'une sous-culture décadente. Les petits robots lobotomisés et tristes qui fréquentent (comme on le disait autrefois pour les relations sexuelles des jeunes gens), vont par la ville, ressort remonté par une main invisible, infatigables soldats de la Cause. La Bonne Cause. Plus ils sont vitrifiés, lubrifiés, programmés à faire leur éternel petit sermon bancal en nov'langue, plus ils ont de succès. La Cause les remercie, leur trouve des filles, des places, des emplois, des statuts. Ils sont les notables d'aujourd'hui, sans la culture et les lectures de ceux de naguère. Leurs sorties (car ils sortent beaucoup) ressemblent à s'y méprendre aux allers et venues des bigots d'autrefois. Ils ont des abonnements de toutes sortes, comme leurs ancêtres allaient à toutes les messes, ils vont à toutes les "manifestations", ils sont de tous les "événements". Comme on reconnaissait leurs pères à leur vêture et à leur parlure, on les reconnaît à ce qu'ils ne s'habillent jamais ni ne savent parler. Ils viennent comme ils sont, et c'est déjà énorme, et c'est déjà tout. S'ils sont musiciens, ils ne saluent pas le public, ils veulent en tout point lui ressembler : et comme celui-ci ressemble à tout, c'est-à-dire à rien, plus rien ne distingue le musicien de son public, ce qui ma foi me semble tout à fait dans l'ordre des choses, puisque ni les uns ni les autres n'ont à leur disposition quelque chose qui ressemblerait à un savoir, à une connaissance, à une technique, disons-le d'un mot, à un art. La dette est exclue une fois pour toutes du circuit symbolique qui réunit le producteur du consommateur ; je ne vous dois rien, vous ne me devez rien, nous sommes à égalité. Dès lors en effet que "l'artiste" n'a à sa disposition aucune réelle expertise, aucun langage propre, aucune langue travaillée jusqu'à la corde (c'est-à-dire jusqu'au cœur), comment pourrait-il se différencier du vulgaire venu "participer" à la messe dont le vin est mauvais et le pain rance d'avoir tant servi ? Le postulat étant : « je ne suis pas plus artiste que vous », comment pourrait-il y avoir quelque chose, ne serait-ce qu'un je ne sais quoi, qui passe de l'un à l'autre ? Comment donner lorsqu'on on n'a rien à donner ? La chose, ou l'absence de chose, passe de main en main comme un furet visqueux et réfléchissant où chacun ne fait que se regarder et se trouver tout à fait comme il faut. En général, à ce type de production correspond très naturellement le verdict : sympa. Comment pourrait-il en être autrement ? "Sympa", cela signifie qu'on est ensemble, que c'est convivial (comme si l'art pouvait être convivial !), qu'on va passer une bonne soirée (ah, comme on l'entend, ça, le fameux « bonne soirée » !), et cela signifie surtout et en fin de compte qu'il se produit du "on". La Culture (celle qui a remplacé l'art), désormais, sert avant tout à produire du "on". Le "nous" n'existe plus dans la société et le "je" n'existe plus dans l'art, ou plus exactement le "je" est naturellement exclu d'une société dont l'art a été chassé, et remplacé par La-Culture, sans que personne ne voit la moindre différence là où pourtant il n'y a qu'une grossière contrefaçon, du genre des photos retouchées du Stalinisme anté-Photoshop. Il y aurait beaucoup à dire, d'ailleurs, de la chronicité qui a pu produire le goulag et le Numérique, la manipulation sans fin des symboles et des vivants, la mise au même niveau du simulacre et de la production réelle. Comme si la "démocratie radicale" n'était que la fille naturelle du communisme et de la Technique. Il aura fallu des siècles et des siècles pour que l'homme s'aperçoive que la Terre était ronde, qu'elle était en mouvement, mais il aura suffi de quelques décennies pour la rendre plate à nouveau. Notre prodigieuse époque a réalisé l'exploit de faire que la Terre ne tourne plus, l'a arrêtée dans sa course ; il est toujours midi, désormais, où qu'on soit, quelque langue qu'on parle. Midi, l'heure où le soleil est à la perpendiculaire de l'homme couché dans son tombeau, où les ombres s'enfuient avec la mémoire, où tout est aplati par la lumière impitoyable du présent indépassable… Il y a deux sortes de morts : la mort qui est associée à la nuit, à la disparition, à l'ombre, au vide, au manque, à la perte, au froid, à l'unique, celle qu'on n'ose plus nommer ; et il y a la mort moderne, enchâssée dans la reproductibilité sans fin de la Technique, la mort en plein soleil, sans pourriture, sans hurlements, sans larmes, cette mort bien plus terrible, qui n'ôte rien, qui ne referme pas la phrase d'une vraie ponctuation, cette mort qui se signe des trois points (bref arrêt sur image) n'appelant qu'un remplacement, que l'image d'un autre corps, d'un autre être, pas plus vivant que le précédent, dans la grande horizontalité morne du présent arrêté.

