Je me regarde dans le miroir de l'écran. Je ne me reconnais pas. Je ne me reconnais absolument pas. L'autre jour est passé ici un jeune homme très sympathique, qui se prénomme Quentin. Il m'a pris en photo. J'ai regardé ces photos sur l'écran de son appareil numérique. J'ai été très frappé de ce que j'ai vu. Ce visage, comme se fait-il que ce soit moi, comment se fait-il que je sois devenu lui ? C'est presque impossible à soutenir. Une douleur fulgurante. Je suis là ? C'est moi ? C'est le moi que voient les autres ? C'est le moi que voit Isabelle ? Je verrais ce type là, moi, je fuirais immédiatement ! Quel formidable
écart avec moi-même ! Mais pourtant, comme je sais que c'est bien moi, tout de même, quel est le moi en moi qui ne supporte pas ce moi-là ? Comment se fait-il que ces deux mois ne puissent pas se voir en peinture, et même, ne se
reconnaissent pas ? Si je devais faire mon portrait, en peinture justement, et si j'en étais capable, ce n'est assurément pas celui que je vois dans le miroir que je peindrais. Est-ce à dire que je me trompe complètement sur moi-même ? Est-ce aussi simple que ça ? Quel est cet écart qui dissocie ces deux mois, qui les écarte l'un de l'autre, qui les sépare comme on sépare au scalpel l'épiderme du derme ? Qu'y a-t-il entre ces deux mois ? La nuit, seulement ? Ou bien, au contraire, le plein jour, la lumière et sa vitesse terrible ? Comment ferais-je, si je voulais me peindre alors que je ne veux pas peindre celui que je vois dans le miroir ? Quel est le sujet que je prendrais pour
modèle ? Où se trouve-t-il ? Est-il déjà mort en moi ? Est-ce un souvenir de moi ? Un moi qui n'existe que dans ma mémoire, ou dans mon imagination ? Une
projection ? Mais si c'est bien d'une projection qu'il s'agit, de quoi, de qui est-ce la projection ? De mon désir ? Je ne peux pas me satisfaire d'une idée aussi bête, c'est impossible. Un désir n'a pas de traits, pas de visage, de chair, pas de volume, pas de poids ni d'odeur. Un désir n'existe que dans un monde parallèle, il se pose ça et là comme un papillon sur une fleur, sur un corps, sur un visage, mais il n'est pas ce corps ni ce visage. Je regarde la visage d'Isabelle, le visage qu'elle a, à Annecy, dans la photo bouleversante que j'ai faite d'elle, habillée de rouge, enveloppée de rouge, gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Je suis à l'intérieur d'elle, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Et je me demande encore : où suis-je ? Quel est ce moi qui est contre elle, en elle ? Je ne le connais pas. Et je suis pris de vertige : elle le connaît, elle, ce moi, et moi je ne le connais pas. Je suis plus étranger à ce moi-là qu'Isabelle qui est pourtant si loin de moi. Ça m'arrache la peau, je ne suis plus qu'une masse d'organes fumants et sanguinolents, hurlants, pas encore vivants, pris dans une masse de rien qui bout, qui tremble, qui délire, qui suffoque. Entre eux et moi, le sang, la persistance de la vie organique, le souvenir de la veille, la peur de mourir, l'ombre des disparus, mais quoi, ce n'est rien encore, ce n'est que de la matière qui palpite, sans espoir, sans projet, sans amour. Je voudrais avoir pitié de celui que je vois apparaître dans l'écran noir, je voudrais l'aimer un peu, je voudrais qu'il m'explique comment il est devenu ce qu'il est, mais je ne connais pas sa langue. Il
est dans une réalité à laquelle je n'ai pas accès. Le regard des autres ? Foutaise. Ils ne regardent pas. Ils n'écoutent pas. Ils ont trop peur. Trop peur de se voir eux-mêmes, par-delà ce qu'ils regardent, vous, nous, moi. Statue. Je vois une statue. Comme cette photo de ma mère morte, sur son lit de mort, que je n'ai jamais osé regarder depuis que je l'ai faite. Je lui ressemble. Je ressemble à cette statue de pierre. Monument qui ment. La vie a fui. Par où, par quels orifices, par quelles ouïes ? La vie m'a fui. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me suis vidé. Comme quand on a la chiasse. J'ai buté contre quelque chose de dur, d'extrêmement dur, qui m'a vidé de moi-même. Le choc.
Pfuit… Malédiction !