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dimanche 6 avril 2025

En fur et sur mesure (notes)

Ça doit être terrible, d'être journaliste à la télé. Passer ses journées à couper la parole aux autres et ne faire des brimborions qui leur tombent des babines que des litanies de verbe mort touillées dans le grand chaudron médiatique de la platitude ressassante et autorisée. 

Quand je pense à mes morts, je n'ai pas le sentiment de regarder derrière moi, mais devant. Ce que nous laissons n'est pas un fardeau dont nous sommes soulagés mais une voie ouverte dans laquelle il faudra s'engager quoi qu'il arrive.

(Tristesse, op. 6) Il n'y a qu'un musicien aussi raffiné que Gabriel Fauré qui est capable de produire une mélodie aussi simple et brûlante, semblant improvisée, dans laquelle s'entend tout le génie français et son émouvante fragilité. On ne sait plus vraiment de quel genre il s'agit, le grand, le petit, le modeste, le très-subtil ou le plus recherché. Il y a quelque chose d'aristocratique, dans cette façon d'être simple, de laisser la mélodie aller et venir au sein de l'harmonie, d'y trouver sa place, qui semble de hasard. Ça pourrait être une chanson. C'est une chanson, précieuse comme un dernier souffle, si intime et si familière. 

Les seuls qui semblent ne pas vouloir nous couper la parole sont les pauvres invités, à la radio ou à la télévision. Mais on ne peut ignorer que s'ils se trouvaient en face de nous, ici et maintenant, ils se comporteraient exactement comme les bourreaux médiatiques qui les torturent sans qu'ils se départissent de leur bon sourire de victimes consentantes. Que vient-on chercher, en ces lieux, si ce n'est la punition qui accompagne nécessairement le faux privilège d'être placé au centre d'un écran qui cache autant qu'il montre, et qui, dans presque tous les cas, ne laisse passer que des vérités défuntes ou inoffensives. 

Il faut donc que je reproduise des imbécilités (sur Facebook) pour que le monde rapplique en masse chez moi, et encore, en pratiquant la méprise d'une manière si caricaturale qu'on se prend à douter de son sérieux… Sacrée leçon d'humilité ! Ce que l'on écrit ne compte pas, n'intéresse pas, ne plaît pas. Ce qui compte, c'est à qui l'on parle, de qui ou de quoi l'on parle, et, surtout, c'est de tenir compte du lecteur et de ses obsessions, au premier rang desquelles la sacro-sainte Actu tient le rôle du Maître tyrannique. Il faut bégayer en chœur partout où c'est possible, puisqu'on ne le fait plus à l'église. 

Ça y est, on nous explique maintenant que Val Kilmer est un immense acteur et que Heat est le plus grand polar de tous les temps… Ça ne s'arrêtera donc jamais. Ils adorent la médiocrité, ou ils ne connaissent que ça, je ne sais pas. 

Une dame écrivait ce matin une chose très juste, sur Facebook. Certaines manières d'écrire rendent les guillemets inutiles. On n'a pas besoin d'eux, quand on cite certains de ceux qui croient indispensable de nous donner leur opinion sur la littérature (ou sur la musique). Leur graphie, l'état de leurs phrases, de leur ponctuation, la forme de leur prise de parole, leurs fautes d'orthographe et de français sont un drapeau qui les identifie sans risque d'erreur. Pourtant, erreur, il y eut bien, et de manière cocasse, puisque beaucoup de ceux qui passaient par là m'ont attribué les quelques phrases que j'avais trouvées sur Twitter et qui dénigraient l'un des livres que je préfère dans toute la littérature connue de moi : L'Éducation sentimentale. On connaît les arguments par cœur : c'est trop long, il ne se passe rien, on s'ennuie. Inutile de s'attarder sur ces attardés. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est tout ce qui entoure la « critique ». Comme le dit une autre personne ayant participé à la discussion, il y en a même qui croient nécessaire de réhabiliter ou de défendre Flaubert, et c'est bien entendu le pire. Ne pas aimer le bel ennui, et les prétendues longueurs, c'est se fermer à jamais la porte de la littérature. 

Après tout, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, que les gens n'aiment ni la littérature ni la musique. Ressemblent-ils à ceux qu'on croise à la caisse du supermarché, tatoués, le caddie plein de cochonneries et la parole pleine de vulgarités ? Et alors ? Voudrait-on les persuader de lire Pessoa ou d'écouter Gesualdo ? Certainement pas. On n'aimerait pas plus les croiser à un récital de Maria Joao Pires. Le monde est donc bien fait, puisque nous écoutons la sonate de Berg sans trop de crainte d'avoir à en partager l'agrément avec ces épais morceaux d'humanité, Droite et Gauche confondues, faut-il le dire. Le bonheur, après tout, ne consiste-t-il pas à choisir ses contemporains, afin que ceux-là ne gâchent pas les rares réjouissances qui nous sont encore promises ? Il y a peu, j'ai regardé Alice et le maire, un film assez intéressant dans lequel une jeune femme très lettrée et vaguement parfumée de philosophie est recrutée pour « donner des idées » au maire de Lyon, joliment interprété par Fabrice Luchini. Il arrive dans ce film que les protagonistes, faisant tous partie du « staff de la mairie », reçoivent des invitations pour aller entendre (et voir) l'Or du Rhin à l'opéra. À la sortie, on demande à Alice, la jeune héroïne, ce qu'elle en a pensé. « Oui, c'est très beau. » Je ne sais si cette répartie a été imaginée comme LA répartie comique du film, mais elle m'a bien faire rire. Personne ne s'y est ennuyé, dans ce prologue de la Tétralogie qui dure deux heures et demie ? Ils n'ont pas trouvé qu'il y avait des longueurs ? Qu'il ne se passait rien ? Comme ce monde est merveilleux… Comme ce cinéma est sympathique… 

J'ai repris Les Onzes, de Pierre Michon, livre que j'avais lu, sans le terminer, il y a quatre ans. Cette fois-ci je l'ai lu d'une traite, avec beaucoup de plaisir et d'admiration. Il y a toujours cette déception, néanmoins ; il y a que je ne retrouve pas ce qui m'avait tant impressionné dans les Vies minuscules : l'inspiration. Une inspiration sans temps morts. La sensation que celui qui se tient devant la page se coule dans un souffle impossible à calmer et que cet état le met en phase avec ses phrases, irriguées d'autre chose que de volonté et d'intelligence. On pardonne tout à un texte inspiré, même l'érudition. Le sentiment de la langue, qu'indéniablement il possède à un degré très élevé, ne suffit pas ; Michon fait partie de ces écrivains dont on doit sentir qu'ils écrivent sous la dictée de quelque chose qui les dépasse, qui les traverse à ce moment unique qui ne reviendra pas. Leur seul impératif est la ponctualité. Quand ils y réussissent, c'est extraordinaire. Quelques unes des Vies minuscules sont ainsi portées à incandescence par le corps de l'écrivain qui vibre jusqu'au plus intime des phrases qui pénètrent en nous en maîtresses et nous rendent non seulement apte à les assimiler, mais surtout à ne pas désirer d'autres phrases que celles-là, pas d'autre construction, pas d'autre rythme. Michon aime la densité. Il aime aussi nous soumettre. (Il y a des corps de femmes, comme ça.) On peut se mettre cent fois devant une table, devant un piano, devant une toile, et quatre-vingt dix-neuf fois n'être pas à sa place, pas à son heure. Si l'on cherche ce degré de maîtrise, cette température des idées, cet arrangement indiscutable des formes, il faut admettre que le déchet sera énorme. À moins de se nommer Jean-Sébastien Bach. Et puis la fantaisie… Je crois qu'il faut donner aux écrivains en herbe des exercices de contrepoint et de transposition. 

