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mardi 24 juin 2025

Surmoi et putréfaction


« Paris est une ville irrécupérable », peut-on lire ici ou là, après les beaux exploits de la fête de la musique. Ils ont attendu 2025 pour s'en rendre compte ?

J'en suis parti en 2002, et l'on pouvait déjà sentir très clairement, à ce moment-là, ce que cette ville allait devenir. Pourquoi Paris ferait-elle exception, pourquoi cette ville échapperait-elle au cloaque qu'est devenue la France ? Il faut être très enrhumé pour ne pas sentir l'odeur de putréfaction qui se dégage de ce pays. Les choses suivent leur cours et s'accélèrent : cette accélération est sans doute le seul paramètre qu'il était difficile d'estimer correctement il y a vingt-trois ans. Mais il ne sert à rien de parler de ces choses. Les uns les voient et comprennent très bien de quoi nous parlons, les autres non, qui se trouvent très bien dans cette ville et dans ce nouveau pays. Grand bien leur fasse. Qu'ils profitent de ce monde qui moi me fait horreur. Je leur laisse volontiers. Très à propos, Bernard Cavanna écrit d'ailleurs ceci en réponse à ce que j'écris plus haut : « On peut être certes zémourien et sympathique et cultivé mais je préfère largement rester avec mes nègres, mes juifs et bougnoules. Avec eux, je me sens bien et pleinement en France. » Il dit aussi que « Paris reste une ville bouillonnante ».

Ce qui a disparu et qui est la cause de la fureur désespérée qui s'empare de notre monde, c'est le surmoi. Partout je sens son absence. Je la sens par exemple dans le jazz, qui s'autorise désormais tout ce qui lui passe par la tête. J'écoutais hier-soir en dînant l'émission de Nicolas Pommaret, sur France-Musique, “Au cœur du jazz”. Il nous faisait entendre entre autres cette pauvre tarte de Thomas Enhco, le Benco du jazz, dont la carrière m'a toujours stupéfié. Comment peut-on réussir à percer quand on est si ostensiblement dépourvu de tout talent, voilà un grand mystère qui n'en est pas un. Je ne sais plus si c'est lui ou l'un de ses semblables, car ils se multiplient comme les pains de Jésus, qui s'emparait de ces pauvres Variations Goldberg qui sont en passe de devenir, pour notre plus grand chagrin, ce que sont depuis une éternité les Quatre Saisons de Vivaldi, les Tableaux d'une exposition ou plus récemment le dernier mouvement de la Sonate au clair de lune, que tout un chacun se croit autorisé à citer, jouer, malmener, ridiculiser, transformer à sa guise, sans goût ni intelligence ni culture, comme un caillou qu'on ramasse et qu'on lance au loin sans aucun scrupule et sans se demander qui va le recevoir sur le coin de la figure. Si l'on m'avait dit, il y a quarante ans, que je tournerais le bouton dès les premières notes de l'aria qui ouvre les variations de Bach… Partout cette odeur de putréfaction, de décomposition, de charnier… Je n'ose plus ouvrir un œil sur ce qui passe dans « ce » pays. Tout ressemble à un mauvaise farce ou à une tragédie suffocante ; la plupart du temps il n'y a pas à choisir. Chaque manifestation, qu'elle soit culturelle, politique, nationale, sociale, ou même festive et privée, est l'occasion d'assister au dernier bal avant l'apocalypse. Mais tout le monde a l'air de trouver ça très bien (« bouillonnant »), comme Cavanna et tant d'autres, donc je me dis que c'est moi seulement qui n'aime pas excessivement être cuit à gros bouillons dans la marmite d'un mondialisme décomplexé et triomphant qui se sent partout chez lui ; j'ai tort, il faut aimer l'inéluctable, il faut aimer « le sens de l'histoire ». Sur toutes choses, même les plus naturelles, même les plus innocentes, pèse un soupçon affreux de corruption, de bêtise, de perversion, de brigandage de grand chemin, qui nous rend méfiants même quand il s'agit d'aller vider ses poubelles ou faire ses courses. Je vais régulièrement faire des courses au Carrefour contact qui se trouve au bout de la rue, et trois fois sur quatre, je m'aperçois que j'ai été volé, mais il ne faut rien dire, tout le monde a l'air d'accepter ça de bon cœur, d'ailleurs quand la caissière demande aux clients s'ils veulent leur ticket de caisse, ils répondent de ce ton grand-seigneur qui dit la tranquillité d'esprit que non, bien sûr que non, pour quoi faire ? Le client ordinaire du Carrefour Contact et le Français normal sont les mêmes : ils ne voient pas où est le problème. D'ailleurs, s'ils pouvaient faire pareil, ils ne s'en priveraient sans doute pas. La corruption est quelque chose qui se décline à tous les échelons de la vie sociale, professionnelle et bien sûr politique. La corruption, à tous les sens de ce mot, fait partie de la bouillonnance, ou est-ce l'inverse… Quand le surmoi s'éclipse, tout devient possible, tout devient acceptable, même s'il est parfois difficile de distinguer entre bouillonnance et brutalité sauvage, entre mensonge délibéré et imbécillité congénitale. D'où cette odeur de putréfaction qui se répand et gagne même la chambre à coucher. 

