Affichage des articles dont le libellé est Kagi. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Kagi. Afficher tous les articles

dimanche 14 avril 2024

La vie comme à Perpignan

« Chère Aïda, ce matin, j'ai rêvé que je vous enculais gentiment. Je vous embrasse. »

Comme la vie serait facile et belle, si l'on pouvait parler aussi simplement aux gens qu'on connaît ! Parfois il m'arrive de le faire, de dire très simplement, le plus simplement possible, ce que je pense, ou ce que je fais, ce qui m'a traversé l'esprit, mais c'est très rare, trop rare. On ne vit pas au Paradis, mon Coco ! Ce n'est possible qu'avec des gens qui sont exceptionnels, car sont exceptionnels ceux qui possèdent l'intelligence de la simplicité. L'écrit devrait selon moi permettre de dire à ceux qu'on aime ce qu'on ne pourrait pas leur dire oralement. Après tout, pourquoi Aïda devrait-elle s'offusquer de ce que j'aie rêvé d'elle en ces termes ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. Je ne prétends pas faire ce dont je parle, ni même que j'en aie envie dans ma vie diurne, je dis simplement que j'en ai rêvé, ce qui est tout différent. Nos rêves ne nous demandent pas la permission d'être ce qu'ils sont, et c'est fort heureux. Quel ennui ce serait, sinon… La vie ennuyeuse, voilà bien une chose dont je me passerais, mais je vois bien que beaucoup la chérissent comme si elle devait les sauver de la vie.

Ce que j'aime, dans la correspondance, c'est qu'il nous incombe de trouver des voix (et des voies) différentes pour nous adresser à nos correspondants. C'est un peu comme de jouer de plusieurs instruments, ou, si l'on est plus modeste, d'interpréter des œuvres de différents compositeurs. J'ai une dizaine de correspondants réguliers, depuis quelques années. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est suffisant pour éprouver la jouissance dont je parle ici. Tel correspondant a une tonalité schumanienne, quand tel autre est plutôt de type boulezien, ou bachien. Dès qu'on écrit, on éprouve. Je veux dire qu'en écrivant à quelqu'un, on est forcément conduit à éprouver quelque chose de l'autre, à aller à sa rencontre, ou au moins dans le territoire qui nous est commun, qui peut nous être commun, si l'on n'a pas peur de franchir le seuil qui nous en sépare.

J'entends, en écrivant ces lignes, le concerto pour deux violons de Jean-Sébastien Bach, interprété par Jascha Heifetz et Erick Friedman. C'est à chaque fois une grande joie de retrouver Heifetz. Il y a chez lui une qualité que je ne trouve nulle part ailleurs. Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer l'émotion que les mérites de ce violoniste extraordinaire provoquent en moi, mélange de vivacité d'esprit, d'élégance, d'exigence, de perfection sonore, et, surtout, de goût très sûr et d'autorité naturelle. Il y a sans doute plus de poésie et de profondeur chez Menuhin, peut-être même plus de vérité, mais je dois reconnaître que ma sympathie va très naturellement à Heifetz, le genre d'hommes qui existaient encore à l'époque de mon père. Ces gens-là étaient naturellement droits. Ils se tenaient. Il n'y a qu'à voir la tête d'Heifetz, sa posture, l'expression de sa figure, pour comprendre de quel genre d'être il s'agit. La synthèse de ces deux immenses violonistes pourrait être David Oïstrakh, miracle sonore, plus rond, plus sensible peut-être, plus séduisant, alliant l'intelligence musicale et l'intelligence instrumentale à un degré rarement atteint. C'était notre préféré, à la maison, quand j'étais enfant, mais mon père, lui, admirait Heifetz sans réserve, car il savait ce que ce violon avait dû vaincre pour obtenir ce résultat sonore, chose que nous ne pouvions que vaguement deviner.

