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dimanche 15 décembre 2024

Tourner les pages

 

Je suis tombé hier sur une entrée Facebook qui mentionnait le concerto pour violoncelle d'Elgar. J'ai  écrit sans réfléchir : « Quelle merveille, ce concerto ! » Si ces mots sont venus naturellement à mes lèvres, c'est parce que, lisant cet intitulé, j'ai entendu intérieurement quelques passages du concerto qui à chaque fois me font trembler d'émotion, au même titre que les Sea Pictures ou les Enigma Variations.

J'ai eu envie de l'écouter dans la foulée. J'ai d'abord retrouvé l'émotion bien connue. Comment ne pas être bouleversé par les thèmes déchirants et si originaux de cette œuvre, par certaines phrases du violoncelle d'une insondable tristesse, surtout lorsque c'est Jacqueline du Pré qui joue, par la douleur profonde qui sourd de certaines harmonies ? J'ai écouté. 

J'ai dû me rendre à l'évidence. Même si je continuerai sans doute à affirmer que ce concerto est une merveille, il fait partie des œuvres dont nous n'aimons que certaines parties, certains passages, certains thèmes, certaines phrases, certaines modulations. Nous aimons l'exception, le morceau, ce qui flotte à la surface. Ces exceptions sont assez pour nous rendre l'œuvre infiniment précieuse, surtout quand nous ne l'écoutons pas. C'est comme un être que nous aimons. Quand nous pensons à lui, quand il nous manque, ce n'est évidemment pas sa totalité qui vient à nous, mais quelques traits saillants, parfois très peu, qui nous charment ou nous consolent, qui nous rassurent ou nous séduisent. Et ça nous suffit pour l'aimer. Le reste n'existe que dans un monde bien imparfait.

Il y a beaucoup de passages, dans ce concerto, où, je l'avoue, je m'ennuie un peu, que je trouve faibles, qui ne servent qu'à arriver au « beau passage » suivant. C'est également le cas de certains opéras italiens romantiques que je ne parviens jamais à écouter dans leur totalité sans décrocher très souvent. Ils me sont pourtant très chers. Même si ce qu'ils m'offrent est finalement peu de chose, en quantité, c'est énorme parce que c'est unique. Je suis incapable d'écouter un opéra entier de Rossini, je vais mourir avant la fin, c'est certain, mais il y a des pages que personne d'autre que lui n'a su écrire et qui me sont devenues aussi nécessaires que l'air que je respire. La vie sans elles serait beaucoup moins intéressante, et en tout cas incomplète.

Quand on a été élevé comme moi dans la musique classique (mais dans ce « classique »-là, j'inclus Bach) et romantique, on sait qu'il existe des œuvres dont pas une seule note n'est superflue, dont aucune mesure n'est plus faible que celles qui l'entourent. Si l'on pense par exemple à l'Art de la Fugue, ou même aux préludes et fugues du Clavier bien tempéré, c'est une évidence. C'est justement le tour de force de ces musiques d'être à 100% de leur puissance du début à la fin. Il en va de même pour bien des œuvres de Mozart ou Beethoven, de Chopin, de Schumann, de Brahms. Décrochez-vous pendant l'opus 110 de Beethoven ? Votre esprit vagabonde-t-il pendant la quatrième ballade de Chopin ? Impossible. Si notre attention est pleine et entière, si nous écoutons vraiment, l'ennui ni même le creux n'existent, pas une seule seconde. Je me demande souvent si c'est possible, dans la littérature (je ne parle évidemment pas de la poésie, où ce devrait être la règle). Il me semble qu'un Pierre Michon (ou un Pascal Quignard) a tenté cela à notre époque, ce qui implique nécessairement des textes brefs. Quoi qu'il en soit, le problème est très différent en musique, car d'une part elle est un art du temps (on ne s'arrête pas en chemin, dès lors qu'on écoute une œuvre, alors qu'on peut s'arrêter de lire, et reprendre un passage du texte en cours), et surtout parce que c'est le langage même (le langage historiquement daté, j'entends) qui, en musique, par ses lois et ses fonctions, rend possible ce dont je parle. Je pense essentiellement ici à la musique ancienne, à la musique contrapuntique d'avant le XVIIe, en tout cas, qui offrait au compositeur un moyen d'expression si dense et si tenu que son inspiration propre avait sans doute moins d'importance que ce que nous pouvons imaginer aujourd'hui. La musique, alors, était encore prise dans une matrice extrêmement exigeante et savante qui évitait les ornières de l'originalité (prise en son sens le plus banal) et de l'amateurisme. Un Webern a tenté de s'inscrire dans cette manière de composer, des siècles plus tard. Je crois que c'est une des raisons qui me l'ont rendu si cher. 

