La vie est si surprenante, surtout
quand elle ne l'est pas, quand elle semble se conformer à des vues bien
établies et déjà anciennes que nous avons sur elle. On dirait que, justement
dans ces cas-là, elle est d'une ingéniosité qui surprend même les plus blasés
d'entre les mois qui nous habitent. Comment le concerto (le deuxième) de Chopin
pourrait-il encore nous surprendre, par exemple ? Et pourtant, il suffit d'un
jeune pianiste polonais pour nous redonner l'illusion, trop vraie hélas, que
nous ne connaissons rien ni à la vie ni à la musique (mais cela nous le savions
déjà un peu).
Je notais hier sur Facebook qu'il
ne fallait négliger aucune occasion de se brouiller avec ses contemporains. Je
le crois vraiment. Il n'y a finalement que dans les brouilles qu'un peu de
vérité affleure, et que nous parvient (comme) un écho d'écho de la réalité qui
fait de plus en plus défaut, effrayée qu'elle est elle-même par l'absence
d'attention dont elle semble l'objet. Parlons de ce blog, par exemple. C'est
après tout un sujet d'étude comme un autre, et je ne suis pas le plus mal placé
pour en parler.
Il y a quelques mois, j'ai décidé
de le rendre "privé", ce qui était une autre manière de le fermer,
mais cela je ne le savais pas encore. Le côté amusant de la chose est qu'il
suffit que vous rendiez un blog "privé" pour qu'aussitôt tous vos
lecteurs (c'est-à-dire quatre ou cinq personnes) se récrient en chœur. Pour les
uns, c'est une idiotie (et en effet…). Pour les autres, il est scandaleux que
vous n'ayez pas songé à les "inviter", c'est d'une grossièreté
impardonnable. Nous aurions naïvement pensé quant à nous qu'il leur revenait
après tout de faire le minuscule effort de vous demander à être invités comme
lecteurs, demande à laquelle nous donnons très volontiers une réponse positive
— après tout, quand on veut lire quelqu'un, on bouge au moins le petit doigt,
sinon la main en entier. Non, il faudrait, en plus d'écrire gratuitement,
aller tirer les lecteurs par la manche, les supplier de bien vouloir venir lire
les fadaises qui vous passent par la tête. Toujours est-il que quelques uns se
sont manifestés, à qui nous avons très simplement donné la combinaison de la
porte blindée. Et c'est là que ça devient intéressant, puisque nous avons pu
constater que ces mêmes lecteurs, à deux ou trois exceptions près, un peu
froissés d'avoir dû demander la permission d'entrer, peut-être, ne venaient
jamais, ou quasiment jamais, sur le blog en question. Tout doit être
disponible, ouvert, gratuit, offert, depuis qu'Internet existe. Si vous
avez la plus petite prétention à garder un tant soit peu de pouvoir (tu parles
!) sur ce que vous produisez, vous êtes aussitôt ignoré, banni, laissé pour
compte. Vous devenez invisible. Vous ne jouez pas le jeu. Vous ne parlez pas à
l'époque avec sa langue, avec ses codes, avec ses réflexes de publicitaire,
vous êtes out, à l'ouest de l'ouest.
Bon, de toute manière, me
direz-vous, pourquoi parler de ce blog qui n'intéresse personne et dont même
l'auteur se désintéresse très souvent durant de longues semaines, ce qui, là
aussi, constitue une entorse aux règlements édictés par le nouveau clergé ? En
effet, la question se pose. C'est peut-être, allez savoir, parce que, comme me
l'a fait remarquer récemment un correspondant sur Facebook, il m'arrive plus
souvent qu'à mon tour de « tergiverser des plombes durant, à la Finkielkraut [sic],
de valses-hésitations en valses-hésitations pour ne rien dire du tout ou
presque ». Rien dire du tout, certes, mais il faut tout de même des mots, pour
ne rien dire du tout… Ce n'est pas si simple, de ne rien dire du tout, c'est un
idéal difficile à atteindre, et il faut parfois des montagnes de lettres ou de
phrases pour y parvenir. D'ailleurs, on peut facilement soutenir, en ce domaine
comme en bien d'autres, que je suis un débutant, ce qui devrait m'autoriser à
accumuler les essais manqués et les silences tohu-bohuïques.