Je crois que ceux qui voient sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense, mais, comme pour la vaccination, ils ne veulent surtout pas l'admettre, car ce serait reconnaître qu'ils ont été cocufiés, et de belle manière. Il n'est agréable pour personne de s'apercevoir qu'on a été pris pour un con et qu'on l'a accepté, qu'on a fait pire que ça, qu'on a applaudi à ce cocufiage, qu'on en a redemandé, et qu'ainsi on a mis le doigt dans un engrenage dont il est quasi impossible de s'extraire. Le destin des peuples se joue parfois à des choix minuscules qui semblent sans commune mesure avec les conséquences qu'ils ont à long terme. 

jeudi 29 mai 2025

Autofliction




Il y a des textes impubliables… (Mais qu'on peut publier tout de même…) Non pas parce qu'on y exprimerait des choses indicibles ou scandaleuses, ou qui pourraient nous attirer des ennuis, non, je parle de tout autre chose, des textes dont il est impossible de connaître la valeur, des textes qui nous expulsent de nous-mêmes. À chaque relecture, notre avis change du tout au tout, passe du blanc au noir, du zéro à l'infini (je plaisante !). Je ne plaisante pas sur le fond de l'affaire, en revanche, qui est que quelque chose m'empêche d'avoir le moindre avis stable sur ce que je viens d'écrire. C'est troublant, tout de même, d'être à ce point indécis, incapable de jugement. C'est un très mauvais signe, du moins c'est ce que je pense au moment où j'écris cette phrase. Peut-être que je ne comprends pas ce que j'écris, ce serait le plus probable, et l'explication la plus rationnelle. Ou que je deviens fou ? Dans ces moments-là, une intense paranoïa s'empare de moi. Comment se rassurer, puisque tout le monde ment, c'est connu ? Il ne servirait à rien de demander leur avis à des amis. Alors on clique nerveusement sur le bouton [Publier] (quelle importance, après tout ?), puis on revient une demi-heure plus tard pour supprimer le texte (non, c'est impossible, on ne peut pas laisser lire une telle chose, il en va de notre réputation !), et le cycle se reproduit ainsi durant trois ou quatre heures. Il faudrait une bonne thérapie express, à moins que ce soit la fréquentation d'un maître intraitable — mais qui aime se faire humilier ? Je sais qu'aux yeux de certains je suis un peu masochiste, mais à mon avis c'est complètement faux. Je ne suis pas plus masochiste que paranoïaque. Dans le fond, je me dis qu'il est tout à fait possible qu'il suffise de changer deux mots à mon texte, ou deux phrases, ou d'inverser la place de deux paragraphes, pour que cette situation invivable ne soit plus qu'un mauvais souvenir, qu'un petit cauchemar banal dont on se réveille quoi qu'il arrive si l'on est suffisamment patient. Mais j'ignore quels sont ces deux mots ou phrases, ou paragraphes, ils me narguent, ils se cachent, ces petits salopards qui ont juré de me ridiculiser !

Les odeurs entrent par la porte-fenêtre ouverte du salon. Elles sont tellement puissantes qu'on se demande un instant si elles ne sont pas portées par une femme trop parfumée allongée dans l'herbe. Une femme trop parfumée, c'est-à-dire une femme réelle d'aujourd'hui : elles le sont toutes, depuis trente ans. Je pense aux odeurs parce que je pense à cette soprano à qui j'avais fait la cour, à Aix-en-Provence, en été, lors du concert où étaient données Les Noces de Stravinsky. Son parfum extrêmement lourd et capiteux m'a hanté très longtemps. Je ne l'aimais pas, ce parfum, mais mon désir de le sentir et de le sentir à nouveau était impérieux, vertigineux. 

Il arrive assez souvent que les textes dont je parle plus haut trouvent leur vérité au hasard (semble-t-il) d'un développement qu'on n'a pas vu venir, qui s'est plus ou moins imposé alors qu'on ne l'attendait pas. Anne la Mexicaine de la Sainte-Baume sentait la savonnette bon marché, ah non, je me trompe, c'est Michèle, ma voisine de lit, qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok. 

