samedi 26 mars 2016

Saint Matthieu (3)


Seulement, une fois cette double signification découverte, la musique de Bach prend tout à coup une résonance tout autre. Si, dans le choral de l'Orgelbüchlein consacré à la Chute d'Adam, nous songeons que les lourdes sautes descendantes de la pédale qui scandent sans répit le développement contrapuntique du choral ne sont pas seulement un nouveau jeu gratuit de contrepoint, mais nous rappellent sans cesse la chute du genre humain, notre esprit ne pourra plus, en écoutant ce choral, se distraire de la pensée de la Faute, et l'œuvre deviendra, mieux qu'un sermon banal, le plus puissant des auxiliaires de la méditation : ainsi la musique aura-t-elle rempli la plus haute de ses missions : celle de rapprocher l'homme de son Dieu. Car Bach ne décrit pas gratuitement, pour l'amusement. Il commente, souligne, suggère ; l'idée parfois, l'image souvent, le mot toujours. Ainsi sa musique équivaut à la plus ingénieuse explication de textes, à la plus utile des exégèses.

Si Bach n'eût été que miniaturiste, il n'eût pas, peut-être, pris dans l'histoire musicale la place unique qui est la sienne. Mais cette perfection, cette minutie du détail, loin d'enlever quoi que ce soit à la profondeur de son inspiration, à l'ampleur de ses conceptions, et parce qu'elle se surajoute à elles, les magnifie et les rend plus frappantes encore.

En outre, l'inégalable maîtrise du grand Cantor nous pousse parfois à le considérer comme une sorte d'abstraction de la perfection, à oublier qu'il a lui aussi évolué, tâtonné, cherché. La comparaison des deux Passions, écrites à huit ans de distance, en sera un singulier témoignage. De Saint-Jean à Saint-Matthieu, il n'a pas seulement équilibré la longueur de ses morceaux, mis au point le rôle de l'arioso et inventé le "thème de timbre" du quatuor à cordes pour représenter Jésus, mais encore assoupli son vocabulaire (la 7e diminuée, presque exclusivement réprobatrice dans Saint Jean, devient également dans Matthieu humanisation et attendrissement) ; donné à l'harmonisation de ses chorals, — sans en rien renoncer à la minutie de la traduction du mot, justification fondamentale de toutes ses "audaces" harmoniques, — une valeur architecturale nouvelle (la tension harmonique croissant avec la marche du drame pour se relâcher après la mort du Sauveur) ; créé une nouvelle notion thématique en choisissant dans le texte deux mots-clefs caractéristiques se complétant ou s'opposant, et d'où il tire non seulement le modelé de thèmes à deux éléments — qui souvent, par leur développement, préfigurent l'essentiel de la sonate dithématique — mais jusqu'à l'instrumentation elle-même ; perfectionné des trouvailles dramatiques qui n'étaient qu'esquissées dans l'aîné des deux chefs-d'œuvre — par exemple le Ich bin's du choral répondant à la question des disciples : "Maître, dites-nous qui est le traître ?" Et l'on pourrait multiplier les exemples.

De tout cela, Bach n'a écrit ni traité ni programme. Il nous faut à toute force, aujourd'hui, des symboles outrés et des "explicitations" grandiloquentes, de manière à pouvoir juger une œuvre sur son commentaire plus que son contenu — ce qui est plus facile. Nous ne savons pas que, ce faisant, nous nous bornons à caricaturer l'un des travers de ce romantisme dont nous affectons si souvent de sourire.

À force de vénérer Bach, a-t-on pu dire, on ne le connaît plus. C'est le propre des chefs-dœuvre d'être un peu ce que l'on veut qu'ils soient. Nous ne les en aimerons que mieux si, renonçant aux verbalismes faciles et emphatiques, nous savons nous approcher d'eux pour recevoir avec humilité les innombrables leçons d'obéissance et d'amour du travail bien fait qu'ils nous dispensent avec une inestimable profusion.

(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)


Saint Matthieu (2)


Car enfin, il ne s'agit pas de savoir si une telle conception dérange les idées reçues, si elle concorde avec l'idée que l'on se faisait du maître de la musique pure ; il ne s'agit pas de dire, avec tel musicien sériel, que "nous déplaît" (sic) l'idée d'un Bach modelant son inspiration sur l'image du mot à traduire ; il s'agit de savoir si cela est ou n'est pas. Pour le savoir Pirro et Schweitzer avaient opéré des sondages dans un ensemble d'œuvres considérable. Ils avaient ainsi prouvé la généralité de la conception. Il restait à en établir la constance, ce qui ne pouvait se faire qu'en scrutant sans rien omettre la totalité d'un groupe d'œuvres caractéristique et d'importance suffisante. C'est ce que nous avons tenté ici. Schweitzer nous dit par exemple, avec des citations prises dans les cantates, que Bach "emploie communément un procédé qui consiste à représenter par les sons des mots tels que marcher ou courir". Un exemple seul ne prouve rien ; mais Schweitzer en cite douze. Cela commence à devenir plus sérieux. Si maintenant nous feuilletons les récitatifs des deux Passions pour y relever les expressions indiquant un mouvement : "il s'en alla, il se leva, il vint vers eux" etc., on voit que sur cinquante-sept exemples, cinquante et un sont concordants et emploient un mouvement ascendant identique et caractéristique ; quant aux six exemples non conformes, ils peuvent tous s'expliquer par le contexte. Dès lors, peut-on encore parler de coïncidence ? Mieux, on trouve dans Saint-Jean, au début de la deuxième partie, la phrase négative correspondante und sie gingen nicht, "et ils n'allèrent pas" ; Bach traduit par le mouvement inverse, descendant !

Il faut en prendre son parti. Bach est bien le successeur des compositeurs inconnus de l'époque grégorienne qui faisaient roucouler la tourterelle en notes liquescentes, des auteurs de motets qui dépeignaient par des lignes mélodiques appropriées, au XIIIe siècle, le Descendi in hortum meum et la courbe des vallées — convallium — se découpant sur l'horizon, des madrigalistes du XVIe siècle et des subtilités visuelles de la musica reservata. (…) Bach est même le plus figuraliste de tous les figuralistes. S'il évite le ridicule de Kuhnau ou celui de Dussek décrivant au piano-forte la mort de Marie-Antoinette avec le tumulte des républicains, l'"invocation à l'Être Suprême" l'instant avant sa mort et le "bruit de la guillotine" (glissando sur trois octaves), ce n'est pas qu'il ait poussé moins loin la minutie descriptive, encore qu'il néglige de la souligner, comme eux, par de puériles étiquettes ; c'est seulement parce que ce perpétuel commentaire s'incorpore à une force d'invention mélodique et harmonique qui pourrait à la rigueur permettre d'oublier la signification extra-musicale de son langage, et parce que cette seule signification musicale est en soi assez riche pour permettre à l'œuvre de subsister par elle-même.

(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)


(Arioso du parfum répandu)

Tränenflüßen (les larmes) est ici le "mot-clef". Gamme descendante qui assimile le parfum aux larmes répandues.

Saint Matthieu (1)


Les Passions de Bach ne sont pas plus traduisibles qu'Othello ou Pelléas ; mais il ne s'agit pas seulement, dans cette constatation, de préserver une sonorité abstraite : ce n'est là qu'un des aspects, important certes, mais secondaire, de l'accord miraculeux entre ce que Marcel Beaufils dénomme "musique du son, musique du verbe". Le XIXe siècle, fidèle en cela à une longue tradition, voulait avant tout comprendre ce qu'on lui chantait : il traduisait tout, et adaptait au besoin. Notre XXe siècle, réagissant contre d'incontestables excès, a peut-être déplacé l'infidélité au lieu de la supprimer. Tendu à l'excès vers ce qu'il dénomme le "respect du texte original", il ne regrette plus de ne pas saisir le sens pourvu qu'il obtienne la sonorité. À tout prendre, l'erreur est pire. L'étude des Passions que nous entreprendrons ici en porte témoignage. Car il n'est pas d'œuvre, peut-être, où chaque mot se trouve davantage soupesé, analysé, traduit avec les moindres résonances à la fois de sa sonorité et de sa signification. Il n'est pas jusqu'à l'instrumentation, jusqu'à la forme mélodique des thèmes et de leur structure qui ne soient la traduction même d'un mot-clef, présent dans chaque arioso ou chaque air, mot d'où jaillissent presque spontanément le thème, la forme, l'instrumentation, la mélodie même que ce mot-là requiert. Car la fresque est aussi miniature : lorsqu'on regarde à la loupe le quinzième personnage à gauche, on y voit que chaque cheveu est dessiné, chaque poil du col de fourrure étudié et traduit. Michel-Ange a travaillé avec le pinceau de Jean Fouquet.

Parce que le langage fugué lui est naturel, parce qu'il a écrit l'Offrande musicale et l'Art de la Fugue à titre de démonstrations techniques, sans plus se soucier des instruments susceptibles de la traduire que Théodore Dubois offrant à ses disciples un modèle de réalisation pour une basse donnée, Bach a été depuis cinquante ans le porte-drapeau, l'argument-massue de tous les apologistes de la musique dite "pure". Comme s'il y avait "impureté" à être sensible, émotif, signifiant ! On a été jusqu'à l'annexer au domaine de la musique abstraite, de celle qui se refuse à envisager autre chose que des combinaisons de notes, pour qui toute incursion dans le domaine affectif et surtout descriptif est un péché contre l'Esprit. Combien de musiciens à la courte envolée ont ainsi couvert leur impuissance et leur sécheresse sous l'exemple sans réplique du maître de Saint-Thomas !
(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)


Saint Matthieu (0)



Les grandes œuvres de Bach sont comme ces immenses retables des maîtres du Quattrocento qui lancent leurs flammes d'or et de vermeil au-dessus des autels. Vu de la nef, on n'en distingue ou à peu près que les personnages de premier plan, mais l'on est ébloui par la magnificence des coloris et l'architecture savante des lignes maîtresses. Qu'un peintre moderne copie ces vastes compositions sans en approcher le détail, les traduise en taches de couleur et en lignes abstraites, et son tableau restera valable à l'échelle de l'impressionnisme ou du cubisme.
Mais le visiteur monte les degrés de l'autel et s'approche du retable. Son attention se fixe sur un détail ; il ne voit plus ces grandes lignes, ne sait plus l'harmonie d'ensemble du tableau. Mais il s'aperçoit que cette petite tache que l'on découvrait par la fenêtre de la Crèche est en réalité un paysage entier, aussi minutieusement étudié à sa propre échelle que l'était, par rapport à l'ensemble, la seule présence de cette petite tache bleue indistincte.