Je disais en commençant que les
occasions de se fâcher avec nos contemporains et amis ne manquent pas, à
commencer par la musique. Il y a quelques années déjà, j'ai décidé de ne plus
toucher un piano, de ne plus le toucher professionnellement, je veux dire, ou
sérieusement. Les raisons de cette décision me regardent, et surtout elles
seraient trop longues (ou trop difficiles) à expliquer ici, même si je le
voulais. Je croyais naïvement que j'avais le droit de la prendre, cette
décision, et plus encore de m'y tenir, mais je m'aperçois qu'au contraire de ce
que j'aurais pu penser, plus le temps passe et plus il est difficile de faire
comprendre autour de moi mon "refus" de jouer (en réalité, je n'ai
rien à refuser, mais les autres se chargent par leurs demandes parfois
très insistantes de me mettre en situation de le faire). Je sens monter un
reproche, souvent implicite, et parfois même très explicite. En réalité, il
aurait fallu que je cache le fait de savoir (un peu) jouer du piano, car
personne ne veut comprendre qu'on le puisse et qu'en même temps on
décide de NE PAS LE FAIRE. C'est suspect. Il y a peu, j'ai vécu un moment très
désagréable, où quelqu'un s'est cru autorisé, m'a-t-il semblé, à me faire
passer une sorte d'examen. Oh, c'était bien sûr fait sur le ton de la
plaisanterie, mais on sait bien que les plaisanteries servent le plus souvent à
débusquer la vérité. J'en suis donc arrivé à un point où, pour avoir la paix,
il faudrait que je mente, que je prétende ne jamais avoir fait de piano. Ce
serait assez compliqué, car d'une part ce serait occulter toute une part relativement
importante de ma vie, et, d'autre part, parce que, pour survivre, je donne des
cours de piano, tout de même, et que je peux difficilement le cacher, cela.
Mais c'est sans doute de ma faute : je manque certainement d'imagination, et
n'ai pas réussi à trouver la langue qui convient pour parler de musique (car
cette passion-là j'y tiens fort) sans parler de piano. La chose est difficile,
certes, car l'instrument, comme son nom l'indique, est le meilleur moyen
d'entrer dans la musique (je n'ai peut-être pas la forme d'esprit qui convient,
car tout ce que j'ai appris, dans ma vie, je l'ai plus appris avec les doigts
et avec les oreilles qu'avec mon cerveau bien déficient), mais elle ne doit pas
être impossible. Ce qui rend les choses si difficiles, on l'aura compris, c'est
que tout est lié, tout est relié, la musique, la littérature, la politique, la
vie en société, les mœurs, la langue, les amours, les amitiés, les inimitiés,
les désamours, le ressentiment, la jalousie, les principes, l'éducation, la
mémoire, l'enfance, la dette, et même le désespoir. Ce qui rend le monde
passionnant le rend détestable et effroyable. On n'a pas le choix : si l'on
veut comprendre, ou à tout le moins essayer, il faut en passer par l'horreur,
le malentendu et la trahison. Là où le sens se dresse croît la malédiction.
Je suis bien placé pour le savoir.
Entre ce qu'on écrit et ce qui est écrit, quel est l'écart, le jeu, l'articulation ? Une amie américaine
souffre beaucoup de ce qu'elle a lu dans le journal de son amant. Elle n'aurait
jamais dû le lire, ce journal, me direz-vous. Je l'avais prévenue, aussi, mais
ça ne change rien. Le journaux intimes sont comme des nuages fantasques et
élégants, vus de loin ; ils passent dans le ciel, au-dessus de notre tête, nous
les trouvons beaux, majestueux et d'une imagination débordante, mais la pluie
qu'ils délivrent est parfois glacée, acide, voire mortelle, quand c'est sur
nous qu'elle tombe. Peut-on aimer en toute connaissance de cause ? C'est la
question des questions. J'ai voulu croire que oui, et ça ne m'a pas réussi. Il
m'est arrivé d'écrire des choses terribles sur celle que j'aimais. Ce qu'on
écrit, pour soi, ou ce qu'on écrit pour tenter avec des mots d'y voir
plus clair, n'est presque jamais lisible, compréhensible, pour la personne dont
il est question. J'avais beau le savoir, je m'acharnais, je m'agrippais à ce
désir de faire advenir un amour délivré du mensonge, un amour sachant, un amour
volonté, un amour les yeux ouverts, un amour qui devrait tout à une
forme de lucidité créatrice, mais ce jeu-là demande une intrépidité et une foi
gigantesque, qui manque à tout le monde, ou presque. Qui déclenche les orages,
qui crève les nuages, qui prend véritablement l'initiative de tirer sur le fil
du visage qui immanquablement se défait alors — et c'est tout le désir qui
vient avec lui, qui a tôt fait de se transformer en dégoût ? On ne sait jamais.
