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dimanche 21 mai 2023

Machines molles


Quelquefois, il m'arrive de penser vaguement aux gens dont les yeux peuvent tomber sur mes textes, et parmi ces gens, il y en a que je voudrais éviter, éviter à tout prix. Je vois déjà leur regard s'insinuer entre les mots que j'ai écrits, les séparer, dissoudre la glaire qui les tient ensemble, défaire la trame qui les porte et les laisser dériver, flottant au hasard sur un jus sale et trop salé, désolés et tristes comme des corbeaux cocufiés. Foutez-moi la paix. Allez voir ailleurs si j'y suis. Il y a tant livres qui ne demandent que ça, qui n'attendent que votre prunelle intermittente et informée, stupidement informée ; vous ne devriez pas avoir de mal à rassasier votre appétit sans moi qui n'ai rien de consistant à vous offrir. Je suis le scabreux, le veule et le déboussolé, allez brouter une herbe mille fois plus verte ailleurs. C'est pas ce qui manque. 

J'ouvre l'heure, au petit matin, et j'y découvre mes quinze ans : la Machine molle. Mike Ratledge a quatre-vingts ans. Je vais bientôt en avoir soixante-dix, je m'en aperçois aujourd'hui avec terreur. Ça bouillonne encore. J'ouvre le paquet avec précaution, j'ai peur des éclaboussures, des brûlures. Je reconnais les odeurs, les sons. Un-deux-trois-un-deux-trois-un-deux, on retombe tout de même sur ses pas, malgré quelques vertiges. Lubie, transe, désir, salles de répétition, dortoirs, sueur, chambre d'échos, distorsions, qu'elles étaient belles, les filles, toutes ! Je me souviens de Terry Riley, des light-shows de Bill Ham, de mon Fender Rhodes, de la nuit qui tombe sur Annecy, de l'obscurité froide, des cuisses rougies de Christine, de sa voix idéalement placée, de l'ancien conservatoire occupé, d'Elisabeth, assise au soleil sur le balcon, qui nous observait répéter en prenant des poses langoureuses, des ronéotypeuses, des concerts sauvages au lycée, du Théâtre éclaté, des Mikrokosmos de Béla Bartók, des amplis, des pédales wah-wah, quel foutoir, et des montagnes ! C'était le premier baiser de l'humanité donné et reçu parmi les sons électroniques, ces êtres inouïs et fragiles, les premières cuisses écartées dans l'éblouissement, l'odeur des soutien-gorge et des cheveux, Facelift, le saxophone soprano, je jouais de tous les instruments, nous ne savions rien du passé, de l'histoire, rien du monde, tout était là, dans la ville, dans nos chambres, dans les cafés, dans la rue, nous avions mille ans devant nous, slightly all the time. La légèreté, ils ne savent pas ce que c'est. Le mot est resté, pas la chose. 

En ouvrant un livre, c'est la phrase qu'on ouvre, aussi sûrement que la chair s'entrebâille quand elle se sent désirée. Plus on écrit plus on voit, mais pour écrire il faut d'abord voir, et entendre, surtout. La pointe est brûlante, qui nous guide dans les lettres amoncelées qui se sont présentées dans la nuit — immigration alphabétique de masse. Allons-nous reproduire le présent qui ne cesse de brailler dès qu'un silence insiste un peu ? Allons-nous nous défendre ? Sûrement pas. Il faut au contraire enregistrer toutes les plaintes, les enluminer, les épaissir et les recueillir comme des orphelins qu'on habille chaudement. Laissons-les parler. Plus ils parlent plus le silence réel s'établit en nous avec autorité. Paix. Une heure de cinéma sous la queue... Il faut aimer la pluie...