On leur parle prépositions, ils répondent taxes de douanes. On leur parle de la Présence, ils répondent « être au rendez-vous ». L'humour dans la littérature ou dans la vie ne se trouve jamais là où l'autre l'attend ; à chaque fois il nous sépare de cet autre d'une manière déplaisante ou drôlatique. On se croyait avec et on est sans. Ça va finir par un « en fur et sur mesure »…

Oubliez un peu la sémantique, portez votre attention sur tout ce qui ne signifie pas, ou presque pas, ou plus. Le sens vous le rendra au centuple, s'il ne s'est pas endormi. 

Travailler le seul jour où l'on devrait se reposer, se reposer tous les jours où il convient de travailler. Ce n'est même pas un blasphème. Ni une révolte. C'est une méthode. La seule qui convienne à celui qui remonte le courant parce qu'il a oublié quelque chose en cours de route. Quand on a tout essayé pour se conformer au pluriel et que l'on fait semblant d'accepter d'être singulier, malgré le ridicule et l'herbe trop haute dans le jardin.

Cet imbécile de journaliste télé qui demande à Bruno Monsaingeon si Gould était « sympa »… Et pourquoi pas s'il était « cool », ou « zen »… Pauvre andouille ! Si au moins il ne le connaissait pas du tout, s'il venait d'en entendre parler pour la première fois dix minutes avant son interview, on pourrait passer sur l'ignominie de ce vocabulaire, mais non, il le connaît bien, il est capable d'en parler, il a des références… C'est désespérant. C'est foutu. « C'est mort », comme je crois qu'il faut dire. 

Il faut bien reconnaître que nous préférons presque toujours l'analphabétisme à l'illettrisme. On peut parfois négocier avec le premier, jamais avec le second. 

La Messe en Si est peut-être le plus mystérieux de tous les grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale. Elle ne semble pas d'un accès difficile, pourtant, elle est même séduisante en maintes occasions, mais cette œuvre, formée à partir d'œuvres beaucoup plus anciennes au soir de la vie de Bach (1724-1749), est une prodigieuse opération de synthèse et de reprise. Dans la reprise, on mêle l'ancien et le nouveau (qui se transforment l'un l'autre), on ne répète pas, et c'est sans doute le geste le plus important de Bach durant toute son existence créatrice (existence créatrice est ici un beau pléonasme). Ce n'est pas un révolutionnaire au sens où il n'y a pas de table rase, chez lui, mais la constante et géniale reprise de techniques et de matériaux qu'il est capable d'amener plus loin, plus profond, avec un lyrisme qui semble évident, qui emporte tout et donne cette physionomie si aimable et si familière à toute sa musique. Dès lors, elle peut s'adresser à tous, combler le savant et l'ignorant, le snob et le solitaire. 

La Messe s'est dévoilée à moi à Athènes alors que j'avais seize ans. Ettie, que j'avais rencontrée quelques jours auparavant, m'avait traîné plus ou moins de force dans un magnifique théâtre antique où cette œuvre était donnée par l'orchestre et les chœurs de Karl Richter. Oh, je l'avais déjà dans l'oreille, cette messe que mon père vénérait, mais enfin je crois bien que je ne l'avais jamais écoutée in extenso, et encore moins au concert, et avec cette qualité acoustique si particulière. L'éblouissement que j'ai ressenti ce soir-là est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui où j'entends à nouveau cette messe, ce matin. C'est donc 53 ans plus tard qu'elle se fraye à nouveau un chemin en moi, et je revois encore les choristes, dont cette soprano que je fixais tout du long sans pouvoir détacher mes yeux de ce visage dont je tombai immédiatement amoureux. Je crois bien que c'est ce soir-là qu'un lien indéfectible s'est instauré entre l'amour et la musique. Dans un monde parfait, on ne distinguerait pas Son et Visage. 

Pour lui, je suis et resterai « ampoulé », quoi que je fasse. J'ai tellement entendu cette critique, elle était tellement fréquente et même un peu automatique, dans ma jeunesse, que l'accusation qui en découle se dresse en permanence devant les onze Inflexibles de mon comité intérieur. Cette maudite ampoule ne s'éteint jamais, malheureusement. Et je sais bien qu'elle n'éclaire pas toujours ma chaste nuit sans raisons. 

L'intelligence, c'est toujours un degré de plus dans la spirale du sens. Tel qui est arrivé là où il est arrivé pense qu'on ne peut pas aller plus loin, bathmologiquement parlant, qu'il a fait le tour de la question (qu'il a gravi tous les échelons). Or, un autre arrive, et va un degré plus loin, ou plus haut, ou plus profond. De là où il est, il trouve que son prédécesseur est bête, car de son point de vue, même s'il n'a progressé qu'à peine, il voit les choses tout autrement. L'un voit un ciel blanc, l'autre un ciel noir, alors qu'un millimètre les sépare.



dimanche 2 février 2025

Un mur au milieu de l'océan

 

Le bateau de Truman Burbank qui crève l'écran (au propre et au figuré), qui atteint les limites du monde, et cette vignette, dans Tintin (est-ce dans le Crabe aux pinces d'or, je ne sais plus, il me semble que c'est sur la page de gauche, mais je ne suis sûr de rien — il y a le capitaine Haddock et Tintin dans une barque sur la mer, une mer déchaînée), cette vignette absolument incompréhensible pour moi, quand j'étais enfant, car ce qu'Hergé représente c'est la mer, ou le ciel, gris foncé, et moi je ne vois pas du tout la mer, je vois un mur, un mur infranchissable qui monte jusqu'au ciel, et je me demande bien ce que peut faire ce mur au milieu de l'océan. Cette berlue a duré des années. Je n'ai pas osé demander autour de moi parce que j'étais certain qu'on me prendrait pour un idiot ; je restais avec cette vignette insensée sur laquelle à chaque fois je m'arrêtais, interdit. J'étais enfermé dans une image, dans l'incapacité d'en sortir, et je savais d'avance, à chaque fois que je relisais cet album de Tintin, que j'allais en arriver là, à ce point obscur, à ce mur infranchissable sur lequel une fois de plus je m'arrêterai et dont je ne parlerai à personne. Je n'avais pas de bateau, moi, pas d'éperon intellectuel ni aucune possibilité de crever l'écran qui se dressait devant moi. L'image se refermait sur elle-même et j'étais à l'intérieur, sans pouvoir communiquer avec le monde, sans mots.