Les concertos pour violon, à la maison, c'était sans arrêt. On ne pouvait pas y échapper. Si bien qu'aujourd'hui, il m'arrive fréquemment de les confondre. Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Sibélius, Bruch, Schumann, Lalo, Paganini, Tchaikovsky, Wieniawski, Vieuxtemps, Saint-Saëns, Berg… J'avais trouvé au galetas les vieilles partitions de mon père, à mes seize ans, et les avais écoutés d'une oreille plus aiguë, moins désinvolte. Celui de Berg me posait des problèmes, je l'avoue : j'avais à la fois beaucoup d'admiration pour la composition, en particulier pour ce début extraordinaire, cette manière si personnelle d'utiliser la dodécaphonie, de la marier avec la tonalité, et un plaisir relativement chiche. Il m'a fallu beaucoup de temps et d'écoutes pour aimer ce concerto. Aujourd'hui encore, ce n'est pas ce que je préfère de Berg, non plus que le Kammerkonzert qui se trouvait sur le même disque. Il ne paraît pas aussi inspiré qu'en d'autres partitions, mais il est possible que je me trompe complètement. J'aime énormément sa sonate pour piano, son opus 1, par exemple, mais est-ce que je l'aimerais autant si je ne l'avais pas tant jouée, si, là encore, sa manière compositionnelle, la façon si inventive et originale qu'il a d'agencer les motifs, de mélanger harmonie et contrepoint, de sembler chercher son chemin, ne me donnait pas autant de plaisir intellectuel. En revanche, dans Wozzeck, je trouve que son inspiration est éblouissante de bout en bout, que ses moyens musicaux sont en adéquation parfaite avec son “idée”. 

Pour revenir à Aïda, le Kagi que j'avais écrit il y a quelques années à son adresse ne me semble pas avoir trop mal vieilli :

Elle court les bois, les montagnes, et la nuit

Elle assiste les fées en leurs cérémonies

Quand du reste du monde elles sont l'insomnie,

Dévorant l'infini et le millepertuis.


Elle habite le grand secret,

Perpendiculaire au regret, 

Musclée de noir et amoureuse,

Sous le grand manteau de poudreuse.


Ses longues jambes boisées, surmontées

D'un sexe ombreux, consacré et fruité,

Sont en moi comme une tiare dressée

Au seuil de mes arrières-pensées.

Quel personnage étonnant, cette Aïda! Et quelle élégance ! J'ai gardé en mémoire sa belle voix grave et très calme. Même son tutoiement à mon égard, moi qui la vouvoie, ne me dérange pas ; en sa bouche, il n'est pas impoli. Il y a du tragique et du joyeux en elle, inséparables et parfois indiscernables. C'est une grande amoureuse, sans doute trop grande, trop absolue, et le feu ardent qu'on voit brûler en elle la protège du bruit du monde. Si je n'avais pas peur du ridicule, je dirais que cette femme est bénie. Ce n'est pas si courant. Combien de femmes de cette allure avons-nous rencontrées en une vie ? Elles se comptent sur les doigts d'une seule main. 

J'aime énormément ce mot d'« allure », qui avait cours dans ma jeunesse. « Elle a fière allure. » « Quelle allure ! » « À toute allure. » Je l'aime parce qu'il mêle intimement deux idées de natures différentes. L'aspect visible, le paraître, la distinction éventuelle, et la vitesse, le mouvement. Il s'applique donc parfaitement à un corps vivant et singulier, en perpétuelle transformation, qui ne se donne à nous que dans les infinies métamorphoses qui le font miroiter, mais qui possède néanmoins sa signature propre, de la même manière qu'un timbre signale et authentifie un instrument de musique. 

mercredi 10 mai 2023

Le Printemps


Le printemps de la voix

Le phrasé, le geste, la tenue, le souffle, la grâce, la douceur, les mains… du pays qui nous ressemble. La Voix qu'on a dans l'oreille, jusqu'à la fin… Elle est là, sur le pupitre. Il suffit de lire, et de relire.


