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lundi 26 juin 2023

[Journal*] jeudi 4 juillet 2002

 (Hôpital, quatre heures et demie de l'après-midi)

Le mot de Mère qui revient le plus souvent est : « Quand-même ! »

Marie Lamarche vient de passer. Elle lui donnera la communion dimanche. « Elle est gentille, Marie ! » Et pourtant, celle-ci m'est apparue comme tout sauf gentille. Le genre qui n'écoute pas, qui “laisse causer”. 

Raphaële ne connaissait pas la signification de l'expression française « Comment allez-vous ? » Comment allez-vous… à la selle. Ça se passe bien, de ce côté-là ? Vous évacuez facilement, avec régularité ? Qu'est-ce qui sort de votre corps ? Cet intérêt était de plus en plus marqué chez Mère, ses descriptions de pipi et de selles de plus en plus nombreuses, et de plus en plus précises et détaillées. Il y a une parenté avec Michelet, et Mozart, dont je tente à l'instant de lui faire entendre l'andante du 24e concerto. Au début, pendant deux minutes, elle est aux anges, chantant en même temps, les yeux clos et les mains jointes, elle a l'air aux anges. Puis, tout à coup, elle serre les mâchoires, plisse les yeux, crispe ses poings, et me dit : « Oh, c'est horrible, ça grince ! »… Elle n'aime plus Mozart, elle n'aime plus le jus de pamplemousse. Elle me dit : « C'est le Diable ! »

Je pense à Clara Haskil, sur la table d'opération, en train d'être trépannée, et jouant un concerto de Mozart pour être certaine de ne pas l'oublier ! 

Maintenant, elle chante une chanson paillarde… 

dimanche 12 mars 2023

Répétition



La journée commence. C'est le moment (il n'y en a pas d'autre). Tous les chemins s'ouvrent, comme la main. La vie peut advenir. 

À la fois terrifié et heureux. C'est l'enfance qui refuse de nous quitter. L'enfance de l'art, l'enfance de la vie, l'enfance de l'amour. Celle du monde. 

Les rêves sont encore là. Toscanini fait répéter l'orchestre, on l'entend crier, on jubile. Ildiko était chez elle, me recevait gentiment. J'étais celui que je devais être, avant l'éveil. Le journée est ouverte comme un sexe de femme, je sens la vie qui tressaille en moi. J'entends tout. Je jubile. 

On ne sait quel chemin prendre : tant de merveilleux possibles s'offrent à nous. Böhm, Karajan, Bernstein ? Tant de voix. J'ai rêvé de Jacques. J'ai entendu sa voix. Nous avons joué ensemble. 

Prendre une partition d'orchestre ? Mettre les mains sur le clavier ? Et la poésie, alors ? Et Joyce ? Et Freud ? Et le soleil au jardin ? Étendre la lessive. Et le café. Et les lettres en retard. Chanter. La première note doit être longue. On aime tellement les colères de Toscanini qu'on pourrait nous croire nostalgique. Bruno Walter parle à « Mr Bloom » : « Je vais vous dire ce qu'on va faire ». Je fais une césure. 

Tant de chemins qu'on laissera. Qu'on a laissés. Plus de violoncelles et basses. La journée commence, à nouveau, de nouveau. Mozart et Bach, comme toujours. Y a-t-il une autre vie ? Nous allons répéter

Nous allons reprendre. Nous allons parcourir l'alphabet, la gamme, les jours de la semaine, les mois et les heures, le cœur va battre plus vite, se calmer, le sang va se fluidifier ou s'épaissir, les humeurs vont circuler ou revenir à leur point de départ. Rossini le vif. L'Italie. « Vous pensez faire ça les doigts dans le nez ? Vous n'êtes pas à la hauteur. » Verdi. Il fait toutes les voix. C'est mieux qu'avec les chanteurs. Toute la musique est là, en un seul corps. Répéter encore.