On m'a reproché récemment d'avoir comparé les bracelets de ficelle que Martha Argerich enroule autour de son poignet à la ficelle des tampons hygiéniques. L'image était pourtant juste. On a dit que j'étais vulgaire. Ce n'est pas moi qui suis vulgaire, ce sont ces vieilles femmes qui portent banalement ces horreurs, ce sont ces femmes qui mêlent la vulgarité à Beethoven, qui s'attifent comme des petites filles et méprisent leurs apparences, qui le sont, pas moi. La vulgarité, c'est ceux qui ne comprennent pas qu'on fait des phrases pour faire des phrases, et qui croient que nous avons l'intention de délivrer des messages universels et définitifs, tel un Nietzsche perché. La vulgarité, c'est les fautes d'orthographe qui ne s'excusent pas, c'est les scies du jour rabâchées jusqu'à la lie, ritualisées, c'est la vie littérale, séparée de la littérature, c'est le contraire de la légèreté, c'est Chopin en vieille fille et Satie en philosophe, c'est la dignité fardée comme une vieille pute. La vulgarité n'est jamais très loin de la bêtise, on le sait : ces deux-là se congratulent mutuellement, quand elles essaient de défendre l'obscénité obsessionnelle de la vérité-vraie, leur sanctuaire, qui leur évite les pestilences de la décomposition en cours. 

Je me demandais si quelque événement allait survenir dans ma vie. Elle porte le numéro 10 au basket. C'est la pleine lune. De l'amour je n'avais que l'ombre. Et l'ombre de l'ombre. Miroir sur miroir. Elle joue avec un rubicube en fumant une cigarette. On entend l'ouverture de la Passion selon saint Matthieu. Non, on entend le finale de la quatrième symphonie de Shostakovich. J'ai les bras croisés sur la poitrine. Je disparais dans le gris de la chambre. On entend l'andante caloroso de la septième sonate de Prokofiev. Bouge pas, Toto ! Calme ! Tout va bien. Ta disparition est une bonne nouvelle. Tu reviendras leur chuchoter des horreurs à l'oreille. Elles riront bleu, orange, vert, et connaîtront la joie métabolique et cellulaire, celle qui vient des trompes d'eustache. On n'a pas fini de jouer avec les métaphores sexuelles, rue des branlades obscures. « Réjouis-toi, Vierge Mère du Christ qui l'a conçu par l'oreille. » Toujours Prokofiev ? Oui, toujours. Calme et lymphe, transparents ruisseaux. Elles ont une oreille entre les cuisses. Orifices laissant entrer le Temps et ses désinences subtiles. Intromissions, annonciations, le diable vient se nicher au creux de l'oreille. Il écoute ce qui passe par là, des auriculaires distraits le dérangent parfois. Il bat des mains, il rit, il bégaie de joie, il n'en revient pas, il ne veut pas en revenir. La Machine molle ronronne au fond des organes, sauve qui peut ! Elle se fait expulser d'un restaurant de New York parce qu'elle porte « un parfum de blonde ». Elle retire ses gants avant de nous gifler. 1000 dollars d'amende. Quel tabac ! Du nez à l'oreille, en passant par le vagin, Qui-va-là ? Elle hurle. Plus fort, plus fort ! On doit t'entendre jusqu'en Patagonie. En fond sonore, le demi-ton de Prokofiev : la bémol-sol, la bémol-sol, la bémol-sol… Ondulation lente, accords majeurs posés tranquillement, chromatisme paresseux, dixièmes languides, souples, on se réveille le dimanche matin, tout va bien, son corps est encore chaud, elle respire. Pas de meurtre, pas cette fois-ci. Pendant qu'elle ronfle, je lis une page à voix basse. Pas de réaction. Saisir les occasions favorables. La Chance est un petit animal frileux qu'il faut réchauffer en lui parlant gentiment. Il faut lui éviter les crampes. Lubie, dortoirs, chambre d'échos, transe, pâleurs, vertiges, espoir, chant étouffé, poignets fins, oreille, sueur, demi-tons, draps froissés, désir chromatique, distorsions, alphabets dispersés, éclaboussures, râles, phrase rêvée, terreur brève, soupir, va-et-vient, brûlure, mouvements contraires, qui est là ? L'odeur de ses cheveux. Ça passera. J'ai envie de te donner une fessée. 