Cette approche du tableau à l'échelle du détail est tout aussi impossible si on prend la musique de Bach pour de la musique pure que si on l'étudie sur une traduction quelconque. Que Gounod ait pu concevoir l'idée d'analyser l'harmonie des chorals en éliminant leur texte est proprement extravagant. Cela équivaut à peu près à vouloir expliquer les vers d'un poète à partir d'une version faite dans une autre langue. Quand, dans saint Matthieu, un cruel saut de septième ascendante lance un « Und speieten ihn an », ce brutal crachat prend, par la sonorité et l'accentuation du mot, la valeur d'une image ; quand le voile du temps se déchire du haut en bas, le déchirement s'opère en deux temps, par une descente disjointe qui franchit une treizième — toute l'étendue de la voix du ténor ; on ne peut traduire autrement que par « Depuis le haut » : or c'est un contre-sens, parce que le français accentue haut et le place, grammaticalement, à l'arrivée de la chute ; l'allemand, au contraire, escamote oben entre deux monosyllabes, et c'est le an qui reçoit l'accent à la fin de la descente. De tels exemples se présentent à chaque ligne.
(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)


lundi 14 mars 2016

Le pianiste au homard



1978, 79, 80 ? Je ne me rappelle pas la date. J'étais allé seul au théâtre de Saint-Denis écouter Richter en récital dans Schumann. Il y avait peut-être autre chose que Schumann, c'est possible, mais je ne m'en souviens pas. Je crois bien être parti à l'entracte. Je ne voulais plus rien entendre. Le choc que j'avais reçu en entendant Richter jouer les Novelettes était si fort, si incroyablement fort, que je voulais pas prendre le risque d'être déçu par la suite du programme. J'ai tout de même eu le temps de voir le vieux et déjà complètement aveugle Rubinstein, au bras de sa femme, qui allait saluer Richter dans les coulisses, et qui avait l'air si profondément ému, lui aussi, presque anxieux. Pendant de très nombreuses années, je n'ai pas voulu écouter Schumann joué par un autre pianiste. 

Il y a eu ensuite la sonate en si bémol de Schubert, enregistrée à Prague, en 1972. 

Richter était un demi-dieu, à la maison, quand j'étais enfant. Mais je ne savais pas pourquoi. Je me souviens de la façon dont on prononçait son nom : c'était comme une évidence. Un nom de grand pianiste, de génie du piano. Il y avait Lipatti d'un côté, et Richter de l'autre. Lipatti le familier, le proche, car nous jouions les mêmes morceaux que lui, Bach, Mozart, Chopin, et puis ce Richter, beaucoup plus mystérieux, comme une sorte de divin sauvage. Schubert, alors, je ne savais même pas qu'il avait composé des sonates. On jouait les Impromptus, quelques Moments musicaux, et notre père écoutait ses quatuors, et surtout le quintette à deux violoncelles, une ou deux symphonies, et bien sûr les Lieder. Richter, je ne savais même pas qu'il était russe. 

Quand il joue le trio de la dernière sonate, on sent bien qu'il a du mal à se retenir. Il y a une intranquillité fondamentale chez Richter qui le rend inapte à jouer Bach, par exemple. Mais il joue comme personne le premier mouvement du concerto en ré mineur du même Bach.

Pour comprendre Richter, il faut le voir marcher, dans la neige, près de Moscou. 

Richter, je n'aurais jamais pu m'entendre avec lui, et pourtant je l'adore. 

Très souvent, écoutant Richter, je me dis : mais c'est mauvais ! Il ne joue pas bien. Il fracasse les musiques qu'il joue. Et il est capable de remplir ses interprétations de fausses notes. Il a les épaules trop larges, ça ne passe pas. Le voir s'asseoir devant un piano fait un peu peur, pour le pauvre piano. 

Cette après-midi là, à Rumilly, on avait fait l'amour par terre, sur le tapis, dans le salon, près de piano. Raphaële était comme ça, terriblement impatiente, parfois. Ensuite elle m'avait supplié de lui jouer quelque chose et j'avais joué des Schumann, en lui disant que j'avais honte de les jouer, que je devrais plutôt les lui faire écouter par Richter, et elle m'avait répondu : « Tu les joues mieux que lui. » Je m'étais évidemment moqué d'elle mais j'étais secrètement heureux. Un jour, une après-midi, dans ma vie, j'aurai été l'homme qui joue mieux que Richter. Alors que j'avais encore les doigts mouillés de son con… 

Richter a beaucoup d'humour. Les gens que j'aime et que j'admire ont de l'humour. L'humour dont je parle est une forme d'intelligence. Une intelligence qui dépasse, qui déborde, qui a les épaules trop larges pour le monde tel qu'il va, ou peut-être pour l'homme qu'elle habite, qui gronde, comme le trille de la main gauche à la fin du premier mouvement de la sonate en si bémol, une intelligence qui sait très bien que ça ne va pas durer, qu'on peut le retenir tant qu'on veut, ce premier mouvement, le jouer à un tempo si lent que personne ou presque n'y comprend plus rien, mais que le terrible andante sostenuto va arriver quand-même. 

Richter n'aurait peut-être jamais dû devenir pianiste. D'ailleurs il l'est devenu un peu par hasard. Alors pourquoi est-il si exigent, si difficile avec lui-même (et avec les autres) ? Comme tous les grands de la musique, tous les génies, il est un peu au-delà de la musique, et en-deçà de ses confrères. Ce sont eux qui savent comment faire, pourquoi faire. Lui ne sait pas. Ces êtres-là sont toujours un peu dans le noir. Leur intelligence ne leur sert pas à savoir, mais à faire. Plus ils relient de fils entre eux, plus cela les sépare des autres. Le silence qui suit le trille grave du premier mouvement de la sonate D. 960 est un gouffre dans lequel toute la raison d'un homme peut sombrer. Autant se balader avec un homard en laisse, quand on ose jouer comme ça. Mais dites-moi : si vous avez peur de la folie, pourquoi jouez-vous la musique de Schubert ? Pourquoi l'écoutez-vous, même ? Quand on aime vraiment la musique, on accepte de s'y perdre. On accepte de se taire tout à fait, autrement dit. 

« Je ne parvenais plus à me passer de la présence d’un homard en plastique que je promenais partout avec moi, et dont je ne me séparais qu’au moment d’entrer en scène. » 


Ces êtres-là ne font pas carrière. Ils ne sont pas pianistes, ou chefs d'orchestre, ou violonistes, au sens où on l'entend habituellement. Ils font ce qu'ils savent faire, quand on veut bien d'eux, et la plupart du temps, ils savent que ça ne sert à rien, que c'est "peine perdue". Mais quoi faire d'autre ? Ne me parlez pas d'"ego", s'il vous plaît ! Ça ne rend compte de rien, en ce qui les concerne. Il faudrait inventer une science psychologique qui leur soit adaptée, mais les seuls qui seraient à même de réaliser cette tâche ne trouvent aucun intérêt à le faire et on les comprend. 

Comment, vous me dites que vous n'aimez pas son jeu, son interprétation de telle ou telle œuvre ? Oui, eh bien quoi ? Comme dirait Picasso, « Ça n'a aucoune importanz ! » Écoutez donc un des innombrables pianistes qui font la queue aujourd'hui à l'entrée des salles de concert, un de ceux qui vont être primés aux "Victoires de la musique", par exemple, un de ceux qui vont être invités à la télé, et laissez-nous tranquilles. Allez donc voir et écouter cette petite Chinoise extraordinaire qui fait du trois mille notes à la minute, et foutez-nous la paix. 

Jacques me racontait que quand Richter venait en France, invité par le PCF, c'est lui qu'on chargeait de noter sur la partition les fausses notes du Maître. Pendant le concert, il inscrivait docilement des petites croix sous les passages où Richter avait mis des pains, mais ensuite, quand il s'agissait d'aller lui montrer la partition… Et moi je fais pire, puisque je m'autorise à déblatérer sur des artistes dont j'ai la prétention de vouloir parler comme si je pouvais m'en approcher suffisamment pour être en mesure de discerner quelques traits qui auraient échappé à ceux auxquels je m'adresse.

 « Sa personnalité était plus grande que les possibilités que le piano lui offrait, plus large que le concept même de la maîtrise complète de l'instrument. » C'est Boulez qui parle ainsi de Richter, et je trouve que cette simple phrase dit beaucoup. Il ne faut jamais oublier que Richter était autodidacte. Il a appris le piano un peu de la manière dont un jazzman de jadis apprenait son instrument, c'est-à-dire que les moyens qu'il a acquis étaient directement corrélés à son désir, à sa morphologie, à son être, à son goût, à sa vie intime. On dit souvent que Richter n'avait peur de rien, et que c'était sa grande force. Arrivé au conservatoire de Moscou à vingt-deux ans, c'est-à-dire à l'âge où un pianiste normal en sort, il a eu la chance de tomber sur le plus grand professeur de piano qui ait existé, Heinrich Neuhaus. Quand on confronte un homme à une technique donnée, il peut s'épanouir parfaitement dans la confrontation à une forme qui lui est extérieure, il peut faire de ce détour une force — et c'est ce qui arrive le plus souvent —, mais il peut aussi en garder une sorte de peur, qui peut toujours remonter en lui, un jour ou l'autre, car de cet écart (qui est parfois un grand écart) sourd une énorme quantité de questions, dont la plupart sont sans réponses. Richter n'avait peur ni des communistes, qu'il ignorait superbement, ce qui l'a conduit plusieurs fois hors du Conservatoire, et il n'avait pas non plus la hantise de sa carrière. On peut d'ailleurs dire que d'une certaine manière il n'a pas eu de véritable carrière. « Mettez un petit piano dans un camion et conduisez le long des routes de campagne, prenez le temps de découvrir un nouveau paysage ; s'arrêter dans un joli endroit où il y a une bonne église ; décharger le piano et parler aux habitants ; donner un concert ; offrir des fleurs aux personnes qui ont eu la gentillesse d'y assister ; repartir. » Quand on voulait l'engager pour un concert qui aurait lieu un an plus tard, il répondait : « Comment pourrai-je savoir aujourd'hui si j'aurai envie de jouer dans un an, et surtout quoi ? » Celui qui est libre ne peut pas avoir peur mais il fait peur. La technique de Richter c'est son art, comme l'indique parfaitement le mot grec tekhnè. De la même manière, la technique de Gould est aussi son art. Les "vrais pianistes" sont des pianistes dont la technique ne se sépare pas de leur art. Neuhaus l'a vu immédiatement, et a su tout de suite qu'il n'avait pratiquement rien à apprendre à son génial élève. L'action efficace, le comment, le pianiste russe en avait forgé lui-même le muscle. « J'ai beaucoup appris de lui, même s'il n'arrêtait pas de dire qu'il n'y avait rien qu'il ne puisse m'enseigner ; la musique est écrite pour être jouée et écoutée et m'a toujours semblé être en mesure d'être dirigée sans paroles… Ce fut exactement le cas avec Heinrich Neuhaus. En sa présence, j'étais presque toujours réduit à un silence total. Ce fut une chose extrêmement bonne, car elle signifiait que nous étions concentrés exclusivement sur la musique. Il m'a appris, surtout, le sens du silence et de la signification du chant. Il m'a dit que j'étais incroyablement opiniâtre et ne faisais que ce que je voulais. Il est vrai que je n'ai jamais joué que ce que je voulais. Et donc il m'a laissé faire que ce que j'aimais. »