Les amis, les amours, les stances et les après-midis. Composer. Réciter. Bénir le lieu et l'heure. Admirer. Pleurer. C'est tout un. Demander, demander encore, implorer, hurler, maudire et trépigner. L'Italie, toujours. « Si je me mets à parler, ça va être l'orage, l'orage terrible ! » Léger, plus léger ! Répéter encore. Reprendreencore. Revenir. Le temps se creuse. Nous sommes au cœur de la musique, les civilisations peuvent s'écrouler. Sans moi. Priez pour que je me taise !

La dévoyée. Toutes les femmes le sont. Tous les hommes les regardent sans comprendre. Ils ne peuvent que chanter, danser, pleurer, maudire et trépigner. Personne ne se comprend. Tout le monde parle à tort et à travers. Les paroles se croisent comme les corps et les humeurs. Quelle musique ! Drame madré. La ruse et la folie. Les heures troubles. Écrire, mais à qui ?

Tout recommence, chaque jour, chaque matin. Il faut faire comme si la vie nous avait attendus pour se déployer, pour s'ouvrir comme une rose de printemps. « Un dì, quando le veneri il tempo avrà fugate… » 

« Qual turbamento ! A chi scrivevi ? » À toi ! (Je fais une césure.)

J'avais besoin de larmes. Des masques viendront plus tard animer la fête. Tous les hommes sont dévoyés. Les femmes les regardent sans comprendre car elles oublient ce qu'elles sont à l'instant même où elles le sont. Tous ils oublient ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été. C'est vrai ! C'est vrai !

Qui, de ton cœur, effaça la mémoire ? Pourquoi n'as-tu pas écrit au moment où il le fallait ? Pourquoi as-tu laissé passer l'heure ? Pourquoi as-tu oublié le soleil natal et les planètes qui te souriaient ? Pourquoi ces larmes emportent-elles tout, et même leurs traces ? « Avrem lieta di maschere la notte… » Dans la main de chacun nous lisons l'avenir. La journée peut commencer. Comme le premier mouvement de la Neuvième.

Dans la main de chacun se trouvent les heures à venir. Ouvre la main, sois un peu confiant. Mon ami est bohémien : il sait que mon soleil est un cheval fou. Je m'allonge et je laisse le ciel parcourir tous les chemins en moi, jusqu'au délire. J'avais besoin de plus de larmes encore. Pourquoi suis-je venu, imprudent ? Grand Dieu, ayez pitié de moi ! On jubile. Un son juteux… Prenez votre temps ! 

La journée commence. Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre ? Un signe d'autrefois, une voix éteinte, un parfum vif et fruité qui remonte de la blanche agonie. La Messe de l'homme armé, mâle, en larmes. Prenez votre temps ! Le vôtre ! Pas celui du voisin. Tout recommence, chaque jour, chaque matin, un nouvel accord avec le monde, majeur, mineur, augmenté ou diminué. Le corps, le temps et le divin mêlés inextricablement : superposition de l'amour et de l'oubli. C'est la poésie des siècles. Tous les chemins sont ouverts. La vie peut advenir. Neuve. Encore et encore.

« Le jour viendra pourtant où tu sauras et tu reconnaîtras comme je t'aimais. Que Dieu te préserve alors des remords, moi, dans la tombe encore, je t'aimerai. »

Les écrivains sont ceux qui ne veulent pas laisser perdre ce qui les traverse. Il n'y a pas d'autres moyens que la note, le croquis, la fiche et la fidélité. Croquer. Inscrire. Écrire. Garder. Noter. Tenir ensemble. Ne jamais digérer. Un signe d'autrefois, un signe du moment, l'exil inutile, le chant qui sans espoir se délivre, transparent et profond comme la tombe. « Donne-moi un peu d'eau. Regarde s'il fait encore jour. » 