Nos instruments avaient des odeurs bien à eux. Un des grands plaisirs, alors, était d'entrer dans ces salles de répétition qui étaient bien plus que ça. Il m'est arrivé d'y dormir. C'était des laboratoires, plutôt. Il y avait là, pêle-mêle, une batterie, des percussions, une contrebasse, une basse électrique, une guitare, un piano électrique, des synthétiseurs, un orgue, un vibraphone, des saxophones, soprano et ténor, une trompette, un violoncelle, des amplis, des pédales de toutes sortes, des câbles et des prises, un canapé. Ces odeurs me poursuivent encore. J'en ai la nostalgie. Les baffles avaient une odeur bien particulière. Le free jazz, l'improvisation, le mélange de l'acoustique et de l'électrique, les heures passées là, dans ces lieux magnétiques, à Thônes, à Annecy, à Valliguières, à Chavanod, à Maclamod, dans le Lot, dans l'Aveyron, oui, des laboratoires, où nous étions heureux, à notre place, le reste pouvait bien s'écrouler, c'était un détail qui ne nous concernait pas. 

J'avais connu une autre caverne du même genre, plus tôt dans ma vie, le labo de la pharmacie de mon père, où j'ai passé des heures enchantées, entouré de tous ces produits chimiques merveilleux, de tous ces noms, des balances, des alambics, des trébuchets, des tubes à essai, des becs Bunsen, des pipettes, des longs tubes de verre dont je faisais des sculptures, du gros frigo Thompson où l'on trouvait les vaccins et l'eau pour le pastis fait maison, le microscope et la machine à écrire, et aussi un magnétophone. La vraie vie. L'érotisme de la matière avant celle des corps. Nous prenions des poses sublimes. Nos corps baignaient dans une effervescence calme et nos esprits étaient en paix, le silence parfait. Le mot qui me vient, quand j'y pense, c'est « brise ». Ces heures étaient placées sous le signe de la brise. La poésie viendrait plus tard. Pour l'instant, il fallait élaborer, expérimenter, composer, créer des rencontres et des liens entre les choses, entre les matières, entre les sons, entre les formes, entre les substances. C'était là que le rêve déposait son temps idéal et singulier, qui deviendrait plus tard désir ou connaissance, peu importe. Entre l'harmonie et la chimie, une analogie qui allait de soi. Je comprends parfaitement qu'on puisse passer sa vie à enchaîner des accords et à voir ce que ça donne, ce que ça permet, comme on peut mélanger des substances et observer les réactions que cela crée, car ce champ d'investigation est infini, comme il l'est dans la rencontre amoureuse. Les phrases ne se laissent pas faire par ceux qui ne les écoutent pas… Elles se raidissent contre les ploucs, elles s'indignent. Il en va de même pour les accords. Prenons notre temps. C'est la vraie science.

dimanche 12 février 2023

Si j'étais mort…

« La grande vogue du roman est due en 
première ligne à la haine de la vérité. 
L'homme n'est pas seulement de glace aux 
vérités, il a contre elles une aversion furieuse. » 
(Marcel Lévy — La Vie et moi)

Si j'étais mort, tout irait bien.

