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mercredi 17 février 2021

Un paragraphe

Je suis dans les bras de Christine, dans le salon de la rue Joseph de Maistre, devant la fenêtre qui donne sur la cour. Je pleure car je ne veux pas la quitter, mais je viens de lui avouer que j'étais amoureux de Céline, et que je ne veux pas y renoncer. Avoir deux femmes, c'est quand-même pas la mer à boire. Céline a la moitié de mon âge, et Christine à neuf ans de plus que moi, il y a vingt-quatre ans d'écart entre ces deux femmes. Elle me somme de choisir, moi qui ai horreur de choisir. Elle doit penser que je vais la choisir, elle, car je l'aime vraiment. Il n'y a pas de tags dans les rues. Mais non, je ne veux pas me passer de Céline. Est-ce qu'il y en a une de plus jolie que l'autre ? Non, ce n'est pas ça. Alors quoi ? Céline est jeune, très jeune. Elle découvre la sexualité avec moi. On s'entend tellement bien. Je peux tout lui demander. D'ailleurs, non, je n'ai même pas à demander. Elle devance tous mes désirs. Pourtant, objectivement, je préfère faire l'amour avec Christine. On s'est toujours très bien entendu dans le sexe. C'est sans doute la chose qui me plaît le plus chez elle, sa manière de faire l'amour, son corps, sa chatte, son cul, ses poils sous les aisselles, enfin tout ça, tout ça me plaît depuis que je l'ai rencontrée, torse nu dans un couloir de l'ancien conservatoire d'Annecy, ses larges aréoles, sa peau mate, son ventre, tout. Elle m'a beaucoup trompé, Christine, mais pas en cachette. Elle m'a rendu fou de jalousie, elle m'a même fait coucher avec elle et son amant Michel, parce qu'elle nous aimait tous les deux. Nous nous sommes quittés plusieurs fois, et plusieurs fois nous nous sommes remis ensemble, nous ne pouvions pas nous passer l'un de l'autre, c'était physique, comme on dit. Elle a un derrière splendide. C'est un animal. Elle m'a tout appris. On est amoureux, on croit qu'on ne peut pas se passer de celle dont on est amoureux, qu'elle est vraiment spéciale, irremplaçable, unique, on est accordé au goût de son sexe, à ses odeurs, à ses gestes et au timbre de sa voix, son cul, par exemple, comment pourrait-on se passer de ça, et puis l'autre, là, l'autre fille, l'autre femme, à part sa nouveauté, à part sa fraicheur, à part le frisson qu'elle fait courir en nous quand elle semble amoureuse, qu'est-ce qu'elle a pour elle ? Elle a des pieds un peu ridicules. Ses fesses ne sont pas terribles. Elle est un peu godiche, un peu grande, mais elle a de très beaux seins et de très beaux cheveux. Un grand nez, aussi. Des yeux merveilleux. Et puis, elle, au moins, je ne peux pas l'imaginer dans les bras d'un autre. Elle est à mes pieds. Je la domine. Il n'y a aucun rapport de force entre nous — parce que toute la force est de mon côté. J'aime Christine, je l'aime vraiment, mais j'ai découvert une chose qui m'épuise et me dégoûte : les compromis. J'ai découvert qu'on ne pouvait pas vivre avec une femme sans faire des compromis. Sur tout. Les journées ou les semaines se passent à faire des compromis. On fait des compromis toute l'année. Tout se négocie. Tout se discute, se marchande. Avec Céline : rien. Tout est là immédiatement, à disposition. On veut, on prend, on fait, on dit. J'avais trente ans, et j'avais l'impression de renaître. Être un homme, c'est donc ça ? Que s'était-il passé entre mon adolescence et ce moment où je me suis découvert homme ? Une zone étrange, compliquée, riche, faite d'une accumulation incroyable de sensations, de désirs, de désespoirs, de bêtise, d'ivresse. Tout est possible et pourtant rien n'aboutit vraiment, tous les chemins sont ouverts, on oublie, d'un jour sur l'autre, on goûte à tout, on est écœuré, effrayé, perdu, mais le cœur vibre, toute la journée, on a les couilles pleines et la pensée désinvolte, on ne fait pas très attention, mais tous ces regards, tous ces corps, toutes ces bouches, on les absorbe comme un affamé. Ces quinze années c'était l'éternité. On peut dire qu'on l'a connue, avec le soleil, avec la mer, avec l'été, avec la ville, avec un corps qui ne se manifeste pas, qui sert fidèlement. Cette éternité très peuplée, où l'on ce cessait de parler de solitude, où les corps passaient comme des cartes dans les mains, on pensait qu'on allait tous les emporter avec nous, qu'ils seraient là pour toujours, ces personnages fidèles et changeants, qu'ils allaient seulement se transformer, au même rythme que nous. En réalité, nous étions indifférents les uns aux autres, pris dans un tourbillon où personne ne regardait personne, mais on se tenait compagnie, et c'était bien agréable. Il y avait de la musique partout, dans toutes les heures, dans tous les interstices de nos vies, personne n'avait d'ambition, du moins le croyais-je, notre monde était à part du monde, il était minuscule et indemne. On se sentait chez soi. C'est déjà ça. Quelqu'un pourrait-il m'expliquer ce que c'est que de vivre ? Vivre… Ça ne peut pas être seulement ça, tout de même ! Le plaisir et le déplaisir, l'attente et le comble, la nuit et le jour, les hôpitaux et les églises, la mère et les femmes, la crainte et l'abandon, ça ne peut pas suffire à faire un monde ! J'aimerais savoir ce qui manque, mais je l'ignore. Peut-être que rien ne manque, que tout est là, mais qu'on ne sait pas relier le tout ? L'oubli, voilà la seule réalité, la seule chose qu'on ait de commun avec ceux qu'on aime ; la vitesse à laquelle on oublie, le manque de synchronisme de tout ça me saute aux yeux, aujourd'hui qu'il est trop tard. Personne ne marche du même pas. Les pieds sont des cons, les femmes sont des connes, et moi aussi je suis un con. Là, tout de suite, j'aimerais bien fumer une cigarette avec une jeune fille qui se demanderait si je suis en train de la draguer. 