Au réveil, nous entendons les voix qui nous parviennent du bas de la maison. Le père, la mère, les frères, la sœur. La musique et les odeurs. La journée a commencé sans nous. Prélude. Nous avons dormi tranquillement. Tout est neuf. Lumineux. Va chercher mes cahiers, je veux écrire. Garder. Ne pas oublier. Dans le lit il fait toutes les voix. Il bat la mesure. Il se prend pour Toscanini. Chanter avec l'orchestre, quelle joie folle, quelle folie joyeuse ! Stringendo ! On presse, toutes les cordes et tous les cœurs vibrent à la fois. C'est la vie à son meilleur. Des notes courtes et légères ! Le lit est un vaisseau vaste et profond, la vie est à trois temps, le vent nous rafraîchit, nous délivre de l'effroi. Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire. Du sol monte toute la sève, les sopranos, les ténors, les barytons, les cordes sous le givre, les vents du lointain, le premier hautbois, je vais vous dire, je fais une césure, à qui écrivez-vous ? Vous êtes troublée ! Votre visage est si beau quand vous écoutez Mozart : vous pouvez jouer forte, mais seulement pendant une mesure ! Chantez ! Plus ! L'enfance ne vous quittera plus, voyez-vous. Ayez confiance. C'est à toi que j'écris

Le père debout, silencieux, au studio, regarde par la fenêtre. Il nous a entendu entrer mais ne se retourne pas. C'est la dernière fois que nous le voyons. C'est aussi la dernière fois que nous voyons la France, mais ça on l'ignore, à ce moment-là. « Plus fort, les percussions ! — Mais, Maître, nous n'avons rien à jouer, ici ! — Ah bon ? Alors faites-le plus fort ! »

Le basson comme du Bartok électrifié, comme si Eric Dolphy était assis au fond de la salle à écouter du Scriabine. Il fait toutes les voix en restant silencieux, c'est plus prudent. Le grand corps un peu cartonnier de Furtwängler qui agite ses bras longs comme les branches d'un saule. Vous n'êtes pas ensemble ? Mais c'est très bien ! C'est exactement ce qu'il faut. Oui, oui, c'est à vous que je parle, mais surtout n'écoutez pas ce que je dis. Imaginez seulement que vous faites l'amour à votre femme et tout ira bien. 

Je n'arrive pas à choisir. La journée qui commence, c'est le comble du réel qui m'ouvre en deux comme un livre trop souvent relu. Mes reliures craquent. Je me dissous, je m'égare, je m'éparpille, je m'affole, je m'arrête, au bord, je manque de m'évanouir quand le monde tombe sur moi et manque de m'étouffer. Mais c'est une joie pure et qui ne s'use pas. Ça va s'arrêter un jour ? C'est vrai ? Je ne vous crois pas. Impossible. Chaque jour qui commence c'est la vie qui recommence, et le temps, Amour et Mort indistincts, dans l'excès. J'ai tenté d'apprendre, mais je ne retiens pas, la vie me traverse et me fuit, je n'ai que quelques notes, quelques fragments disjoints et intraduisibles, toujours en train de se désagréger, de se contredire, de se maudire. Le dévoiement est ma seule loi, le dérèglement ma seule morale. C'est sans doute pourquoi j'aime tant écouter les répétitions d'orchestre : je vois un autre monde que le mien. Je vois l'accord, la construction, l'artisanat, la patience, le métier, le dialogue, quand je suis dans le da capo perpétuel et le soliloque, dans l'idiotie. Je bats la mesure, mais personne ne regarde mes gestes. J'ai un don pour ça, croyez-moi ; je devrais commencer à m'y faire. Ma joie, c'est l'idiotie. Je n'y peux rien. J'entends très bien ce que personne n'entend, mais je ne comprends rien à ce que vous entendez. Et c'est comme ça depuis l'enfance. Grand arpège de harpe… Phrase plaintive à l'alto… Mon vaisseau se brise contre un rocher invisible. Je sais qu'il est là mais je ne le vois pas. 