Il faut introduire ici un terme hautement amphibologique qui je crois a tout son sens : économie. L'économie est autant une administration de la rareté et de l'abondance, une mesure, un commerce, un équilibre, et, pour employer un terme affreux, une gestion, qu'une restriction volontaire, qu'une sobriété salutaire, qu'un radinisme esthétique qui conduit soit au génie soit à la pauvreté. Il va de soi que le romantisme a fait voler en éclats l'économie des moyens dont je parle (la période classique avait déjà entamé cette mue), mais, en contrepartie, il a sans doute été obligé d'en venir à une économie de l'intensité. Si cette dernière ne peut être à son plus haut tout au long d'une œuvre, il faut nécessairement en aménager les inévitables variations, les répartir d'une manière favorable à l'écoute, d'où l'importance des transitions. Il y a aura bien des passages faibles, mais ceux-là seront justement ce qui rend possible et désirable les moments forts, de la même manière que dans un roman, nous ne lisons pas chaque page avec la même foi ni le même besoin. On tourne les pages — et parfois même, on en saute… (Barthes a très bien parlé de ça, lui qui connaissait très bien la musique.) C'est la raison pour laquelle les livres qui auront le plus compté pour moi sont ceux où je n'ai jamais été pressé de tourner la page, où chaque page me donnait envie d'y rester, de la relire, de m'y arrêter, et surtout de lever le nez de l'ouvrage. 

Le seul sacrilège, en art, n'est pas d'ennuyer, mais de ne pas transformer durablement celui qui lit, regarde ou écoute. C'est ce que ne comprendront jamais ceux qui croient que l'art est un divertissement. L'ennui fait partie de l'économie qui s'instaure entre une œuvre et celui qui la prend en lui, qui va d'une manière ou d'une autre vivre avec elle durant le reste de ses jours, et beaucoup d'écrivains dont certaines pages ont pu m'ennuyer sont parmi ceux que je place le plus haut. 

Je vais écouter le concerto de violon d'Elgar. 

dimanche 16 juin 2024

J'aurais voulu m'allonger

 

Elle me dit : « Cc. Écris-moi en privé. » Et je pense à Paulette. Paulette W. Rue des Blancs-Manteaux, fin des années 80. Les falafels, en sortant de chez elle, l'attente dans le square, avant, et la librairie, rue Vieille-du-Temple. Elle parle des « doubles silences », celui de A et celui de A, qui « vont tout au long de l'entreprise dérouler leurs lignes mélodiques selon des modes mineurs ou majeurs, juxtaposés ou alternés le plus souvent, interférents parfois, dissonants ou accordés, à l'unisson. » Le silence n'est pas seulement avant ou après, il est aussi pendant. La présence silencieuse est un appel, et l'on s'y engouffre comme un désespéré qui ne connaît pas d'autre chemin que celui de l'abandon. Faire l'amour. Dialoguer. Écouter. S'entendre. Traîner sur une syllabe, buter sur une consonne. Peace Piece, de Bill Evans, on voit qu'il a écouté Chopin (la Berceuse) et Messiaen (et les musiques nocturnes de Bartok). La remémoration, sur un fil… Le désir de savoir et le désir de transgresser, pourquoi se sent-on allumé alors qu'elles ne font que passer, les passantes ? Tout le monde veut la paix… Non, bien sûr, c'est la guerre, qu'on veut, entre deux silences ; la guerre des corps et des désirs juxtaposés, croisés, superposés. Il paraît qu'il devrait exister des sexualités non-louches. Laissez-nous rire. Peace and love, si j'ose dire, que je suis, mais il y a des limites à la connerie, tout de même. J'ai appris une chose merveilleuse : « Le mot “allumeuse” est apparu vers 1850, notamment dans l’argot des policiers, qui appellent ainsi une prostituée qui ne devait apparaître dans les rues qu’au moment de l’allumage des réverbères. » Aujourd'hui, les allumeuses se présentent à nous dès que le Wi-Fi fonctionne. Je n'ai pourtant allumé aucun réverbère, que je sache, mais ça ne l'empêche pas de me dire : Cc, écris-moi en privé.