Le printemps des définitions

« Une bonne musique c’est avant tout une belle mélodie, bien produite, la rengaine efficace qui va accrocher l’oreille. Puis la beauté de la voix et enfin le texte, sa musicalité et son efficacité à faire ressortir des émotions. »


Le printemps des définitions

« D'ailleurs, je n'ai toujours pas compris le but d'un poème : doit-il avoir un sens, transmettre un message,comme l'Albatros de Baudelaire ? Où s'agit-il simplement d'assembler des mots qui mis ensemble forment des vers agréables à l'oreille ? »


Le printemps des phrases

« Assez vite, la conversation a porté sur Rose dont Max, béant, a alors appris que c'était de lui-même, Max, qu'elle parlait perpétuellement au barbu (…) »


Le printemps des mots

« J'ai vu naître un mot ; c'est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira peut-être jamais d'un cercle étroit, mais il existe ; c'est lirlie. Comme il n'a jamais été écrit, je suppose sa forme : “lir” ou "lire", la première syllabe ne peut être différente ; la seconde, phonétiquement “li”, est sans doute, par analogie, “lie”, le mot étant conçu au féminin. »


Le printemps des mots

« Il ne faudrait pas sourire si l'on prédisait que le mot pied, quelque jour, signifiera tête. Cela est déjà arrivé. »


Le printemps des phrases

« Dans la cuisine, Max recherchait maintenant des solutions dans le réfrigérateur mais, Alice n'ayant pas fait de courses, il n'y avait rien qui se proposât de façon convaincante d'assouvir solitairement cette faim. »


Le printemps de la langue 

« Celui qui dit : des estampes et des estatues parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui dirait : des stampes et des statues ? »


Le printemps de l'alternative

« Mais s'il y a un film, pourquoi on lit le livre ? »


Le printemps des phrases

« À quoi vous oblige-t-elle [la mort] ? »


Le printemps des mots

« La liberté, l'amour, la poésie… »


Le printemps de l'outing

Je préfère un milliard de fois Terry Riley à Phil Glass.


Le printemps de la musique

[Les trios avec piano de Haydn par le Beaux Arts Trio]


Le printemps des révélations

La mort de Philippe Sollers est l'occasion d'un déferlement (très prévisible) de bêtise. Il est mort le même jour que Grace Bumbry (nous écoutions beaucoup, à la maison, ce disque de l'Amour sorcier, de Falla, sous la direction de Lorin Maazel).


Le printemps de l'outing

J'aime la musique de Francisco Tárrega.


Le printemps des grandes questions

Qu'est-ce qui nous empêche d'être heureux ? — La conscience de la vraie joie.


Le printemps des disparitions

L'avécé a fait disparaître la main gauche de Keith Jarrett. François est en train de faire disparaître le catholicisme. Les Français sont en train de faire disparaître les Français. Le "respect" a fait disparaître l'urbanité et la civilité. Le "narratif" (adjectif) a fait disparaître le récit et la narration. Le "réel" (cher à Lacan) a fait disparaître la réalité. Le "mental" a fait disparaître l'esprit. La "diète" est en train de faire disparaître le régime alimentaire. Le "coach" a fait disparaître l'entraineur. La vaccination (forcée) a fait disparaître l'immunité. Le "sport" a fait disparaître l'exercice. La "météo" a fait disparaître le temps (qu'il fait). La musique a fait disparaître la musique. Le médical a fait disparaître la médecine. L'Égalité a fait disparaître le pays. Le bac a fait disparaître l'École. Le genre a fait disparaître le sexe. L'ouanion a fait disparaître l'o[i]gnon. Le "challenge" a fait disparaître le défi. Piazzolla a fait disparaître le tango. La "problématique" a fait disparaître les problèmes. Emmanuel Macron a fait disparaître les Français. 


Le printemps des littératures

« Il y a dans les traditions littéraires un double fleuve. Le premier coule à découvert ; le second, occulte, fut jusqu'en ces dernières années insoupçonné. Les deux littératures roulent sur le même fond de sable : l'homme et ses vieux malheurs ; très souvent, ils s'en vont, parallèles, l'un à fleur de terre, l'autre dedans — portant au même but, le définitif oubli, d'identiques barques. »


Le printemps du supplice

Quiconque nous dit que nous écrivons bien devrait être torturé avec science.