À la question : quelle est la principale cause du divorce, on pourrait répondre qu'il s'agit du mariage. On pourrait dire de la même manière que la principale cause de la mort est la vie. Je suis tombé il y a peu sur un tweet de Renaud Camus qui me trotte dans la tête : « On pourrait aller plus loin dans la vérité, beaucoup plus loin, mais il faudrait être mort. La vérité personne n’en veut. Pour essayer de la contenir les hommes ont inventé la famille, la religion, la littérature, la courtoisie, la démocratie, le journalisme et même la science. » La mort ne permettrait pas seulement à la vérité de se manifester, elle rendrait possible toutes sortes de choses qui sont scandaleusement rétives, qui se refusent à nous avec une obstination démente, tant qu'on est en vie. Pour essayer de contenir la mort, Dieu a inventé la vie, et c'est une belle invention, mais qui a beaucoup d'inconvénients. Si j'étais mort, tout irait bien. Tous mes ennuis, tous mes tracas, toutes mes angoisses, tous les inconforts que je subis comme un damné seraient balayés instantanément — et pour toujours. Je n'aurais plus de soucis d'argent, je n'aurais plus froid, je n'aurais plus de chagrins, plus d'insomnies, plus de douleurs dans le dos, je ne donnerais plus de cours, je n'aurais plus à subir ceux qui me blessent ou seulement me déplaisent, par exemple ces automobilistes qui me frôlent quand je marche au bord d'une petite route de campagne, ou ceux qui ne me rendent pas mon salut, je ne connaîtrais plus l'angoisse de la mémoire qui fuit, je n'aurais plus honte de mon inculture, je n'aurais plus de famille, plus de sentiments de culpabilité, je n'aurais plus d'inquiétude quant à l'existence de Dieu et j'aurais moins de colloïdes morbides fatigués. Ce n'est tout de même pas négligeable. Évidemment, on pourrait me répondre que nous ne connaissons pas la mort, et qu'il est possible qu'elle aussi nous réserve quelques mauvaises surprises. C'est vrai. Rien n'est exclus. Après tout, la mort est peut-être aussi moche que la vie. Toujours est-il que la vérité, pour ne parler que d'elle, serait indubitablement remise à l'honneur, dès le trépas. On pourrait même soutenir assez facilement que la mort nous mettra en face de la Vérité sans reste. Sur ce point, j'ai peu de doutes. La vie n'est sans doute possible que parce qu'il y a du mensonge — en plus ou moins grande quantité. Oh, j'ai bien pensé, allez, à la disparition totale du jus de pamplemousse et de la musique, qui seront certainement les inconvénients les plus graves. Plus de Stücke im Volkston, de Schumann, par exemple. Mais on peut se consoler en pensant que le goût de la musique disparaîtra avec elle, et aussi qu'on n'aura plus jamais à entendre du Phil Glass ou du Camille Pépin et que le nom même d'Astor Piazzola nous sera parfaitement inconnu ; et, plus important encore, que la haine de la musique sera à tout jamais abolie.

La vérité, personne n'en veut, c'est la raison pour laquelle personne ne veut mourir. Si les gens voulaient bien mourir un peu plus et un peu mieux, la vie serait moins invivable. 