Comme tous les génies, Richter est une énigme. Le documentaire prodigieux de Monsaingeon le montre parfaitement. Le vieux Richter, momie vivante débarrassée de son homard, mais toujours ironique, sage et mordant à la fois, d'un humour décanté et pincé de poésie, se tient là, face à nous, face à la caméra. Il ne tremble pas. Pour une fois, il parle. Mais il ne dit que ce qu'il veut dire. Le silence prend une place énorme. Là encore, c'est "la signification du chant" qui se laisse voir. Le reste, mes amis, c'est à vous de le découvrir, si vous en êtes capables, et, surtout, si vous en avez le désir vrai. L'art authentique est et doit être une ÉNIGME. Personne ne va vous dire ce que vous devez comprendre (entendre), et s'il se trouve quelqu'un pour ce faire, c'est un menteur et un diable qu'il faut éviter. 

mercredi 9 mars 2016

Tout va bien



Hôtel des Impôts. Grande bâtisse sans âme comme il y en a tant, mais lumineuse. Saint-Nivat-des-Vieux… Ça ne s'invente pas. Ils sont presque tous en groupe : duos, trios, quatuors. C'est étrange d'aller voir son inspecteur des impôts en groupe. Je suis un des seuls solistes. Des rangées de sièges dispersées, des bleus, des rouges, je m'installe derrière, vers la rue, pour avoir une vue panoramique. Sur les six bureaux, deux seulement fonctionnent. Le B1 et le B6. Le B1 est occupé par une dame d'un certain âge, comme on dit, brune, ou châtain foncé, le cheveu court. Le B6, en face de moi, est occupé par une femme d'une quarantaine d'années environ, blonde, le cheveu mi-long et raide. Je prie intérieurement pour passer avec la blonde, et je serai exaucé. Le 157 est allumé, mon numéro est le 161. On est très poli lorsqu'on entre dans le bureau d'un inspecteur des impôts. Je m'étais dit : « Ne sois pas trop poli. » Elle parle peu. Le minimum. J'aime bien sa neutralité. J'ouvre la chemise qui contient mes papiers, en désordre, et je commence à parler. Sans m'écouter, de l'index de la main droite, dont l'ongle est recouvert d'un vernis assez laid, très épais, d'un marron palette tirant sur le gris, elle avise immédiatement le papier essentiel, c'est-à-dire le plus ancien, celui dont dépendent tous les autres. Il ne lui a fallu qu'une seconde pour savoir quoi faire, quand moi je reculais devant l'obstacle depuis un an. Elle me fait comprendre que mes discours ne l'intéressent pas, mais sans être désagréable, elle se contente de faire son travail, avec une efficacité à la fois sérieuse et détachée, sans affect. « On va commencer par ça. » Je suis un peu dépité mais je me soumets immédiatement à sa loi, sans regimber. Ne suis-je pas venu pour qu'on me prenne en charge ?

Avant le bureau de l'inspecteur, à ma droite, une dame de cinquante-cinq ans avec son fils, mongolien, comme il ne faut pas dire. Il est moustachu, évidemment très laid, et d'aspect rébarbatif. « Il va pleuvoir ! » articule-t-il très fort. Tout le monde se retourne pour observer le ciel, car il fait beau. 

Je me dis que je suis dans le bureau de la vitamine B6, celle qui favorise les rêves. Nicole (j'apprendrai ensuite qu'elle s'appelle Nicole) continue de s'affairer, de mettre de l'ordre dans mon foutoir, sans la moindre plainte, sans le plus petit commentaire. On sent bien que les paroles, pour elles, font partie du "travail", et qu'il convient donc de les économiser. Elle a de longues mains, avec des doigts longs et robustes qui m'intimident. J'entends l'imprimante laser qui se met en marche et ce bruit me soulage. Puis elle se lève pour aller à la photocopieuse. Seul dans le bureau, je réalise alors qu'elle ne met pas de parfum, ou alors de manière si discrète qu'à trois heures de l'après-midi on ne le sent déjà plus. (Mais je me dis que les provinciales rentrent à la maison pour le déjeuner, alors que les Parisiennes, non, ce qui les oblige à mettre plus de parfum le matin (ou à employer un parfum plus tenace). (N'empêche, si elle est rentrée à la maison à midi, soit elle ne s'est pas parfumée, soit elle met très peu de parfum (ce qui est un bon point pour elle), soit son parfum ne tient pas.)) 

À chaque couinement du système alpha-numérique (un bruit qui imite vaguement les sonorités qu'on entend dans les aéroports) qui prévient les citoyens qu'un bureau se libère, on voit quelqu'un traverser l'espace. Ceux qui vont au Cadastre ont le plus long chemin à faire. En général, les gens se sont assis face aux bureaux qu'ils pensaient devoir rejoindre mais ce n'est pas toujours le cas, et certains traversent le hall de part en part, sous le regard des autres, à la fois jaloux et soulagés. Ils se savent observés, mais ils ne flanchent pas. Dans le bureau, l'inspecteur attend. 

Un homme de mon âge entre dans la ronde. Il est le mieux habillé de nous tous. Il porte un cartable en cuir et de petites lunettes à montures fines. Un intellectuel. Il ne comprend pas qu'ici il faut faire montre d'humilité, faire profil bas, que l'intelligence affichée et revendiquée dessert plutôt celui qui pense s'en prévaloir. On n'est pas, à l'hôtel des Impôts, comme on est dans la vie normale. On est là parce qu'on doit quelque chose, et qu'on le doit, ce quelque chose, à la Collectivité, autant dire à Dieu ! On est coupable, quand on se trouve à l'hôtel des Impôts. Ou, si on ne l'est pas encore, on le sera dans quelques instants, dès qu'on sera assis en face de l'Inspecteur. On n'a pas d'avocat, on n'a pas de public, mais cela n'empêche pas le verdict de tomber. Si vous êtes là, c'est parce que vous n'avez pas fait ce que vous deviez faire, ou que vous ne l'avez pas fait à temps. Sinon vous seriez à la piscine, ou en train de faire la sieste avec votre petite amie. Que vous soyez un intellectuel, un "travailleur de force" (comme on disait sur les boîtes d'Ovomaltine), ou un retraité, que vous soyez riche ou pauvre, vous avez des devoirs envers la Collectivité. Que vous vous soyez convoqué vous-même à ce tribunal ordinaire ne rachète pas votre faute. Même si tous ici sont coupables, ces mêmes coupables se muent en procureurs qui jugent les autres, leurs semblables, quand ils se dirigent d'un pas qu'ils veulent assuré vers le bureau de l'Inspecteur. Ainsi en va-t-il des cours populaires où coupables et procureurs ont le même aspect, sont de même nature, et sont finalement interchangeables.

Nicole me demande de revenir demain, avec des papiers qui, évidemment, me font défaut. Devrai-je refaire la queue ? Bien sûr, mais je devrai repasser par son bureau à elle, ce qui fait que si jamais mon numéro d'attente me prédispose à entrer dans un autre bureau, je devrai passer mon tour, laisser ma place à quelqu'un d'autre, et attendre que le bureau de Nicole se libère. Ensuite seulement, elle produira un papier qui me permettra d'aller faire la queue pour avoir accès à un autre bureau, le bureau des Encaissements, qui, à condition bien entendu que je puisse produire tous les documents qui me seront demandés, me sera d'une utilité certaine.

Aujourd'hui, Nicole porte un jean bleu de bonne tenue, mais très ordinaire, un chemiser blanc et une petite veste blanche à poils longs. Ses lunettes m'ont l'air plus rigoureuses qu'hier, bien qu'il s'agisse probablement des mêmes. Elle a des jambes légèrement arquées, comme si elle avait fait beaucoup de cheval. Elle est un peu enrhumée. Son jean lui fait les fesses plates, avec cette petite échappée en pointe vers le bas (et le côté) des fesses dont on ne sait jamais si elle due au pantalon ou à la fesse elle-même. Elle parle encore moins qu'hier. Quand j'arrive, il n'y a personne dans la grande salle. Je passe donc immédiatement dans son bureau. Je lui ai apporté le bon papier, elle a l'air contente. Enfin, quand je dis qu'elle est contente, je l'imagine, car elle ne manifeste aucunement son contentement, fidèle en cela à son principe de vie. J'ai l'impression que si j'étais arrivé en lui disant « bonjour grosse cochonne comment vas-tu ? » elle aurait eu exactement le même genre de réaction qu'en prenant mon document pour aller le photocopier. Mais passons, je ne suis pas là pour la sonder.

