dimanche 14 novembre 2021

Cervelle de boue


 

Vous êtes épuisé. Vous êtes allé au bout de vos forces. Il faut patienter. Un bon remède, la patience ! Reposez-vous sur moi. Je suis votre ami. Je vous aime tendrement. 

Je n'ai pas d'ami. 

Repose-toi. [Il allonge son ami sur le talus.] Je t'ai bien cherché. Bien chassé. Le baiser d'un ami. Ne t'effraie pas pour si peu. J'en ai baisé d'autres. Beaucoup d'autres. Tu veux que je te dise ? Je vous baise tous. Vous me portez dans votre chair. Aucun de vous ne m'échappe. 

Reste dans ton entêtement stupide. Si tu savais le sort que te réserve ton maître… Nous seuls ne sommes pas dupes de Son amour ou de Sa haine. Nous avons choisi Sa haine. Mais pourquoi t'éclairer là-dessus, cervelle de boue. Chien couchant. Bête soumise. Je ne te crains pas, toi et tes prières !

Retire-toi, Satan.

Comme tout le monde, tu ne saisis qu'une seule pensée à la fois. Vous ne vous voyez que comme énigme

Vois. VOIS. Ici c'est l'ensemble et le détail de tes pensées. Le réseau infini qui les relie entre elles. Tu connais toute ta vie. 

Va t'en, Satan.

Quel homme es-tu pour refuser pareille vision ?

Je ne veux pas me connaître de cette façon.

j’écris — je penserai après. 

Ce pauvre C. n’est jamais si bête (et il est d’un crétinisme abyssal, malgré son intelligence) que lorsqu’il dit : mon bouquin…, mon bouquin…, c’est c’que j’explique dans mon bouquin… 

Il dit : « Certaines voix sont bêtes, et on pourrait s’arrêter là. » Chien couchant, bête soumise. Penser, c'est s'écarter de soi-même. Ils connaissent trop leur propre vie : la boue dans leur cervelle. Ils ne se voient même pas comme des énigmes. Une seule pensée à la fois, alors même que leur langue part dans tous les sens, comme une bête traquée. Ils n'ont pas le temps de patienter, ils sont assis sur le siège éjectable de la syntaxe, entre deux extases extorquées au désespoir. Satan, logé dans leurs intestins, les pousse à être eux-mêmes, à tout connaître de leur propre vie. Sa morsure suave leur est un baiser : le rideau s'ouvre sur un festin d'immondices. Les maîtres se toisent du regard, au profond de la chair, énigmes doucereuses pétries de haine très calme, sereine.

Que je vive un jour ou vingt ans, je devrai t'arracher ton secret. Je te l'arracherai même s'il faut que je te suive. Je ne te crains pas.

Cette nuit, une grâce t'a été faite. Il faudra la payer cher.

Ta curiosité t'a redonné à moi. Comme tu t'es vu toi-même, tu verras quelques autres. Je t'ai bercé. Combien de fois encore tu vas me dorloter, en croyant dorloter l'Autre ? Tel est sur toi le signe de ma haine. 

Je ne peux pas dormir, la nuit. 

Une seule pensée à la fois, je vous prie. N'allons pas de ce côté-là, c'est préférable. Ma langue est pauvre. Je ne suis pas serein. En moi il agite ses ardeurs de pastiche, bien que je ne reconnaisse rien de ma vie. Autrefois, je fus indien, stalactite, berceau de glaise, et je n'avais pas à l'intérieur de moi toute cette sale nuit qui obstrue ma gorge. 

Qu'est-ce qui vous prend, vous, un saint homme de Dieu, de vous cacher au coin des haies pour surprendre les filles ? Vous n'aimez pas la plaisanterie ?

Elle le regarde : « Nous n'avons pas grand-chose à nous dire. » Vient-elle de quitter son amant ? Vite, il faut rentrer avant l'aube. Son sourire de bête. Meurtrière gracieuse, elle n'est pas du genre à patienter. Il lui dit : « J'ai fait un long détour pour vous rencontrer, un très long détour. » Entend-elle ? Dans une autre vie, on aurait répondu que oui, bien sûr qu'elle entendait. Mais ce qu'elle fait de cette parole… C'est la mort qui parle. L'Énigme sourde et muette. Le Corps supplicié qui resplendit, tel un morceau de radium abandonné à la nuit. « En vous voyant, j'ai vu Dieu dans votre cœur. » Ce n'est pas une plaisanterie : la foi dépasse la chimie. Elle a vécu comme une enfant, jusqu'à présent. Il a pitié d'elle. « Et quand on se lève pour Le maudire, c'est encore Lui qui nous soutient. » Il voit en elle le signe de la haine, une haine qu'elle a cru éviter par le rire et l'étude. Il l'aime tendrement. Il lui dit : « Je vous VOIS, maintenant. » Sa cervelle de boue, il la porte dans sa chair. Il l'entend crier, quand elle ferme les yeux. Il sait bien qu'elle se réfugiera dans les bras des puissants. Elle rentrera avant l'aube, après le plaisir, pour retrouver le Père. Comment lui en vouloir ? Sa curiosité l'a clouée au sol, comme une chouette sur une porte. Ce n'est pas la peine de la condamner. Bête soumise, elle a parfois des convulsions de liberté, mais ça ne dure pas. Sa patience a des limites.