Pour qu'il y ait un étant, encore faudrait-il qu'il y eût un été. De doubles silences en doubles paroles, nous avançons toujours en crabe dans les intermittences d'un cœur fêlé. La parole est d'argent, c'est déjà pas mal. Écris-moi en privé… Elle ne m'aurait jamais dit ça, Paulette, mais j'aurais voulu m'allonger, moi, j'aurais eu plus de facilités à lui raconter ce que je croyais être des horreurs. Elle avait ce petit sourire, parfois, rarement, le silence n'était pas seulement avant ou après, il était aussi pendant que nous étions assis et figés, dans la demi-obscurité utérine de son cabinet. J'aurais dû être plus agressif, brute. Après tout, c'est moi qui payais et je n'ai jamais réussi à être amoureux d'elle. Parfois, en sortant de chez elle, j'allais voir France, rue Blondel. C'était bien. On regardait la neige tomber, à poil, au chaud, et je la caressais gentiment. Je parlais plus facilement. Nous déroulions nos lignes mélodiques selon des modes mineurs ou majeurs, juxtaposés ou alternés le plus souvent, interférents parfois, dissonants ou accordés, à l'unisson. Rarement dissonants… Il y avait une amitié étonnée mais réelle, presque de la tendresse, sans qu'on ne demande rien. Pour moi elle quittait son air sévère et allongeait ses deux seins débordants contre mon flanc jusqu'au moment où ses consœurs frappaient à la porte parce que je restais trop longtemps. Alors je la regardais pisser dans le bidet, et se rhabiller paresseusement, et je rentrais chez moi à pied. On parle mieux allongé, je crois. Elle m'avait envoyé une carte postale de Martinique. Son écriture maladroite mais honnête m'avait bouleversé. 

Entre le cabinet du psychanalyste et la chambre des allumeuses, il me semble qu'il y a de nombreux points communs, et je ne dis pas cela en mauvaise part. Le corps parle autant que la bouche et l'on se sait jamais d'où viennent les phrases qui nous traversent. Les mots sont liquides et musards, on les voit qui s'écoulent mollement d'une chair à l'autre, qui prennent leur temps, qui se déforment, qui font halte en plein milieu du chemin, qui semblent hésiter. Nous savons que ces lieux sont protégés du regard de nos amis, qu'on peut y être celui que personne ne connaît. Ça repose et ça consolide la part de solitude qui nous fonde. 

On ne sait pas toujours distinguer le plaisir de la douleur, et c'est dans cet entre-deux incertain que se cueillent les joies les plus fécondes et l'exaltation la plus pure.

samedi 12 août 2023

Radio

1

La narratrice au fast-food. Le père est ouvrier. Le concept d'aliénation. Le geste, la rapidité et l'ennui. Une enfance douloureuse. Souffrance de la mère, de mère battue. On est vissé là où on habite. Dans une cellule. Les coups. La femme gifle. Il faut faire. Elle est devenue un tas. Il fallait passer par là. C'est d'abord une affaire de corps. Moi il faut que je tienne ma phrase. La rouste, la dérouillée. Elle ne comprend pas. Le lit, le terrible lit. Son corps, c'est de la viande, c'est un morceau de viande. La manière dont Finkielkraut prononce « Jérôme ». Le père qui pose des questions. Il n'a pas l'enthousiasme des enfants. On ne comprend pas ce qu'il y a autour. S'inquiéter pour le père. « Vous êtes contents ? Vous êtes contents ? » La vie pratique. Où est sa place ? Elle le protège. Il rêve qu'il écrira un roman. Ils n'ont pas vécu et souffert pour rien. L'accumulation. Écrire et inscrire une trace. Elle déserte. À Paris. Usée à force d'être. Arrachement et attachement. Je ne suis pas passée par la honte. Un contrepoint musical très intéressant. La Guerre des Boutons. Le père est plus enfant que les enfants. On a bien fait d'y aller. Il s'acharne sur l'irréparable. C'est plus qu'un métier. Il échoue et il échoue sans cesse. Le texte a été commencé dans le chaos. 

2

Le texte a été commencé dans le chaos du ventre de la mère battue, ce tas de viande. Il s'acharne sur l'irréparable et la vie pratique. Il fallait passer par là : La rouste, la dérouillée. « Vous êtes contents ? Vous êtes contents ? » Moi il faut que je tienne ma phrase, mais je ne suis pas passée par la honte, dans une cellule : l'accumulation. Arrachement et attachement, c'est un contrepoint musical très intéressant. On a bien fait d'y aller, à Paris, c'est plus qu'un métier, mais on ne comprend pas ce qu'il y a autour. La femme gifle : écrire et inscrire une trace, où est sa place, le geste, la rapidité et l'ennui. Elle déserte, usée à force d'être dans le lit, le terrible lit. Le père est plus enfant que les enfants, il a eu une enfance douloureuse, le père ouvrier qui pose des questions. Il n'a pas l'enthousiasme des enfants. Les coups.