Nous sommes au commencement des Variations opus 31 de Schoenberg. Quatre notes répétées de la harpe (si bémol) sont suivies de quatre notes répétées des contrebasses en harmoniques (sol), qui s'enchaînent avec une oscillation de la clarinette sur le triton (si bémol-mi), trois fois plus vite, elle-même suivie d'une autre oscillation du même triton en sens inverse (mi-si bémol), dans laquelle c'est le basson qui répond. La couleur générale est le gris (le triton est l'intervalle instable par excellence, celui qui tend à abolir la tonalité, donc les couleurs). On assiste à la création du monde à partir d'éléments très simples, quelques notes, qui émergent peu à peu de la brume. C'est un anti big-bang. Aucune explosion. Pas de geste grandiose. Dieu dépose des brins de réel sur la table, et s'amuse à les disposer d'une manière, puis d'une autre. Ça commence donc par une dualité, qui devient très vite une trinité. Puis une oscillation, donc une vibration. À partir de trois éléments fondamentaux (trois notes, trois notations, trois regards sur le monde) qui entrent en vibration les uns sur (par) les autres, le monde s'élabore petit à petit. La Création est une immense variation à partir de trois points. Ces trois notes, mi, sol, si bémol, si on les mélange, si on les dispose verticalement, forment un accord diminué. Le monde commence par une diminution — par une faille. Il va falloir beaucoup enrichir, apporter de la couleur, des formes, des symétries, pour que le monde semble enfin habitable, qu'il acquière un sens audible par l'homme. Mais les choses vont se faire au fil du temps. Dieu n'est pas pressé. Sa semaine durera des millions d'années. 

Truman… Vrai-homme ? Ou seulement figure, personnage ? Lui aussi est enfermé dans une image dont il essaie de s'affranchir. Lui aussi se heurte à l'impossibilité de dialoguer avec les gens qui l'entourent, de se faire comprendre. Entre eux et lui, un mur invisible et infranchissable qui se dresse jusqu'au ciel. Il ne devrait pas y avoir de mur au milieu de l'océan, au milieu des hommes, ou même à l'intérieur de nous, mais c'est pourtant ce que nous voyons. Alors nous tentons de ruser, de le contourner, ce mur, de l'ignorer ou de le détruire, mais il est toujours là et c'est tout à fait comme si nos efforts étaient vains et qu'il ne se trouvait là que pour nous signifier par avance notre impuissance à communiquer et à rejoindre les autres. Alors on danse, on fait de la musique, on écrit des histoires, on peint sur ce mur, on y dessine des ouvertures en trompe-l'œil ou on fait de la politique, ce qui revient au même. Arnold Schoenberg me semble le plus averti des musiciens, le plus conscient du mur infranchissable qui se dresse entre eux et lui, entre nous et eux. Il voudrait croire que la musique est cette force qui va creuser sous le mur et le faire tomber. Mais comme il est intelligent, il voit bien que c'est un échec. Il va même jusqu'à inventer une nouvelle langue musicale (le dodécaphonisme), pour tenter d'ébranler le mur, mais rien n'y fait. Les sept notes de la Tonalité (comme les sept jours de la semaine de la Création) reviennent quoi qu'on fasse, et s'imposent au milieu des douze notes du tohu-bohu chromatique. 

Dans le film de Peter Weir, Truman Burbank est peut-être le seul homme véritable de l'histoire, comme son prénom semble l'indiquer. Mais son patronyme le dément aussitôt. Il n'est qu'une création opportuniste, une marionnette de la banque qui chercher à distraire ses clients, à les occuper ailleurs, pendant qu'elle travaille à l'essentiel, c'est-à-dire au pognon, au Spectacle. Le réalisateur du Truman Show se nomme Christof, lui aussi se prend pour Dieu, et en un sens, il l'est, à son échelle médiocre et ripolinée. C'est un dieu à l'échelle du monde contemporain, c'est-à-dire complètement américanisé, le seul que nous connaissions depuis un demi-siècle et qui a fini par nous sembler « naturel », puisqu'il a éradiqué ou mis sous le boisseau tous les autres mondes. Le monde des écrans et du toc. Le monde du Remplacement, comme l'appelle Renaud Camus. 

Ce n'est bien entendu nullement un hasard si les Variations opus 31 de Schoenberg se terminent sur la citation des quatre notes célèbres : si bémol (la toute première de l'œuvre) – la – do – si bécarre, la signature de BACH. Le triton ondulatoire du début installe un tremblement, le frémissement de quelque chose qui cherche à éclore, qui sort de terre ou qui émerge, et la fin de l'œuvre donne la clef, qui est celle du Grand Organisateur de la musique dans toutes ses dimensions depuis le 31 mars 1685, un dieu parmi les hommes, le compositeur duquel toute la musique a peu ou prou été déduite depuis lors. Schoenberg se situe par-delà les siècles à l'autre bout de la corde vibrante : il est bien conscient d'être important, mais il tient à payer sa dette. Il y a beaucoup de compositeurs qu'on pourrait retrancher de l'histoire de la musique, sans que celle-ci s'effondre, ou perde toute signification. On les regretterait, certes, mais on aurait pu faire sans eux sans que la musique soit tellement différente. Pour Bach, c'est impossible. Si nous le retranchons de l'histoire de la musique, tout s'écroule. C'est ce que veut dire la citation que fait Schoenberg au terme de ses Variations : Sans lui, je n'aurais pas pu écrire ce que j'écris. On comprend qu'il les commence en tremblant… Et quand je lui fais dire « sans Lui », je mets une majuscule à Lui, comme lorsqu'on parle de Dieu. Il n'est pas sans intérêt de noter que les quatre notes de la signature de Bach se prêtent merveilleusement à la musique dodécaphonique ou même atonale, à l'espèce de combinatoire généralisée qui a éclos dans les années qui ont suivi le post-romantisme. Tout semblait possible, alors, et les compositeurs avaient le sentiment d'être des démiurges qui re-composaient la musique à partir de rien, ou plutôt des brins fondamentaux qu'ils trouvaient autour d'eux. Quelle ivresse ! 

« Rien de ce qui n’est pas inaudible ne vaut la peine d’être entendu » écrivait hier Renaud Camus. Comme je comprends ça ! L'inaudible est la seule valeur humaine à défendre aujourd'hui. L'inaudible se découvre (se cherche) au milieu du bruit, de la rumeur, du « on », de la “musique”-qui-rend-fou, du bavardage de ceux qui ne vous écoutent pas, qui parlent fort, qui vous imposent leur présence et leurs modes de vie, leur « son », leur langue, leurs manières. C'est l'inaudible qu'il faut entendre, et donc comprendre. C'est l'invisible qu'il faut voir. C'est l'inouï qu'il faut percevoir. La majorité n'aime pas ce qu'elle ne perçoit pas, ce qu'elle ne voit pas, ce qu'elle ne comprend pas. Schoenberg a voulu produire de l'inaudible et, en un sens, il a réussi à le faire, puisque les musiques qui ont été composées à ce moment-là (dont ces Variations opus 31) sont encore très largement inécoutées par la majorité des mélomanes. On sait que ça existe, mais personne ou presque ne s'en approche, comme si on touchait là au démoniaque. Pourtant, ce qu'on peut dire de Bach, on pourrait le dire de Schoenberg : si sa musique n'avait pas existé, la musique qui se compose aujourd'hui serait différente, même si on fait en sorte de l'oublier le plus possible. Il a laissé une trace et une couleur qui sont toujours là, même dans les productions misérables dont les auteurs ne se doutent même pas qu'ils ont été influencés par le génial Autrichien. Il est d'ailleurs significatif que son gendre, Luigi Nono, ait composé un quatuor à cordes qui d'une certaine manière n'est que le développement ultime de la couleur et de la problématique schoenbergiennes, son merveilleux Fragmente-Stille, an Diotima, une musique qui tend vers (ou tombe dans) le silence. Car ils avaient bien conscience de toujours frôler l'impossible, l'indicible, et la tentation de l'impasse et du silence était au-dessus d'eux comme l'esprit de la Création est au-dessus de la réalité sensible. Schoenberg, dans l'une de ses conférences, disait, en parlant du pouvoir de la majorité : « Loin de moi l'idée de remettre en question les droits de la majorité. Mais une chose est sûre : quelque part, il y a une limite au pouvoir de la majorité. Elle se produit, en effet, partout où le pas essentiel est celui qui ne peut être franchi par tout le monde. » La majorité aime la musique tonale, c'est un fait. Mais la majorité n'a pas tous les droits, elle ne doit pas imposer son goût à ceux qui choisissent librement d'aller vers l'inaudible. Nous sommes tellement abîmés et rendus aveugles par la culture de masse, aujourd'hui, qu'il est devenu très difficile d'éprouver la liberté que procure la recherche et le goût de l'inaudible. 