Francus était là. Il est traducteur. Il me dit qu'il doit traduire des textes qui, n'ayant pas le moindre sens dans la langue dans laquelle ils ont été rédigés, doivent être inventés de toute pièce. Bien sûr, personne ne s'aperçoit de rien, ce qui est bien naturel, puisque le scripteur lui-même ne sait pas ce qu'il a voulu écrire. Cet "écrivant" produit donc des textes dont il attend (peut-être) un sens par le biais de la traduction. Il y a là quelque chose qui nous plonge dans une sombre angoisse métaphysique. Mais à la réflexion, il n'y a pas de raison. La traduction est désormais le fait des machines. Les machines ne pensant pas, elles peuvent en toute bonne foi inventer un sens qui n'était pas là, qui n'a jamais été là. Leur absence de scrupules les délivre du doute, et du désir qui fait qu'un homme veut toujours s'approcher d'un autre homme, quitte à le tuer. Dans une des pièces de mon disque ("Double silence plein la bouche"), intitulée « Richard Travaille ! », je raconte "la journée d'un compositeur". On l'entend qui tape à la machine (oui, les compositeurs utilisent des machines, dorénavant), après avoir écouté des enregistrements de voix qui parlent. Il traduit. Seulement, il traduit des langues qui n'existent pas, des mots qui n'ont pas le moindre sens. Ce sont des robots qui parlent, et l'homme est donc là pour donner un sens à ce qui n'a aucun sens. On pourrait penser, à première vue, qu'il s'agit bien là du travail du compositeur, puisqu'il est censé inventer une langue. C'est tout le malentendu. Un vrai compositeur, me semble-t-il, doit traduire ce qu'il entend intérieurement, ce qui le traverse. Il n'invente rien, au sens où l'on entend ordinairement ce terme. Il n'y a que les sourds qui ont besoin d'inventer. Depuis que tout le monde est artiste, les sourds ont envahi le monde des compositeurs, on s'en doute. Ceux-là (les sourds) n'ont de cesse d'"inventer", d'"avoir des idées", de produire des concepts (ou de s'y adosser). Le même phénomène exactement est à l'œuvre en littérature. Depuis ce moment-là, on entend les mêmes connasses qui prennent la pose et vous disent, parlant d'un livre : « C'est bien écrit. » Bien écrit ? J'aimerais bien un jour qu'on m'explique ce que cela signifie, exactement. Quand j'entends ce syntagme figé, j'ai toujours dans l'oreille les mots d'Albert Cohen, dans le Livre de ma mère : « Ce rouge, comme il est sensuel ! — Et ta sœur, elle est sensuelle ? » Tous ces livres sans le moindre style qui sont paraît-il "bien écrits", toutes ces musiques sans musique qui seraient paraît-il bien écrites ? Foutaises ! Oh, je sais bien que je parle de moi aussi, soyez sans crainte. Depuis que je suis enfant, j'ai la conscience très développée de la nullité absolue de ce qui n'est que médiocre. En art, la médiocrité est plus mortelle encore que la nullité, je le sais depuis toujours. Mon père m'a au moins transmis cela. Il y a bien longtemps que les artistes médiocres ont cessé de se suicider, et c'est sans doute cette absence de suicides qui a fait le plus de mal à l'art. Désormais, nos non-suicidés sont "intermittents". Ceux qui se suicident aujourd'hui sont gardiens de prison ou "profs". On les comprend. Combien de fois me suis-je dit que me suicider me priverait de Bach, de Strauss ? Ces pauvres "profs" n'aiment de toute façon ni Bach, ni Strauss, que leur reste-t-il alors à regretter ? Vont-ils réellement regretter le RAP ? Quand-même pas.