Alors alors… J'écoute Les Noces… Je cherche (en vain, sur cette cochonnerie de Spotify) la version de Boulez avec l'orchestre de Cleveland, son orchestre préféré. Tant pis, ce sera Bernstein. On voudrait parler avec Marcel Proust, lui parler de Stravinsky, des odeurs et aussi de sexualité. Parle-t-il, dans la Recherche, de l'odeur de Madame de Guermantes ? Je ne souviens pas. Et Odette, comment sentait-elle ? Voilà ce que j'aimerais savoir ce matin. Nous devrions classer nos petites amies selon ce critère-là : leurs odeurs. C'est la seule chose qui reste, après toutes ces années. 

« L'excrément, tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du microcosme ; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et anonyme qu'il exhale. » Mon âme, ce matin, me semble dénudée et puante. Et anonyme, oui. Semblable à n'importe quelle âme humaine, qu'elle se situe à New Dehli ou à New York, qu'elle appartienne à un génie ou à un pauvre hère. Si les yeux traversaient la peau et voyaient l'intérieur du corps humain, il n'y aurait ni histoires d'amour ni chagrins d'amour. 

En lisant Tadié, sur Proust, je comprends mieux ce que j'essaie de construire (construire est bien trop dire, naturellement), plus ou moins consciemment, depuis toutes ces années : ni roman, ni autobiographie, ni mémoires, ni journal, ni essai(s), ni articles de presse, ni soties, ni pamphlets, mais tout cela à la fois et de manière éclatée, fragmentaire, pris espérons-le dans le souffle d'une spirale unifiante et ouverte. J'écris de la sens-fiction… La fragmentation est à la fois indispensable et regrettable. (La fliction, en ce qu'elle pourrait être le contraire de l'affliction, pourrait-elle et devrait-elle s'exprimer ?) Mais regrettable pour qui ? Pour le lecteur, pour ma vanité, oui, c'est possible, mais certainement pas pour le texte. (L'autofliction serait un assez bon mot pour qualifier ces songes imprécis improvisés à la frontière des genres, ces enclaves de réel dans la grande utopie d'un roman en perpétuelle négation, dont l'impossibilité laisse des traces.) Doit-on parler de “texte”, d'ailleurs, comme cela se faisait dans les années 70 ? Je le crois. Et pas seulement par manque d'une meilleure définition. (S'auto-flictionner au gant de crin, c'est mon dada.) C'est bien l'inscription du « je » dans tous les replis de la forme et à tous les stades de son déploiement cutané, qui le rend difficile à cerner et incertain, fragile, mais c'est aussi ce qui l'assure d'une cohérence autre que volontaire, centralisée et protocolaire. (Les peaux mortes, ce qui tombe de soi quand on se frotte à l'autre, ça me connaît. Je n'aime rien tant que m'allonger au crépuscule, me laisser tomber dans les draps, à l'ombre des rougeoyants convaincus en mission, croyant au dernier grand soir. Sombrer…) Ma mère me parlait de l'odeur des brunes (elle était très brune, noir corbeau). Ce problème l'intéressait. Mes chapitres ne se suivent pas, sauf quand je m'étends et que je renonce à tenir la gouverne ou à chevaucher le balai trop raide de la sorcière domestique qui me dicte son ordre du jour. 