Il y a toujours un antécédent, quelque chose qui a entamé le cycle maudit, qui
l'a mis en train, et c'est toujours avant, en-deçà du geste qui paraît fatal,
et plus on remonte dans l'enchaînement des gestes de la défaite plus on
s'aperçoit que le commencement était le début même de l'amour. Ne jamais
commencer ? Mais l'amour est précisément un commencement éternel.
Dès qu'on écrit on écrit plus
que ce qu'on pense, sinon ce n'est pas la peine d'écrire. On n'écrit pas
pour les procureurs du réel, et pourtant, c'est bien la vérité qu'on cherche.
On sait que cette vérité est au-delà des mots, sans doute, mais ce sont
pourtant les mots seuls qui peuvent la faire sortir du bois et nous observer un
instant de son masque grimaçant — parce que ce n'est pas nous qui observons la
vérité, c'est elle qui nous contemple.
Peut-être qu'il s'agit d'une manie qui m'est propre, c'est possible, mais la brouille et la trahison sont
pour moi parmi les instruments les plus efficaces de l'affection active.
Je ne sais pas me contenter d'avoir des sentiments ou des affections,
qui sont des choses qui nous arrivent, qu'on subit, comme des maladies, comme
des états, je veux que ces affects aient une forme, une vie, qu'ils soient des
créatures dont l'intelligence et l'imagination nous permettent de jouer comme
on le fait avec des instruments de musique, pour aller plus loin dans la
connaissance de l'autre, pour parvenir à une fidélité plus haute, plus
exigeante, plus spirituelle, mieux accordée. C'est en ce sens que j'ai toujours
compris la fameuse formule de Paul Morand : « L'amour n'est pas un sentiment,
l'amour est un art. » Tristan et Isolde qui boivent le philtre de l'amour et
Ève qui croque dans la pomme ne sont pas pour moi des gestes contradictoires
mais les deux figures d'une même structure active : la connaissance. Il y a une
sagesse de l'amour, mais elle semble réservée à bien peu. On peut la
voir, l'entendre, et presque la toucher, dans la musique, et c'est ce qui rend
cet art si précieux entre tous, et Chopin indispensable.
Qu'est-ce donc qu'un blog, et
celui-ci en particulier ? Un journal, un journal intime, un cahier de
brouillons, une réserve d'amorces, une boîte à fiches électronique, une
encyclopédie d'humeurs, un tiroir profond comme le néant, la chronique
désespérée de la vie qui fuit par tous les bouts, des phrases sans queue ni
tête, des paragraphes recomposés comme des familles post-modernes, la dénonciation
de soi-même d'après l'ère du soupçon, un pense-bête intelligent, une
escroquerie banale, un masque, une lettre d'amour qui ne sera jamais lue, et si
par extraordinaire lue, jamais comprise, l'alibi qu'on se donne à ne pas faire
ce qu'on a à faire, un écran posé sur le regard vide d'un squelette numérique,
la preuve de notre bêtise, un crime sans cadavre et sans mobile, une
déclaration de guerre, l'illusion qu'on se donne gentiment d'avoir la
possibilité de parler de choses qui n'intéressent personne à des gens qu'on
n'intéresse pas ? Peut-être dans le fond que c'est seulement la preuve en mots
qu'on a tout raté et qu'on entend bien le faire savoir, mais ça c'est
l'hypothèse optimiste.
Les histoires d'argent ont ceci
d'intéressant qu'elles sont immédiatement éducatrices et permettent de partager
facilement l'humanité sensible : d'un côté les généreux, de l'autre les
pingres, qui trouvent toujours mille excellentes raisons à leur pingrerie.
C'est une histoire vieille comme le monde dont nous aurions tous cent exemples
à donner. Mes parents étaient des gens extrêmement généreux, trop sans doute,
et qui, comme tous ceux-là, en ont été bien mal récompensés. Cette
configuration familiale a sans doute joué un grand rôle dans ma vie. Puisque
j'ai commencé ce petit texte en parlant de brouille, je ne peux pas, rouvrant
ce blog, ne pas parler de l'expérience formidable qu'aura été pour moi mon
"appel à l'aide" d'il y a quelques mois. Je m'étais réveillé un matin
avec le coup de sonnette de mon propriétaire qui s'était déplacé (ce qu'il ne
fait jamais, heureusement) car il devait avoir senti l'odeur du sang. En effet,
la banque avait refusé d'honorer deux de mes chèques pour le loyer, et le brave
homme devait commencer à s'inquiéter. Ce coup de sonnette, ou plutôt ces coups
de sonnettes, car j'ai bien cru qu'il allait passer là toute la journée à
attendre que je veuille bien lui ouvrir la porte, m'ont traumatisé, je le
reconnais, d'autant qu'évidemment ils n'ont été que le prélude à un concert
assourdissant de mauvaises nouvelles sur le front de la pécune. Ce n'était pas
l'Or du Rhin, mais l'or du Rien, qui me faisait son grand prologue tonitruant.