Mais Nicole s'est trompée ! Oui, ma Nicole, si sage, si sérieuse, si professionnelle… Elle m'a envoyé aux Encaissements (comme si j'avais quelque chose à encaisser !) sans m'expliquer ce que j'allais y chercher. La femme que je vois là-bas, après avoir attendu une bonne heure, me regarde interrogativement, et je fais de même. Nous nous regardons l'un l'autre sans savoir ce que nous attendons de lui. « J'avoue que je ne sais pas bien ce que je viens faire là » lui dis-je avec tout le respect dont je suis capable après une heure d'attente. « Et bien alors pourquoi venez-vous ? », me répond-elle, ce qui est assez logique mais qui n'arrange pas du tout mes affaires. « Je pensais que vous le saviez », lui dis-je en essayant de ne surtout mettre aucun ton de reproche dans ma voix. (« Nicole, Nicole, pourquoi m'as-tu abandonné ?! » je me dis intérieurement.) Comme j'ai vaguement entendu Nicole prononcer le mot "mainlevée", je tente ma chance. Elle me regarde avec un intérêt très mitigé, qui hésite entre le sarcasme et la lassitude. (Dans une autre case de mon esprit s'ouvre un phylactère dans lequel je lis ces mots : « Quand-même, elle a trente mètres à faire pour aller lui poser la question, à Nicole ! ») J'ouvre la chemise aux papiers et, un peu au hasard, je commence à lui en proposer quelques uns, espérant ainsi calmer son impatience (car elle m'a entretemps dit qu'« il y a du monde qui attend » (oui, ça j'ai remarqué, puisque j'en viens, de ce monde-là…)). Elle a pris mes papiers, les regarde à peine, en maugréant, puis elle me plante là sans un mot d'explications. J'attends, debout devant le guichet. Je ne suis même pas inquiet. J'ai décidé de tout accepter avec le sourire.

Au bout de cinq minutes, je les vois qui arrivent, Nicole et le Cerbère des Encaissements. Si elles s'y mettent à deux, c'est que mon cas est grave. Mais Nicole me parle très gentiment, comme à un enfant un peu demeuré : « Vous allez revenir me voir. Dès que la personne avec laquelle je suis sortira de mon bureau, vous entrerez, je vous ferai un papier qui vous permettra de revenir ici. » Elle en dit toujours le minimum et je ne pose pas de questions. Je sors du bureau des Encaissements et je retourne m'asseoir, juste en face du bureau B6.

La femme au nez rabotté se retourne vers la maman et son petit garçon. Elle attend de capter l'attention de celle-ci et entame la conversation — enfin. Quel âge il a, et il est sage (tu parles !), et moi j'en ai un aussi, il est speed. Quand ils sont speeds ils sont speeds, on n'y peut rien. « Frankie tu descends ! » (Tu parles, le Frankie  il s'en tape de ce qu'elle peut bien lui dire sa maman… Il ne sait que trop qu'elle ne bougera pas le petit doigt pour l'empêcher d'emmerder le monde.) J'attends le moment où il va se casser la gueule dans l'escalier. Et là il faudra prendre une mine apitoyée — le pauvre — alors qu'on se réjouit fort de ses cris et de ses larmes et qu'on se proposerait bien pour aller enfoncer le clou d'une torniole dans la face de Frankie. La maman a un pantalon avec plein de fermetures éclair partout, des bottes avachies, des collants noirs sous le pantalon. Le papa est à côté, liquiéfié sur son siège, complètement indifférent aux dialogues des mamans. Cela doit être ça qu'on appelle "prendre son mal en patience".

J'étais dans le bureau de Nicole depuis à peine une minute qu'on entend frapper à la porte vitrée. Je me retourne pour voir qui vient interrompre nos ébats silencieux et je vois un type aux cheveux filasses, le visage congestionné, qui m'interpelle : « Excusez-moi, mais vous aviez quel numéro ? » Il parle très vite, sans reprendre son souffle, il est furieux, car il pense que j'ai pris sa place, et à sa place je m'y mets, justement, car j'ai horreur de ce genre de choses. Mais Nicole le rabroue gentiment en lui expliquant que je n'ai volé la place de personne. Le pauvre… Elle n'a pas perdu son calme, Nicole.

Ma Nicole s'étant trompée, la voilà qui recommence à produire du papier en double exemplaire. Le train-train. Impossible de savoir ce qu'elle pense. J'entends l'imprimante laser, les minutes passent, j'observe les doigts de Nicole, son vernis à ongle, j'aperçois la bombe de désodorisant sur l'armoire… Tout va bien. Je me dis que Nicole s'exprime dans une plage dynamique qui va du piano au mezzo-piano, avec quelques très rares incursions dans le pianissimo. Jamais au-delà du mezzo-piano. J'essaie de l'imaginer dans un lit, en train de faire l'amour, mais je m'arrête net — j'ai trop peur de la perturber — et je reviens bien vite à une sorte d'ataraxie paisible et morne. Tout va bien… On entend les secondes qui passent, tranquillement, les unes après les autres, sans accroc, sans précipitation, mais non plus sans traîner. Elles vont là où elles doivent aller, et nous nous restons là, Nicole et moi, le plus naturellement du monde. Pour un peu, je m'imaginerais avoir toujours été là, dans ce bureau, avec Nicole qui remplit mes papiers.

À nouveau, elle se lève. Elle a dit quelque chose que je n'ai pas compris mais je ne la fais pas répéter. Je la suis : nous retournons voir l'Encaisseuse. « Vous m'attendez là », me dit-elle à l'entrée du bureau des Encaissements. Je m'adosse au chambranle et je laisse les ondes alpha, ou béta, je ne sais jamais, pénétrer les cellules de mon système nerveux. Tout va bien… Les mamans sont toujours là à parler de leurs gamins, speeds ou pas speeds, le papa n'a pas bougé, et d'autres personnages ont fait leur apparition, mais je n'ai pas envie de les observer. Je pense à Raphaële. Une certaine après-midi chez son gynécologue, près d'Aix-en-Provence, et moi, qui étais resté dans la voiture à l'attendre, ne cessant de lui envoyer des textos lui parlant de son sexe (elle les lisait, dans la salle d'attente, et je pouvais l'apercevoir les lisant par la baie vitrée). L'entrevue était pourtant sérieuse, puisqu'il s'agissait de son cancer. Mais on n'est pas sérieux quand on a cinquante ans…

Enfin Nicole réapparaît. Contrairement à ce qui était prévu, elle ne me renvoie pas à l'Encaissement (a-t-elle compris que je n'avais rien à encaisser ?). Elle chuchote car nous sommes debout au milieu du public, hors du cercle sacré où elle délivre les oracles : « Voilà, tout est réglé, ce n'est pas la peine de revenir avec vos papiers. Est-ce que vous portez ce papier à votre banque où est-ce que je l'envoie ? » Je dis à Nicole que je veux bien qu'elle se charge de tout, je la remercie, et je quitte les lieux. Je la vois du coin de l'œil qui regagne son bureau — comme si de rien n'était. Tout va bien.

dimanche 6 mars 2016

Acné



Alors la meuf elle te dit : « Tu te mets à la place d'un petit boutonneux, c'est super ! » Ben non, ben non, Géraldine, t'as rien capté au film, tu vois, on, s'en branle pas mal, du petit boutonneux qui trique sa race.  Ah, oh, hu hi hi ! je m'essuie la raie des torchons qui se publient mais quand c'est que tu la peins ta Sixtine, Albert ? Ta gueule, Lucienne, tu sais quoi, j'ai rencontré Suzanne, l'autre jour. Patatras ! Mariée, niarée, elle fait du pain au levain, entre deux changement de couches. Bon j'ai quand-même pris son 06. Tu crois qu'elle s'épile ? Evidemment… Mais bien sûr, gros nigaud. Qu'est-ce tu crois, qu'elle échapperait miraculeusement au désastre rédigé à la chaux vive ? Et pourquoi que ?

Tu vois, le truc qui me sidère et qui me débecte, je vais te dire ce que c'est. 

Ben vas-y.

Oh et puis non, tu comprendrais pas. 

Tu me prends pour une conne ?

Oui mais c'est même pas la raison. 

Je reveux du café, s'te plaît. 

Ah, le coup du dialogue dans les draps… Tout ça c'est vieux, mais vieux ! 

Ya des jours, t'es chiant, mais t'es chiant ! T'es vieux et t'es chiant !

vendredi 4 mars 2016

Vive Mao !



Sylvie c'était la classe. Grande famille annécienne, mais moderne et tout. Je l'avais rencontrée à un mariage et je l'avais invitée à danser. Moi qui ne danse jamais. Moi qui ai la danse en horreur, qui m'estimerais déshonoré de danser, là, j'avais fait un effort, et un gros. Fallait vraiment qu'elle me botte, la Sylvie ! Elle avait au moins deux ans de plus que moi, ou trois, dans les dix-huit et quelque. Genre à se faire suer sur sa chaise alors je l'avais branchée, même que dans ma famille ils en revenaient pas. Ben dis-donc, qu'est-ce qui lui prend, au morveux ? Ça lui démangerait pas un peu par là-dessous ? Je sais plus comment elle était attifée, mais certainement pas endimanchée, à mon avis. Bref, on a fait semblant de danser, et puis on a discuté un peu. J'en étais tout tremblant. On s'est revus. On étaient copains. J'étais en seconde au collège Saint-Michel, et j'étais pensionnaire. Elle est même venue me voir un mercredi. Ah, la tête des copains… Une nana, une vraie, avec un cul, des hanches, des seins, oui, monsieur, parfaitement. Élégante et décontractée juste ce qu'il faut. Un jour je la croise dans la rue Sainte-Claire, on va boire un verre. J'étais surexcité. Elle revenait de Chine. Elle m'a fait un topo pas croyable sur la Chine de Mao, que c'était le pays le plus chouette du monde, que là-bas tout le monde était libre comme un mimosa et tout, enfin, le super pied, quoi. Moi je buvais ses paroles, et je reluquais aussi un peu ses seins, quand-même. Faut dire qu'on était au printemps et ça commençait sérieusement à me démanger le haricot, à cette époque. Et là, en allumant une clope, elle me dit comme ça que la Chine c'est tellement génial que même on a le droit de s'allonger sur les pelouses ! Alors là, j'en suis resté comme un con penaud sous ses poils. J'ai plus bougé. Purée, je ne sais pas si vous voyez le truc : des Chinois, donc des millions, quoi, tous allongés peinards sur leurs jolies pelouses bien tenues, parce que forcément, un pays communiste, c'est pas non plus le bordel, les pelouses ils viennent de les planter, alors elles sont toutes neuves ou presque. Le paradis, genre. Et nous, bon, on étaient aussi allongés du matin au soir sur la pelouse du Pâquier, devant le lac, d'accord, mais c'est pas pareil, tu vois, parce qu'on s'emmerdait grave à se demander quoi faire et tout. On discutait, on dormait, on fumait des clopes, on écoutait le Dharma Quintet ou Eric Dolphy, mais le coin était pourri, puisque c'était chez nous, voilà. Et je voyais ma Sylvie, là-bas, entourée de millions de Chinois, allongée peinarde dans ce pays de Cocagne où Mao gâtait tous ses enfants qui étaient comme des coqs-en-pâte, et ça me faisait sacrément rêver. Du coup, j'en ai parlé dans le devoir de français que je devais rendre la semaine suivante, et le prof il m'a dit mais vous êtes dingue ou quoi ? Évidemment, ce con ne pouvait pas comprendre, c'était un salaud de capitaliste vendu aux marchands de canons, ou à Dassault, ou pire. 