Je me suis beaucoup interrogé sur le style et le bien-écrire, et rien ne me convainc vraiment, en ce domaine qui ne charrie la plupart du temps que des lieux communs vite fanés, plaqués sur une réalité sensible qui ne s'en laisse pas compter. « Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée ». Dès qu'on s'en réclame, il nous moque sans pitié. L'art de coudre les mots en phrases et les phrases en paragraphes et les paragraphes en chapitres et les chapitres en volume peut se révéler mensonge éphémère de fabrication enfantine, tomber en poussière dès que le regard s'appesantit et va creusant dans cette matière dont l'élégance passe aussi vite que la mode et les veules caprices du conformisme. S'il s'agit d'éviter tous les inconvénients mécaniques d'un discours mal bâti ou inefficace, cela s'apprend aisément, et l'on peut facilement distinguer les bons artisans des médiocres. Mais la pensée vive ? Où se voit-elle ? Comment informe-t-elle les phrases, comment les anime-t-elle, par quoi leur donne-t-elle un visage qui ne peut exister qu'en un point — celui-là —, dans ce « je » qui sourd des propositions, qui les reformule à la lecture, et va inévitablement choquer celui qui ici s'aventure, l'ennuyer ? Oui, l'ennuyer. Il ne faut pas se faire d'illusions : ce qui est aimable doit divertir et désennuyer, donc ne pas parler, ne pas laisser surgir son être au sein des phrases, s'en retirer afin qu'elles ressemblent le plus possible à des phrases : qu'elles épargnent celui qui en prend connaissance, alors même qu'il croit et désire s'y reconnaître. Ça se lit en creux dans les compliments qu'il arrive qu'on nous fasse. On nous sait gré, toujours, de ne pas affliger, de ne pas infliger une gêne, une douleur, un malaise, de ne pas décevoir, de ne pas ennuyer, aux deux sens de ce mot : susciter de l'ennui et provoquer un ennui, un problème, un incident diplomatique entre le lecteur et lui-même. Le lecteur hurle toujours, avec plus ou moins de force et de conviction : foutez-moi la paix, laissez-moi en dehors de vos conflits, j'ai déjà assez des miens, je ne vous lis que pour m'absenter un moment, les tenir à distance, faites moins de bruit, votre présence me brûle la rétine! Emmanuel ayant offert à Tante Glyne un bouquet de soucis, croyant lui faire plaisir (je le vois dans la pénombre de l'escalier de l'appartement de la place des Vosges), celle-ci avait maugréé : « Tu trouves vraiment que je n'ai pas suffisamment de soucis ? » Le lecteur vous dit la même chose. Vos bouquets de soucis, il les laisse au clou. Il est là pour se débarrasser de lui-même, pas pour s'embarrasser de vous. Il veut bien vous offrir deux flacons de Laroxyl, si vous renoncez à paraître, si vous disparaissez de vos phrases. La parole humaine n'a pas besoin de vous. Elle vomit déjà tous ces squatteurs sans gêne qui s'incrustent en elle. Ton style, c'est ton cul. Le reste, on connaît par cœur. Ça répète infiniment du soir au matin. A quoi bon fréquenter La Fuly ou Albert Duspasme, quand un xylophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde que celui qui déjà nous étouffe à demi. Ce qu'ils nomment « ennui », les lecteurs, c'est l'exagération de la présence, son érection, c'est sa folie perceptible, qui agace les dents et fait tourner les humeurs, porte les chromosomes à ébullition et dépense un argent qu'elle ne possède pas. Vivre dans la vérité, penser comme on vit et parler comme on pense, c'est simple comme une provocation, trop simple et trop paysan pour que cela ne nous soit pas reproché. Nous recevons tous la même lumière des idées, mais les ombres portées sont de longueurs et de profondeurs différentes, selon la qualité et l'intensité de notre écoute. Les voleurs — que sont aussi les lecteurs — sont toujours déçus, car l'habit emprunté n'est jamais à leur taille. (C'est pourquoi je ne m'inquiète jamais de ce qu'on me vole. Laissons-les faire : leurs larcins sont inertes, donc inutilisables.) Tante Glyne aussi était très brune. 

Mais il ne leur arrive jamais de se dire : « Et si je me trompais ? Et si j'avais tort ? Et si je n'avais compris qu'une toute petite portion de la réalité ? Quelles seraient les conséquences de mon erreur ? » Apparemment, non, cette question ne les effleure pas. Ils savent. Ils sont au-delà de l'erreur humaine. Ils ont acquis la vision divine, celle qui transcende les siècles et l'inévitable courbure historique et intime qui déforme toute chose ici-bas. Ils ne sont pas régis par les lois de l'attraction-répulsion qui s'imposent à la matière ; ils ne dépendent de rien d'autre qu'eux-mêmes et leur esprit religieux écrase implacablement le doute et la contradiction qui font trembler les rides à la surface de l'onde, le temps ne déforme pas leurs opinions, qui sont des blocs de granit déposés sur un linceul. Leur certitude est un stigmate de mort mais leur semble le comble de la vie authentique, de ce qu'ils aiment appeler la personnalité, ou, pire encore, la morale. 

La même loi vit partout. On voit distinctement cette bouche ouverte sur le vide, qui semble chercher son souffle et sa raison. Les petits mécanismes bâillent et battent des mains, ils ne s'écoutent pas, la nuit monte du sol comme une vague noire d'effroi qui les submerge et assourdit leur dialogue intime. La grande indistinction recouvre tout, tous les sens se crispent sur des opinions qu'ils croient intemporelles. Ils ne se résignent pas à être semblables à cet eux-même qui ne leur a jamais appartenu en propre. « S'abstenir n'est pas une option », comme on dit sans les films américains.

« On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue. »

Les dimanches sont trop courts. Faisons le mort — il faut s'entraîner. Les heures nous effleurent à peine, leur souffle n'emplit pas complètement l'espace qui les sépare et qui se comble de lettres décachetées, lues en diagonale. On croit ouvrir quelques sentiers neufs mais on entre un peu plus avant dans la vertigineuse paix des ténèbres. Tout est déjà accompli, avant même le terme de la phrase. Mettre un point final est un acte dont la dérision nous mord la face : il vient toujours trop tard. Nous ne faisons que mimer ce qui s'est réalisé sans notre intervention, et nous voulons croire que personne ne verra la supercherie. Les longues résonances des pianos cloches timbres, à la fin du dernier mouvement des Noces… Ça nous entre dans la chair comme des pointes !