(…)

dimanche 1 janvier 2023

Si l'amour pouvait parler (1)



C'est de la musique qui s'écoute la tête sous l'eau, au bord de l'asphyxie… 

J'étais en voiture, le long du Gardon, l'autre jour, à Alès, quand la vérité m'a sauté au visage : je ne suis pas fait pour les relations humaines. Mais alors pas du tout. Ça n'a jamais marché et ça ne marchera jamais. Il m'aura fallu soixante ans pour l'admettre : je dois sans doute me faire une raison. En revanche, je peux m'entendre sans difficulté avec une bête, ça c'est prouvé. Il y a tous ces gens qui ne se sentent pas bien dans leur sexe ; eh bien moi je ne me sens pas bien dans mon espèce. C'est interdit ? L'autre soir, quelqu'un que j'aime beaucoup m'a envoyé quelques lignes de saint François d'Assise, pour me rasséréner. J'ai trouvé ça d'une nullité affligeante. J'étais à deux doigts d'insulter Jésus. Un vieux reste de civilité m'a retenu. 

Je regarde une photographie de l'un de mes neveux, qui pose, tout sourire, avec sa jolie fiancée. Je suis son oncle ? Ça me paraît impossible. Et encore, celui-là, je l'aime bien…

Un signe : j'ai demandé au Grand Dictionnaire des Synonymes qu'il me donne une série de synonymes pour l'adjectif "beau". Il m'a répondu qu'il n'en existait pas. Ça ne m'étonne pas vraiment, mais tout de même, quel culot, ces dictionnaires !

J'ai passé un scanner, avant-hier. Je devrais y passer chaque jour. C'est bien, le scanner. Ça ne dure pas longtemps, et on n'est pas enfermé dans un de ses utérus cauchemardesques, comme l'IRM ou la scintigraphie. Si l'Amour pouvait parler, il fermerait sa gueule

Noël, ce sera sans moi. Elle avait raison, l'autre. Elle est parfaite, je vous dis. Le problème, c'est moi. 

« Senza troppo marcare la melodia » Il n'y a pas de synonymes, mon vieux, il faudra t'y faire. Rien n'est synonyme de l'amour. Ni de la solitude. Rien n'est synonyme de la coupure radicale avec le monde. Il n'existe aucune traduction qui soit transmissible, admissible, il n'existe aucune communication possible de la déréliction, elle reste en nous, l'angoisse de Gethsémani, aucun échange à ce propos n'est envisageable, on avale tout rond sans pouvoir expectorer d'aucune manière, ça nous remplit jusqu'à la garde tous les alvéoles. C'est seulement l'âme, qu'on recrache, à la fin. Brahms, dans ses ballades opus 10, avait déjà tout compris, tout senti, on se demande bien comment. Il hésite entre mineur et majeur, il ouvre la fenêtre, la referme, il laisse planer le son, la voix, il creuse la matière, il la chauffe un peu, mais pas trop, il chante mais à mi-voix, pour lui-même ; lui aussi il avait peut-être cru trouver des synonymes, mais si l'on fait de la musique, c'est bien parce qu'on sait qu'ils n'existent pas. Le beau est le beau, et ce n'est même pas le contraire du moche. Comment prouver que cette musique est sublime ? Pas moyen. Vous entendez, vous n'entendez pas. C'est tout. Et quant à vous l'expliquer… Comptez pas sur moi !

Aux relations-humaines, je leur demanderais d'y aller più lento, et senza troppo marcare la melodia. Nous avons l'âme au centre de l'anneau, irradiée, flétrie, vaguement palpitante, encore tiède et ô combien fragile. Est-ce beau, est-ce moche, une âme ? Ni l'un ni l'autre, sans doute, mais nous n'avons que ça. Je n'ai pas d'âme de rechange, je suis désolé. Elle est sur le point de se déchirer. Je m'accroche à ce trois contre deux, je tente de suivre la voie étroite et sinueuse, escarpée, dans la matière qui remue doucement. Il y en a qui nous conseillent de respirer l'éternité, mais elle nous étouffe, celle-là. À quoi bon survivre ? Il faut laisser parler le néant : Il sait mieux que nous de quoi est faite notre chair. La mort dans la mort. Sans appel, sans cassation, sans reprise.