Comme l'amour (et ils sont presque toujours liés), l'argent est un instrument
de connaissance, j'ai trop tardé à le comprendre. Il a fallu, devant le constat
que les caisses n'allaient pas se remplir en claquant des doigts, ni même du
bec, se résoudre à demander l'aumône, ce qui fut très pénible. Mais dans mon
malheur est entré beaucoup de satisfactions, comme souvent. J'ai donc écrit à
une quinzaine de personnes que je connaissais un peu ou beaucoup selon les cas,
à certaines que je n'avais jamais rencontrées mais qui m'avaient montré de la
sympathie et même de l'amitié en diverses occurrences. J'ai été soufflé de la grande
générosité de certains qui me connaissaient très peu mais qui n'ont pas hésité
à me prêter ou même à me donner de l'argent, comme ça, sur ma bonne gueule. Je
ne m'y attendais pas et ce fut une très bonne surprise. La revers de la
médaille, ce fut la réaction de trois personnes, dont deux que je connaissais
assez bien. (Il va sans dire que parmi mes correspondants, beaucoup m'ont
opposé une fin de non recevoir (si l'on peut dire), assortie ou non
d'explications, et que l'affaire s'est arrêtée là, que nous sommes restés en
très bons termes et que je ne leur en veux pas le moins du monde. D'autres
n'ont pas répondu, ce qui est assez désagréable mais qui, étant prévisible et
prévu, n'a donné lieu chez moi à aucune acrimonie particulière.) Les trois
personnes dont je fais mention plus haut m'ont répondu, elles, et ce sont ces
réponses, ou plutôt ces parodies de réponses, qui m'ont révulsé. Deux d'entre
eux ont eu cette réplique que je trouve admirable : « Mais enfin, qu'est-ce qui
te fait croire que je suis riche ? » Je dois préciser à ce point de mon récit
que j'avais bien précisé dans mon appel au secours qu'on pouvait (évidemment !)
me donner ou me prêter ce qu'on voulait (le contraire prouverait seulement que
je suis fou), ce que tout le monde a parfaitement compris, sauf eux. Certains
m'ont envoyé une petite somme, correspondant à ce qu'ils pouvaient, ou
voulaient me donner, et j'ai trouvé ça très gentil. Une des deux personnes
citées plus haut m'a en outre fait la morale comme à un vilain garnement qui
passe son temps à se tourner les pouces, car il est bien entendu que faire de
la peinture est un hobby pour rentier décadent qui ne sait pas comment tuer le
temps… mais passons. Le cas de la troisième personne est encore plus
intéressant. Dans un premier temps, il a répondu favorablement à ma demande, et
m'a annoncé qu'il m'enverrait cent euros, ce dont je l'ai évidemment remercié.
Puis, ne voyant rien venir, j'ai dû lui écrire pour lui demander s'il comptait
toujours m'envoyer cette somme, car j'étais malheureusement dans l'obligation
de prévoir un peu les choses, la banque ne me laissant pas beaucoup de temps
pour réagir. C'est alors que cette personne m'a fait une véritable scène,
m'accusant d'avoir voulu lui extorquer de l'argent (de, je le cite « l'avoir
pris pour un tiroir-caisse »), et de l'avoir mis « dans une situation
détestable » (sic) et l'obligeant par la même occasion à « se désinscrire de
Facebook » (resic) ! Je n'ai évidemment rien répondu à ce délire, et j'ai
tourné les talons. Furieux de voir que je ne répondais pas, sans doute, que je
refusais d'entrer dans ses divagations, il s'est mis à faire dans le sarcasme
moral et à insinuer que notre "amitié" n'avait « valu que cent euros
». Devant une telle preuve de saleté mentale, je l'ai supprimé de mes
"amis" (c'était bien la moindre des choses), ce qu'il a bien sûr très
mal pris et ce qui l'a autorisé à faire état, à sa façon, de ma démarche, dans
des cercles d'où une réponse de l'intéressé était tout à fait exclue, bien
entendu, puisque sans certains amis je ne l'aurais même pas su. Finalement,
après réflexion, je me suis dit que cette aventure, ou mésaventure, m'avait
apporté beaucoup : d'une part, elle m'a permis de rencontrer des gens généreux,
et qui, sans cette "démarche", comme dit l'autre, seraient restés
pour moi plus ou moins anonymes, et d'autre part elle m'a permis de mettre fin
à des relations qui, et cela je l'avais deviné depuis un certain temps déjà,
faisaient partie de ces relations que nous traînons comme des boulets. Le pire
est sans doute ces gens qui, quand vous avez la tête sous l'eau, vous disent,
en maîtres d'école soudain très sûrs de leur belle et bonne morale, que vous
sortir la tête de l'eau « ne réglera rien sur le fond ». Comme si nous les
avions attendus pour savoir que recevoir un peu d'argent de la part de
bienfaiteurs ne règle jamais "le problème sur le fond", mais
permet seulement d'espérer durer encore un peu, envers et contre toute raison.