Nous ne sommes pas dans un scherzo mais ça y ressemble tellement ! Il suffit de si peu pour que le fantastique nous masque la réalité. La farce est constamment sur le point de percer l'épiderme, comme un bouton de fièvre. Les trompettes jouent faux et personne ne semble s'en apercevoir. Ils disent : « C'est joli ! » Oui, c'est joli, mais c'est faux. Quand on dit cela, de nos jours, on voit bien que plus personne n'en a cure. Chacun sa vérité, chacun sa variété, chacun sa musique. Le boucan l'emportera toujours au pays des épais. Une musique enlevée, légère comme de la dentelle, vive et élégante, ça leur écorche les oreilles. Entrata di Alfredo

C'est à toi que j'écris, à toi. Et tu ne me lis pas. On n'écrit jamais qu'à la seule personne qui n'a aucune intention de nous lire. La musique et les odeurs, elle s'en fiche pas mal ! 

Tout le monde connaît le mystérieux commencement de la neuvième symphonie de Beethoven. Je parle de l'introduction du premier mouvement : cette quinte à vide (la-mi) tenue pendant seize mesures, sur laquelle vient se poser le premier thème en ré mineur, un arpège fortissimo descendant par paliers (deux notes, toujours). Tonalité incertaine. Le thème sort du brouillard comme s'il se secouait et se libérait d'un songe, d'une autre vie ; il semble se débarrasser (en un grand crescendo) de la quinte (la et mi) qui appartient à une autre tonalité. Deux mondes glissent l'un sur l'autre, qui s'échangent leur peau et leurs parfums. C'est ça, le matin. Et la voix de Toscanini, et toutes les voix de mon enfance se pressent comme à une fête galante. Fièvre et allégresse. Dans une autre vie je serai italien (mais toujours homme). On ne se lasse pas de la douleur. 

J'ai mis mon cul au soleil et le soleil m'a dit : « Qui desiata giungi ! » Moi aussi, moi aussi, si vous saviez ! Je ne croyais plus cela possible. Je n'ai pas pu refuser votre charmante invitation ! Encore un peu et on se laisserait presque convaincre qu'on peut à nouveau tomber amoureux…

Répétons !

samedi 5 novembre 2022

Variations


J'ignore si c'est possible, j'ignore même si c'est souhaitable, mais j'aimerais écrire comme un musicien compose des variations. Cette idée, ce désir s'impose de plus à en plus à moi, alors que je l'ai longtemps combattu. Il est possible que cette voie soit une impasse, mais il est des impasses où l'on juge bon de se perdre, des chemins où l'on aime être seul. 

Tout est variation. La vie est variation. Les cellules du corps humain sont des variations d'elles-mêmes. L'amour est une variation de l'abandon. Le passé est une variation du présent, l'avenir également. La vieillesse est une variation de la jeunesse, qui est elle-même une variation de l'embryon, qui est lui-même une variation de l'ovule, les organes sont des organisations variées, le visage est une variation du corps, le corps du visage, la main du pied, le vagin du pénis, le plein du vide, le temps de l'espace, la vibration du néant, le regard de l'écoute, la pensée du sommeil, l'homme de l'animal, le clavier de l'alphabet, la musique de la peinture, la colère de la joie, l'année de la semaine, le jour de la nuit, et la vie elle-même est une variation de la mort, autour de la mort, avec la mort comme thème central dont tous les autres découlent, la durée, le vide, l'infini et l'oubli. Les larmes sont des variations de la mer, ou du sang, l'enfant est une variation de la mère, l'autre est une variation du même, celui qui pleure est une variation de celui qui rit. La langue est une variation, sans doute la plus riche, la plus accessible, la plus signifiante pour l'homme, elle est la Variation-mère, pourrait-on dire, ou sa matrice, elle est en cela très proche du destin génétique tel qu'il se présente à nous. Des lettres aux Lettres, des caractères aux visages, des surfaces aux volumes, des signes aux mots et des mots aux notes, le monde ne cesse de se recomposer en d'infinies variations — c'est la vie, c'est le vivant qui parle à travers les êtres, et souvent même à leur insu. 