N'empêche qu'avec tout ça, j'avais toujours pas trempé mon pinceau. Évidemment, parce que nous, on vivait dans une sorte de dictature qui nous bridait complet, sans même qu'on s'en rende compte. Enfin si, moi je m'en rendais compte, et même je ne pensais qu'à ça. J'étais tellement bridé dans mes désirs et tout qu'il fallait que je me débride deux à trois fois par jour au moins. Quand je pense à ces litres de foutre jetés aux cabinets, j'en ai presque des remords, parce que nous, à la maison, on nous disait toujours : faut pas gâcher. Ah, la chatte de Sylvie, qu'est-ce que j'ai pu l'imaginer, dans tous les sens, dans tous les formats, de toutes les couleurs ! J'avais la haute déf, pour ces choses-là. Bon, un jour, quand-même, j'ai pas pu tenir plus, je lui ai demandé de me la montrer, sa chatte, son con, sa touffe, sa chose. Sylvie, elle était vraiment sympa, et depuis sa virée en Chine, elle avait de la compassion — en tout cas, pour moi. Elle voyait bien, que j'étais désemparé et au bord de l'attaque. Alors, on est allés dans les cabinets du troquet où on avait nos habitudes et elle a baissé son pantalon. Et puis le reste aussi. Nom de dieu que c'était beau ! C'était une brune à la touffe soyeuse et bien peignée, un triangle fabuleux où je voyais des pelouses à en perdre la vue, l'odorat, l'ouïe, et tous les sens. Quel miracle ! Quel chef-d'œuvre ! J'ai pas osé lui demander de toucher tellement j'étais aux anges. Elle m'a dit : « T'aimes ça ? » Pour un peu, je chialais. Si j'aime ça ? Mais je donnerais toute la Chine, toute la Haute-Savoie, et même mon piano, tiens, pour avoir ça sous le nez tous les matins. Et puis elle a remonté sa petite culotte de coton blanc et on est retournés s'asseoir devant nos cafés. Si j'aime ça ?! Ô, Mao, Mao, Mao, Grand Timonier de la Touffe Profonde et Libérateur des pelouses parfumées, dieu du Triangle vénérable, si je pouvais t'embrasser par delà les siècles et les murailles célestes, je le ferais. Toutes les chattes ont une odeur d'herbe fraîche, depuis ma Sylvie au grand cœur ! 

jeudi 3 mars 2016

Passons à un degré supérieur



Vous êtes-vous bien surveillé aujourd'hui ? Avez-vous contrôlé vos pulsions racistes, vos débordements xénophobes, vos passions réactionnaires, vos dérapages nationalistes, vos tentations frileuses et islamophobes ? Avez-vous pensé à envoyer les résultats de votre minutieuse enquête à l'Institut de Surveillance citoyenne la plus proche de votre domicile ? Êtes-vous en règle avec vos déclarations précédentes ? Avez-vous bien enregistré vos éructations nocturnes afin de les soumettre au détecteur d'heures-les-plus-sombres ? Avez-vous pensé à envoyer un échantillon de votre urine, pour qu'on y détecte un éventuel résidu pétainiste, des traces de passé-qui-ne-passe-pas ? Êtes-vous bien sûr de ne pas posséder de francs français, sur un compte en Suisse, que vous accumuleriez par nostalgie et espoir d'une quelconque et illusoire restauration de la soi-disant "souveraineté nationale" ? Avez-vous effectué votre don volontaire trimestriel à l'Entité européenne ? Avez-vous pensé à souhaiter l'anniversaire de notre valeureux Premier ministre ? Avez-vous payé l'impôt sur la catholicité ? Les taxes sur le jambon ? La dîme sur les animaux impurs ? La Contribution Générale Volontaire sur la Femme Provocante Malgré Elle ? La Cotisation sur les Pensées Nauséabondes ? L'Écot Solidaire pour-nos-frères-de-Palestine ? La redevance sur la discrimination ? Le prélèvement obligatoire sur la colonisation ? Les charges préventives sur le dérapage ? Le timbre européen sur le patriarcat et celui sur l'esclavage ? Avez-vous envoyé votre ponction solidaire de Repentance durable ? 

Vous sentez-vous en règle ? Vous levez-vous du bon pied ? À la bonne heure ? Participez-vous à l'effort collectif et social de manière déterminée et enthousiaste ? Avez-vous regardé "Plus belle la vie" au moins quinze fois le mois dernier ? Avez-vous écouté un disque de Garou, de Florent Pagny, de Zazie, durant la semaine qui vient de s'écouler ? Avez-vous pensé à dire du bien des migrants à vos enfants, avant leur départ pour l'école ? Avez-vous reconduit votre abonnement à Télérama, à Médiapart, au Nouvel-Obs, lisez-vous le Monde au moins une fois par semaine ? Combien de fois avez-vous raté le journal de David Pujadas cette semaine ? Avez-vous participé à une action en faveur des Sans-papiers durant les six derniers mois ? 

Il est essentiel que le contrôle se fasse à la source car nous avons compris qu'un monde sain et propre ne pouvait advenir que si les contrôlés étaient les contrôleurs. Économie, simplicité, fiabilité, efficacité, concordance absolue entre l'enquête et les résultats, nous abolissons ainsi les distorsions inévitables dues à un contrôle extérieur ; nos questions sont vos réponses, et vice versa. L'auto-surveillance est une hygiène mentale et sociale innovante qui nous placera de facto en tête du grand classement des sociétés tournées vers l'avenir, nous pouvons l'affirmer, puisque nous sommes vous et que vous êtes nous. N'oubliez pas : accueillir l'autre en nous nous déleste du même en l'autre tout en favorisant le transit intestinal et la pensée claire

Dénoncer son voisin, son père, sa tante, n'est pas un acte délictueux, ou honteux, au contraire, c'est le sacrifice consenti à une prise de conscience collective et bienveillante qui n'a pour but que l'émergence d'une société définitivement débarrassée du négatif et de l'ombre, une société de plein soleil, intacte et transparente.


Tousensemble, laissons-nous remplacer par l'inéluctable et irrésistible Autre qui se trouve toujours déjà au plus profond de nous, et que nous accueillons avec gratitude et enthousiasme. Laissons entrer  le Barbare Vertical. Laissons entrer l'Enculé !

lundi 22 février 2016

Faites entrer l'enculé !


Qui a tué Philippe Gletty ? Sa femme, pour éviter le divorce ? L'ex-mari de sa femme, pour se venger ? Son ex-épouse, qu'il avait mise sur la paille ? Ou encore sa secrétaire, qui travaillait jusqu'à l'épuisement ? À moins que ça ne soit sa femme de ménage, qui avait parfois ses faveurs ? Qui a tué ce chef d'entreprise, adoré de tous ses salariés ? Philippe Gletty aimait les belles voitures et les jolies femmes. Peut-être trop…

27 février 2012, dans le massif du Pilat, près de Saint-Étienne. C'est là qu'habite la famille Gletty. Philippe, chef d'entreprise, Stéphanie, cadre dans une banque, et ses deux enfants. 

« C'est un lundi. Comme tous les lundis, je ne travaille pas, je suis à la maison, Philippe part au travail, comme chaque fois, vers huit heures, huit heures et demie, il dépose mes enfants au passage, puisque ça me permet de rester tranquille, et puis il va faire un tour sur le chantier de Farnay, puisqu'on a encore des artisans qui travaillent, on est à un mois de la résidence, donc il y en encore pas mal de choses à piloter. »

Ce chantier, c'est celui de leur future maison, une grande villa qui dominera la vallée du Giez, le grand projet de Philippe Gletty en ce début d'année. 

« Moi je fais mes petites affaires, mes courses, mon petit bazar, de mon côté, on s'envoie énormément de textos dans la journée, parce qu'on est comme ça, on vit à travers nos textos et nos téléphones. Donc il me tient au courant, il m'envoie une photo du palmier qui était planté le matin même. Et le dernier texto, je le reçois à onze heures et demie, où je lui signifie que je rentre à la maison pour préparer le repas et il me dit : OK, bisous, à tout à l'heure. J'attends ; midi, midi et demie, c'est pas tellement les habitudes de mon époux de pas rentrer à l'heure, et surtout de ne pas me prévenir… »

Les heures de l'après-midi s'égrènent. Mais le mari de Stéphanie ne donne aucune nouvelle. Et au dîner, toujours rien… Vers vingt-deux heures trente, Stéphanie Gletty se décide à appeler la gendarmerie de Saint-Paul-en-Jarret. 

« Sachant qu'elle n'est pas particulièrement affolée, puisqu'elle-même dira à ce moment que son mari, par le passé, a pu prendre un peu de recul, dans des moments où il avait beaucoup de travail… »

« C'est possible, mon mari avait une fois pris sa voiture et roulé toute la nuit parce que ça n'allait pas, le burn-out total, il n'y arrivait plus, il m'avait dit : "je pars"… Je sais qu'il faisait des kilomètres, dans ces cas-là, il roulait, il roulait, il se vidait la tête. »

« L'opérateur, à ce moment-là, l'informe que son mari — à sa connaissance — n'a pas été hospitalisé, ou n'a pas fait l'objet d'un accident et d'une intervention de notre part. »

Pas d'accident, Stéphanie Gletty est au moins rassurée sur ce point. Mais, le lendemain, son mari ne rentre toujours pas. Vers dix-sept heures trente, elle rappelle donc la gendarmerie. 