Vers six heures du matin, il y a bien cette chose qu'on appelle soleil, et qu'on dit se lever dans ce qu'on pense être le ciel. C'est un moment qu'on attend, censé nous sauver de nous-mêmes. On peut aussi bien écouter les froissements du trombone dans Budo, de Bud Powell, dans le disque Birth Of The Cool, de Miles Davis. On se recroqueville dans le lit. Il en faudrait plus pour nous décider à croire que le jour pourra nous libérer de la nuit qui nous gifle au ralenti, réverbérée et amplifiée, brutale et impersonnelle plus encore que d'habitude. Vengeance ! On a tant souffert en silence… Et le baryton, alors, qui parsème dans le grave ses échardes discrètes et élégantes d'aigu ! Quelle horreur, que ce temps qui jamais ne met un genou à terre… Je crie mais elle ne m'entend pas, bien sûr, tout occupée qu'elle est à être. Elles n'ont aucune pitié pour les hommes d'inaction, mille fois nous l'avons connu. Elles sont en mission. Ah non, ce n'est pas deux flacons, c'est cinq, qu'il nous faudrait avaler. Fais pas l'con ou tu le regretteras ! L'ennui de la chimie est désespérant. Aucun humour n'est à attendre, de ce côté-là…

« Pour ma part, si j’étais poète, j’essaierais de m’inspirer des peintres et demanderais à une jeune femme de poser pour moi, nue. » (Pascal Adam)

Oui, mais voilà, aucune femme ne veut plus poser nue pour moi. C'est d'autant plus surprenant que contrairement aux temps où cela arrivait encore, on n'aurait même pas forcément envie de lui sauter dessus. J'aurai beau lui expliquer qu'il s'agit essentiellement de poésie, elle croira immédiatement qu'il lui faut se sentir désirée, ou matée, qu'il y a nécessairement violence, voire prédation. La binarité fait de nous des pauvres d'esprit. Il est écrit « nue », et ça suffit. (Le « nu » s'oppose non pas à l'habillé, mais au « normal ».) Ça suffit à déclencher des tirs préventifs, des salves salubres, à déployer un dôme de vertu virtuelle qui donne le la des nouvelles turpitudes prévues, envisagées, tolérées, encadrées, circonscrites, déchiffrables, jugées et commentées ad libitum par des troupes toujours plus autorisées à parler à tort et à travers, qui souligne et arrondit les fins de mots et vos pensées imprononçables. Tout est monnayable, sachez-le, dans les prétoires qui s'ouvrent aussi vite que les bordels ferment. Le « si j'étais poète » vaut presque condamnation préventive, la prophylaxie sociale étant devenue aussi automatique que généreuse. Il n'y a que les hommes, je veux dire les mâles, pour se croire poètes ! C'est bien la preuve de leur duplicité congénitale. Il leur manque quelque chose, de toute évidence, sinon pourquoi voudraient-ils toujours voir et constater le manque, l'absence, le néant, le trou — et ce manque qui les obsède les rend dangereux, surtout quand ils se prennent pour des poètes ou des artistes. Quand elles font mine de se laisser voir, c'est pour mieux voir à travers le voyeur, c'est pour retourner ses yeux contre lui, avant de les lui arracher avec les dents. Les hommes sont des fragments de femmes, contrairement à ce qu'on nous a toujours raconté, c'est cela qu'il faut comprendre et répéter ; des fragments branlants qui rachètent et camouflent leur infirmité et leur incohérence par une violence qui les dépasse. Les femmes ont du style : il est donc inévitable qu'elles en soient vengées. En leur matrice, là où elle s'absentent, les âmes s'entremêlent jusqu'au vertige. Nous ne sommes jamais seuls avec elles, même quand elles se donnent sans mots, ce qui en nous met en branle un maelstrom de significations tournant à la vitesse de la lumière. On avait cru entrer en elles comme l'original quand il croise la copie la pourfend, mais on doit se rendre à l'évidence : elles nous éparpillent aussi naturellement qu'elles sont plus vraies que nature dans leur rôle de sacrifiées. Croyez-vous toucher à la vérité, là, tout au fond, et même de manière partielle ? Il vous en coûtera cher de simplement le laisser entendre. La place n'est pas libre, figurez-vous ! Ce que vous prenez pour du vide est autrement plein et solide que vos muscles et votre intelligence. 