Les musiciens, et parmi les musiciens, les compositeurs, sont sans doute les plus attentifs à la Variation. Bien sûr, un écrivain digne de ce nom sait aussi qu'un livre n'est qu'une variation sur un titre, ou même sur un mot, mais il le sait sans le savoir, il n'y pense guère, tout occupé qu'il est par le sens et par le récit, alors qu'un compositeur, heureusement délesté de la signification et de l'écrit, met toute son âme à organiser la variation, car les notes et les accords, à la différence des mots, permettent de faire des phrases irréfutables (indiscutables) et pourtant non péremptoires : elles n'affirment rien, elles se contentent d'être justes, c'est-à-dire portées par un rythme et une harmonie qui les justifient, qui les amènent à ce point unique et non reproductible qui semble tout naturellement séparer la nécessité de la contingence, le naturel de l'artificiel, l'art du non-art. 

Prenons ce qu'on appelle un thème. Un thème est une mélodie qui va donner naissance à d'autres mélodies, qui va revenir, une mélodie reprise, transformée, métamorphosée, segmentée, augmentée, divisée, diminuée, inversée, reflétée, transposée, diffractée, dilatée ou au contraire comprimée, déformée, récapitulée, en un mot, variée. Un thème est également un signe, un appel, une balise, un repère, un seuil, une borne, une frontière. Un thème, c'est ce qui se dresse, ce qui surgit, ce qui parle depuis un nom propre. C'est lui qui créera et indexera la forme, qui signalera les retours, les suspensions, les transitions, les fins, et c'est lui aussi qui donnera un sens au développement, une physionomie au temps, une singularité et une allure à la succession de tensions et de détentes qui font avancer la musique, qui la font se mouvoir dans la durée et se rapprocher de nous sans que jamais heureusement nous ne soyons en mesure de l'atteindre. Avant que le thème soit thème, il est mélodie, c'est-à-dire  figure qui contraint les notes, qui imprime des directions et des courbes à leur succession, qui crée des rapports, des tensions, des pôles, des intersections, des intervalles, des échelles, qui sculpte un visage, qui imprime une physionomie, qui nous rend le moment sensible et familier (ou étrange) et nous donne l'illusion d'une parole qui donne un sens à nos sens. Mais la mélodie est elle-même variation. Dès qu'il y a deux notes qui se succèdent, il y a variation : la seconde est une variation de la première, et la première est une variation de la seconde, puisque la musique fait intervenir la mémoire, ô combien !, et qu'elle se meut dans toutes les directions simultanément : c'est la raison pour laquelle l'harmonie (le vertical) est elle-même une variation de la mélodie (l'horizontal). Il est impossible d'imaginer que la musique en soit restée à la monodie, car la monodie contenait déjà en elle-même, à l'état latent, la polyphonie. Qui de l'harmonie ou de la mélodie est première ? Il est difficile de le dire, tant ces deux catégories sont interdépendantes ; pourtant, j'aime penser que la mélodie est tout entière déjà contenue dans l'accord, puisque chaque son naturel est déjà constitué d'un faisceau organisé de notes (les sons purs n'existent pas dans la nature, le vivant ne le supporte pas). Si les hommes ont pensé un jour à chanter, si le chant est venu à leur bouche, c'est peut-être qu'ils ont d'abord entendu (ou deviné) ce qu'un son exprimait (révélait) de manière à la fois instantanée et cachée : le son est un paradoxe — il est à la fois muet et discoureur. Le chant n'est donc peut-être que la réalisation note à note, que l'ordonnancement dans le temps d'un précipité sonore, celui du donné, celui de la vibration des corps. Tache ou dessin, couleur ou trait ? Les deux se tiennent embrassés. C'est des rapports intimes et passionnels (et parfois conflictuels) de ces deux dimensions qu'est née la musique telle qu'elle a existé depuis le plain-chant. On serait tenté de dire : telle qu'elle a existé après le plain-chant, mais je crois que dès lors, la présence du Vertical était déjà active et signifiante — on ne peut pas concevoir de mélodie sans que celui-ci l'ordonne, et plus que cela, la structure. C'est ainsi : il y a des notes qui dominent et des notes qui sont dominées, l'égalité n'existe pas dans le chant, et même la musique dodécaphonique, qui un temps a prétendu abolir ces hiérarchies, a dû bien vite les rétablir par d'autres moyens que ceux de l'harmonie tonale. On pourrait aller jusqu'à dire que le Chant est la manifestation sensible de l'inégalité sonore naturelle.