Je ne sais plus qui disait : « Pour maîtriser une langue, il faut en parler au moins deux. » À l'heure où plus personne ne parle une seule langue, on ne s'étonnera guère que la maîtrise d'un langage (d'une techne) soit devenu aussi courant que la courtoisie et la délicatesse de sentiments. Si l'on mesure ces aptitudes à l'aide d'un thermomètre, je pense qu'on approche du zéro absolu, qu'on devrait atteindre, au train où vont les choses, avant même que je sois en terre. De même que l'homme a mis des siècles à comprendre (partiellement) où il avait l'honneur d'avoir pris racine, il a mis des siècles à se séparer de la sauvagerie qui était naturellement en lui. Je crois qu'aujourd'hui, et cela en quelques années, s'est opéré un retournement spectaculaire : l'homme est désormais à l'écoute de la bête, dont le silence nous interroge plus que jamais sur ce qui fait (ou défait) notre humanité. La gratitude n'est pas le propre de l'homme, on le sait, alors que les animaux nous disent sans cesse "merci !". J'ai la chance de vivre auprès d'un être qui sait me dire "merci" en toutes les langues, et cela cinquante fois par jour. Cela me console un peu de la sauvagerie fruste des humains que j'ai croisés durant les quelques jours où j'ai dû sortir de ma demeure. Ma chienne n'est jamais grossière. C'est un privilège dont je mesure le prix à chaque instant.

Comment en est-on arrivé là ? L'autre jour, presqu'innocemment, je dis à l'un de mes amis que le site d'une connaissance commune est à mes yeux insupportable. Pourquoi insupportable ? Insupportable de prétention, gonflé d'une boursouflure à la fois naïve et retorse, bardé de citations mal comprises — mal comprises dans le meilleur des cas. Je dois prononcer ces mots : « Tout ce que je déteste ». Que n'avais-je pas dit là ! Interruption instantanée de l'image et du son, pour une grosse semaine, alors que nous nous écrivions quotidiennement, d'ordinaire. Réponse du genre : « Je me fiche de ce qu'il écrit ; je l'aime ! » [C'est moi qui rétablis la ponctuation et les signes syntaxiques.] Il faut donc comprendre que ce que l'on écrit n'a aucune importance, que ce n'est écrit que pour… Pour quoi, en définitive ? Comme on choisit une cravate, une paire de chaussettes, un slip ? Comme un chien marque son territoire en pissant sur le trottoir ? Oui, je pense que la comparaison n'est pas si mauvaise. D'ailleurs combien de gens disent "c'est marqué", pour "c'est écrit" ?! Allons-y pour Levinas, Deleuze (non, pas possible ???), et toute la caravane habituelle… Il y a des philosophes-écrivains, comme ça, qu'on peut acheter en gros au marché aux puces de la "pensée", semble-t-il. « Tiens, je vais vous prendre un kilo de Derrida, cette semaine, je vais beaucoup sortir. Allez, mettez-moi cinq cents grammes de Foucault, ça peut toujours servir, je vais dans le XIIe. Ah mais je vois que le Barthes est en soldes ? On peut avoir un prix de gros ? J'me fais un site, vous comprenez ! » Aucune importance, ce qu'on écrit, ce qu'on dit, et en prime, il est interdit d'avoir la moindre discussion sur ce qu'on avance. Après une entrée en matière pareille, on se demande un peu de quoi est faite l'amitié en question, haut proclamée. Si au moins ils baisaient ensemble, mais non, ce sont juste des "amis". Cette peur panique de la discussion, ou le mépris en lequel elle est tenue, si ce n'est pas un signe de la barbarie, alors je ne comprends plus rien à rien.