Comme toujours, ou comme 98 fois sur 100, nous savons toujours à quoi nous en
tenir dès le début d'une relation sur celui ou celle qui se trouve en face de
nous, mais, comme 98 fois sur 100, nous pondérons notre jugement par des
considérations intellectuelles qui ont finalement peu à voir avec la réalité
tangible et efficiente. C'est la raison pour laquelle je ne comprendrai jamais
ceux qui ne veulent pas qu'on "juge sur le physique". Cette
expression, "juger sur le physique", ou "critiquer le
physique", est trompeuse, car le "physique" n'est pas
(seulement) le physique, il est, dans 98% des cas, l'être tout entier, car
l'être ne peut pas se dissimuler, contrairement à ce que l'on dit souvent. Il
suffit d'ouvrir les yeux pour le voir. On peut bien entendu amender l'être, le
travailler, le perfectionner, le modeler, le redresser, mais il émet toujours
les signes de ce qu'il est et du travail en cours, quoi qu'on fasse. Nous ne
sommes pas autrui, et nous n'avons qu'un pouvoir restreint sur notre figure
— encore une mauvaise nouvelle. D'ailleurs, pour quelle raison le visage
aurait-il pris ce statut si particulier, si sacré, s'il n'était porteur d'autre
chose qu'un masque pour l'être ?
Mon amie est bien
malheureuse et je suis malheureux avec elle. Elle se sent prise dans une nasse
; j'ai connu ce sentiment terrible. Elle me demande si elle est vraiment moche.
Nous sommes tous pris sous le regard des autres, moi comme elle, c'est un jeu
terriblement cruel que d'avoir un visage et un corps, et j'en ai souffert plus
souvent qu'à mon tour. "Pris sous le regard de l'autre" dit tout à fait
ce dont il s'agit. Comprendre l'autre c'est justement faire échange de
regards (et les regards peuvent être aussi des paroles, des écrits) pour le garder
dans une proximité qui ait du sens. « Ne sommes-nous que cela ? » se désolent
ceux qui n'ont qu'une image spéculaire à opposer à l'autre. C'est très curieux,
tout de même, cette hantise de la mocheté. Je me suis trouvé moche toute
mon enfance, et aujourd'hui que je regarde des photographies de ce temps-là, je
me trouve plutôt joli garçon. On pourrait résumer la chose en disant qu'au
présent on se trouve toujours moche, quand il s'agit de soi-même, mais il se
pourrait bien que ce soit l'inverse en ce qui concerne les autres. J'ai pris
l'habitude, depuis quelques années, de ne jamais voir une jolie fille sans
l'imaginer avec dix ou vingt ans de plus. Il ne s'agit pas du tout de se
consoler à bon prix de ne pas être en mesure "de l'avoir", non, cela
m'est complètement égal et il s'agit de bien autre chose. J'ai enfin réalisé
(il était temps !) que même le désir est pris dans une histoire, et
qu'être amoureux consiste (aussi) à gérer, tant bien que mal, cette durée. J'ai
d'autant moins d'excuses que la musique est par excellence un art du temps que
l'on pourrait définir par la manière dont le son distribue le désir dans la
durée. "Construit", plutôt que "distribue", car le
désir n'est pas une chose donnée une fois pour toutes, justement. Je crois
décidément de plus en plus que la musique et l'amour sont un seul et même phénomène
qui a pris des formes différentes à cause de la surdité "naturelle" de
la grande majorité des hommes. Comme l'amour, la musique m'aura brouillé avec
tout le monde ou presque. Est-ce que je ne devrais pas plutôt parler du goût
? Ah non, ça suffit comme ça, on a fait assez de dégâts pour aujourd'hui. À
chaque jour suffit sa brouille.