L'oubli est une variation sur la mémoire. Une variation vertigineuse et qui annonce la fin du souffle, l'effroi et la solitude. Mais qu'y a-t-il de plus beau qu'un chant qui ne s'adresse plus à personne, qui ne cherche plus à séduire ni à consoler ? Qu'y a-t-il de plus émouvant qu'un chant essoufflé, qui tend vers l'Absence radicale ? L'idéal de la musique est sa disparition, l'idéal du son est le silence, l'idéal de la couleur est le noir. 

Le vocable son est en français contenu dans les mots songe et mensonge. On oublie de l'entendre mais il est bien présent, c'est à lui qu'ils doivent cette vibration profonde qui les fait tomber en nous, comme les harmoniques sont présentes dans chaque son instrumental : il y a une part de rêve et de délire dans les corps résonants qui incitent l'homme à sortir de sa simple parole, qui le font passer de la langue au chant. C'est toute la différence qu'il y a entre entendre et comprendre

samedi 24 décembre 2011

Déchant


Régulièrement, j'écoute les Mazurkas de Chopin, dans la merveilleuse interprétation d'Arthur Rubinstein. C'est comme revenir, inlassablement, à un carnet de croquis intime, à la source de la mélodie, du rythme, et même d'une certaine façon de l'harmonie. Un peu comme avec les Danses allemandes de Schubert, mais en beaucoup plus abouti, plus raffiné, délicat, c'est la sensation merveilleuse d'avoir accès à la fois au travail et à son origine, au geste musical dans ce qu'il peut avoir de pur, de simple et d'élémentaire. Une poésie dénuée de toute pose, une poésie qui ne poétise pas, qui ne fait pas de phrases. Les quelques gestes que peuvent faire les hommes et les femmes qui se rencontrent, ces quelques gestes et leurs variations.

S'il y a une chose que les littéraires ne connaissent pas, c'est le travail du musicien. Un écrivain écrit, immédiatement. Oh bien sûr, il lit, et comme le dit admirablement Philippe Sollers, les deux activités ne sont pas séparables. Mais enfin, le travail… un écrivain ne sait pas ce que c'est. Je parle de ce travail qui se trouve en amont, qui prépare le moment où l'on se met devant sa feuille de papier rayé. J'ai adoré faire ces centaines, ces milliers d'esquisses de thèmes, par exemple. On prend trois notes, les trois notes de l'accord parfait (do-mi-sol) et, avec ce matériau si pauvre, usé jusqu'à la corde par des milliers de compositeurs avant nous, on essaie de fabriquer des dizaines de thèmes. Rien de plus difficile. Mais rien de plus excitant ! Au début on devient fou. Impossible ! c'est ce qu'on pense immédiatement. Impossible car tout a déjà été fait. Et pourtant… Je ne vois rien qu'on puisse comparer à ça, à cette difficulté presque insurmontable, mais qu'on apprend très vite à surmonter. C'est vraiment un muscle inconnu qu'on développe. Je crois qu'il existe dans le corps humain autant de muscles insoupçonnés que de muscles décrits dans les dictionnaires anatomiques.

Récemment, j'entendais une œuvre que j'écoute peu : l'Andante spianato et grande Polonaise, de Chopin. Le génie mélodique de celui-ci m'a frappé, tout à coup (tout à coup, même si c'est pour la millième fois). Samson François parle du "don mélodique" (quand il le dit, de sa voix si musicale, on entend un seul mot : "ledonmélodique"). S'il y a bien une chose dont il est impossible de parler, qu'il est impossible de décrire, c'est bien celle-là. Et pourtant…

Pour jouer les Mazurkas de Chopin, il faut cette proximité de toucher avec le piano, il faut chuchoter à son oreille, il faut avoir à l'esprit le clavier du clavecin, ou même du clavicorde, ou même pas. C'est d'un clavier spirituel qu'il s'agit. Ses cordes se trouvent dans notre cœur (d'ailleurs c'est la même chose). Il ne s'agit pas de faire le malin. Être pianiste serait ridicule, et en tout cas beaucoup trop dire. Il ne faut que chanter (et encore…), parler, faire quelques gestes, tracer quelques figures dans l'air léger du matin, écouter.