Et c'est reparti, il faut aller souhaiter la Nouvelle Année aux « amis Facebook ». Je crois que je n'y arrive plus du tout, c'est au-dessus de mes forces. Au-delà de trois ou quatre exceptions, précieuses il va sans dire, cette pratique sociale m'est devenue tout à fait odieuse, cette année. Noël n'est pas étranger à ce sentiment antipathique. Jamais cette fête ne m'aura été plus odieuse, jamais je n'aurai ressenti avec plus de violence la fausseté fondamentale des échanges qui peuvent se tisser autour d'un rite social (et encore, ça c'est la version optimiste). Il est possible que la vieillesse nous fasse retrouver (sous une forme légèrement modifiée, bien entendu) les premiers sentiments, ceux de notre enfance, ceux qui nous ont façonné à jamais (nous allons mourir dans les langes). J'entends chaque nuit avec effroi les grelots du fou, cette sérénade trébuchante, cette vibration indécente qui fait trembler le sens, qui le rend si incertain, si comique. C'est sans doute la raison qui fait que je me retrouve au crépuscule de ma vie aussi démuni que lorsque j'avais quinze ans. L'aria da capo est terrible, car il semble désigner une vie qui n'a pas avancé d'un pouce, malgré l'immense trajectoire. S'il était normal, à quinze ans, de douter des hommes, et de ne trouver avec eux aucune possibilité de réelle conversation, c'est très inquiétant, cinquante ans plus tard. Est-ce que la vie est vraiment si mal faite ? Est-ce moi, seulement, qui suis si mal-fait ? Être assuré dans son être me semble aujourd'hui à jamais impossible. Au contraire, plus la vie va, plus le sens et l'être s'éloignent, comme en se moquant de nous, qui avions cru après tant d'efforts ne faire qu'un avec eux — un jour. La Sagesse, quelle sinistre plaisanterie ! Ma vie est un coup d'épée dans l'eau qui n'a même pas l'excuse de l'esthétique, de l'épique ou du baroque : au sein de cette matière informe, la volonté humaine passe en douce et se contorsionne comme un spectre grimaçant ; sa prétention hurlée à ordonner le chaos me semble plus que jamais risible. J'ai essayé de sortir la tête de l'eau, mais, à peine sortie, on m'a fait comprendre qu'elle n'y avait pas de place pour elle. Ma défaite n'aura même pas la belle séduction qui accompagne ordinairement le vaincu. Les autres ne nous laissent aucune place. Chacun marche sur la tête de l'autre, comme s'il était impossible de survivre sans détruire ce qui n'est pas soi. 

Aujourd'hui, premier jour de l'année, il n'y a que la musique de Mahler, qui soit à même de ne pas me briser complètement — je pense au dernier mouvement de sa neuvième symphonie. Il y a dans cette œuvre une largeur et une amplitude qui permettent à notre être d'avoir le sentiment que nous sommes pris en compte (englobés ?) par cette musique et par ce compositeur. Peu de musiciens me donnent ce sentiment. Je peux enfin respirer. Je me demande comment Mahler pouvait imaginer ces phrases immenses, comment elles lui arrivaient, quel cœur il faut posséder pour être à même d'entendre des choses pareilles. Je l'imagine, seul, face à la montagne, écoutant… Il est à égale distance entre les hommes et le monde — je ne vois que dans certaines musiques japonaises extrêmement épurées une même qualité d'écoute, ce même effacement devant l'immensité du monde. On se demande souvent ce qui fait que l'entente (au sens le plus profond du terme) est impossible entre un homme et une femme. Je crois qu'en écoutant l'adagio de la Neuvième, on le sait. Les femmes n'écoutent pas. Leur oreille est directement branchée sur les nécessités de la vie, sur la physiologie, sur la matière, sur le quotidien et ses lois implacables. Elles donnent la vie : c'est-à-dire la mort. La sexualité est sans doute le moyen qu'ont trouvé les humains d'éviter une guerre totale entre les sexes. C'est un excellent dérivatif : le désir comme issue de secours. L'édifice est en feu, mais il faut que l'espèce se perpétue. 

L'année n'a rien de neuf, je vous assure. Elle s'est tassée sur elle-même, comme une petite vieille effrayée. Pour un peu, on serait allongé sur elle sans même s'en rendre compte, on lui marcherait dessus sans la voir. Mais le flot nous emporte. On marche pour ne pas mourir mais on meurt quand-même. Tous ces visages aveugles, sourds, fermés, inversés, ricanants, la bouche grande ouverte — semblant en pleine digestion d'idiotie, comme une colonie de portraits cubistes qu'on aurait arrachés au néant — revendiquent à pleins poumons : ils sont les propriétaires du Monde. Il faut en être, ou périr. 

mardi 20 mars 2012

Espace courbe


Depuis quelque temps, j'ai l'impression d'être atteint d'un problème d'audition assez banal (Richter, entre autre, était touché par ce mal) mais terrifiant pour un musicien : il me semble parfois entendre les notes aiguës plus basses qu'elles ne sont en réalité. La première alerte a eu lieu en entendant Oïstrakh par hasard à la radio il y a quelques semaines, et, depuis, j'ai eu plusieurs fois la même impression. Encore hier après-midi en entendant Rita Streich chanter un peu bas sur une note tenue dans l'aigu. D'un autre côté, je ne comprends pas comment il est possible, alors, que j'entende d'autres notes de la même Rita Streich, dans la même tessiture, chantées absolument justes… Est-ce que ces notes-là seraient en réalité trop hautes, et seraient en conséquence "corrigées" par ma déficience ?