« Cette fois, on lui demande des éléments de signalement beaucoup plus précis, concernant son véhicule, parce qu'il utilise un véhicule Audi Q7. »

« On sait, par madame Gletty, qu'il a un système de positionnement GPS de l'entreprise Cobra. »

Un système antivol qui équipe le puissant 4x4 de Philippe Gletty. 

« La personne de l'entreprise nous indique que le véhicule est stationné à la Terrasse sur D'Orlay, place des Artisans Boulangers, depuis le lundi 27 février 2012 à onze heures vingt. »

Garé à dix kilomètres de la maison des Gletty, le 4x4 n'a donc pas bougé depuis la veille. Les gendarmes demandent à Stéphanie de les rejoindre avec le double des clefs. Dans la voiture, rien à signaler. 

« À ce moment-là, mon collègue lui demande si Philippe Gletty a des tendances suicidaires, ou s'il a des problèmes quelconques, et lui demande également si Philippe Gletty détient une arme à feu. » 

« Le suicide, j'y pense, je me dis il a pu avoir un moment de gros gros blues, mais pourquoi là ? Il n'avait pas le profil le matin même. C'est vrai que quelqu'un qui se suicide il est quand-même dans un état un peu léthargique, il n'envoie pas une photo de palmier, voilà, il y avait quelque chose qui n'allait pas très très bien. »

Les gendarmes veulent vérifier tout de même. Philippe Gletty a pu se garer et s'éloigner un peu pour mettre fin à ses jours. Il y a un barrage au-dessus du village, où plusieurs personnes se sont déjà suicidées. Mais ces premières recherches de nuit ne donnent rien. Les gendarmes regagnent le parking quand Stéphanie leur confie un souvenir intéressant. 

« Je connais très bien la Terrasse sur D'Orlay, parce que j'ai quand-même été sa maîtresse pendant des années et je sais que c'est le point de chute où on laissait nos véhicules, pour se sécuriser. »

« Ça peut être une escapade amoureuse, effectivement, ça peut être aussi le fait de rencontrer un intermédiaire, dans le cadre d'une affaire, pourquoi pas, financière… Toutefois, ça n'explique pas qu'il ne soit pas revenu et c'est en cela que ça reste très inquiétant. »

« Là mon mari il a dû partir. Il a rencontré quelqu'un… C'est étonnant qu'il ne prévienne pas sa mère, mais… il a dû partir. Les gendarmes m'incitent à penser ça en tout cas. Ils me disent, Madame, vous n'êtes pas la première qu'un homme quitte et puis ça peut arriver, on ne va pas déclencher non plus une alerte particulière, votre mari a dû partir avec une autre femme. »

Mais les heures passent encore et Stéphanie Gletty se ressaisit. 

« Ce n'est pas possible. Il a des médicaments. Il est obligé de prendre ces médicaments. Il n'a pas pris sa sacoche. Il n'a pas d'argent. Je ne vois pas de mouvements sur son compte en banque, je sais qu'il avait assez peu de liquidités sur lui. Il n'est pas parti avec son véhicule. Ça ne ressemble pas à mon mari. C'est sûr. »

Un chef d'entreprise qui disparaît comme ça, en laissant femme et enfants sans nouvelles, la situation est suffisamment préoccupante pour qu'au troisième jour le procureur de Saint-Étienne ouvre une information pour "disparition inquiétante". Les gendarmes de Saint-Paul-en-Jarret se rendent au siège de Princeps-Alu, la société de Philippe Gletty, une usine de portes et fenêtres en aluminium. 

« Il était là tous les jours, oui, bien sûr. On a commencé à se poser des questions, au bout du deuxième, au bout du troisième, oui, il n'y avait plus de problèmes, Philippe était disparu. »

« L'ambiance est pesante et elle est difficile, dans le sens où il y a une quarantaine d'employés. Philippe Gletty est estimé, donc tout le monde s'inquiète fortement de sa disparition, d'autant que personne n'apporte d'explications. »

Les gendarmes reprennent donc l'emploi du temps du chef d'entreprise, ce lundi 27 février. Philippe Gletty est arrivé vers neuf heures, chez Princeps-Alu. 

« Tous les matins, en arrivant, il faisait le tour de l'entreprise, complet, et il venait saluer… tout le monde. Que ça soit dans l'atelier, dans les bureaux, mais il venait saluer… tout le monde. »

Vers dix heures trente, il a passé un coup de fil important à un ami, lui aussi chef d'entreprise dans la région.

« Il m'appelait pour un renseignement purement professionnel, pour une affaire à Montpellier, avec un grand groupe de la construction que je connais bien, puisque j'y ai travaillé. Il a toujours été à la recherche de conseils, il n'hésitait pas, on s'appelait, il disait ben tiens, là-dessus, comment tu fais… Je l'ai trouvé comme d'habitude, tout à fait naturel, et il n'y avait pas de choses particulières dans ses propos. On se sépare et on se souhaite une bonne semaine, puisque il était rare les semaines que je ne l'avais pas une fois au téléphone, donc, voilà. » 

En poursuivant leurs auditions dans l'atelier, les gendarmes identifient le dernier employé qui a eu un contact direct avec le patron. 

« Sur les coups de onze heures, il est interpellé par un de ses employés, M. Bonnet, un métreur, qui lui demande de rappeler un client concernant un métrage pour un chantier en cours sur l'agglomération lyonnaise. »

« Pensant que Philippe était dans son bureau il n'y était pas et il était en train de partir. Donc je suis descendu au rez-de-chaussée, Philippe était là encore, je lui ai donné le post-it en lui disant il faut que tu rappelles cette personne là parce que bon effectivement il voulait discuter avec toi mais à priori on aura le chantier. Il m'a dit il n'y a pas de problèmes je le rappelle sur la route parce qu'il partait. »

« Il va quitter l'entreprise de manière on va dire presque précipitée aux alentours de onze heures, selon les différents témoins. Personne ne sait où il va effectivement, ni même Mme Beau, ou en tout cas l'ensemble du personnel administratif qui le côtoie au quotidien. »

Bettina Beau c'est la plus proche collaboratrice de Philippe Gletty, la secrétaire de direction, celle qui sait tout sur tout…

(…)

vendredi 12 février 2016

Wie aus der Ferne


Luna, morte. Inouï, mort. Pauline-Yvonne, morte. Robert, mort. L'amour, mort, mort, mort.

J'écoute l'élégie de Stravinsky.

J'écoute le concerto de Dvorak, par Richter et Kleiber. 

Il pleut.

J'entends la mort, partout, autour de moi. Je la sens, dans la chambre, dans la cuisine, dans le salon, je la lis sur Facebook, dans ces dialogues de sourds, dans ces mots dévitalisés, renversés, dans les informations ressassantes, l'islam, l'islam, et encore l'islam, c'est quasiment le seul sujet. Belle avancée du genre humain : tout ça pour ça. Les rois de France, la Révolution, Napoléon, Chateaubriand, La Fontaine, Racine, Clément Jannequin, Debussy, Chopin, Fauré, Cioran qui s'exprime en français, Pascal, Rameau, Fragonard, Watteau, Poussin, les Années folles, De Gaulle, Proust, la Gaule, les, Romains, les Grecs, Héraclite, l'Académie Française, Louis XIV, 1913, la bagarre au théâtre des Champs-Élysées, les Russes, Levez-vous, orages désirés, la Saint-Barthélemy, Paris, la Savoie, la Corse, les colonies, ce qu'on nommait dans ma jeunesse "l'ancien temps", tout ce qui passe, se passe, s'est passé, et repasse constamment, qu'on veut faire passer définitivement, tout ce monde englouti, pour en arriver là, à ce rien, sale, bête, bruyant, décoloré, laid, hurlant, brutal, grossier, puant ? C'est de ça qu'il est question, vraiment ? C'est dans ce présent-là qu'on prétend nous maintenir en vie ? C'est la "proposition" qu'on nous fait ? Vivr'ensemble avec ça, là-dedans, vraiment, c'est tout ce qu'on a trouvé ? Et c'est qu'il faudrait en plus le désirer, s'en réjouir, battre des mains ?

C'est à notre tour. On le savait, remarquez, que ça arriverait. On ne peut pas dire qu'on ne nous avait pas prévenus. Mais voilà, on est déjà au soir, tout près du noir. C'était court, ça n'a pas traîné. La mort revient au galop, dès qu'on s'installe un peu trop dans le vivant. Tu n'es que locataire, pas propriétaire. Tu n'as rien, tu ne possèdes rien. Et tous ces combats, toutes ces virulences, toutes ces affirmations, comme elles nous semblent dérisoires, un peu ridicules, ostentatoires, comme si l'on avait passé son temps à signer des bouts de papier auxquels on mettait le feu, l'encre pas encore sèche. C'est moi. Moi. J'ai existé, figurez-vous ! Mais à qui s'adresser, désormais ? Nous avons été des enfants, les enfants de nos parents, c'est à peu près tout ce qu'il reste de l'histoire. Et comme ils ne sont plus là, comme le monde qu'ils ont aimé n'est plus là, il me paraît plus que difficile de faire semblant de continuer à croire que tout cela avait un sens, qu'on allait quelque part. Vous avez des réclamations à faire ? Non, non, aucune. C'était parfait. Ne changez rien. Mais vous auriez pu… Oh oui, je sais, j'aurais pu. Il aurait fallu. Mais alors, il faudrait savoir ! Oui, il faudrait… Je sais. Il ne reste qu'une seule chose : la musique. Je ne comprends pas. C'est normal. Là s'arrête ce qu'il est possible de dire, d'expliquer. La musique, vous y êtes ou vous n'y êtes pas.

