[Tout ce que j'écris ici est barré d'avance, et s'efface du même mouvement que je l'écris. Ce qui fait qu'on devient fou, c'est qu'on ne peut ni arrêter ni continuer. Je n'ai personne à qui parler. Dans ces conditions, pourquoi continuer à vivre. À quoi sert de crier, seul dans sa chambre ? Les murs sont trop épais. Tout ça n'aura servi à rien. À rien du tout. Il n'y a rien. Il ne subsiste rien — et il n'y avait rien au départ, c'est le plus cruel. Tout est bâti sur du faux, tu toc, du mensonge, de la bouillie, des mots, des phrases creuses, des grimaces. Tout ce que je dirai sera retenu contre moi, je le sais.]
[Je ne sais pas me faire comprendre. Le désespoir me serre le cœur. Plus j'écris pour essayer de dire ce que je pense moins j'y arrive. Ces trois phrases, je viens de les écrire à un ami très cher, et je les ai retirées avant qu'il puisse les lire. J'ai eu honte de moi. Et aussitôt, le vieux désespoir de l'enfance m'a sauté au visage. On ne peut pas parler. C'est impossible. Personne n'est là, personne ne nous écoute.]
[Parler, mais à qui ? Il n'y a que les morts qui écoutent. Il n'y a rien, rien que soi et rien qui soit. Si tu n'es pas mort, tu ne m'entends pas. Si je ne suis pas mort, je ne parle pas vraiment. Quel cirque ! Quel asile !]
[Oh, je sais ! Je sais bien que je ne dis rien d'original, allez, et que vous n'entendrez que l'atroce banalité que je suis en train d'énoncer maladroitement. La vérité est qu'il n'y a rien d'autre à dire, et qu'il faut faire semblant de dire autre chose, sans cesse, qu'il faut continuer à faire semblant, pour ne pas s'attirer la haine des vivants. Mais je n'ai plus la force de jouer. Qu'ils me haïssent donc !]
[J'écris, et je vois mes phrases disparaître à mesure que je les écris. Ce n'est pas drôle. Ce n'est pas un écran, sur lequel j'écris, c'est un crâne mou que mes mots traversent. M. me racontait tantôt qu'il avait voulu récupérer un peu de la poussière de son frère jumeau, dans le caveau familial, et qu'il l'avait couchée, cette poussière, sur un mouchoir, pour, plus tard… Ce geste admirable et dérisoire, je le comprends tellement que j'ai l'impression de le reproduire ici à longueur de pages, comme un dément arc-bouté sur son cauchemar. Sable qui vomit la mer — les oiseaux me fuient. Encore un peu de poussière, s'il vous plaît, encore un peu de terre pour mieux m'étouffer. Y a-t-il quelqu'un ici qui ne mente pas, quelqu'un qui ne soit pas conçu dès l'origine pour mentir ? Pauvre fou !]
[Il y a très longtemps — pauvre fou — que je me demande ce que ça fait de sombrer dans la folie. Je n'ai jamais oublié ce soir d'hiver, à Paris, il pleuvait, je revois la chaussée luisante, en face du Théâtre des Champs-Élysées, où j'avais eu la sensation fugace et terrifiante que j'étais en train de devenir fou — c'était il y a quarante-cinq ans. Je pense à Schumann, toujours. Je le vois au bord du Rhin, avec son petit mouchoir blanc. Je pense à Clara, cette salope, qui a eu peur d'aller le voir à l'asile. Mais c'est surtout à lui que je pense toujours, dans ces moments-là. À lui et à Papa. Tous les trois nous nous tenons silencieusement au bord du Rhin, un petit mouchoir blanc à la main. Terreur… Oui, terreur. J'imagine qu'il existe plusieurs façons de perdre la raison, mais la mienne, c'est ce que je dis plus haut. Cette certitude, d'une violence inouïe, qu'il n'existe plus personne sur Terre qui soit en mesure d'entendre ce que j'ai à dire. Aucune échappatoire. Les mots, à peine ont-ils quitté ma bouche, ou ma pensée, ou mon clavier, me reviennent en pleine face. On ne peut même pas se plaindre. De quoi se plaindrait-on ? Le monde « n'habite plus à l'adresse indiquée », c'est tout.]
[Ils ont tous tourné les talons. Ne reste que la nuit et la pluie, l'eau et le noir. Pourtant nous avions eu une famille, jadis, des parents, des amis. Des bras et des mains nous avaient tenu, bercé, caressé, des voix s'étaient adressé à nous, des yeux nous avaient vu, des bouches nous avaient baisé, mais on dirait que tout cela a eu lieu dans un monde et un temps qui n'ont jamais existé ou qui ont été radicalement abolis. Le monde et toutes ses paroles ont été gobés par une bouche géante qui n'a pas voulu de l'incomestible que je suis.]
[J'en suis à ne plus oser écrire ce que j'écris, à ne plus oser penser ce que je pense, à ne plus oser dire ce qui se dit en moi. L'écrire, le penser, le dire, c'est porter à incandescence la pointe du tison qui me brûle les paupières de l'intérieur, c'est donner des clous pour me crucifier, c'est me pousser vers le gouffre cellulaire. Mes viscères sont retournées, à vif, ce n'est plus avec mes yeux et mes oreilles que je perçois le monde, mais avec le tissu conjonctif, avec les épithéliums, avec les lames basales ; je ne pense qu'avec l'escalator mucociliaire, avec le péritoine, je ne rêve qu'à travers mon gel turgescent amorphe. Ce n'est pas ma faute : si je vous parle chinois, c'est que vous êtes encore à distance de la substance fondamentale et que la compaction n'a pas encore affecté vos membranes séreuses, ignorants béats de l'apocalypse somatique que vous êtes.]
[À quel moment et pourquoi mes pensées se sont elles transportées dans mes poumons ? À quel moment et pourquoi mes idées ont-elles quitté la substance grise pour aller se loger dans mon diaphragme et dans mon pharynx — ces idées et ces pensées qui se percutent sans cesse à une vitesse folle, qui s'agacent mutuellement, qui rebondissent les unes contre les autres, dès que j'ouvre un livre, regarde un film, et dont l'enchaînement est aussi fou qu'une réaction atomique incontrôlable ? Mon cœur est en train de fondre car le présent est trop chaud. Il y a là une présence qui est trop présente, qui prend trop de place, qui chasse l'air de mes poumons.]
[Ces idiots de médecins parlent de fonctions cérébrales. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Il n'y a pas de fonction cérébrale, rien n'est fonctionnel, là-dedans. Il n'y a pas un chef d'orchestre qui distribue des tâches qui seraient effectuées dans des bureaux ou des ateliers. Tout communique, tout est interdépendant, tout est relié. La Voix se diffracte contre d'invisibles parois ; ses échos transpercent les matières les plus résistantes ; elle est plus intense à l'arrivée qu'au départ ; la caverne est surpeuplée ; mille paires d'yeux rutilent dans l'obscurité ; le sang coule comme de l'acier fondu ; la peur bande.]
[Il n'y a que les morts qui écoutent.]
(J'écris entre crochets car j'espère que mes phrases ne seront pas lues par celui qui en moi a pris le contrôle de mon souffle. Il faudrait lui échapper, mais il voit tout, il entend tout, le Salaud.)