Bien entendu, il est fort possible que mon ouïe se porte comme un charme et qu'Oïstrakh comme Streich aient eu de petites défaillances en terme de justesse, bien compréhensibles et somme toute banales. Mais alors pourquoi est-ce que j'ai pensé que mon ouïe seule était en cause ? C'est très mystérieux, et très angoissant.

Les notes litigieuses (notes tenues) ne me semblaient pas devoir (pouvoir) être fausses, en la circonstance, et compte tenu du musicien qui les produisaient. Mais tout cela est tellement singulier, tellement dépendant de multiples facteurs, qu'il est assez difficile de se prononcer avec certitude.

Avec mon père, le jeu favori était de poser des questions du genre : est-ce que tu préférerais être sourd ou aveugle ? Évidemment, on se dit immédiatement qu'un musicien préfère être aveugle que sourd. Mais rien n'est moins sûr en réalité. Nous avons toujours notre oreille interne qui, si elle ne remplace pas le sens de l'ouïe, donne tout de même de grandes satisfactions, pour qui a passé sa vie à écouter et à entendre la musique. Et puis, mon Dieu, ne plus voir les femmes, ne plus pouvoir regarder le corps de la femme qu'on aime, comment est-ce ? D'un autre côté, là aussi, le toucher (et l'on peut dire que de ce côté-là je suis plutôt gâté) peut en grande partie palier le défaut du regard. Mais que signifie "en grande partie", là est toute la question ! À cela il faut ajouter la nature. Ne plus pouvoir voir la nature doit être une atroce souffrance, j'imagine. Ne plus ouvrir une fenêtre sur le monde… Brrr !

(Je reçois à l'instant un coup de téléphone de quelqu'un qui charitablement me rappelle que "je fais de la peinture". J'avais complètement oublié ce détail ! Évidemment, c'est sans doute un point à prendre en compte…)

Mais comme j'entends à l'instant Vadim Repin qui joue le concerto de Brahms, mon opinion est faite : je préfère l'ouïe à la vue, cela ne fait aucun doute. Allons donc nous faire crever les yeux de ce pas. D'autant plus que ses notes aiguës sont justes !

(Il ne manquerait plus que j'apprenne en cours de route que les deux fléaux sont en promotion en ce moment…)

lundi 12 mars 2012

À celle qui entend tout



Une vie entière à essayer de discriminer le fantasme de l'icône, le simulacre du réel, à trier, à séparer, à distinguer ? À voir, à entendre, à percevoir ? Est-ce bien raisonnable ? Mais peut-on faire autrement sans mourir immédiatement ?

Sur une partition, Stravinski avait noté, en guise de dédicace à Nadia Boulanger : « À celle qui entend tout. »

samedi 12 novembre 2011

Oiseau du Paradis


Tout le monde a fait un jour ou l'autre cette expérience traumatisante : on est en voiture, dans le commencement de la nuit de novembre, on écoute, sur France-Musique, Vladimir Jankélévitch jouer des Pas sur la neige de Claude Debussy, devant une Claude Maupomé plus et mieux paumée que jamais. Soudain, voyage ("trajet", "déplacement") oblige, la radio "décroche", et l'on passe brutalement des deux notes murmurées de Debussy à une tonitruante beuglante binaire et synthétique diffusée par "Oui-FM". Venir au monde avec des forceps, à côté de ça, ce n'est rien du tout. Perdre la femme qu'on aime assassinée par un serial killer, tomber sur son corps découpé en morceaux en rentrant le soir à la maison et marcher sur son foie, voilà qui serait à peu près équivalent à l'expérience que je viens de décrire, en terme d'émotion et d'adrénaline. Dans l'urgence, on presse le bouton OFF du tableau de bord, en essayant de rester sur sa voie d'autoroute. Dans le silence revenu, on entend son cœur ralentir petit à petit, on reprend ses esprits.