J'ai revu l'autre jour avec un immense plaisir Mulholland Drive, de David Lynch. En voilà un qui est un véritable artiste, quoi qu'on puisse penser de ses œuvres. Or les réactions à ce film sont toujours du même ordre : on ne comprend rien. Ils veulent tout comprendre, et le résultat très visible et très prévisible est qu'ils ne comprennent rien. Quand on lit un grand livre, surtout quand on le lit jeune, on ne comprend pas grand-chose, on passe souvent à côté de l'essentiel, et pourtant, cette lecture là, à ce moment-là, est peut-être la plus importante de toutes. Il faut comprendre sans comprendre. Il faut oser. Les plus beaux souvenirs de lecture que j'ai sont des lectures faites à un moment où je ne comprenais à peu près rien de ce que j'avais sous les yeux. Je ne comprenais rien, mais je savais pourtant que là se trouvait quelque chose que je devais lire et comprendre, que je ne pouvais pas faire l'économie de cette lecture et de cette incompréhension qui est au fondement même de la sensibilité artistique. Les grandes œuvres sont là pour nous mettre au-dessus de nous-mêmes. Ceux qui exigent de tout comprendre restent indéfiniment au niveau d'eux-mêmes et ne connaitront jamais le « plaisir ambigu de comprendre sans comprendre », comme l'écrit Sartre dans Les Mots. Il faut se jeter dans le grand bain, au risque de se noyer, si l'on veut avoir la chance de rencontrer les grandes œuvres et le grand art. Quelqu'un qui me dirait qu'il comprend l'adagio de la sonate opus 106 de Beethoven provoquerait chez moi un rire inextinguible, alors les protestations de ceux qui nous expliquent avec une véhémence suspecte qu'ils ne comprennent rien à l'art contemporain (ou à la musique contemporaine, pour prendre deux exemples très polémiques) me laissent complètement froid. Tant pis pour eux. ON ne comprend pas grand-chose, de toute manière. Laissons donc les « on » tranquilles, et tranquillement rester des « on », à perte de vue et d'oreille, écouter avec ravissement Marianne Faithfull ou Phil Glass. 

« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Il y a chez Flaubert des phrases et des situations qu'on met cinquante ans à comprendre, et même alors qu'on croit y être parvenu, quelque chose au fond de nous sait qu'il faudra encore y revenir. (Je pourrais dire exactement la même chose de Beethoven.) La scène du fiacre, dans Madame Bovary, est l'une des plus excitantes qui soient, à tous les sens du mot. Quand on sait par où Flaubert est passé, avant d'en arriver au résultat final et publié, on est pris de vertige. On ne voit rien, et on comprend tout, mais pas tout de suite. Ou alors on voit et on ne comprend rien. Il y a tellement de mots sous les mots, enfermés dans la boîte noire du fiacre et dans son emballement de locomotion que se produit en nous comme un éclatement de la langue qui laisse des traces, traces qui perdurent en nous à l'infini. « Et la lourde machine se mit en route. » « Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur. » « Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement. » « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. » « une voiture à stores tendus (…) plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire » « une femme en sortit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête. » Rien. Rien ne sort de la boîte noire, que la femme, quand tout est accompli, avec un peu de sperme dans les cheveux. Tous les mots les plus crûs sont enfermés à double tour. Et l'extraordinaire lapsus calami de Flaubert, dans ses notes : « Visite de Léon à son autel »… (Et tout part de la cathédrale !) Tu parles qu'on avait compris ça, quand on lisait Madame Bovary à dix-huit ans… C'est un peu comme qui écouterait les Danses allemandes de Schubert en croyant entendre des choses insignifiantes et trop simples. Si l'on ne connaît pas le reste, on n'entend rien, mais il faut bien prendre le train en marche… Il n'y pas de plaisir plus grand, en art, que deviner qu'il y a quelque chose qu'on ne comprend pas, sous ce qu'on voit, au-delà de ce qu'on entend, à travers ce qu'on lit. Entre les lignes du texte et de la portée, derrière les figures, sous la peau, dans un fiacre, tout un monde qui ne demande qu'à se manifester aux audacieux et à ceux qui ne craignent pas l'ennui. Voilà la promesse et l'exaltation à double-échappement. Flaubert a d'abord besoin de se monter le bourrichon (« de se faire des harems dans la tête »), dans sa correspondance et dans ses notes (« Ma Bovary est sur le point immédiat d'être baisée »), pour ensuite renverser les phrases, les priver impitoyablement de leur crudité (« Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux »), donner à la chasteté un visage étrange, parce qu'il tient l'érotisme en très haute estime et que là aussi il veut inventer ce qui n'a jamais été fait. Il veut brûler par en-dessous. Il lisait le marquis de Sade… « L’habitude de baiser la rend sensuelle, coup avec Rodolphe, vie du cul, le coup se tire dans la chambre, sur cette causeuse où ils ont tant causé, noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne, après les foutreries va se faire recoiffer, Emma un peu putain, [Léon] prend un gant, regarde ça comme hardi se monte la tête la dessus, faire comprendre qu’il se branle avec ce gant, le passe à sa main et dort la tête posée dessus, sur son oreiller, toilette putain, cul d’une main. Emma rentre à Yonville, dans un état d’âme, de fouteries normales, Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux, manière dont elle l’aimait profondément cochonne, à propos des excitations de cul dont elle prenait au coït journalier de Charles, elle l’aime comme un godemichet, tour à tour putain et chaste selon qu’elle voit que ça lui plaît, - et c’est au moment de tirer un coup qu’Emma lui demande de l’argent. » Il ne s'agit pas du tout de censure, ou d'auto-censure, encore que l'époque ne lui aurait pas permis de publier ce qu'on peut lire dans ces notes, mais d'un procédé génial qui a permis à son texte de délivrer une puissance dérivée par réverbération ou écho, un peu à la manière dont la vie acoustique d'un son lui fait traverser des états différents — l'attaque, l'entretien et la résonance — qui ont des caractéristiques très dissemblables, alors même qu'elles confèrent au son son identité propre, sa signature. 