Il pleut. Ils sont tous morts. Nous sommes tous morts. Les livres nous tombent des mains. On entend vaguement le piano. Wie aus der Ferne

dimanche 7 février 2016

Anne (& Chloé)



Encore un long et délicieux rêve érotique dans lequel Anne tient le premier (et unique) rôle. Il est vraiment extraordinaire qu'une femme — dont certes, on a été légèrement amoureux, dans le temps — qu'on n'a plus revue depuis des lustres, et qui n'a somme toute pas occupé une grande place dans notre vie (sauf sur le plan de l'amitié), puisse jouer un aussi grand rôle dans les rêveries érotiques ! J'ai dû rêver d'Anne une bonne trentaine (ou quarantaine) de fois, ce qui fait qu'elle arrive très loin devant toutes les autres femmes dont j'ai pu rêver — et, dans ces autres femmes, je compte bien sûr celles dont j'ai été profondément amoureux et/ou qui ont joué un grand rôle dans ma vie. C'est un phénomène qui m'intrigue énormément. L'explication qui vient tout de suite à l'esprit est qu'avec elle quelque chose ne s'est pas accompli, n'est pas allé au bout, est resté en suspens, et, certes, ce n'est pas complètement faux. Comme nous n'avons couché ensemble qu'une seule nuit, je ne peux certainement pas dire que je connais tout d'elle, mais je n'ai jamais regretté cet état de fait (sauf, ponctuellement, une fois ou deux), l'envie de faire l'amour avec elle ne m'a pas poursuivi spécialement durant toutes ces années, je n'ai pas entretenu de rêveries (au sens diurne, cette fois-ci) tournant autour de ce désir — qui, pourtant, n'a jamais été complètement absent (je dois le reconnaître si je veux vraiment être honnête). Alors quoi ? Qu'est-ce qui reste, qu'est-ce qui est là, dans mon esprit, dans mon corps, dans mon désir, qui provient d'elle ? Qu'est-ce qui résiste au temps, à l'apathie, à la déroute des jours, qu'est-ce qui résiste au long decrescendo insensible mais inéluctable du désir sexuel et qui relie cette femme, précisément celle-là, à moi ? Je l'ignore. Elle n'est pas la plus belle femme que j'ai connue, ni même la plus sexy, ni la plus pudique, ni la plus mystérieuse, ni la plus surprenante… Je ne parviens pas à savoir ce qui en elle continue de brûler pour moi, ou, peut-être, en moi de brûler pour elle.

Les rêves ont ceci de particulier qu'ils nous révèlent, sur un temps long, et parfois très long, des choses que rien ni personne n'auraient pu dire de nous. On ne peut pas s'en débarrasser d'un revers de main car la main est sans influence sur eux. La vie qu'ils mettent au jour, par bribes, est aussi réelle que l'autre, peut-être plus, et je suis persuadé qu'elle pèse sur notre vie diurne d'une manière dont nous ne soupçonnons ni la force ni la vérité. Il ne s'agit pas de les interpréter, chose qui m'a toujours paru un peu idiote et dérisoire, mais de vivre avec eux, en leur compagnie, comme avec l'indispensable compagnon qui nous connaît mieux que nous-même.

Anne et Chloé sont les deux déesses de mes rêves. De ces étreintes j'ai tant reçu que seulement le dire est impossible. Chloé si tu savais… J'ai encore l'empreinte de tes fesses au creux de mes mains, quand, plongeant mes bras par delà tes épaules à l'intérieur de ton pantalon, je les glissais sous ta culotte de coton blanc, comme un souffle suave et léger ouvre une fleur en écartant des pétales : jamais je n'ai senti quelque chose de plus doux, de plus follement doux, que ce contact qui fit un bruit de battements d'aile d'oiseau dans le grand silence jaune du rêve. Nous étions dans la rue en pente qui mène au conservatoire, seuls au monde en pleine journée, et tu m'as laissé faire, tu as accueilli ces mains comme la prière en diaphragme flou qu'elles étaient. Anne, ton haleine si fraîche quand tu m'as embrassé, te retournant au moment de monter dans l'autobus, comme une source d'émail dans l'étuve sourde du sommeil, ta langue comme le doigt qui sépare les nuages du soleil, mouillée et creusée de sirop, amande vibrante de sang brûlé, fève crue de la joie intacte, printemps de nacre.

J'aime les parfums qui ont tourné. Ils se ressemblent tous et me rappellent la chambre de mes parents, dans la commode de laquelle j'allais fouiller très régulièrement, enfant. Et, sur cette commode, le coffret où se trouvaient les merveilleux flacons de parfum de ma mère qui côtoyaient les briquets recouverts de cuir précieux et les boucles de cheveux blonds. Quand un parfum a tourné, il ne reste plus de lui que cette fragrance cuite et vaguement écœurante qui monte directement aux nerfs, sans passer par la lumière du jour. Le rêve s'en repaît, la thésaurise, la couche en ses plis multiples, la fait lever comme une théorie de fruits écrasés irriguant le désir imperturbable qui feint la mort, brûle ses sucs et ressasse les souvenirs qu'elle convoque en un rythme irréductible.

Anne et Chloé (leurs fesses (l'odeur de leur con), ces immortelles stupeurs froissées (le givre de leurs muqueuses cuivrées), l'haleine de la divinité qui fait frémir l'homme endormi et le sépare de lui-même), femmes bénies dans la lumière indemne du temps ouvert, vous m'accompagnez par-delà les jours arrêtés et je me porte jusqu'à vous autant que vous me portez jusqu'à moi, Anne et Chloé comme deux formules chimiques impossibles, comme deux fleuves qui se remontent l'un l'autre, et coulent en poudre, Anne et Chloé comme deux principes qui retirent la vie de la vie et la rendent plus vivante que la vie, comme deux horloges tournant en sens inverse qui produisent une nuit plus lumineuse que le jour, comme deux femmes qui rendent les femmes invisibles et éternelles… (Qui est Chloé ?) Où se trouve l'embouchure ?

mardi 2 février 2016

Chez nous


En dormant, je tâte ma fesse, mon fémur, le haut de ma cuisse gauche, et je me dis que je suis bien un tas d'os, avec un peu de chair par-dessus pour avoir l'air vivant. J'ai les ongles qui poussent, toujours trop vite. Je marche sur les pierres coupantes du ballast, je suis pieds nus, je porte un poncho sous lequel je suis nu, j'ai les cheveux longs et sales. Je connais bien le chemin pour rentrer à la maison, depuis la gare, je l'ai emprunté si souvent. Le dessous de mes pieds me brûle horriblement. Je fais défiler les maisons, la route, je vois tout avec une fidélité hurlante. Vu d'ici, le trajet est très court, mais qu'il peut être pénible, douloureux, ce trajet, quand on est un tas d'os avec des pieds qui font tellement souffrir. J'ai dans la tête l'Oiseau prophète, de Schumann. Il y a toujours ce moment où je dois traverser les voies de chemin de fer. Je n'emprunte jamais le souterrain prévu à cet effet, je ne sais pas pourquoi. Ils sont tous là, je ne sais pas s'ils me regardent mais moi j'essaie de les ignorer, je me concentre sur ce maudit ballast qui me taillade la plante des pieds. Jacques est là. Je le croyais mort. Ou alors c'est l'inverse, il est mort alors que je croyais lui parler. Il me parle de Marcel Beaufils, qu'il a connu au conservatoire. Je suis chez eux, dans leur bel appartement du 13e, je fume toujours beaucoup trop quand je suis avec lui. On boit beaucoup. Quand je rentre, dans le taxi, je suis malade. Brigitte est toujours gentille avec moi, mais elle a un petit sourire un peu narquois. Je l'imagine habillée de cuir noir. Le jour où je prendrai le souterrain pour traverser les voies, c'en sera fini de la belle vie. Il y aura des tags dans le souterrain, des flaques d'eau malgré le béton. C'était chez nous. Ce petit coin de terre, avec cette route de la Fuly. C'était chez nous, avec la gare, la place d'Armes, l'usine du lait, le champ, les vaches, les noyers, le verger, au fond du jardin, en contrebas, les collines alentour. Les trois maisons, les unes à côté des autres. Les sapins. Pourquoi est-ce que je me tais ?

vendredi 15 janvier 2016

Sauter et danser

Le latin exprimait la notion de "sauter" par le verbe salire. Pour celle de "danser" il avait un dérivé de salire, fait avec le suffixe tare, qui marquait la répétition de l'action : saltare Salire a donné en français saillir. Ce verbe a au Moyen-Âge le sens de "sauter" et aussi celui de "jaillir". Dans la Chanson de Roland, par exemple, il est employé quand il s'agit du sang qui jaillit dans la bouche ou des étincelles que fait jaillir le choc de l'épée sur le heaume. Au XVIe siècle, saillir a souvent le sens de "sortir", peut-être sous l'influence de l'espagnol, où salir signifie "sortir" (tandis qu'en italien salire a pris le sens de "monter"). Marguerite de Navarre écrit qu'à cause d'un rhume elle n'ose saillir de sa chambre. 

(extrait des Mots français dans l'histoire et dans la vie, de Georges Gougenheim)

dimanche 10 janvier 2016

La Taxe



« Je regrette beaucoup de ne pouvoir accepter cette séparation entre le physique et le psychique, qui est une autre grande manie de l'époque passée. Il est faux, absolument faux, que nous voyions seulement un corps quand nous voyons devant nous une figure humaine. (…) La chair est essentiellement et constitutivement un corps physique chargé d'électricité psychique ; d'un caractère, en somme. (…) Au moment de la rencontre avec une créature de notre espèce, sa condition intime nous est immédiatement révélée. »

Il n'existe pas de femmes plus élégantes et séduisantes que les Londoniennes, quand elles ont une belle voix et qu'elles ne sont pas trop sûres d'elles. Je me souviens de Tracy, de Londres, de Bristol, de Cambridge, de Ben Webster et d'Art Tatum. Habiter dans ce pays-là, souffrir en anglais, dans cette langue, dans ces paysages, avec ce climat, dans ces villes, aura manqué à ma vie. The drum and monkey.

J'ai beaucoup pleuré, dans ma vie, mais cela m'arrive de moins en moins souvent. Je souffre de moins en moins, c'est un fait indiscutable. Comme je ne peux pas penser que la douleur disparaisse à tout jamais de ma vie, je me dis que sans doute elle va revenir en tempête, un beau jour. Dois-je m'y préparer ? Oui, sans doute, mais est-ce possible ? Et comment s'y préparer ? J'ai essayé, il a des années, de me préparer à la mort d'un être cher. Je n'y ai pas réussi. Se prépare-t-on à la douleur comme on se prépare à la mort ?