vendredi 21 septembre 2018

Petit portrait en prose (18)



Un beau jour, son père a trompé sa mère. Là, c'en fut fini de nous deux : elle a réalisé qu'elle aussi était une femme, et que j'étais un homme.

***

Quand je l'ai rencontrée, elle était paraît-il amoureuse d'un petit gars de sa cité, un certain Idir. Je ne l'ai jamais vu, lui. C'est surtout sa mère qui me racontait que C. était amoureuse de ce garçon, mais moi, je voyais bien que sa fille s'arrangeait toujours pour être là quand je m'y trouvais. Elle allait m'acheter des glaces, elle voulait m'aider à déménager, à ranger, à bricoler, elle voulait aller se promener avec moi, elle voulait que je lui fasse découvrir Paris, bref, elle faisait mon siège, l'air de rien, avec son air indolent de petite innocente.

C'était moi, l'innocent. Nous étions innocents de tout. Cette innocence a creusé un trou dans ma vie.

Elle habitait à Montreuil, et s'y trouvait très bien. De sa mère elle avait hérité d'un grand nez et de quelques kabyleries. Elle était grande, sportive, et possédait une magnifique chevelure, avait de très jolis seins et posait pour moi avec une parfaite bonne volonté. 

Personne ne savait ce qui se passait entre nous, sauf Anne, fidèle Brangaine qui favorisait nos rencontres et gardait notre secret. Nous avions déjà passé plusieurs nuits ensemble, de manière complètement secrète, mais nous n'avions pas réellement fait l'amour. Et puis, le soir de Noël (ou de la saint Sylvestre, je ne sais plus), elle est venue me rejoindre chez moi en cachette. Comme elle était encore vierge et que je n'avais évidemment pas de capotes, j'ai préféré l'enculer, c'était plus sûr. Qu'est-ce qu'on a pu rire, cette nuit-là ! Ça l'a bien un peu intriguée, le coup de la sodomie, mais elle s'y est prêtée de bonne grâce. De toute façon, elle était toujours partante pour l'aventure. 

Plusieurs fois j'étais allé chez eux, à Montreuil, dans leur grand appartement très haut situé. Son frère et ses parents m'adoraient. Et personne, jamais, ne se serait douté que je puisse coucher avec la petite. Qu'elle puisse avoir du goût pour un homme qui avait quinze ans de plus qu'elle, et même qu'elle puisse en être amoureuse, ça ne les a jamais effleurés. 

Comme je venais de vendre ma maison, j'avais un peu d'argent, que j'ai claqué très rapidement en l'emmenant dans tous les restaurants de Paris. Nous avons énormément marché dans la ville, nous avons passé des nuits dehors, sur les quais, dans des parcs, elle avait les clefs de chez moi, et je l'y trouvais très souvent en rentrant du travail ; c'était une sensation de liberté extraordinaire. Ou alors, si elle n'y était pas, je trouvais l'appartement rempli de petits mots, poèmes ou dessins, joliment disposés dans des endroits inattendus. Je ne sais pas si la différence d'âge est en cause, mais il n'y avait entre nous aucune des habituelles stratégies qui ont cours dans les couples et qui les rendent si pénibles. Aucune contrainte, aucune pesanteur, mais surtout aucune négociation. Farfelus nous étions, mais elle était sérieuse et appliquée dans sa farfellerie : surprenante, tendre, espiègle, lyrique parfois, mais toujours gaie et agile, généreuse, elle savait marcher au rythme de notre secret et lui faire rendre un son singulier.

Quand je repense à cette merveilleuse jeune fille, dont la grâce éclatait à chaque instant et dans chaque geste, dont la gourmandise extatique était un poème en soi, j'ai de la nostalgie pour cette vie simple et gaie, fluide, qui a duré trois ans. Pourtant, et même si elle fut difficile, je remercie le Ciel de notre séparation. Ce genre de relation ne doit pas durer plus longtemps, si l'on veut éviter la prison du naturel. À l'abri du secret peut fleurir un bonheur fou, mais terrible, qui nous arrime à nous-mêmes bien mieux que la pire des souffrances.