Si j'étais mort, je n'aurais jamais lu Elsa Triolet, ni écouté Miles Davis, ou, du moins, je n'en aurais pas le souvenir. Si j'étais mort, je n'aurais pas écrit : « J'ai rencontré un homme et son chien à qui j'ai demandé mon chemin » en rentrant d'une belle balade au soleil d'hiver. Je n'aurais pas écrit non plus : « Elle était un instant. Elle n'était que cela, mais c'était immense, vu de ma solitude ». Je n'aurais pas non plus à supporter ce parfum dans mon salon qui m'écœure, chaque dimanche matin alors que je m'asseois à la table pour écrire. Et surtout, si j'étais mort, je ne me soucierais pas de savoir si le dernier texte que j'ai déposé sur Internet a recueilli trois likes ou onze. Mais comme j'écris ceci en écoutant le concerto pour clarinette de Mozart, je suppose que cela n'a aucune valeur. Moi et la vérité, ça fait deux, moi et la vie, ça fait trois, car entre elle et moi, il y a cette chose innommable qui revient chaque nuit me terroriser. Perdre la raison, ce n'est pas une formule creuse, je vous assure. Et ce n'est pas parce que vous ne le comprenez pas que ça n'existe pas. Je dis que j'ai lu Elsa Triolet, mais ce n'est même pas vrai. J'ai beaucoup feuilleté un de ses romans (Le Premier Accroc coûte deux cents francs) qui se trouvait dans la chambre de mes frères aînés, à la recherche de passages érotiques, quand j'avais neuf ou dix ans, c'est à peu près tout. D'elle, l'écrivain, je ne retiens finalement que son nom merveilleux et ce titre très mauvais. Comme elle est morte, elle n'en sait rien, et ne se souvient peut-être pas du tout d'avoir un jour parlé du « globe laiteux de ses seins blancs ». Mais moi oui, puisque je suis vivant et que ma mémoire me restitue encore quelques jolis souvenirs. Feuilleter des livres à la recherche de passages érotiques, voilà quelque chose qui m'aura beaucoup occupé. Il suffisait parfois d'un mot : « nubile », « gracile », « sein », « pubis », « triangle », « globe », « mouillée », et surtout, ce mot qui longtemps est resté presque incompréhensible : « hymen ». M'aura-t-il fait rêver, celui-là ! Cette membrane irréelle que je peinais à imaginer, et dont je n'osais parler à personne, je la voyais comme une ostie, comme un voile, comme une buée à la fois impalpable et formidable, un peu à la manière de l'âme du violon — toujours cachée. Jusqu'à aujourd'hui, le sexe de la femme conserve bien des mystères pour moi, alors même que je crois bien le connaître. Je n'en reviens toujours pas, que tout le monde fasse comme si cela allait de soi, comme si ce n'était rien, que les femmes se baladent tranquillement parmi nous avec cette chose au bas de leur ventre. Comment peut-on regarder ailleurs ? Comment peut-on penser à son métier, à ses enfants, à sa vêture, au climat, à Emmanuel Macron, ou à l'amour, quand on porte sur soi et en soi ce mystère brûlant ou quand on le devine près de soi ? Personne ne me fera croire qu'un Schubert n'y songeait pas, lorsqu'il composait le Voyage d'hiver ou la Jeune Fille et la mort —et je ne parle même pas de Mozart. Nous sommes tous passés par cette porte et tous nous tentons de la retraverser en sens inverse, pour revenir à l'abri, pour nous éloigner le plus possible de la mort, alors même que nous savons qu'il s'agit d'un leurre et d'une ironie terrible ; car les femmes donnent la vie et la mort du même geste. C'est d'ailleurs pour cette raison que Dieu les a pourvues d'attraits irrésistibles, afin que ces appas nous distraient un instant de l'inconcevable, et c'est de cette proximité incroyable avec la mort que l'érotisme tient son autorité suave. Depuis la découverte des trous noirs, il me semble que le con a acquis une dimension supplémentaire, et sans doute essentielle. À l'intérieur de lui sont emprisonnés tant de forces et de lois qui ne peuvent se dire. La femme est muette par nature, c'est en cela qu'elle nous attire tant.

J'ai demandé à un ami quel était pour lui le mot le plus érotique. Ma question est idiote, bien sûr, mais il n'y a que les questions idiotes qui m'intéressent durablement. Dans ma jeunesse il était de bon ton de mépriser l'érotisme et de lui préférer la pornographie, quand on avait un peu de culture. C'était un peu trop simple, tout de même. L'hymen est revenu, beaucoup plus tard, sous la forme un peu dérangée de l'hymne, ou de l'hydre, ou encore de l'hystérie, hypostases mythologiques, médicales ou sociales qui cachent très mal l'essentiel — quand on veut savoir ce qui est essentiel, il suffit de se demander si la chose est odorante et vaguement repoussante, et si elle s'apparente de près ou de loin à un voyage d'hiver. « Toi qui bruissais si joyeux, toi, fleuve clair et impétueux, comme tu es devenu calme, sans donner signe d’adieu. Mon cœur, dans ce ruisseau, reconnais-tu ton image ? Sous son écorce, le bouillonnement est–il aussi violent ? » La nature est gelée. La vie est à l'intérieur, dans le noir, silencieuse, immobile. Entre elle et nous, une pellicule transparente, qui semble fragile mais qui peut facilement blesser. L'image inversée qui nous est renvoyée est muette. Nous ne nous reconnaissons pas. Nous cherchions la chaleur humaine, le réconfort et la grâce, et c'est la nuit glaciale qui nous prend et nous enveloppe. « Tu reposes, froid et immobile, étendu dans le sable. » « J’ai gravé dans ton manteau avec une pierre acérée le nom de ma bien-aimée, ainsi que l’heure et le jour. » Tout est là. Le nom, la pierre acérée, l'inscription, les mots comme un burin, comme une arme. Les noms propres dans la chair la boursoufflent, la font lever comme une pâte, celle qui contient l'image et le désir. Il ne manque qu'un soleil ou une langue. Attendre… « …Autour du nom et des dates s’enroule en un anneau brisé. » L'heure et le jour, il faut être là, présent et attentif, car l'instant ne reviendra pas. Ce qu'on écrit dans le sable n'est aperçu que par l'unique témoin, le témoin essentiel, celui qui se tient dans le même temps que nous, au centre de l'attention. « Le jour de la première rencontre, le jour de mon départ… » 