Quel pourrait être l'événement qui me ferait souffrir autant que j'ai souffert par le passé ? Je ne le vois pas clairement. Et même, pour être tout à fait franc, je ne le vois pas du tout. Je n'aime plus. J'ai déjà perdu les êtres que j'aimais, ils sont en train de pourrir dans la terre sans que cela affecte réellement ma vie de chaque jour. 

Je pourrais tomber gravement malade et souffrir dans ma chair, jusqu'à vouloir me jeter par la fenêtre, bien sûr, mais je ne crois pas que cela fasse autant souffrir qu'un chagrin d'amour. Dans le fond, nous ne savons presque rien de la douleur. Nous sommes toujours en train de nous demander : Untel souffre-t-il plus ou moins que moi ? Souffre-t-il moins — ou est-il plus courageux ? Et jamais nous n'obtenons la réponse à cette question. J'aurais tendance à penser que je suis le plus courageux des hommes et que personne n'a autant souffert que moi, mais c'est une chose difficile à prouver. Et puis on a toujours un peu peur du ridicule. Il y a deux choses qu'on aimerait éprouver avec certitude (ou véracité ? (est-ce la même chose ?)) avant de mourir. Que ressent une femme au moment de jouir ? Et quel est le degré de souffrance réelle des autres. Entre le plaisir et la douleur existe une vraie parenté, de même qu'entre la haine et l'amour. Ce sont des véhicules. Les planètes de la sensation et du sentiment s'échangent beaucoup de connaissance, une connaissance le plus souvent méprisée, bien à tort.

Autant il est ridicule de vouloir prolonger sa jeunesse, autant il est précieux de conserver son enfance. C'est peut-être le secret du charme.

Ceux qui sont dans la terre tirent des fils jusqu'à nous, et ils tirent, tirent, sur ces fils, tirent jusqu'à ce que nous ne puissions plus résister, jusqu'à ce que le moindre geste devienne si difficile que nous préférons mourir pour échapper à leur emprise.

Il rangeait ses livres dans un frigidaire.

Et toujours arrive ce moment (ça prend plus ou moins de temps mais ça finit toujours par arriver) où l'on vous reproche d'être ce que vous êtes. Vous aimez la musique ? C'est mal. Vous aimez la poésie ; c'est mal aussi. Mais comme ça ne peut pas se dire, ça sort par des voies bien dégueux, bien crados, bien sournoises. Cependant, toujours on vous le fera payer, soyez-en certain. On y mettra le temps qu'il faut mais il faudra s'acquitter de la taxe. Ça commence toujours par des sourires, des manières, des afféteries, des poses, des ronds de jambes, des toilettes, du sent-bon, des liens youtube, des cadeaux culturels, des allusions fines, mais la fin est invariablement la même, tragique, furieuse, revancharde. C'est une inextinguible série noire. On est pris dans la loi des nombres. Vous essayez de vous élever et un poids formidable vous attire vers le bas : s'il ne réussit pas à vous retenir, il vous en veut à mort, sachez-le. Amis, famille, réseau… Que dalle ! Ne comptez sur personne. C'est chacun pour soi.

« Toute la bonne volonté qu'elle montre parfois de s'exalter pour les hommes les plus excellents échoue d'ordinaire lamentablement et en revanche on la voit nager à son aise, comme dans son élément, au milieu des hommes médiocres. »

Je m'étais fixé jusqu'à trente ans pour réussir dans la vie, et j'en avais soixante. Il fallait que ça cesse. Quoi ? Quoi cesser ? Ah, la question merdique. Cesser de payer la taxe, peut-être. Oui, sans doute. Ça tombe finalement très bien que Boulez soit mort il y a quelques jours. Les médiocres vont se précipiter pour la grande revanche. Il faut s'acheter un second frigidaire. Pourquoi parles-tu à l'imparfait ? Parce que je m'aperçois que tout cela a déjà eu lieu, dans une vie froide, glacée, opaque et vide. Shhhh / Peaceful… Et l'autre connasse qui n'arrête pas d'appeler pour me dire qu'elle ne veut pas appeler. Cette nuit, j'étais dans la neige. Jusqu'aux couilles. Enfance interminable, retournée de terre grasse et chaude. Douleur poinçon sur un accord. Merde et merde et merde, pourquoi est-il impossible de pleurer, désormais ? Enterrons le cadavre ! Janvier, terre profonde.

Octave, mon ami Octave, qu'es-tu devenu ? La marche charme, les carottes sont cuites dans mon jardin. Tu avais aussi mauvais caractère que moi, on s'entendait bien dans le non et dans le son. Joue-moi encore une fois les barricades mystérieuses… 

mercredi 30 décembre 2015

La Nuit dans la lumière éternelle


Je ne me lasse pas de cette anecdote merveilleuse : Kathleen Ferrier, avant d'être la grande Kathleen Ferrier, était une "demoiselle du téléphone".  « Ma plus grande chance a été de travailler avec Bruno Walter. » … et l'expression de son visage donne immédiatement le ton. Chant de la terreKathleen, contrairement à ce que j'avais toujours pensé, était quelqu'un de très gai, de très drôle, qui aimait plaisanter, qui était amoureuse de Rick, qui était rabelaisienne, et pas du tout bégueule. 

Excellente pianiste, elle était capable de s'accompagner elle-même. Morte à quarante et un an, d'un cancer. Elle s'est fait remarquer en chantant des chants populaires admirables, comme seuls les Britanniques en possèdent.

Le Chant de la terre, en 1947, à Edimbourg, avec le Philharmonique de Vienne et Bruno Walter… Imagine-t-on l'ambiance d'un tel concert ? Walter avait quitté l'Autriche à cause des Nazis. Certains des musiciens de l'orchestre étaient morts dans les camps. J'erre dans les montagnes, je cherche le repos pour mon cœur solitaire

Quand on compare Kathleen Ferrier et Jacqueline Dupré, on est frappé de la ressemblance de leurs âmes. « L'Adieu [du Chant de la terre], c'est trop pour elle, elle n'a pas pu retenir ses larmes. Elle s'est écroulée. » Elles sont gaies, d'une gaieté irrésistible, comme seuls les êtres d'une extrême sensibilité le sont, parfois, quand ils essaient de vivre avec les humains. Mais la vie s'écoule trop vite de leur corps. Leur vie même est un adieu déchirant à la beauté du monde. 

Quand elle a voulu chanter dans la chorale du lycée, son professeur l'a acceptée de justesse, en lui recommandant de ne pas chanter trop fort, parce qu'elle n'avait pas un jolie voix

Dans les Kindertotenlieder, sa voix fait merveille, à tel point qu'on se demande si Mahler n'a pas composé cette œuvre pour elle. La beauté souvent fait peur. « A présent le soleil radieux va se lever comme si, la nuit, nul malheur n'avait frappé. Le malheur n'a frappé que moi seul, tandis que le soleil brille à la ronde. N'enferme pas la nuit en ton coeur, plonge-la dans la lumière éternelle. Une lampe s'est éteinte en ma demeure, gloire à la lumière, joie du monde ! »

N'enferme pas la nuit en ton cœur, plonge-la dans la lumière éternelle. La voix de Kathleen Ferrier, c'est exactement ça, c'est la nuit plongée dans la lumière éternelle. Comme si le malheur n'avait frappé qu'elle seule… Tous les enfants morts, dans une poitrine de femme qui ne connaîtra pas la maternité, et qui ne consommera même pas son mariage. Son professeur de chant, Roy Henderson, explique la qualité de sa voix par son caractère. Sa gorge, vaste, profonde, pouvait contenir toute l'enfance du monde. 


Le monde de Kathleen Ferrier, c'est le monde dans lequel on se réunit près du poste de TSF pour écouter un concert. Autant dire un monde qui a complètement disparu, et qui n'est même plus envisageable, ni compréhensible. On lui dit qu'un de ses concerts a été écouté par "vingt millions de personnes" (un Américain sur sept)… « C'est effrayant ! », répond-elle. Bruno Walter à sa chanteuse : « Vous avez écrit une page de l'histoire de la musique ! » Walter devait entendre cette voix comme une des lignes vivantes, sortant de l'orchestre, qui venaient en droite ligne de son maître. 

Kathleen Ferrier, c'est la rencontre d'une voix anglaise avec la musique allemande. Il est évident que Schubert a été une source d'inspiration phénoménale pour la contralto. Mais John Barbirolli lui a fait travailler le Poème de l'amour et de la mer, de Chausson, pour que sa voix ne tombe pas dans une profondeur mortelle et qu'elle retrouve un peu les couleurs des mezzos. C'est lui aussi qui disait : « Plus une artiste s'épanouit plus elle devient belle. » Elle était sublimement belle en 1950. 

« Le lendemain, le téléphone a sonné, vers neuf heures et demie, c'était le Dr Walter. Il avait assisté au récital, et il était fier de moi. J'étais aux anges. Il m'a aussi parlé de choses à améliorer dans le son ou l'interprétation. Je ne cesse de remercier le Destin pour la chance que j'ai eue dans ma courte carrière. » Après sa première tournée en Amérique, elle est rentrée chez elle sans avoir gagné un penny. 

Elle buvait de la bière, elle fumait des cigarettes. 21 juin 1950, Zurich. « C'est un endroit délirant ! Nous nageons et faisons du golf tous les jours. T'ai-je raconté ? J'ai commencé mes premières vocalises au second trou. Arrivée au sixième, je fredonnais déjà : 
Rick envoie ses amitiés. Il est plein d'énergie, et on se sent bien, tous les deux. » Mais elle ajoute : « Je le veux bien comme compagnon pendant deux jours, puis j'en ai assez. Je veux me retirer derrière un rideau de fer pour ne plus avoir à écouter et à faire la conversation. Quelle inconstante je fais ! »

Dans la Messe en si, de Bach, elle fait pleurer Karajan. C'est elle, l'agneau de Dieu à la jambe brisée par le cancer en plein opéra, Orphée immobile mais continuant de chanter jusqu'à la fin.