Le don mélodique de Chopin, tel qu'il se déploie dans l'Andante spianato, c'est l'art du bel canto, mais un bel canto filtré par l'âme de Chopin. Ce qu'il en reste lorsque le bel canto, art raffiné et agréable mais trop parfumé, devient autre chose, qu'il n'en reste qu'un suc, qu'un alcool. Je sais qu'il s'agit d'un lieu commun, mais il arrive que les lieux communs disent vrai, et c'est même le plus souvent le cas. Ce qu'il faut, c'est l'entendre. Bellini, mais un Bellini décanté ("déchanté") par un être qui ne parle pas l'orchestre. Chopin n'est pas à l'aise avec l'orchestre, sa grande affaire, c'est la voix, c'est l'intérieur. Rien de mieux, quand on est fait ainsi, que le piano. Les pianistes, je parle des vrais pianistes, connaissent mieux la voix que tous les chanteurs réunis. Sans doute parce qu'ils ont eu affaire depuis toujours à cette voix que personne n'entend, personne sauf celui qui joue, qui est en train de jouer, cette voix plus vraie que la voix à cordes vocales. Depuis l'enfance, un pianiste sait qu'il n'est pas là pour enfoncer des touches (comme on enfonce des portes ouvertes), mais pour libérer la voix qui se trouve en lui, cette voix que seul un instrument comme le piano peut voiler (et le mot le dit merveilleusement), car il ne se substitue pas à elle ! Le piano a en effet cette particularité unique, je crois, de n'avoir pas de voix propre. Ce n'est pas un hasard si la plupart des grands compositeurs ont été des pianistes, et cela même si le piano est également un handicap lorsqu'on compose, handicap lié à la facilité d'aller "voir au clavier ce que ça donne".

Il faut écouter l'Andante spianato dans l'interprétation d'Alfred Brendel, celle qu'il a réalisée vers la fin des années soixante, je crois, en concert, si l'on veut comprendre de quoi je parle. Ce rapport au temps et à l'espace, au volume, au timbre, avec ce rubato si particulier, qu'il sait doser avec cette incroyable liberté, entre les deux mains, est absolument unique ! Le pianiste est entièrement vocal, je veux dire que se déploient en lui plusieurs voix, qu'il écoute, et qu'il laisse venir au piano, traverser l'instrument, en faire vibrer les cordes un instant (parce qu'il n'existe pas d'autre moyen pour se faire entendre, en cet instant-là), mais ne pas y rester, ne pas en être prisonnières. L'interprète n'est alors que celui qui accueille ces voix, leur fait place, et leur permet de converser avec bonheur. Ce n'est pas le piano qui chante, ce n'est pas Brendel, et ce n'est même pas Chopin, c'est autre chose, c'est le souvenir de Bellini, c'est l'Italie dans le cœur d'un Franco-Polonais, ce sont les heures légères où l'on s'est mystérieusement senti vivant sans avoir besoin du fracas des esprits.

L'important, c'est donc le filtre, la paroi fine et poreuse, la frontière délicate, la peau d'un homme qui tente de la sauver, de l'emmener avec lui dans l'autre monde, qui voudrait garder ce corps-là, cet esprit-là, ces amours-là, ces désirs-là, et surtout, ces souvenirs-là, si précieux, si chers, précieux comme le temps. S'interposer un instant entre la mort et le temps irrévocable, comme une membrane que celui-ci fait résonner, à peine, et il faut tendre l'oreille pour le savoir. C'est cela, Chopin, cet homme qui s'est interposé entre le Temps et la mort, pour que nous puissions saisir, peut-être, quelques bribes de la Conversation des dieux : la poésie sans mots.