L'obsession physiologique est une chose que je ne comprends que trop bien (« ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. »), ce qui ne veut pas dire que je sache toujours qu'en faire. La leçon donnée par Flaubert est stupéfiante et très impressionnante. Je me demande si les deux courants essentiels chez lui ne sont pas la Bêtise et le Cul, inextricablement mêlés, dont il fait grâce à un travail de titan une sorte de synthèse géniale. Le mot de synthèse n'est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, mais ces deux thèmes, il les a travaillés comme peut le faire un compositeur dans une sonate. Il y a bien des choses dans la musique qu'on n'entend pas, qu'on n'entend jamais, et qui pourtant sont là — et qui sont essentielles. On les découvre un beau jour en lisant la partition, et on est tout étonné d'être passé si longtemps à côté. C'est le dessous des tables des Compagnons, ces infimes détails qu'ils soignent comme si leur vie en dépendait alors que personne ne les verra. Il a fallu des décennies et même beaucoup plus que ça, pour que les quatuors à cordes de Beethoven soient à peu près entendus dans leur incroyable complexité. La Messe en si de Bach est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Et si l'on remonte à la musique du XVe ou XVIe siècle, c'est sans doute encore plus vrai. Le fond de l'écriture de Flaubert est le retentissement. Sa langue si travaillée a des effets qui se situent loin d'elle-même : l'impact qu'elle a sur nous semble presque indépendant de sa matérialité, d'où une grande efficacité toujours surprenante. Il nous dépasse, il nous double, comme si sa langue allait à côté de nous et beaucoup plus vite. En cela, je le rapprocherais d'un Schubert, dont on ne comprend pas toujours pourquoi sa musique nous fait tant d'effet. Plusieurs strates de sens avancent à des vitesses différentes et nous touchent en des points parfois très éloignés. La volupté n'est pas dans la chose racontée, mais dans la langue ou le son qui lui donne vie. 

Les hommes sont des boîtes noires plus closes que des tombeaux. Il n'y a que les véritables artistes qui soient en mesure de traverser les murs. 

dimanche 7 mai 2023

Signes de vie

 

« La chance d'avoir du talent ne suffit pas ; il faut encore le talent d'avoir de la chance. »

Anna a deux yeux en grains de maïs, l'un blanc et l'autre bleu, elle a le nez en capsule de bière, elle a la bouche en barrette de couleur rouge, elle a la colonne vertébrale en scorpion prisonnier d'une bouteille, elle a le cœur fabriqué avec trois cailloux de la montagne, les mains sont en fil de fer et les jambes en feuilles de maïs (j'ai oublié de faire les pieds). Bravo Anna, merci de nous avoir présenté ton personnage. La gomme de pavot est enveloppée de merde de lion. J'ai encore le goût dans la bouche. Elle colle son oreille au mur. « C'est moi qui choisis. » Son pantalon est taché. Elle a ses règles. Les chiens aboient. L'accident est prévu dès l'origine.

Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « C'est bien écrit » ! En haute mer, on ne se demande pas si la mère écrit bien. Et Thelonious Monk, il joue bien du piano ? Et ta sœur, elle écrit bien, ta sœur ? 

« Je crois que si ce qu'on écrit exprime exactement ce que l'on veut écrire, cela perd de sa valeur ; il convient d'aller au-delà. C'est ce qui arrive avec tout livre ancien : on le lit au-delà de son intention. » 

Il faut donc écrire comme si le livre qu'on est en train de composer devait être plus ancien que nous.

« L'art n'est pas un déversoir à passions. Et quand on se prend soi-même pour objet, c'est raté. » C'est pourtant le même Flaubert qui écrit : « N'importe qui pourrait faire un livre splendide s'il se racontait lui-même, mais pour de bon, sans tricher et à fond. Et ça, personne ne le fait. » Au moment où l'on se regarde, on n'est plus soi-même serait l'explication la plus simple. Est-on si sûr que personne ne le fasse ? Ou, au moins, ne le tente d'une manière sincère ? On me répondra que la sincérité ne suffit pas, qu'il existe une frontière que nul n'est capable de franchir sans mettre sa propre vie en péril. Pourquoi n'y a-t-il pas moyen d'être réellement sincère quand nous parlons de nous-mêmes ? « La parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. » Nos phrases sont toujours trop longues car elles amènent avec elles autre chose que le sens, elles s'appuient sur des béquilles sans lesquelles elles seraient incompréhensibles parce que trop singulières : il leur faut créer cette sorte de matière souple et gluante qui les rend assimilables en même temps qu'elle les éloigne de la vérité. « Des laminoirs sortaient des barres de fer rouge qui s'allongeaient et se tordaient sur le sol, comme des serpents de feu. » Pourtant, ces points obligés, qui sont extérieurs à nous, sont les hommages qu'on rend à la langue elle-même, car nous savons au fond de nous qu'elle connaît mieux la vérité que nous. Tous les apprentis-écrivains ont voulu faire cette expérience : rédiger une description simple de ce qu'ils voient, écrire le plus simplement possible, c'est-à-dire sans y ajouter quoi que ce soit, ce qui se trouve devant leurs yeux. On croit que c'est enfantin, qu'il n'existe rien de plus simple, mais comme pour les rêves qu'on tente de raconter au réveil, la réalité se dérobe sous la pensée, au fur et à mesure que les mots s'ajoutent aux mots. Alors l'écrivain se console en constatant que sa description est plus intéressante que la réalité. Plus intéressante oui, c'est possible, mais son projet a échoué — ce que personne, par définition, n'est en mesure de constater. 

Si celui qui écrit échoue à se décrire lui-même, c'est parce qu'il « prend la pose ». Mais il est bien obligé de prendre la pause, s'il veut avoir un instantané de lui-même, car le mouvement, c'est la matière inénarrable du rêve ; alors l'écrivain décrit la pose, c'est-à-dire la mort, ou l'instant, et ajoute à ses phrases le mouvement de la vie reconstituée, relue, et c'est ce mouvement ajouté qui lui donne le sentiment de faire de la littérature : il y a création. Mais c'est précisément cette création, le problème… On tourne en rond ! De quelque côté que le désir de l'écrivain se porte, celui-ci ne rencontre que des chemins barrés ou impraticables. La littérature est une entreprise impossible. Se perdre et rater sont les seules voies envisageables. D'elles ne peuvent sortir que des barres de fer rouge qui s'allongent et se tordent sur le sol, comme des serpents de feu

N'importe qui pourrait faire un livre splendide s'il se racontait lui-même, mais pour de bon. C'est sans doute dans ce « pour de bon » que réside l'art. « Décidément nous ne suivons plus la même route. Moi je ne vise pas le port, mais la haute mer, et si je fais naufrage, je te dispense du deuil. » (Flaubert à Maxime Du Camp) La haute mer, c'est se perdre, et sans doute se perdre pour de bon. La haute mer, je ne la connaîtrais sans doute jamais, quelles que fussent mon inconscience et ma volonté. Je peux tout au plus en reconnaître la sauvagerie chez les autres. 

J'ai en horreur la tricherie, et je crois la déceler facilement. Je la vois autant chez moi que chez autrui, c'est ce qui rend cette entreprise si douloureuse. Écrire, c'est être endeuillé de soi-même. On ne peut plus croire en soi, quand on écrit. Que les autres mentent, et mentent mal, je m'en fiche, je ne vais pas en souffrir à leur place, mais mon propre mensonge, cette force qui sans cesse me pousse hors du chemin quand j'y marche résolument, quand je crois avoir trouvé un sentier personnel, il faut une sorte d'inconscience ou d'innocence pathologique pour ne pas en être dégoûté. Il faut constamment se prendre par surprise, au moment où le moi se repose, où il pense avoir la paix, assuré qu'il est d'être qui il est et de se connaître. 