Le seul style qui soit grand, c'est celui qui s'oublie, qui manque à l'appel. Un enthousiasme du style serait gênant, comme celui qui chercherait à se faire remarquer. Parler pour dire ? Laisser voir ce qu'on a dans le ventre ? Il le faut bien, même si la conviction qu'on ne fait que répéter ce qui a été proféré mille fois et bien mieux paralyse et rend bête. Croire quelque chose, le croire vraiment (c'est-à-dire penser qu'on est le seul à le croire), expose aux plus grands dangers, et pourtant, c'est bien de là qu'on part nécessairement lorsqu'on entame un texte — lorsque le désir d'écrire s'empare de nous. En réalité, que l'on croie ou non, que notre conviction soit une hypothèse ou une réalité charnelle et névrotique, c'est vers la folie que le texte nous entraîne, car il va en s'appuyant sur les mots les enfoncer de plus en plus profondément dans l'idée, ou enfoncer l'idée en eux, comme les chevilles d'un piano s'enfoncent dans le sommier, les visser à leur matrice, qui paraîtra a posteriori prévue dès l'origine, et la marge de manœuvre dont nous disposerons pour les accorder entre eux sera de plus en plus réduite, nous serons entraînés par le texte lui-même en un territoire que nous n'avions pas choisi ni prévu. C'est d'une relation, qu'il s'agit, une rencontre amoureuse entre l'idée primitive et ses moyens d'expression concrets, vocaux (les instruments que l'on choisit dans l'orchestre à l'état de virtualité), mais cette relation doit tendre vers la simplicité, et ce n'est pas une mince affaire que de se tirer de ce mauvais pas, quand on a affaire à la langue française, qui ne pardonne pas grand-chose. Le style c'est l'ultime provocation. « Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. » Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à cette faille troublante qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours, il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, un rire, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi. Pourtant, c'est là que se noue durablement la séduction profonde.

Ça y est, les réseaux-sociaux ont un nouveau motif à leur disposition. La gifle de Brigitte Macron à son président de mari. Un motif de quoi ? Un motif tout court. Mais c'est sans interruption, que leurs corps bruissent de ces moments d'exaltation, d'indignation, de réjouissance mauvaise, de ces interminables et lassantes communions dans la Rumeur et le Bruit que fait Aktu la divine. Ces signes, ces grumeaux visuels, ces précipités d'image ne sont que des prétextes à interprétations, jugements, condamnations, révélations du Caché, de l'Obscur, du Mal que les internautes vont mettre en lumière, expliciter, traduire, mettre sous le grouin des aveugles que les autres sont forcément, les forçant à laper le lait tourné de la farce avariée qui se joue sur la scène mal-occupée par « les-élites ». La Gifle ! Le corps du roi a été malmené, Suzon ! 