Et de fait, je peux, quelques jours seulement après cette non-explication, prendre toute la mesure du non-prix de la Parole, écrite ou donnée. Le "musicien" en question, ayant beaucoup insisté pour jouer avec nous, alors qu'il n'en était pas question au départ, décide de ne pas avoir à donner la moindre explication, le jour-même du concert prévu depuis six mois, quand il décide d'être malade et donc de ne pas se présenter pour le concert. Je sais, la chose paraît tellement invraisemblable qu'il faut que je la relate dans le détail. Le matin du concert, comme cela se fait fréquemment, je téléphone à la personne qui organise la chose, pour "prendre la température" et incidemment lui dire que tout est normal, de mon côté. Ce gentil garçon me dit que le percussionniste en question est "malade". Je reçois l'information sans trop d'émoi, je l'avoue. En effet, en quarante ans de "carrière", j'ai eu le temps d'en voir, des musiciens malades (y compris moi). Je dis deux mots, du genre : « Ah, c'est dommage, il ne sera pas en forme. » Mais j'appelle tout de même le troisième larron. Là, j'apprends que la "maladie" du percussionniste (que j'ai croisé à mon vernissage l'avant-veille, et qui m'avait l'air tout ce qu'il y a de plus en forme) va « l'empêcher de jouer ». On s'attend, vous vous attendez tous, j'imagine, à ce que la maladie en question l'ait cloué sur une table d'opération, ou qu'il soit à l'article de la mort… Las, il s'agit d'une "grippe", nous dit-on. J'avoue que je vois rouge. Jamais, je dis bien jamais, pas une seule fois, je n'ai vu un musicien ne pas jouer parce qu'il avait de la fièvre. Tous ceux qui sont montés sur scène vous le diront : le meilleur médicament est encore la décharge d'adrénaline qu'on reçoit quand on doit se produire en public. Ce médicament n'est que provisoire, certes, car c'est pire après, mais il est incroyablement efficace. On n'imagine pas le nombre de concerts qui devraient être annulés si l'adrénaline n'existait pas ! Bon, on n'a jamais vu ça, mais après tout, il faut bien un début à tout, et la Haute-Savoie semble-t-il est généreuse en surprises en tout genre. Je fais donc contre mauvaise fortune bon cœur, et m'étonne simplement que personne n'ait songé a remplacé le grand malade, ce qui, encore une fois, se fait, dans ces cas-là. A-t-on jamais vu un siège vide, dans un quatuor, même en cas de mort subite ? Mais l'affaire ne s'arrête pas là. J'apprends, dans la même conversation, et là je dois dire que la bile commence à envahir dangereusement mon cerveau, que le grand-malade en question, à qui l'on disait gentiment : « Tu pourrais quand-même téléphoner [à quelques heures du concert] pour dire que tu ne peux pas jouer ce soir » répond tout benoîtement : « Ils vont bien s'en apercevoir, que je ne suis pas là ! » Je ne sais pas si vous entendez bien la phrase que je viens d'écrire, alors je vais la recopier : « Ils vont bien s'apercevoir que je ne suis pas là. » "S'apercevoir", verbe pronominal du troisième groupe. Genre : « Ben quoi, chuis malade, c'est comme ça ! » Je suis comme je suis, il faut me prendre comme je suis, je viens (ou je ne viens pas) comme je suis, etc. On a là une forme particulièrement aboutie du soi-mêmisme contemporain, le soi-mêmisme dans toute sa splendeur, presqu'un diamant, dans le genre. Non seulement la parole donnée n'a aucune, mais alors aucune importance, mais en plus il n'y a même pas besoin de s'excuser d'y manquer, ce qui est somme toute très logique, pour une parole tellement dévaluée. Rien à fout', comme dirait Papa. « J'ai oublié j'ai oublié ! » me répondait la secrétaire d'une petite entrepreprise qui venait de manquer gravement à sa parole – me mettant dans une situation très ennuyeuse —, voulant sans aucun doute me signifier par là qu'on n'allait quand-même pas en faire un fromage, quoi ! Je n'allais tout de même pas avoir le mauvais goût de lui faire le moindre reproche, à cette brave dame, et tant pis si les vingt-cinq tableaux commandés (et payés…) n'étaient pas prêts à temps pour l'exposition ! J'ai oublié j'ai oublié… Chuis malade chuis malade… Voilà… Il vous faut comprendre que si vous persistez à trouver cela anormal, c'est que VOUS êtes anormal, que VOUS êtes un chieur, que VOUS êtes trop "à cheval sur les principes". Dégagez, y a rien à