Imaginer un chemin au long duquel des découvertes surviennent.
Paco marchait devant, les mains dans les poches. On aurait dit qu'il était blond, vu d'ici. Ça sentait les arbres, et un peu la vase, aussi. On entendait la rivière mais on ne la voyait pas. Francette s'amusait à me pousser, par derrière, d'une gentille petite tape dans le dos, et je faisais celui qui trébuche, pour la faire rire. Elle disait, allez, avance, on dirait un escargot à l'ail. Pourquoi à l'ail, je sais pas, mais j'ai pas demandé. On entendait les feuilles mortes qui craquaient sous nos pas, et Nana qui sifflait, et qui donnait des coups de pied dans des pierres. Paco s'est retourné et nous a dit qu'on devait se dépêcher un peu, qu'on allait se faire engueuler. Alors il venu vers moi, et m'a pris dans ses bras, mais je lui ai dit que je voulais monter ses épaules, alors il s'est accroupi, et je suis monté à califourchon sur ses épaules. Francette lui a donné la main, et on a pris la route jusqu'à la maison, en silence.
Mami était à la cuisine et nous a envoyés nous laver les mains. Françoise m'a enlevé mes chaussures qui étaient toutes crottées, pour les nettoyer. Quand je suis redescendu, elle m'a aidé à les remettre. Papa sortait du studio et Sylvain finissait de mettre le couvert. Minique est descendu de sa chambre, en sautant les quatre dernières marches. On voyait qu'il venait de se peigner : il avait une raie impeccable et il sentait l'eau de Cologne. Manoué est arrivé de la cave, avec les deux bouteilles de vin que Papa l'avait envoyé chercher.
Au salon, il y avait Pépé et Mémé, tatie Jeanne et tonton René, et Papa est venu les rejoindre. Quand je suis entré à mon tour pour dire bonjour, j'ai vu le regard de Mémé sur moi, et j'ai eu peur. Mais Pépé s'est levé et il m'a fait une grimace pour me faire rire. J'ai d'abord embrassé le frère de Papa, et la tatie Jeanne, qui m'a semblé immense, et puis Pépé m'a poussé vers sa femme, qui m'a dit : « Mon p'tit, viens là » avec un sourire comme de la boue chauffée. Il a bien fallu que je me laisse embrasser, et après j'ai tendu mes joues à Eugène le clown. Mémé n'avait pas cessé de sourire, et je ne pouvais pas détacher mon regard de ses yeux brillants, mauvais, j'en ai pissé dans mon pantalon, c'est tatie Jeanne qui a donné l'alerte d'un coup de coude à son mari, et René a pris sa voix de gangster pour dire à mon père qu'il y avait comme un problème avec « le p'tit ». J'ai senti le chaud de la pisse me descendre jusqu'aux souliers, et Papa a crié à Yvonne de venir me chercher. Ça commençait assez mal.
Ausculter : à l'époque, on se servait encore de l'oreille, que ce soit pour écouter un corps, lire, ou savoir que faire de son temps. On ne lisait pas encore tout sur un écran, ou sur un graphique, ou sur une photo.
Pornographie : elle n'existait pas. Les corps étaient encore des champs plus ou moins clos sur eux-mêmes, mystérieux, difficilement déchiffrables, et, surtout, difficilement comparables.
C'est Francette finalement qui a été chargée de me nettoyer et de me changer. On est montés à la salle de bains, elle m'a lavé le bas, m'a séché, et est allée chercher un autre pantalon dans ma chambre. J'ai pleuré un peu, elle m'a consolé. « Tu seras encore plus joli avec ce pantalon » m'a-t-elle dit, en m'embrassant sur le nez. Je lui ai demandé si je pouvais avoir un peu d'eau de Cologne. Elle est allée prendre le flacon dans le meuble qui était à côté de la baignoire et m'en a mis trois gouttes sur la poitrine. Le premier visage de la scène, c'est celui de l'amour. Il ne nous étonne pas.
(Le mélancolique a le sentiment de ne pas aller au bout de lui-même, il lui faut en passer par le souvenir, s'il veut se sentir complet.)
On entendait les autres, nous entendions ces voix qui montaient du rez-de-chaussée, ces voix qui faisaient une polyphonie stratifiée, profuse, les voix les plus étales et les plus graves provenant des adultes, faisant basse continue, au salon, et celles plus aiguës et plus discontinues des enfants, à la cuisine, dans la salle-à-manger, dans le hall, qui perçaient la masse de couleurs plus crues, et puis, de temps à autre, un rire en arpège qui faisait comme une entrée de fugue, contrée par le ton plus sévère du père, le père qui était aussi un fils, en la circonstance, ce qui par moment brouillait un peu sa voix.
Papa était au bout de la grande table de chêne, maman juste à sa gauche, le dos à la porte qui donnait sur le hall. À la droite de Papa se tenait la grand-mère, puis son fils René. En face de René était assis son père, Eugène ; à sa droite, Jeanne, le dépassant d'une tête, se tenait si droite sur sa chaise qu'elle semblait un totem planté là pour nous faire honte de nos lordoses d'enfants gâtés.
Fierté : en ces années-là, les parents ne se déclaraient pas ridiculement "fiers de leurs enfants" comme aujourd'hui.
La grand-mère avait été une très belle femme, ça je l'ai appris des années plus tard. Le grand-père la promenait dans sa belle Talbot pour la montrer à tout Grenoble.