Il y en avait eu une autre, de gifle, il y a quelque temps, donnée par une méchante institutrice à une morveuse braillarde, souvenez-vous. Déjà la France s'était émue, divisée, en avait fait une crise de foi carabinée, avait dressé l'un contre l'autre le Mal et le Bien, appelé à la rescousse la Psychologie, la Morale, le Droit, et presque l'Histoire. À chaque fois, c'est la même décharge viscérale, la même adrénaline qui monte aux lèvres, les mêmes synapses cérébrales en surchauffe, l'air qui manque et le vomi qui se réjouit d'être enfin convoqué à la barre : si on a la nausée, c'est bien qu'il se passe quelque chose ! Pas de curée sans nœuds, mon neveu. Les clics et les claques vont au bal, ça pétarade dans le Nuage, les data-center sont prêts à exploser, le water-cooling ne suffit plus à apaiser la rage qui prend le citoyen numérique en mal d'expression-légitime. Il avait vu, il avait compris, il avait deviné, il avait prévu — on ne l'a pas écouté ! Pour un peu, il giflerait tout ce qui passe à sa portée, l'Extra-lucide qui passe son temps à ALERTER-dans-le-désert. Le Prophétisme explose silencieusement dans l'air du soir, et cent-mille petits prophètes de Prisunic jaillissent de ses flancs déchirés par un Réel inconscient et stupide déguisé en Déesse Aktu. C'est un hoquet, un spasme nerveux qui n'évacue rien du tout, qui est appelé à se répéter à l'identique, pour les siècles des siècles numériques. C'est un Tic, un Toc, un Rictus qui déforme à peine le visage des Branchés en apnée qui compulsent leurs écrans comme si leur vie en dépendait. Qu'on me comprenne bien. Je ne méconnais pas, ni ne les méprise, les graves sujets que certains signes médiatiques recouvrent plus ou moins bien, ou révèlent. Je ne suis pas de Sirius. Ce qui m'exaspère, en revanche, c'est l'automatisme de ces mécanismes, c'est la prévisibilité de la paire signal/réaction, et son autonomie, c'est leur caractère répétitif et réflexique (et non pas réflexif), c'est le besoin masturbatoire qu'en ont très visiblement ceux qui sautent comme des cabris sur chaque événement pour lui faire rendre gorge, qui le pressent comme un adolescent presse les points noirs qu'il a sur le nez, c'est le fait qu'il n'existe aucune possibilité d'échapper à cette espèce de machinerie sociale qui produit à la chaîne ces péripéties semblant n'exister que pour produire en masse du commentaire. On tourne en rond. C'est une forme de pornographie machinale. Le fait de commenter tout, toujours, partout, sans lassitude aucune et sans se rendre compte qu'on répète toujours les mêmes quatre ou cinq motifs, sur le même ton, sur le même mode, de façon pavlovienne, voilà ce qui moi m'exaspère. Ça ne s'arrête jamais. Un clou chasse l'autre de manière caricaturale, robotique, mais rien n'entame leur appétit de commentaire, rien ne minore leur dépendance à la drogue dure du Réseau, à son mimétisme d'airain. Or, le commentaire est un art. Il doit enrichir, élargir, approfondir ou développer, et non pas rétrécir, rabâcher, ressasser ad nauseam les figures éternelles de la rumeur sans leur permettre d'échapper à leur destin de bouillie, car l'ensemble tend vers la Neutralité terminale. Le vrai commentaire diminue le taux de bruit, le faux l'augmente. Il faudrait mettre bout à bout les divers motifs émis en une année médiatique, comme une longue phrase, ceux du moins qui ont déclenché ces orgies de réactions, pour en voir apparaître le sens et le non-sens, la bêtise majuscule du Grand Perroquet disséminé qui veille en chacun des citoyens-numériques. « La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but » écrit Ernest Hello. Oui, la parole, en bien des occasions, n'est là que pour faire taire la pensée, ou, plus modestement, la réflexion. Sur Facebook, c'est très visible et presque systématique : les commentaires sont quasiment toujours une manière de révoquer ce qui est commenté, d'en faire de la pâtée, de l'annuler, ou d'en donner une traduction si ridicule que se complaire dans le silence est la seule solution qui nous reste. « Libérer la parole » est l'une de ces injonctions barbares qu'on aime tant aujourd'hui et qui, de manière extrêmement perverses, avouent et provoquent le contraire de ce qu'elles semblent énoncer. On n'a jamais autant libéré la parole qu'en une époque où le mensonge et le bruit de l'inarticulé recouvrent toute vérité aussitôt qu'émise, et aussi discrètement qu'elle le soit. À peine l'ébauche d'une pensée ou d'une idée se fait-elle jour que la débauche des commentaires l'étouffe dans l'œuf. 

Je suis aussi coupable que les autres, même si de plus discrète manière. Il suffit par exemple que je voie une jolie photographie de ma Haute-Savoie natale ou celle d'un magnétophone de marque Nagra, ou celle de Debussy endormi, ou d'Arnold Schoenberg jouant au tennis avec George Gershwin, pour que j'aie envie d'y apposer un « like ». À quoi sert cette marque d'approbation ? À quoi tient cette décharge symbolique, à quoi me relie-t-elle ? Elle n'a d'autre fonction que me signifier à moi-même : Je suis là, j'existe. J'aime,  je n'aime pas,  je condamne ou j'approuve, peu importe, mais je SUIS là, ici, avec vous, je n'ai pas encore disparu du cercle magique : j'inscris mon nom dans la théorie des noms, dans le générique sans fin qui défile à l'écran. C'est une épitaphe par anticipation, même quand elle semble être une conséquence directe de la vie. Mais à la différence de l'épitaphe gravée sur une pierre tombale, cette marque est envoyée dans le Nuage et fait tourner la Machine, les machines, les puces et les disques durs, accumule, fait flamber la consommation électrique sans que personne jamais ne se sente responsable du désastre qu'elle entraîne. Tout ça pour un like noyé dans la masse… La formidable indifférence du monde numérique digère tout. Je pense que les internautes sont tous obsédés par l'idée (et plus que l'idée, la sensation, la prémonition) de leur disparition. Il font des encoches dans le tronc numérique pour attester de leur présence. Des fois qu'on les oublierait… Des fois qu'on imaginerait qu'ils n'ont pas existé… Ont-ils fait quelque chose d'exceptionnel, ont-ils apporté leur pierre au genre humain, à la science, à l'art, à la pensée ? Non, mais ils sont là. Il faut compter avec eux. Et l'empilement de ces likes monte jusqu'au ciel, rivalisant avec la tour de Babel. Comme les pondeuses, ils veulent pouvoir dire : j'y étais, j'ai participé ! Il y a sans doute également cette illusion (qui n'en est peut-être pas tout à fait une, et c'est ça le pire) : le Nombre. Comme tout le monde, quand des sujets me tiennent à cœur et que je pense qu'ils ne sont pas suffisamment visibles, signalés, je me dis que plus il y a de likes plus ils sont pris en compte. Et je clique. C'est le petit chantage ordinaire aux algorithmes, c'est la bêtise du soumis auquel on a expliqué qu'il n'existait pas d'alternative. Le Très-Haut-Débit, c'est ça, c'est le Nombre qui déboule toute la journée dans votre tête et votre bouche, qui calcule au lieu de penser, qui fait frémir votre index, qui vous emporte, qui vous noie, vous et votre fichue singularité d'un autre temps. Interrogeons-nous : quelle est la valeur d'un signe qui a besoin de l'électricité pour (se) signaler, qui dépend de son bon-vouloir pour exister ? Je ne réponds pas à cette question, n'étant pas assez informé pour cela. Je n'étais pas fait pour vivre dans le monde de l'information qui me semble le plus féroce ennemi de la culture. Pour moi, c'est précisément ce qui a détruit l'École, et plus largement la possibilité de toute transmission : le passage brutal de la connaissance (des disciplines) à l'information. Ah, ça, pour être informés, ils sont informés, nos petits troufions techno-centrés désormais assistés de l'IA qui scrollent en tous sens de Leonard de Vinci à La Fouine en ayant abandonné toute notion de hiérarchie, toute idée de distinction. 