Tout le monde n'est pas
Sarah. De retour à la maison, après une visite au médecin de ma mère, je
l'avais trouvée confortablement installée dans mon bureau, en train de lire mon
journal intime. Même si j'en ai eu envie, je n'ai pas réussi à me fâcher. Nous
avons éclaté de rire tous les deux. Lire est toujours un risque, comme vivre.
Elle avait (et a toujours, j'imagine) vingt ans de moins que moi, j'étais donc celui
qui est exposé, du point de vue de l'âge, à la critique, au dégoût, à la
moquerie. Je crois que cette habitude que j'ai prise d'imaginer une femme avec
un ou deux cycles de vie en plus date de cette époque-là. Sarah a été un modèle
irremplaçable, pour moi. La demande étant venue d'elle, je n'ai pas eu à exiger
quoi que ce soit. Comme j'ai pu réaliser grâce à sa bonne volonté une grande quantité
d'images d'elle, j'ai constaté qu'il
était possible de faire sortir d'un
corps d'autres corps, et parfois en très grand nombre. Tous ces corps sont déjà
là, bien sûr, on ne les invente pas,
on ne fait que les amener au jour, et très souvent le modèle est le premier
surpris, qui croyait être unique ou à peu près. Certaines personnes possèdent
un ou deux corps de rechange, d'autres en ont des centaines. Et lorsqu'on met
petit à petit en lumière ces corps, il devient assez simple d'imaginer les formes
que prendront ces figures latentes, dans un avenir plus ou moins proche. Les
femmes veulent très souvent, le plus souvent, que vous fassiez d'elles des
portraits qui les rendent belles, ou plutôt qui les montrent belles, et l'expression "aimer ses modèles"
(comme "aimer ses acteurs" pour un metteur en scène, ou "aimer
ses personnages", pour un auteur) est devenu une des scies les plus
pénibles : « On sent que vous aimez votre modèle, Brandon-Alphonse Bachardi
! » J'avoue que je ne vois pas très bien ce que ça peut vouloir dire, de
montrer quelqu'un sous son meilleur jour. Comment quelqu'un qui se regarde dans
la glace pourrait-il savoir quel est "son meilleur jour", puisqu'il
ne voit qu'un reflet de l'image qu'il tente de faire coïncider avec ce qui en
lui regarde cette image ? Un photographe, un peintre, un portraitiste
serait censé lui aussi coïncider avec cette chimère ? Il ne peut au mieux
que tenter de se conformer à ce qu'il croit comprendre du désir de celui qu'il représente.
Est-ce vraiment le but d'un portrait ? Est-ce qu'un portrait peut aussi
nous brouiller avec le sujet de celui-là ? « Tu n'aimes pas ton modèle, tu ne
m'aimes pas ! C'est comme ça que tu me vois ? Alors je préfère que tu
ne me regardes plus. » À chaque fois que j'ai tenté un portrait de
Raphaële, elle l'a très mal pris. Pourtant je l'ai aimée, infiniment plus que j'ai
aimé Sarah. Et je la trouvais belle, sur ces portraits qu'elle détestait, sur
ces portraits où elle se détestait. Ce
que les modèles détestent, je crois, c'est surtout un certain rapport à la
vérité. Ils ont tellement peur que notre regard échappe à leur emprise, à leur
regard, ou plutôt à ce non-regard dont ils veulent conserver précieusement le
pouvoir, comme un trophée durement acquis, qu'ils prennent toujours très mal le
fait qu'un autre s'autorise à montrer une figure qu'eux-mêmes ne voient pas.
Les photographies sont très liées au journaux intimes, je l'ai souvent
constaté, et pas seulement les photos de nu. On sait bien, même si c'est
confusément, que se laisser photographier (ou portraiturer) c'est, qu'on le
veuille ou non, une plongée dans notre intimité. Qu'est-ce qui est dehors, et qu'est-ce qui est dedans, on ne le sait jamais avant de
voir le résultat. Ce qu'on croit cacher on le laisse voir et ce qu'on pense
montrer on le dissimule, c'est précisément cela qu'on voit, sur un portrait
réussi, cette image à front renversé, brouillée et surprenante qui n'appartient
que très peu à celui qui est mis dans le cadre.