Vous avez sans doute remarqué comme moi que les radios diffusant cette fiente ignoble ont toujours, je dis bien toujours, un volume sonore au moins double de celles qui diffusent de la musique. C'est même une manière infaillible de se repérer, quand on tourne le bouton des fréquences : lorsqu'on n'entend rien, c'est qu'il s'agit de musique. À croire qu'il existe une loi non écrite qui prescrit une amplification de la puissance sonore inversement proportionnelle à la qualité musicale, comme s'il s'agissait de compenser la nullité artistique par le volume. Cette loi n'est d'ailleurs pas idiote du tout. Tout le monde sait d'expérience qu'il doit crier quand il manque d'argument, d'idées, quand il est en panne de sens… L'amplification, voilà la chose qui décrit le mieux la modernité : la camelote et la laideur disposent semble-t-il naturellement (et bien sûr, rien ne naturel, là-dedans) d'un coefficient d'amplification qui leur est allouée par les services culturels de la démocratie. Un orchestre symphonique, non plus qu'un trio à cordes, n'ont besoin d'amplification, alors que le moindre groupe de rock est réduit au silence par la panne d'électricité. Souvenons-nous des bien nommés "murs d'amplis" des années 70 ! Les Marshall, empilés les uns sur les autres, derrière les "musiciens" à moitié sourds… L'image doit rappeler de terrifiants souvenirs aux survivants de ma génération : par exemple des bébés dormant (mais oui, j'ai vu ça !) au pied d'un de ces amplis, l'oreille à quelques centimètres des hauts-parleurs, dans un environnement sonore qui devait surpasser en puissance un 747 décollant à quelques mètres de vous ! Nous avons été très nombreux à assister à ce spectacle terrifiant, révoltant, eh bien, des décennies après, personne n'en parle, comme si le crime était parfait, et il l'est, en effet.

On ne s'est pas interrogé, en tout cas pas suffisamment, c'est peu de le dire, sur ce "besoin" de volume sonore, né au XXe siècle, et qui a accompagné l'émergence de la nouvelle "musique". Ce n'est certes pas un hasard si la puissance sonore débridée est née, dans le domaine de ce qu'il faut bien appeler la musique — pour se faire comprendre — au même moment que le fascisme. Les fascistes crient. Ils hurlent, ils couvrent de leurs voix la voix de leurs adversaires, ils n'aiment pas la nuance, ils n'aiment pas les rythmes ternaires, leur dynamique, très réduite, se situe entre le forte et le fortissimo. La quantité est "l'agent orange" de la révolution la plus formidable qui se soit produite depuis longtemps. Elle transforme tout, en commençant par le sens des mots, dont elle ronge l'intérieur, en leur gardant leur visage, elle procède comme ces architectes qui conservent les façades des immeubles pour en ravager l'intérieur. Le façadisme s'est répandu non seulement dans l'urbanisme, mais dans tous les domaines de la vie, comme une lèpre mentale, c'est devenu une manière de penser et d'habiter le monde : Murakami et Jeff Koons à Versailles, c'est bien une certaine forme de façadisme, et l'art contemporain nous fait la démonstration tous les jours que, si vous n'avez rien à dire, il faut le dire, et le dire encore, et très fort. "Je n'ai rien à dire, et alors !" pourrait être la devise (c'est bien le cas de le dire) de très nombreux artistes contemporains (et d'encore plus nombreux écrivains) qui ont si bien compris comment fonctionne le nouveau système. Une croûte est une croûte. Deux croûtes restent deux croûtes. Mais si vous en réalisez deux cents occurrences, alors vous entrez au New Panthéon et au château de Versailles. La quantité est le sésame. Et les dimensions. La quantité, la répétition, la puissance sonore, le monumental. Le Spectacle a très bien assimilé la chose : veut-il que Le Public vienne "écouter" une sonate de Haydn ? Il en donnera une version pour trente contrebasses et soixante piccolos ; avec l'imparable alibi qu'il "a fait venir un immense public populaire à la musique classique". Qui aurait encore le front de faire la gueule ? Les trois grincheux habituels, dont votre serviteur, bien sûr, mais le fait même qu'ils fassent la gueule est bien la preuve que "ça marche"… Les réactionnaires dont, paraît-il, je fais partie, sont là pour augmenter encore le crédit de ces nouveaux banquiers, de ceux qui gagnent à tous les coups. C'est bien pourquoi il ne sert à rien de résister. Non seulement ça ne sert à rien, mais ça sert encore les intérêts des bandits qui donnent le la.

La musique, plus je vieillis et plus j'en suis persuadé, est comme l'amour. Personne ne sait ce dont il s'agit. Vous êtes assis dans un des studios de la Maison de la Radio, à Paris, vous écoutez la Maîtrise de Radio-France chanter les Trois beaux oiseaux de paradis, de Maurice Ravel, et soudain il se passe quelque chose. Vous ne savez pas quoi. Que s'est-il passé, durant ces quelques secondes ? Impossible de le dire, les mots manquent… Vous ne serez plus jamais le même. Le monde a changé, ou bien vous : vous avez, enfin, "la permission d'aimer ce que vous admirez, et d'admirer ce que vous aimez".

mardi 8 novembre 2011

Plagiat


C'est un fait, j'ai une oreille exercée à déceler les plagiats.

Ce matin, en prenant mon bain, j'entends un sax qui joue comme Coltrane, et qui pousse le vice jusqu'à se faire accompagner par un pianiste qui plante ses accords à la façon de Mc Coy Tyner, c'est-à-dire de très beaux accords mais qui ont la particularité de fonctionner quel que soit ce que joue le soliste.