Dans les promenades que je fais autour de chez moi, depuis quelques mois, je fais chaque jour ou presque cette expérience étonnante : très sincèrement, je crois à chaque fois que tous les chemins me sont connus, et j'en découvre pourtant chaque jour un nouveau. Qu'est-ce qui m'a empêché de l'avoir aperçu avant ? Nous avançons dans la vie comme des aveugles qui donnent de leur canne blanche des coups de bâton à la vérité. Plus celle-ci se présente sobrement à eux, plus ils la brutalisent en toute bonne conscience. « Tu n'es pas là. Tu ne peux pas exister. » Elle nous dit : « C'est moi ! » et nous lui répondons : « Usurpatrice ! Il n'y a que moi qui sois moi. Je me suis moi-même. » Et le rêve passe son chemin, comme un chien qui a peur du bâton. Se promener seul dans la campagne, c'est un école du rêve. Il faut ouvrir grand ses oreilles. Je me livre à un exercice que j'aime tout particulièrement : écouter tous les sons qui me parviennent, en les découpant en tranches, du plus proche au plus lointain — c'est un contrepoint géographique. J'essaie de les entendre tous simultanément, conscient de chacun de leurs timbres et de leurs orbites. Alors la réalité prend un aspect mystérieux, et c'est peut-être simplement notre inattention ordinaire qui produit cet effet d'étrangeté. Dans le Gard, j'essaie de garder le regard ouvert, car je sais que je suis aveugle et sourd ; alors je passe et repasse par le même sentier, jusqu'à ce qu'un autre sentier s'ouvre en moi — à l'intérieur du même. C'est un dévoilement en perpétuelle augmentation, comme une fugue aux voix infinies, ou une passacaille qui irait en s'élargissant indéfiniment : mais on sait qu'au terme ce n'est pas la vérité qui nous attend, mais l'Absence. Le point d'orgue ouvre sur le vide.

« Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et encore un peu de temps, et vous me verrez, parce que je m’en vais auprès du Père. » Encore un peu de temps… Ce temps que vous n'avez pas, que vous n'avez jamais eu — même pour vous. Autant dire qu'on parle dans le vide. Qu'on écrit dans le vide. En pure perte. Et nos pauvres phrases s'allongent et se tordent sur le sol, comme des serpents de feu qu'on piétine sans même s'en rendre compte. Les sentiments font en s'allongeant des ombres gigantesques qui recouvrent les autres, les font disparaître au regard, c'est le temps lui-même qui s'épaissit, qui rend l'autre invisible ou inconsistant, jusqu'à l'accident. Car il y a toujours un accident qui vient rompre la vie sentimentale, qui vient la partager, la faire bifurquer brutalement au moment où l'on s'y attend le moins. Alors l'autre apparaît comme autre, ce qu'il n'avait jamais cessé d'être, et il vient saccager le chemin familier avec ses gros sabots crottés. On peut toujours en appeler à la poésie et à la sagesse, à la bonté, alors, c'est le moment qu'elles choisissent pour nous signifier qu'elles ne nous connaissent pas, que nous ne nous sommes jamais rencontrés. 

Dans les promenades qu'on fait dans les étroits sentiers de la campagne, notre poitrine déchire souvent sans même y prendre garde le fil invisible qu'une araignée vient de tisser inconsidérément d'un bord à l'autre du chemin. Nous sommes toujours surpris que personne n'ait expliqué aux araignées qu'il était parfaitement déraisonnable de produire autant d'efforts en pure perte, car les chemins sont faits pour être traversés par les hommes. J'écoutais In Love In Vain, alors, par le trio de Keith Jarrett. C'est en vain que les araignées des chemins creux tissent leurs toiles, et pourtant, elles vont refaire sans cesse cet effort inutile. Elles aussi, elles disent : « C'est moi ! », mais nous ne pouvons pas les entendre ; nous n'avons pas le temps et nous sommes les plus forts. Les phrases des araignées ne nous arrêtent pas, et pourtant elles ne cesseront jamais de les écrire, ces phrases presque illisibles, elles ne cesseront pas de tisser des fils invisibles reliant les deux bords de la réalité, cette réalité que nous traversons sans la voir. Autant nous les déchirons facilement, autant elles reviendront éternellement. Un désir n'empêche jamais l'autre désir de reprendre là où il était, jusqu'à l'absurde. Il faut être fou pour aimer en sachant que notre amour va être immanquablement déchiré par la poitrine inattentive de la passante. L'accident est prévu dès l'origine.

La haute mer de Flaubert, c'est qu'il sait que l'accident est la règle. L'exception, c'est le chemin. Écrire sans tomber, sans être déchiré, sans aimer en vain, c'est une fiction. C'est humain, de se raconter des histoires. Personne n'aurait le courage de se mettre en route, sans elles. Personne n'arriverait à la fin de la phrase, s'il ne s'étourdissait pas de sa propre folie, de son propre aveuglement. Il y a trop de chemins, trop d'embranchements, trop de réalité qui se lève sous nos pas. Il faut fermer les yeux et foncer tout droit, il faut avoir confiance en sa chance, même quand elle ne nous a jamais souri, nous croisant. Nous sommes ridicules ? Bien sûr. La seule manière de ne pas l'être est de se taire à jamais.

C'est dans le second disque du trio de Keith Jarrett, enregistré en studio au milieu des années 80 (Standards, Vol. 2), sans doute le plus beau de tous, que les titres nous parlent le plus directement. So TenderMoon And SandIn Love In VainNever Let Me GoIf I Should Lose YouI Fall In Love Too Easily. On croirait vraiment qu'il a composé ce disque en pensant directement à nous. C'est trop beau pour être vrai. Je n'oublierai jamais l'été passé à Annecy, cette année-là, avec Céline et Corinne. Quelle insouciance, quelle gaieté, quelle joie ! J'ai du mal à croire que cette vie-là fut la mienne. En ce temps-là, je n'aurais jamais eu l'idée parfaitement saugrenue d'écrire, d'écrire autre chose que des lettres d'amour ! Heureux d'avoir connu quelques années innocentes… C'est toujours ça que les cons n'auront pas. Il me semble, mais peut-être est-ce une illusion, que la connerie ne s'était pas encore diffusée à tous les étages de la société française, alors, qu'il y avait encore pas mal de place pour la joie et l'improvisation amoureuse, que le réseau vicieux et étouffant était encore lâche, même s'il pointait déjà le bout de son nez. La tendresse n'était pas encore un produit de consommation courante, la liberté pas un concept vide, et l'érotisme ne s'était pas encore complètement déconsidéré. Personne dans ces années-là n'aurait imaginé que les bistrots seraient un jour remplacés par les réseaux sociaux, qu'on se marierait entre hommes, qu'on parlerait sérieusement de « narratifs », que le lien-social était une petite chose souffreteuse qu'il fallait sans cesse réparer, que le sexe serait remplacé par le genre, qu'on aurait peur d'une grippe, qu'on se saluerait en s'envoyant des coups de coudes, que la plus haute ambition des jeunes gens serait d'être influenceurs ou de faire du muscle dans des salles de sport et que la littérature (en France !) serait bientôt une chose qui n'intéresserait plus personne. La musique était encore un art respecté, la variété s'appelait encore la variété, on ne parlait pas à ses amis à travers des écrans, les femmes n'étaient pas occupées exclusivement à faire des procès aux hommes et Paris était encore une ville habitable, de même que Lyon et Marseille. Les voyages avaient encore le goût du voyage, c'est-à-dire de la distance et de l'étrangeté, du dépaysement. Comment ce monde-là a-t-il pu être englouti sous nos yeux en si peu de temps, et sans laisser de trace ? C'est inimaginable ! Aurait-il perduré que je n'aurais jamais eu l'idée d'écrire. Je n'étais pas fait pour ça. D'autres s'en chargeaient et c'était très bien ainsi. Les sentiments n'étaient pas encore suspects et toutes les femmes revêches. Elles ne pouvaient pas l'être toutes, revêches, il suffit d'écouter l'introduction de So Tender, par Keith Jarrett, pour en être persuadé. On n'improvise pas une telle musique dans un monde où les femmes sont devenues les pires ennemies des hommes, c'est impossible. Les sentiments se sont tellement allongés, comme le café ou comme les putes, qu'ils n'ont plus aucune saveur, et qu'il faut y ajouter des exhausteurs de goût, et beaucoup de sucre. Les mots n'avaient pas encore cette odeur de charogne que leur donne le mensonge empilé sur l'imbécilité, la peur et la hargne n'avaient pas encore élu domicile dans les corps aliénés et épilés, la brutalité ordinaire et la marchandisation du système immunitaire n'étaient pas encore acceptées par une population hébétée qui ignore ce qui lui est propre. Un internaute répond « Elton John » à la question : La musique de quel artiste tu peux écouter une journée entière sans te fatiguer (sic) ? Il est dorénavant plus rapide et plus simple de signaler les mots qui ne mentent pas. On apprend aujourd'hui que les arbres aussi peuvent être timides entre eux ; ils sont donc désormais plus civilisés que la plupart des humains. 