« Quand l'homme est malheureux, il veut avoir raison », et comme il est presque toujours malheureux, même en ses instants de joie, il veut que sa raison soit présente même là où elle n'a rien à faire. « Tous mes valets sont à la guerre, et moi je prononce des discours. » Si j'étais mort, je ne ferais pas de discours et je n'essaierais pas d'avoir raison, si j'étais mort, je ne saurais plus que j'ai été vivant… Mais il est fort possible que la mort soit tout autre que ce que les vivants en ont fait. Parler d'elle depuis la vie est aussi vain que d'expliquer le divin avec l'intelligence de l'homme, parler de la mort en vérité, ce serait prendre sur soi tellement de solitude qu'on pourrait en mourir : elle est la seule véritable rencontre de notre existence. Finalement, face à elle, la science et la religion sont aussi décevantes, et ne nous montrent que leur ignorance, habillée différemment, mais égale en épaisseur et en prétention. L'inconnu semble reculer un instant mais c'est pour mieux se dresser dans toute sa puissance. On peut toujours faire des suppositions, on peut toujours ajouter des mots aux phrases, on n'avance pas d'un pouce, le mur s'est déplacé, mais il est toujours aussi haut. La connaissance augmente en superficie, mais l'inconnaissance s'agrandit au même rythme, l'horizon est toujours à l'horizon, quelle que soit la vitesse de notre impatience. Aussi loin qu'on aille dans la vérité, le mensonge nous contient comme un utérus infini, et notre âme, ce fleuve invisible, nous ressemble si peu que personne ne la reconnaîtrait, si l'on pouvait la dévisager. Mon cœur, dans ce ruisseau ? Est-ce toi ? Il faut être mort pour se reconnaître, sans doute. 

Et ce n'est pas la science qui me détrompera. À défaut d'avoir raison, devenir calme, c'est un beau projet, non ? Mais il est possible que le bouillonnement soit aussi violent de l'autre côté… Alors le calme sera d'une nature que nous pouvons toujours espérer comprendre, car il va durer longtemps. 


dimanche 29 septembre 2013

Pour la culotte de coton


Je fais partie de ceux qui ont connu le passage du coton à la soie. Je me rappelle encore notre enthousiasme : Enfin, il allait être possible d'aller acheter des sous-vêtements à nos petites amies. Avoir du goût pour ces morceaux de tissus qui étaient en contact avec les parties intimes de nos amantes, les choisir, les acheter en secret, entrer dans ces boutiques avec le délicieux trac du débutant, être bien accueillis, contre toute attente (on ne nous traitait pas du tout en vicieux pervers, au contraire, les vendeuses étaient charmantes, émues, presque maternelles), tout cela était grisant, merveilleusement excitant. Prendre part à la toilette intime d'une femme, même par le biais d'un morceau de tissu, quoi de plus merveilleux ? Que la vie était belle !