En sortant du bain, je vais regarder sur iTunes, et je vois qu'il s'agit de John Coltrane, accompagné de Mc Coy Tyner.

C'est honteux !

jeudi 11 mars 2010

Écouter ? Comment ça, écouter ?


Si quelqu'un vous demande ce que vous faites dans la vie et que vous répondez que vous écoutez de la musique, il est exclu que vous soyez pris au sérieux. Je pense souvent au mot de Richard Wagner qui disait en substance qu'il était parfaitement normal qu'on lui assure non seulement la subsistance mais même une vie confortable et luxueuse, car il était "l'auteur de Tristan", et n'aurait-il composé que cet opéra. Les quelques artistes qui peuvent se flatter d'avoir écrit, peint ou composé quelque chose qui leur paraît compter dans la production artistique humaine comprennent cela, il me semble. Et ce n'est pas moi qui voudrais leur retirer ce privilège. Il existera toujours des envieux qui ne comprendront pas qu'un homme, fût-il un grand artiste, n'ait pas à gagner sa croûte à la sueur de son front. Que Gustav Mahler ait dû diriger et un orchestre et une maison d'opéra n'est pas quelque chose qui lui a fait perdre son temps, loin de là, mais il eut été préférable qu'il ait le choix, et donc la possibilité de ne pas le faire.

Écouter de la musique ? Et puis quoi encore ? Vous me voyez venir. Ici nous pensons sincèrement qu'il serait grand temps que Georges ne fasse plus que ça. Ça, quoi ? Vous voulez dire critiquer, donner son avis, écrire des notices pour des disques, pour des festivals, pour des encyclopédies, parler dans un micro, raconter la vie passionnante de Célestin Barmadu, le grand hautboïste ardéchois que personne ne connaît ? Non, on ne veut pas du tout dire cela. Écouter, et rien de plus : voilà ce que devrait-être l'activité principale de Georges.

Le matin, il se lèverait, prendrait son petit déjeuner, son bain, ferait une courte balade avec Luna. Puis il reviendrait s'asseoir, se préparer. Il passerait alors son habit, fraîchement repassé, se parfumerait, reprendrait une tasse de café (un mélange de Mexique Gragé et de Salvador Pacamara, avec un fond de Moka Lekempti).

Ensuite ? C'est très simple. Il appuierait sur le gros bouton rouge, installé dans son confortable fauteuil d'écoute. Tenez, ce matin par exemple, il s'agit du deuxième mouvement du concerto pour violon de Samuel Barber. Il dure neuf minutes.

Vous voudriez peut-être qu'on vous fasse part de nos réflexions, que l'on explique pourquoi ce concerto, pourquoi cette artiste, pourquoi le violon, pourquoi Barber plutôt que Chopin, et qu'on se mette à faire comme les imbéciles de la radio qui "comparent" des versions en cherchant désespérément à donner l'impression qu'ils savent de quoi ils parlent ? C'est bien sûr exclus. Que vous écoutiez Barber ou Sting, Bério ou Charles Aznavour, les Noces de Stravinski ou le dernier opéra rock qui passe à la salle des fêtes de Boudurin-les-Eaux, voilà bien de quoi on se moque éperdument. Nous n'avons aucunement le désir de changer vos habitudes, de réformer vos goûts, ni même, Dieu nous en garde !, de vous instruire. Surtout pas ! Il faut à tout prix que le monde continue comme il est, que personne ne change rien à son cours, il est hors de question de déranger quiconque. D'une ancienne vie, nous avons gardé un profond dégoût de l'enseignement, quel qu'il soit.

Soit, me direz-vous, mais alors, écouter quoi, écouter pourquoi, écouter comment, et surtout, comment justifier une telle occupation, si l'on peut parler ainsi, et comment même (le comble !) la faire rétribuer (par le fameux contribuable) ? Je dois avouer que je n'ai pas les réponses à toutes ces questions très ennuyeuses. Cependant, qu'on ait ou non les réponses à ces questions, il va de soi que c'est désormais le seul but de la vie de Georges. Il faut absolument que quelqu'un soit là pour écouter, le faire sérieusement, et ne faire que ça. Qu'on le comprenne ou non n'a pas d'importance. Pensez-vous avoir compris à quoi servent ces bonnes sœurs ou ces bons pères qui prient en silence dans les monastères catholiques ? Seriez-vous absolument certains qu'ils ne servent à rien que cela ne les détournerait pas une seconde de leur sympathique passe-temps. Savez-vous pourquoi Georges doit être désormais écouter la musique ? Je vais vous le dire : parce que c'est ainsi.