Le printemps du vers

« Vers le IXe siècle, en même temps que le vers latin, de mélodique, se faisait syllabique, la prose oratoire subissait la même transformation, les syllabes aiguës étaient devenues les syllabes fortes. »


Le printemps de Faconde

Faconde Norwest est une femme gaie. Elle est gaie des graisses. Elle est gaie de la croupe.


Le printemps de l'économie

« Avec deux signes (un peu retors il est vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent : "Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche" ; avec trois signes, ils disent : "Son d'une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous". »


Le printemps du glissement

« Paradisus – Parvis – Paradis ; Hospitale – Hôtel – Hôpital ; Augurium – Heur – Augure ; Unionem – Oignon – Union ; Crypta – Grotte – Crypte ; Articulum – Orteil – Article ; Auricula – Oreille – Auriculaire ; Pneuma – Neume – Pneumatique »


Le printemps du départ

Polésie, Polésie, Où es-tu partie ? Et moi qui reste Dans tes draps sales !


Le printemps du bon conseil

Petit, ne refuse jamais Les avances d'une hystérique. Elle se vengera, tôt ou tard.


Le printemps de Marinette

Marinette conduisait toujours pieds nus. Le bras droit levé, passant les vitesses De son ID 19, les cheveux au vent.


Le printemps des douze

Norbert Castang, Ari Vogalen, Aristide Désert, Timoléon Andair, Blaise Cantot, Sadi Jurmentel, Léandre Barnin, Olier du Garre, Ménandre Pastrel, Pamphile Dastour, Titien Marjac, Solon Halendert.


Le printemps des phrases

« Tout commence par une interruption. »


Le printemps du goût

L'ennuyeux, dans le goût, c'est que nous sommes souvent obligés de le partager avec ceux qui n'en ont aucun. L'exception trouve toujours son contre-point mort.


Le printemps de l'agacement

« Y a-t-il rien d’agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu’on les rencontre, qu’elles ont la ferme intention de vous recevoir à dîner (et puis rien) ? » (Renaud Camus, Journal)

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on les croise sur un réseau social, qu'elles ont la ferme intention d'acheter votre livre, de le lire, et d'(e vous) en parler (et puis rien) ? 

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on les a au téléphone, qu'elles ont la ferme intention de venir vous voir (et puis rien) ?

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on leur parle, qu'elles vont faire ceci ou cela (et puis rien) ?

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on s'agace en leur présence, qu'il n'y a rien d'agaçant comme ceux qui s'agacent du manque de parole des autres ?


Le printemps des phrases

Je n'écris pas, j'entends. J'entends qu'elle n'entend pas. C'est ça que j'écris. 


Le printemps des parenthèses

Ent(re parenth)èses, les m(ots se)mbl(e)nt m(ieux) armé(s pou)r a(ff)ronte(r le(s i(dée)s, car (les idées) sont (un acid)e pour (les mot)s. 


Le printemps de l'évitement

Nous croisons beaucoup de gens, sur les réseaux sociaux, à qui il faudrait absolument éviter de répondre car il est très rapidement évident qu'il sera impossible d'avoir le moindre dialogue avec eux ; si nous nous avisons pourtant de répondre à leurs questions ou remarques ou commentaires, nous sommes irrémédiablement entraînés dans une dérive navrante et dépourvue du moindre esprit.

La conversation est toujours exceptionnelle, il faut l'admettre.


Le printemps de la longue phrase

Il suffisait de refermer la porte pour que tout redevienne calme. Au loin s'agitent des fantômes. Je les regarde par la fenêtre. Ils discutent fébrilement, peut-être, ils s'affrontent, sans doute, ils se menacent, se congratulent, s'embrassent, se déchirent, se reconnaissent et donc s'excommunient. Des pans de murs entiers sont recouverts de leurs vociférations électroniques. Mais déjà s'éloigne la morale. Le bruit de leurs disputes n'arrive plus jusqu'à moi. La longue phrase de violon s'étire dans le soir qui vient. Par-delà la grande arche, et plus haut, on aperçoit la paix immuable et légère, dans son éternelle lumière. Un accord, qui semble infini, me prend et me porte : mes pensées se sont tues. J'observe sans y croire ce corps qui était le mien. Si je le reconnais, je n'en comprends déjà plus le fonctionnement. Les couleurs me parlent directement, je comprends qu'il ne s'agissait que d'une histoire racontée, une histoire parmi d'autres. Une histoire racontée dans une langue qui n'était pas la mienne