voir. En résumé, si l'on vous manque de respect, c'est que vous êtes, vous à qui on a manqué de respect, dans votre tort. Si l'on manque à la plus élémentaire politesse, je dirais même à la plus élémentaire décence, il faut traduire ça par : à la bonne franquette, j'veux dire. Tu voulais un percussionniste, t'en n'as pas, c'est comme ça et pis c'est tout. On peut tirer de cette petite mésaventure une autre conclusion, parmi beaucoup d'autres, toutes aussi édifiantes : le type qui se gargarise de Levinas sur son site est capable de se comporter de cette façon-là. Levinas, le philosophe qui, parlant de l'impératif de la politesse, nous dit qu'il s'agit de dire "après vous", de toujours en quelque sorte faire passer l'autre AVANT SOI. On peut donc à la fois citer Levinas à tour de bras et se comporter comme le dernier des mufles, comme le plus minable des "racailles" de banlieue. Cet "à la fois" est vraiment très intéressant. Cela ne peut pas ne pas signifier que la parole n'a effectivement plus aucune valeur, et plus encore, que le principe de non-contradiction est désormais aboli une bonne fois pour toutes. Il n'est même pas question de chercher à se justifier. Le "c'est comme ça" est une clef qui coupe court à toute discussion, à toute justification, à tout remords, à toute vergogne, à tout souci (de l'autre, mais aussi de soi). On conçoit qu'avec de tels humains il ne soit guère facile de "faire de la musique", et je dois donc m'estimer heureux de cette maladie inopinée et providentielle. Je ne m'étonne donc pas non plus que la prose d'un type pareil soit absolument imbitable, sans queue ni tête, sans aucun respect pour la langue qui nous constitue et participe de notre être le plus profond. Ces gens-là n'ayant aucun respect pour eux-même, comment pourraient-ils en avoir pour la langue ? En revanche, ce sont bien les mêmes qui vous feront des leçons de morale à tout propos, vous expliquant qu'ils sont des résistants-par-nature, eux, et qu'en conséquence ils ne sauraient que se trouver toujours et à jamais du bon côté de la barrière ! Les Justes sont déliés par nature de toute justification à apporter à leurs actes… puisque justes ils sont ! Ils n'hésiteront pas, ces courageux hommes de bien, à dénoncer (ils adorent dénoncer) les méchants coupables d'antan, les Karajan, les Furtwängler, les Schwarzkopf, tous ces horribles et sombres personnages qui ont fait, bien sûr, le malheur de l'humanité, pendant que nos doux bambins ne songeaient, eux, qu'à nous rendre la vie douce et facile, nous berçant de leur sublime musique et de leurs bons conseils d'hommes du Bien. Ces Gentils-par-nature auraient été des héros pendant la guerre, des résistants à toutes les oppressions, et ils ont, nous le constatons chaque jour, grandement œuvré à faire de l'art contemporain la sublime et passionnante chose qu'elle est devenue. Rendons grâce, mes frères, à ces artistes hors pair ! Sans eux, je n'ose même pas imaginer dans quel monde nous vivrions… Ils ont vaincu, c'est un fait. La langue est par terre, la syntaxe est détruite, la ponctuation est sens dessus dessous, plus personne ne se comprend (ce qui devrait tout de même les alerter un peu, s'il leur restait un fond d'intelligence), l'art est ridiculisé chaque jour, le RAP est l'égal de Wagner (que dis-je, il lui est bien supérieur !), nous nous débrouillons avec quelques dizaines de pauvres mots défigurés, mais le Grand Bénéfice est atteint : il n'y a plus ni frontières ni genres ni styles ni catégories ni hiérarchies. Hourra ! Hosanna ! Tout le monde voit bien, tout le monde peut constater que le bénéfice est immense, sans commune mesure avec les sacrifices auxquels il a fallu consentir ; "On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs", disait-on déjà du temps où nous étions tous éperdus d'admiration pour le Grand Timonier ou les sympathiques progressistes amis du genre humain, au pouvoir en URSS. Les œufs, ce sont la beauté, l'honnêteté, le travail, l'artisanat, le savoir-faire, la lente maturation d'un langage original qui se cherche durant une vie entière, le respect de ceux à qui l'on s'adresse, le Surmoi (le Surmoi étant "déconstruit", ne reste que le Moi, le tout puissant Moi du Soi-mêmisme…). L'omelette, je n'ai pas besoin de la décrire, vous en mangez chaque jour…