On a vite déchanté. On a refusé de l'admettre, au début, mais il a bien fallu constater que le plus s'est transformé en moins. On avait encore une conception naïve de l'érotisme et notre naïveté ne nous a pas longtemps préservés. L'habit ne fait pas le moine. La culotte de soie ne fait pas le printemps de l'érotisme, loin s'en faut. 

Trente ans plus tard, nous en sommes là : les sous-vêtements de luxe se sont, comme tout le reste, démocratisés, et il nous faut bien admettre que nous éprouvons désormais une immense nostalgie pour la culotte de coton blanc. Je ne nie pas qu'il existe de beaux sous-vêtements, précieux, élégants, de très belle facture, et qu'il nous arrive encore, en les voyant dans une vitrine, d'éprouver un léger pincement au cœur. Mais nous savons malheureusement qu'il s'agit d'un mirage.

Comme toujours (il n'y a pas de raison), "le luxe" s'est abîmé dans la vulgarité démocratique. Comme (presque) toujours, "un progrès" exaltant s'est transformé en une triste palinodie bariolée dont la diversité hystérique exhale l'étouffant parfum désormais bien connu du plus parfait conformisme.

Le string est sans doute l'exemple parfait de ce plus qui devient moins, au même titre que l'épilation du pubis. Plus une femme, même à l'approche de la soixantaine, qui ne porte pas des strings. Et quand on essaie de leur faire remarquer calmement que ce n'est pas forcément un attribut érotique qu'elles se coincent entre les fesses, elles nous parlent pavloviennement de "la marque de culotte" qui serait "moche", ou, pire, "inesthétique". Comme l'épilation intégrale est censée être plus hygiénique, le string serait soi-disant porté par souci esthétique. Mon Dieu que les femmes sont bêtes !


lundi 23 avril 2012

mercredi 25 janvier 2012

Contre les bucherons de la forest de Gastine


Photographie de Jean-Michel Paris


Quiconque aura premier la main embesongnée
A te couper, forest, d'une dure congnée,
Qu'il puisse s'enferrer de son propre baston,
Et sente en l'estomac la faim d'Erisichton,
Qui coupa de Cerés le Chesne venerable
Et qui gourmand de tout, de tout insatiable,
Les bœufs et les moutons de sa mère esgorgea,
Puis pressé de la faim, soy-mesme se mangea :
Ainsi puisse engloutir ses rentes et sa terre,
Et se devore après par les dents de la guerre.

Qu'il puisse pour vanger le sang de nos forests,
Tousjours nouveaux emprunts sur nouveaux interests
Devoir à l'usurier, et qu'en fin il consomme
Tout son bien à payer la principale somme.

Que tousjours sans repos ne face en son cerveau
Que tramer pour-neant quelque dessein nouveau,
Porté d'impatience et de fureur diverse,
Et de mauvais conseil qui les hommes renverse.

Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?
Sacrilege meurdrier, si on prend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Déesses ?

Forest, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les Chevreuls legers
Ne paistront sous ton ombre, et ta verte criniere
Plus du Soleil d'Esté ne rompra la lumiere.

Plus l'amoureux Pasteur sur un tronq adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous persé,
Son mastin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l'ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l'ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletans d'effroy
Ny Satyres ny Pans ne viendront plus chez toy.

Adieu vieille forest, le jouët de Zephyre,
Où premier j'accorday les langues de ma lyre,
Où premier j'entendi les fleches resonner
D'Apollon, qui me vint tout le coeur estonner :
Où premier admirant la belle Calliope,
Je devins amoureux de sa neuvaine trope,
Quand sa main sur le front cent roses me jetta,
Et de son propre laict Euterpe m'allaita.

Adieu vieille forest, adieu testes sacrées,
De tableaux et de fleurs autrefois honorées,
Maintenant le desdain des passans alterez,
Qui bruslez en Esté des rayons etherez,
Sans plus trouver le frais de tes douces verdures,
Accusent vos meurtriers, et leur disent injures.