Le printemps de la paresse

Les textes qui ne sont pas complètement aboutis, dont la beauté, pour réelle qu'elle est, n'est pas véritable, sont des œuvres dont les phrases sont arrêtées avant terme, avant qu'elles ne soient reprises par une signification, une autre phrase, un contexte, un intertexte, une action, une psychologie ou au moins une direction. Quitte, ensuite, à ce que ces reprises soient effacées, détruites, oubliées, ou déplacées.


Le printemps des faits divers réconfortants

« États-unis : elle écrit un livre sur le deuil après le décès de son mari... avant d'être inculpée pour son meurtre. »


Le printemps du grand écart

En France et plus généralement en Occident, l'individu fait le grand écart entre lui-même et la Planète, entre le trop particulier et le trop général. Le sentiment d'appartenance et de solidarité à et envers des groupes moyens (commune, département, région, nation) a presque entièrement disparu – ne l'intéressent que le minuscule et l'immense, le quantique et le cosmique.


Le printemps des questions importantes

1. Peut-on à la fois étudier Napoléon (sérieusement, en tant qu'historien) et écouter Indochine ?

2. Comment réagissez-vous, lors de ce qu'il est convenu d'appeler "un chagrin d'amour" ? a) Vous faites tout pour vous en distraire, et pour le plus rapidement possible passer à autre chose. b) Vous ne voulez surtout pas que ce chagrin disparaisse.

3. Quel est l'art qui vous semble le plus haut, le plus profond, le plus essentiel ?


Le printemps de l'autoportrait

Je suis catho, vegan, asexuel, musulman, blanc, métis, vieux, lourdingue, jeune, facho, bouddhiste, gauchiste, social démocrate, bourgeois, prolétaire, aristo, artiste, retraité, handicapé, autiste, malvoyant, misogyne, féministe, paranoïaque, réactionnaire, progressiste, marxiste, mal-embouché, sympa, paresseux, obsédé, névrosé, bi-polaire, ataraxique contrarié, gender fluid, immature, jaloux, rhumatisant, esthète, gourmand, juif, ascètique, panier-percé, rancunier, athée, immoral, lunatique, tradi, pervers, sous-doué, raide, méprisant, cœur d'artichaut, élitiste, caduque, vaniteux, pleutre, morne, carnivore, boulimique, indécis, inconscient, obtus, désinvolte, sourd, maladroit, fragile, goujat, oublieux, bordélique, maniaque, sentimental, indifférent, passéiste, gentil, incohérent, sensible, autoritaire, capricieux, aigri, aimable, attentionné, brutal, consciencieux, caustique, myope, délicat, courtois, cruel, introverti, intègre, égoïste, excessif, modeste, grossier, pessimiste, prudent, sincère, impulsif, tendre, timide, étourdi, influençable, sournois, original, amoureux, neutre.

Ch. alter ego, et moins si affinités.


Le printemps de la fierté

Fierté : en ces années-là, les parents ne se déclaraient pas ridiculement "fiers de leurs enfants" comme aujourd'hui.


Le printemps du quatrième doigt

  On ne s'en sert guère. Non seulement, l'annulaire n'a pas de force, mais en plus il répugne à travailler seul. Blanche Gardin en parle très bien : à part l'alliance qu'il porte traditionnellement, on ne lui voit guère d'utilité, à ce pauvre quatrième. Ce n'est pas avec lui qu'on branle une femme, ce n'est pas avec lui qu'on se gratte l'oreille, ce n'est pas lui qui désigne un coupable, ce n'est pas grâce à lui qu'on fait le signe de la victoire, c'est une sorte d'index au rabais, sans consistance ni indépendance : à eux deux, ils entourent le médius, autrement remarquable, puisqu'il est le centre de la main, et le doigt le plus long. Le médius donne à la main une colonne vertébrale, une nervure, une perspective… Il justifie l'impair. L'annulaire, en général, ne sert qu'en couple avec le médius, qu'il renforce, qu'il double, qu'il seconde. Ou alors, pour savoir qu'on a un quatrième doigt, et même deux, il faut être pianiste. Et là, c'est douloureusement, qu'on le sait, car il n'a ni la force des trois premiers doigts, ni l'agilité des index et médius, ni l'utilité du cinquième doigt, en ce qui concerne les extensions.