Marguerite Yourcenar disait que « la musique est discrète, elle ne se plaint pas, et quand elle se plaint, elle ne dit pas pourquoi ». J'ai déjà écrit à plusieurs reprises que « la musique a peur », et qu'elle se cache. Je voudrais que la musique se plaigne, qu'elle ose se plaindre, qu'elle puisse dire pourquoi elle se plaint, mais je sais que Yourcenar a raison, qu'elle ne le fera jamais, car telle n'est pas sa fonction, telle n'est pas sa morale. La pudeur est encore un de ses attributs véritables. Au moins se cache-t-elle, et j'espère de tout mon cœur qu'elle restera cachée jusqu'à des temps meilleurs, si le Temps lui-même ne décide pas de se dérober sous nos pas de rhinocéros.

Comme Chantecler, le coq d'Edmond Rostand qui croit que c'est lui qui fait lever le soleil grâce à son chant matinal, les animaux de cette basse-cour moderne se payent de mots, et croient qu'on peut convoquer l'art à coups de cris vermeils lancés d'une trompette éraillée. Dans cette même pièce, le chien Patou dit de lui-même qu'il n'est qu'un bâtard, un horrible mélange, mais il tire gloire de cette condition, et lance : « Mon âme est une meute assise en rond, qui songe ! »

Total respect !

(Texte du 26 avril 2009 ressuscité par décret princier pour cause de crachat dans l'oreille)

jeudi 15 mars 2012

Vernissage



La première belle personne passant devant le buffet, elle va droit à la deuxième belle personne, sans l'ombre d'une hésitation. La deuxième belle personne est en conversation avec la troisième belle personne, chacune ayant un verre en plastique à la main. Elles parlent très fort car le bruit alentour est assourdissant, ou bien le bruit alentour est assourdissant parce que chacun parle très fort, on ne sait pas. La première belle personne, arrivant au groupe formé par la deuxième et la troisième belles personnes, agrippe d'une main très assurée l'épaule de la deuxième belle personne, coupant — en deux morceaux inégaux – de ce geste la phrase de celle-ci, qui se retourne, renversant un peu du contenu de son verre en plastique sur la troisième belle personne qui continue à sourire, cependant. Bisous. Présentations. Ah oui ! La troisième belle personne pense à son pull-over en cachemire, tout neuf, qui vient d'être taché par le jus d'ananas. Zut, ça colle. Elle n'ose pas sortir un mouchoir en papier de son sac pour essuyer son pull-over en cachemire tout neuf, elle a peur, ce faisant, d'être trop appuyée, de sembler vouloir démontrer à la deuxième belle personne qu'elle a indéniablement commis une bévue, qu'elle est maladroite, ou, pis encore, de vouloir faire reproche à la première belle personne d'avoir, de son geste inconsidéré et cavalier, amené la deuxième belle personne à commettre cette maladresse. Comme elle ne connaît pas la première belle personne, qui elle a l'air de bien connaître la deuxième belle personne, elle aurait l'impression de vouloir semer la zizanie entre elles, ce dont bien entendu il est hors de question qu'on la pense capable. Tant pis, se dit-elle, qu'est-ce qu'un pull-over en cachemire, même neuf, en regard de la sensibilité des belles personnes ? Elle ne voudrait pas passer pour quelqu'un de mesquin, de terre-à-terre, quelqu'un d'indifférent aux relations humaines en train de se tisser, là, devant elle, quelqu'un qui fait passer un pull-over en cachemire avant le ressenti et l'émotionnel de deux belles personnes qui sont venues admirer des œuvres d'art en présence de leur créateur ! "Le tissu humain", pense-t-elle, sans très bien savoir ce qu'elle veut dire par là, mais en ressentant nettement un échauffement au niveau du plexus solaire. Pendant qu'elle se fait ces réflexions, en essayant de ne pas penser à son pull-over en cachemire neuf, taché et collant, et en continuant à sourire, elle se dit qu'elle doit prêter attention à ce que se disent la première et la deuxième belles personnes, qui échangent des propos terriblement pertinents sur l'artiste qui expose ses œuvres ce soir dans cette salle surchauffée et bruyante. Elle est vaguement inquiète de se rendre compte que malgré l'intérêt évident des échanges qui se tiennent à portée de son oreille elle parvient de moins en moins à prendre connaissance du sens de ces paroles et que ces dernières modulent peu à peu mais irrémédiablement en une langue étrangère qu'elle s'étonne de ne pas connaître car il est de notoriété publique qu'elle possède ce qu'on appelle le don des langues. Plus la conversation de la première et de la deuxième belles personnes sombre dans cette sorte de langue étrangement étrangère plus elle sourit, tentant par là de compenser la disparition du sens par une empathie visible et enthousiaste. Elle sent bien que l'un ne peut tout à fait remplacer l'autre, mais quelle autre solution a-t-elle, si elle veut continuer d'appartenir au cercle des belles personnes qui se rencontrent au vernissage d'une exposition de province, que de prouver sa bonne volonté et son désir de s'insérer dans le tissu humain, ce tissu humain si fragile qu'il ne résiste même pas à un peu de jus d'ananas renversé sur un pull-over en cachemire ?

C'est à moment précis qu'elle aperçoit Albert Camus, seul, errant, légèrement hagard, un verre en plastique à la main.

(…)