Adieu Chesnes, couronne aux vaillans citoyens,
Arbres de Jupiter, germes Dodonéens,
Qui premiers aux humains donnastes à repaistre,
Peuples vrayment ingrats, qui n'ont sceu recognoistre
Les biens receus de vous, peuples vraiment grossiers,
De massacrer ainsi nos peres nourriciers.

Que l'homme est malheureux qui au monde se fie !
Ô Dieux, que véritable est la Philosophie,
Qui dit que toute chose à la fin perira,
Et qu'en changeant de forme une autre vestira :
De Tempé la vallée un jour sera montagne,
Et la cyme d'Athos une large campagne,
Neptune quelquefois de blé sera couvert.
La matiere demeure, et la forme se perd.

Pierre de Ronsard

mardi 30 novembre 2010

Pouvoir (ou pas) la sentir


CINQ QUESTIONS A HERVE MATHIEU
Il y a de l’érotisme dans la parfumerie ?
On appelle "mouillette" la langue de papier neutre qui permet de sentir les parfums…

Les parfumeurs s'intéressent-ils aux odeurs naturelles du corps humain liées à la sexualité ?
Oui, les parfumeurs s’y intéressent, comme à tout ce qui est odorant. Il y a des notes «honteuses» dans les parfums, notamment dans ceux pour hommes! On utilise depuis longtemps la civette -une odeur fécale, donc– pour leur donner de la puissance, de la persistance, une idéniable animalité. Mais cela ne se fait pas (encore) de façon ouverte, sauf par Etienne de Swardt, qui a créé la marque Etat Libre d’Orange qui explore le domaine de la sexualité avec des parfums qui portent des noms comme «Putain des Palaces» ou «Sécrétions Magnifiques». Mais à mon grand regret, les parfums eux-même restent très (trop ?) sages…

Quels sont –à votre avis- les parfums les plus sexuels du moment ?
Pour moi, il y a deux parfums qui portent en eux une odeur très sexuelle: le premier, c’est Femme, un grand parfum de Rochas créé par Edmond Roudnitska en 1943. Son cœur est très classique, un accord ylang-ylang et jasmin, mais pour je ne sais quelle raison il est moiré d’une odeur épicée extrêmement sexuelle, que je trouve très explicite, voire troublante. Je crois qu’une femme qui porterait ça serait capable de me faire la suivre au bout du monde.
L’autre exemple est moins heureux selon moi: c’est CK Be. Ce parfum de Calvin Klein a pour moi une odeur de sexe mal lavé, avec une facette de savon qui a séché que je trouve vulgaire… Sinon je laisserai dans l’anonymat ce patron d’une maison de Couture qui a un jour dit à ses parfumeurs «Faites-moi un parfum de pute»! Le parfum a été le plus grand succès commercial de la marque…


Serait-il possible de reconstituer l'odeur qu'on a après avoir fait l'amour (ou pendant) ?
Là, c’est quelque chose qui m’intéresse énormément. Le rapport aux odeurs corporelles est quelque chose de complexe, de changeant, de très subjectif. Une odeur sexuelle brute, livrée telle quelle, peut être vécue comme désagréable, agressive, synonyme de saleté. Quand c’est l’odeur du sexe que quelqu’un qu’on désire, c’est une odeur suave, peut-être la plus belle du monde. De la même façon, on peut en arriver à aimer, voire à être excité par les odeurs de transpiration de l’autre.

Comment reproduire une odeur corporelle ?
Quand on imprime une photo, c’est la multitude de points de couleurs minuscules qui finit par constituer une image. En parfumerie, c’est la même chose, du moins en théorie: on reproduit chaque élément qui compose une odeur jusqu’à la restituer dans sa totalité. Dans les faits, on s’approche souvent d’une odeur sans toujours parvenir à l’identique. Il va, régulièrement, manquer une petite part de «magie», quelque chose qui échappe à la brutalité de la technique. Ne serait-ce que parce qu’on ne reproduit jamais 100% des molécules mais qu’on va se concentrer sur les plus significatives.