mardi 18 juin 2024

Le Seul

 

Chaque doigt a le juste poids, l'exacte vitesse d'enfoncement, la détente adaptée à la note et à la phrase. Parler de précision ici serait presque grossier, c'est plus que cela, ou c'est mieux que cela. La pulpe de ses phalanges distales épouse le clavier avec douceur et presque tendresse, il n'agresse pas les touches, jamais, il ne frappe pas ; ses doigtés sont parfaits, qui laissent ses mains absolument libres et sereines. Mais ses mains ne sont rien de plus que le prolongement de son oreille interne, et rien ne semble venir s'interposer entre elles. 

Les très grands pianistes ont ceci en commun que tous, quand nous les écoutons, nous donnent la certitude qu'ils sont les seuls. Celui que nous sommes en train d'écouter est le plus grand, le plus génial, le plus élégant et le plus profond. Les autres n'existent plus. J'y pensais en écoutant (et regardant) Arturo Benedetti Michelangeli jouer la sonate en ut majeur de Baldassarre Galuppi, en 1962, à Turin. Ce jour-là, cette fois-là, en cet endroit-là, dans ce studio, Michelangeli fut parfait. Je ne peux pas concevoir de perfection pianistique autre que celle-là. Je peux regarder cette vidéo dix fois de suite, je n'en percerai jamais les mystères. Que je ferme les yeux ou que je scrute les mains et le visage du pianiste, l'énigme reste entière. Comment fait-il cela ? Comment sa pensée se transmet-elle, si pure, sans aucune perturbation, jusqu'au bout des doigts, jusqu'à la corde de l'instrument, avec cette facilité apparente, avec cette simplicité parfaite qui relève de la grâce ou du miracle ? 

Oui, tous les autres pianistes disparaissent, à l'instant où j'écoute cette musique, où je vois ce corps si beau, si sobre et si ductile, dont l'élégance me plonge dans une sorte de stupeur muette. Michelangeli ne signifie pas, ou rien, quand il joue du piano : il veut ne rien ajouter à la musique, la musique dont le sens est peut-être de n'en avoir aucun. C'est une utopie, bien sûr, mais il est sans doute celui qui se rapproche le plus de cet idéal. Non seulement les autres pianistes disparaissent, quand il joue, mais lui-même se tient dans une sorte de retrait, au milieu nulle part : il porte le son jusqu'à nous, sans bruits, sans effets, sans gestes, et le chant semble naître dans l'instant de sa nouveauté perpétuelle. On se félicite que les quelques films où l'on peut le voir jouer soient en noir et blanc : la couleur, les couleurs seraient de trop. Michelangeli ne traduit pas la musique, il ne la commente surtout pas, il la crée dans le moment où nous nous tenons, et j'ai même parfois l'impression qu'il dit encore moins que le compositeur, qu'il le débarrasse du superflu, de tout ce qui dans la musique n'en est pas.