Car enfin, il ne s'agit pas de savoir si une telle conception dérange les idées reçues, si elle concorde avec l'idée que l'on se faisait du maître de la musique pure ; il ne s'agit pas de dire, avec tel musicien sériel, que "nous déplaît" (sic) l'idée d'un Bach modelant son inspiration sur l'image du mot à traduire ; il s'agit de savoir si cela est ou n'est pas. Pour le savoir Pirro et Schweitzer avaient opéré des sondages dans un ensemble d'œuvres considérable. Ils avaient ainsi prouvé la généralité de la conception. Il restait à en établir la constance, ce qui ne pouvait se faire qu'en scrutant sans rien omettre la totalité d'un groupe d'œuvres caractéristique et d'importance suffisante. C'est ce que nous avons tenté ici. Schweitzer nous dit par exemple, avec des citations prises dans les cantates, que Bach "emploie communément un procédé qui consiste à représenter par les sons des mots tels que marcher ou courir". Un exemple seul ne prouve rien ; mais Schweitzer en cite douze. Cela commence à devenir plus sérieux. Si maintenant nous feuilletons les récitatifs des deux Passions pour y relever les expressions indiquant un mouvement : "il s'en alla, il se leva, il vint vers eux" etc., on voit que sur cinquante-sept exemples, cinquante et un sont concordants et emploient un mouvement ascendant identique et caractéristique ; quant aux six exemples non conformes, ils peuvent tous s'expliquer par le contexte. Dès lors, peut-on encore parler de coïncidence ? Mieux, on trouve dans Saint-Jean, au début de la deuxième partie, la phrase négative correspondante und sie gingen nicht, "et ils n'allèrent pas" ; Bach traduit par le mouvement inverse, descendant !Il faut en prendre son parti. Bach est bien le successeur des compositeurs inconnus de l'époque grégorienne qui faisaient roucouler la tourterelle en notes liquescentes, des auteurs de motets qui dépeignaient par des lignes mélodiques appropriées, au XIIIe siècle, le Descendi in hortum meum et la courbe des vallées — convallium — se découpant sur l'horizon, des madrigalistes du XVIe siècle et des subtilités visuelles de la musica reservata. (…) Bach est même le plus figuraliste de tous les figuralistes. S'il évite le ridicule de Kuhnau ou celui de Dussek décrivant au piano-forte la mort de Marie-Antoinette avec le tumulte des républicains, l'"invocation à l'Être Suprême" l'instant avant sa mort et le "bruit de la guillotine" (glissando sur trois octaves), ce n'est pas qu'il ait poussé moins loin la minutie descriptive, encore qu'il néglige de la souligner, comme eux, par de puériles étiquettes ; c'est seulement parce que ce perpétuel commentaire s'incorpore à une force d'invention mélodique et harmonique qui pourrait à la rigueur permettre d'oublier la signification extra-musicale de son langage, et parce que cette seule signification musicale est en soi assez riche pour permettre à l'œuvre de subsister par elle-même.
(Jacques Chailley, Les Passions de J.-S. Bach)
(Arioso du parfum répandu)
Tränenflüßen (les larmes) est ici le "mot-clef". Gamme descendante qui assimile le parfum aux larmes répandues.