Nous sommes des « invités à l'attention », selon le mot de Claudel. Entre les phrases et l'être, il ne peut y avoir qu'un silence reporté, celui qui émane de la timidité devant la Création. Nous sommes pourtant les spectateurs bavards et hystériques d'un sens absent qui occupe tout l'espace. Je suis bien forcé de regarder dans le passé, puisque le présent me fuit obstinément et que l'avenir me dégoûte. Au moins n'ai-je pas de sens sur les mains, ou si peu que personne n'y croit. 

Te souviens-tu, Jean-Philippe, quand tu nous lisais de longs passages d'Ubu roi à Saint-Michel, debout sur les tables ? Tu aimais qu'on te prenne pour un dingue, mais un dingue lettré. L'époque était tendre avec les farces, mais tu n'as pas eu l'attention que tu méritais, pas plus que Mark l'Américain, si maigre et tendrement arrogant, qui jouait de la guitare électrique comme Jimmy Hendrix, pas plus que Dominique et ses petites fesses rondes et dures qui nous invitait le mercredi après-midi à manger des frites et des olives en ville. Pourtant, nous en faisions, des phrases ridicules et prétentieuses qui laissaient nos professeurs épuisés et vaguement admiratifs. Nous avons aimé les rendre fous, mais ça restait dans les limites d'une société dont l'homogénéité n'était guère remise en question. Quand j'y pense, je vois bien que nous étions aimables et attentifs même dans la volonté de nuire. On ne se défait pas si facilement des manières dont on hérite, et nos parents, dans l'ensemble, ne giflaient pas facilement leurs grands-mères. Je pense à Simone et sa détestation des bourgeois : elle aurait dû me haïr, mais elle n'y parvenait pas, parce que nous avions des goûts musicaux communs. Je pense à Michel qui trouvait que nous n'étions pas assez révolutionnaires. Je pense au Père Tresh qui tolérait mes cheveux longs parce que j'allais discuter de Beethoven avec lui après le repas du soir. Je pense à Christian qui se branlait tous les matins sans que notre présence le dérange, et qui nous avait appris le mot « prépuce ». Où allions-nous ? Nul n'aurait su le dire, mais personne n'avait de réelle inquiétude quant au monde dans lequel il s'agissait de se faufiler après tant d'autres, même quand nos discours prétendaient l'abattre. Nous jouions le rôle qu'on attendait de nous avec une désinvolture qui rassurait nos aînés. Les pleurs et les lamentations, les tourments et le découragement n'étaient qu'une figure de style passagère, un rite, un moment à passer entre nous, les nouveaux-venus, une communion vacharde et exaltante qui nous donnait l'impression d'exister plus et mieux que les vieux. La sexualité était à la fois fraîche et solennelle, et nous nous y ébattions avec une curiosité émerveillée dont nous n'avons pas réussi à perdre le goût. Le temps des coups n'était pas encore venu ; nous étions tellement habitués aux caresses que notre imagination ne pouvait envisager très longtemps d'autres gestes. Rien ne nous avait préparés à la guerre incivile. 

C'est dans la musique que l'Attention est par force la bienvenue, et même la nécessaire. Entre deux sons, entre deux phrases, entre deux accords, c'est cette attention appliquée et travaillée, rendue audible, qui fait le musical par le geste et l'intention qu'elle demande. Ça se passe de la même manière que dans la sexualité : on peut dire qu'il n'y a pas de vraie musique sans érotisme de la pensée. La musique est sortie des mots comme la nuit sort du jour, quand tout le monde croit que c'est le contraire. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui entendent, ceux qui ouvrent les yeux dans la nuit noire. 

Les enfants vont bien ? Oui, ça va. Christie a prévu de rester ? Je ne sais pas. Kevin a encore été collé. Ah bon ? Qu'a-t-il encore fait ? Il imitait GMK en cours de maths. Quel crétin! Mais non, mais non, il a raison. Mais qui est GMK ? Tu ne connais pas GMK ? Non, je ne connais pas GMK. T'auras vraiment tout raté, toi, dans ta vie ! Elle boit du vin blanc glacé, il boit de la bière. Elle est belle et blonde, il est barbu et roux. Sans moi, on ne serait pas là… Sans toi on ne serait pas là, c'est la vérité. Tu ne te sens pas responsable du tout ? Non. Pourquoi, je devrais ? Un divorce, c'est toujours quelque chose de complexe. Moi j'ai une explication très simple. Tu simplifies toujours tout. C'est vrai, ça, je simplifie ce que tu compliques à souhait. Tu dis ça parce que j'ai couché avec Robert, mais ce n'est pas la seule raison. C'est la seule raison qui nous a conduit ici. Tu crois que les couples meurent de mort subite ? Tu ne trouves pas que ça sent la sardine ? La sardine ? Oui, la sardine en boîte. Non, je ne sens rien. Je sens cette odeur depuis deux jours. Tu en as mangé ? Mais non ! Tu dis ça pour détourner la conversation. Tu appelles ça une conversation, toi ? Moi, j'essaie d'avoir une conversation avec toi, oui. Je suis cocu, et en plus je ne sais pas discuter, c'est ça ? Si tu savais… Si je savais quoi ? Robert ne baise pas bien ? Tu vas te plaindre de ses services ? J'ai envie de te frapper ! Là où je me sens le plus en vie, c'est quand je tripote tes nichons. Ah bon, vraiment ? Non, t'as raison, c'est pas quand je tripote tes nichons, c'est quand je pelote ton cul. Ça nous éloigne un peu du sujet de notre rendez-vous , tout ça. Oui, un peu. Mais il fallait quand-même que ce soit dit. 