Le printemps des questions

Quel serait l'équivalent d'un arpège, dans un texte ?


Le printemps des techniques

Silence.

Pigments, huile, colle, figures, mine de plomb, formes, visages, personnages, sentiments, rôles, humeurs, gestes, rimes, phrases, intensités, rythme, architecture, mélange, contrepoint, métaphore, transparence, harmonie, perspective, fiction, confrontation, illusion, gamme, accumulation, couleurs, lignes, jeu, liquidation, accords, dispersion, porosité, trope, arborescence, parallélisme, citation, mouvement, transport, image, désordre, concentration, monayage, induction, développement, croisement, coupe, superposition, soustraction, connotation, miroir.

Blanc.


Le printemps du bonheur

Il n'y a que le soir, quand je ferme les volets et que je sais que nul ne cherchera plus à me joindre, quand la nuit descend sur la maison, l'enveloppe, en recouvre d'oubli les murs et l'isole du reste du monde pour quelques trop courtes heures, que je suis vraiment heureux. Alors je me retrouve parmi les miens, et même s'il arrive que les moments qui viennent soient cauchemardesques, je les chéris entre tous.


Le printemps du côté

C'est en écoutant un philosophe parler de la mort que j'ai compris que ce rendez-vous là serait toujours manqué. « Quand elle est là, je ne suis plus là. Tant que je suis là, elle n'est pas là. » On dit très souvent que les femmes sont en retard aux rendez-vous qu'on leur fixe. C'est vrai. Mais elles sont tout autant en avance, aux rendez-vous qu'elles nous fixent. Le fait est que nous ne sommes jamais tous les deux au même endroit au même moment. Il s'agit d'un rendez-vous manqué par principe. Et si la raison en était que les femmes et nous ne sommes pas du même côté de la mort ? 


Le printemps du filet d'air

Au commencement aussi n'était que ce mince filet d'air qui, repris, augmenté, démultiplié, renié parfois, le plus souvent insu, avait porté notre corps à travers le temps, et l'avait jeté dans l'histoire du monde. L'enthousiasme était devenu lourd à soulever, avec l'âge, et les forces déclinaient. Même la solitude ne parvenait plus à masquer le bruit des pages tournées et froissées, déchirées, qui nous obstruaient la trachée. Bientôt on renoncerait tout à fait à raconter – pour sombrer dans le bonheur ? Le vent et le soleil passent d'un même geste – précis et attentif – sur l'herbe haute du jardin. Ce sont mille pages qui se tournent en permanence dans un geste simple et musical. 


Le printemps des cabinets

Dieu voulait entrer dans les

Toilettes pendant que j'y étais.

Je lui ai fait comprendre que c'était occupé

Mais il n'a pas tenu compte

De mon avertissement.


Il m'a dit : « Je suis partout chez moi »

Peut-être, que je lui réponds, mais

Faut pas te plaindre, après.

Alors, pour me faire pardonner,

J'ai mis le quintette de Brahms.


On s'est séparés bons amis.


Le printemps des odeurs

Et j'ai bien aimé ce mot : « Odeur », qui commence comme une ode, et qui finit dans les heures, qui s'ouvre, rond comme une bouche ou un trou du cul, et se continue dans le bonheur qui roule jusqu'à l'horreur des pleurs – ou des fleurs mortes.


Le printemps du scrabble

Nous étions à quelques jours de Noël et j'étais de retour de la clinique, où je venais de subir une coloscopie. La femme, au volant de l'ambulance (ou du taxi, je ne me souviens plus), me demanda si j'étais libre pour le réveillon.

« Libre pour quoi faire ? »

À sa réponse, je compris que j'étais encore un peu dans le cirage…

Tout de même ! Me proposer ça au sortir d'une coloscopie… Certains sont vraiment prêts à tout pour jouer au Scrabble !


Le printemps des jours

Lundi sans viande, mardi sans fautes d'orthographe, mercredi sans bruit, jeudi sans emmerdeuses, vendredi sans bêtise, samedi sans grossièretés, dimanche sans faute. Lundi sans douleurs, mardi sans Phil Glass, mercredi sans cinéma, jeudi sans BHL, vendredi sans Juppé, samedi sans homard, dimanche sans pyjama. Lundi sans oubli, mardi sans chagrin, mercredi sans crise, jeudi sans gratin, vendredi sans bain, samedi sans Finkielkraut, dimanche sans Tribune. Lundi sans idiote, mardi sans soleil, mercredi sans citron, jeudi sans espoir, vendredi sans chansons, samedi sans façons, dimanche sans John Adams. Lundi sans écran, mardi sans papier, mercredi sans chauffage, jeudi sans passion, vendredi sans inspiration, samedi sans désir, dimanche sans café. Lundi sans cahier, mardi sans slip, mercredi sans bonnet, jeudi sans lunettes, vendredi sans érection, samedi sans encre, dimanche sans pain. Lundi sans reine, mardi sans obsessions, mercredi sans chaleur, jeudi sans intelligence, vendredi sans couleurs, samedi sans tonalité, dimanche sans crainte. Lundi sans analgésiques, mardi sans reste, mercredi sans esprit, jeudi sans Lucie, vendredi sans lire, samedi sans écrire, dimanche sans mémoire. Lundi sans un mot, mardi sans une phrase, mercredi sans une idée, jeudi sans personne, vendredi sans elle, samedi sans eux, dimanche sans rien. Lundi sans dormir, mardi sans bouger, mercredi sans nouvelles, jeudi sans Mozart, vendredi sans piano, samedi sans vin, dimanche sans vie. Lundi sans Facebook, mardi sans clin d'œil, mercredi sans barbe, jeudi sans journal, vendredi sans répétitions, samedi sans colère, dimanche sans famille. Lundi sans gammes, mardi sans radio, mercredi sans Lieder, jeudi sans patience, vendredi sans peur, samedi sans commentaires, dimanche sans rêves. Lundi sans politique, mardi sans histoires, mercredi sans fleuves, jeudi sans horizon, vendredi sans frontières, samedi sans voisins, dimanche sans moi. 



[Remy de Gourmont, André Breton, Philippe Sollers, Anonymes sur Internet, Jean Échenoz, Georges de La Fuly, Kagi, Valéry, Renaud Camus]

vendredi 22 janvier 2010

J'ai presque peur


Au bordel, on joue Fauré, ce soir. « J'ai presque peur », la mélodie. Annette a le cul en l'air, elle s'est poudré les fesses, son petit trou rose est délicatement parfumé. Androse, elle, veut jouer de la trompette, elle ne connaît pas bien Fauré, mais on la dit très douée. Flux, le barman, astique son trombone, on ne sait jamais ce qui peut arriver ; ne pas se laisser prendre au dépourvu est sa devise. Faconde arrive, joyeuse et gaie, et riant aux éclats. À sa suite, Mélanor Campion, peu sûr de lui, en passe-montagne. Il est très parfumé.  

En coulisses, Georges et Johnson s'égalisent le tempérament, ils ont le feu aux doigts, et échangent des politesses. On entend un roulement de tambours. Satin et crêpe tintinabullent aux confins. 

Les archets sont gonflés à l'azote et personne ne sait où se trouve la sortie des harpistes. Une grande désolation anarchiste s'abat sur l'assistance aux personnes déplacées. C'est le moment épure. Presque. Des seins passent, sans propriétaires ni excuses. Fauré perforé, décoloré, horloger limogé et imploré, n'a plus peur. 

La coulisse est au supplice, sans piston ni thrombose. Il faut faire avec. Même si le préjudice n'accordera aucun pardon.