Le talent d'avoir de la chance, ça on peut dire sans crainte de se tromper qu'on en aura bougrement manqué ! Si je pouvais mourir de mort subite, là, à l'instant, tout serait réglé. Mozart : « Je me trouve comme un lièvre dans du poivre. » Tantôt ils nous lèchent, tantôt ils nous mordent. 

Je me suis intéressé à Amanda Lear, la semaine passée. Dieu sait pourquoi ! Mais Dieu ne me dit jamais rien. C'est un petit cachotier. Cora se sent très seule ; c'est normal, elle l'est. Elle devrait écouter les Gurrelieder, de Schoenberg. Sophie était allée m'acheter Picasso, le héros, de Sollers, à la FNAC Montparnasse. Comme il était là, elle lui avait demandé une dédicace (mais pour elle !). J'ai donc dans ma bibliothèque un livre de lui qui est dédicacé à quelqu'un d'autre que moi. Elle est folle d'avoir fait un bébé ! Pour l'instant, elle est heureuse, mais je préfère ne pas penser à la suite… Des spécialistes étudiaient à la loupe l'implantation des poils pubiens d'Amanda Lear, dans les photos qu'elle avait faites dans Playboy, pour déterminer si c'était un garçon ou une fille. On lui demande si elle était le genre de Sylvio Berlusconi : « Ah non, pas du tout ! Il n'aimait que les Italiennes brunes aux gros seins avec plein de poils sous les bras. » Voilà qui fait rêver…

J'ai attendu trop tard : ce matin, quand je veux cueillir des roses et des iris pour faire un bouquet, les fleurs perdent leurs pétales au moindre mouvement. Ce matin de printemps ressemble à l'automne. « Je ne suis pas celle que vous croyez », semble me dire la nature. Sollers est mort, hier, enfin, avant-hier, mais j'ai appris sa mort hier matin. Trop tard ! Tout est toujours trop tard, avec moi. Mon jardin n'est pas vraiment mon jardin, je n'en suis pas le maître, visiblement. Il n'en fait qu'à sa tête. J'entends le troisième mouvement de la troisième symphonie de Brahms à la radio. J'ai écrit très rapidement (trop) un petit texte en hommage à Philippe S. Page 105 de son Carnet de nuit : « Elle ne donne pas signe de vie. C'est inespéré. » Pourtant, la journée d'hier avait bien mal commencé… À Neuf heures, l'émission Répliques de Finkielkraut, « La vie avec un chien ». Rien à en tirer, on tourne le bouton. Et Finkielkraut qui s'extasie sur Yes, nom donné à une chienne par l'auteur (l'autrice). Il leur parle d'un ton doucereux de jeune nonne souffreteuse qui ne veut pas choquer la mère supérieure en lui parlant de ses problèmes intestinaux. Pourquoi ? Ils ont un cancer ? Tout m'énerve ! Le Lys d'Or : LSD. Hier-soir, j'ai essayé de regarder The Doors, d'Oliver Stone. Impossible, c'est un gros nougat pâteux et sans intérêt. Ça m'a seulement donné envie de reprendre du LSD. « J'ai envie de me mettre la tête dans le plâtre » (Roland Barthes) Je repense à la chambre 111. Ariane et ses gros seins, qui suçait son pouce en disant « Maman ! » quand on baisait. On avait joué la première sonate de Bach, du Fauré, du Beethoven, du Schumann, et quoi encore ? Son visage rond, son sourire confit. Plus tard, elle a rencontré son mari, un clarinettiste moustachu qui aimait les femmes « bien bustées » et qui la baisait sur le capot de leur voiture, dans la forêt, du côté de Brive-la-Gaillarde. J'ai retrouvé un livre de Jean-Pierre Dufreigne qu'elle m'avait offert : Le génie des orifices. « Nous crachâmes donc la blanche pituite au matin. » Des orifices, pas des origines ! Les imbéciles habituels de la droitardise de plomb en font des caisses sur une pauvre page assez faiblarde écrite par le ministre de l'Économie. Depuis deux semaines, on y a droit quotidiennement. Ils rivalisent d'“humour” vengeur et moral, ces cons. Ils vont même jusqu'à plaindre sa femme et ses enfants ! Tout ça parce qu'il a parlé d'un cul, d'un trou du cul, d'un anus. « Mais c'est mal écrit ! » gnagnagna… Ce sont eux, les trous de balle. Érotisme contre pornographie, devoir moral contre talent littéraire, impôts contre décence commune, tout y passe, sans qu'ils se lassent. C'est ça, la Bêtise : l'absence de lassitude. La reprise incessante, la vindicte vengeresse, le cul leur est la porte de l'enfer, ça les obsède, quoi qu'ils en disent. Ça revient éternellement. 

Il y a beaucoup de très belles photos de Sollers. C'est comme les musiciens de jazz qui sont toujours photogéniques, je ne sais pas pourquoi. C'est incroyable, ces images ! Je ne cesse d'y revenir. Isabelle, par exemple. J'ai réussi une photographie, d'elle. Une seule, mais j'en suis vraiment fier. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné un être laisse sortir de lui cette chose mystérieuse qui fond sur nous comme une évidence ? Il faut être là. Présent. C'est l'attention qui est prise au mot. On ne comprend pas, et tant mieux. C'est tout à fait comme si la personne devant l'objectif se mettait tout à coup à parler en une langue étrangère, une langue qu'elle n'a jamais apprise. C'est l'Exception qui se montre, bousculant au passage la règle et les signes sociaux. Ça va au-delà. Si ce qu'on est exprime exactement ce qu'on veut être, c'est qu'il manque quelque chose. L'être doit se laisser être plus, c'est à cette condition qu'il séduit et bouleverse. Les femmes, parfois, devant un œil extérieur, laissent leurs orifices s'ouvrir, à leur insu. Ça ne dure pas. Elles ont trop peur de ce qui peut en sortir. Les signes de la vie intérieure sont toujours dangereux, quand ils sont intacts. C'est un au-delà qui se manifeste, ça déborde, et quand c'est sorti, il est trop tard pour rattraper la chose. Nous le savons tous confusément. La photographie devrait servir d'abord à ça : révéler la double existence, la langue amadou. Amadou vient d'amoureux. L'amoureux prend feu quand il voit, quand il est face à l'image qui parle une langue inconnue : les dix mois de la nuit rouge. Une saison en enfer. C'est toujours une histoire de langue, de langues de feu. 

dimanche 29 janvier 2012

Dans le bleu


Flaubert à Laure de Maupassant, parlant de son ami Alfred Le Poittevin: « Quels voyages il m'a fait fait faire dans le bleu, celui-là ! »

Mère était plutôt Monet, alors que je suis du côté de Manet.

Il faut écouter, côte à côte (ou dos à dos), le scherzo de la sonate en la mineur, de Schubert, et l'allegro de la dernière sonate de Haydn.

Mozart et Beethoven, par Casez, au pastel, encadrent son saint Jérôme, à la tête du lit. Ces trois-là ne se quittent jamais, ne me quittent jamais. J'essaie de tenir le second violon dans le quatuor.

Comme une aiguille donnant le nord, plantée dans le bleu, la fugue en mi majeur du IIe livre du Clavier bien tempéré.

Pour se sauver de la sale bouillie dépressive de l'art contemporain ?

Tacite sous les fleurs d'étincelles… j'ai inventé le premier tableau poilu. Ça va se vendre, ça ?