Mais voilà que je tombe là-dessus, écrit il y a plus de dix ans : Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là, d'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme d'une échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Le divorce dont je parle dans ce paragraphe est impossible aujourd'hui : l'adhésion est aussi totale qu'inquestionnée. Ils sont incollables sur l'information et l'actu parce qu'ils ne peuvent pas s'en décoller, que c'est le seul paysage mental qu'ils connaissent ; la création des « chaînes d'info continue », il y a une trentaine d'années, aurait dû nous alerter : déjà, on pouvait voir ce spectacle à la fois cocasse et ubuesque de télévisions qui énonçaient en boucle pendant des heures les mêmes faits, répétaient les mêmes nouvelles (qui n'avaient rien de neuf), montraient les mêmes images. La répétition qui est devenue la reine tyrannique des réseaux sociaux est née à ce moment-là. Mais le monstre est passé à un stade supérieur depuis 2020, quand le délire de la Covidiase nous a littéralement assommés de cette « information » martelée avec une puissance et une virulence inconnues jusque là. L'indignation était jadis une saine rébellion contre ce qui allait trop de soi, mais tout se retourne : elle est aujourd'hui une religion incontestée, elle va de soi. Divorcer de son époque est devenu impossible, ce qui semble paradoxal, puisque chacun se sent livré à lui-même et se revendique tel, mais le paradoxe n'est qu'apparent car les pouvoirs ont changé de nature et d'échelle. Les individus n'ont jamais été aussi fermement surveillés et tenus dans le réseau serré d'un empire qui a su très intelligemment se métamorphoser, troquer sa figure dure et centralisée contre un ensemble de pouvoirs souples et diffus sachant s'adapter en permanence et qui tous passent par la langue — enfin, la pseudo-langue, l'anti-langue, la glu verbale qui se déverse à plein tube 24h sur 24 dans tous les canaux existants. Indignez-vous !, oui, indignez-vous de tout, bien sûr, sauf de ce qui compte vraiment et n'est jamais formulé. Parlez pour ne rien dire. Divorcez de tout, de votre femme, de vos enfants, de votre pays, de vos ancêtres, de votre passé, sauf de la langue qui se parle à travers vous, qui vous parle sans avoir besoin de vous, de votre chair ni de votre mémoire, de la langue autonome et fasciste qui vous tient en son pouvoir avec votre assentiment inconscient. 

« Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. » Ce qu'on constate, c'est que la langue s'est séparée des hommes. Chacun campe sur son territoire, et regarde l'autre comme un ennemi ; au mieux ces deux-là s'ignorent. Pourquoi les Français (pas seulement eux, bien sûr) ont-ils laissé la langue les quitter ? Il y a beaucoup d'explications, beaucoup de causes, et je ne suis pas sûr de parvenir à décrire le processus de manière convaincante, tant il est complexe et ramifié. Le seul point que je voudrais relever ici, et qui me semble fondamental, est que ce divorce spectaculaire est concomitant d'une modification essentielle de la relation qui unissait le peuple français à la littérature, à sa littérature. La France a cessé d'être une patrie littéraire, depuis environ quarante ans (il n'est que de regarder ce que sont devenus les présidents de la République pour s'en convaincre : Mitterrand fut le dernier à lire). Ce que je dis là n'a rien d'original, bien d'autres que moi l'ont vu il y a déjà longtemps, je le sais, mais je trouve qu'on n'insiste jamais assez sur ce phénomène qui a tout changé dans l'esprit français, dans la société française, dans la politique française et même dans les corps français. La littérature est beaucoup plus qu'un art ou un divertissement, c'est une manière d'envisager le monde, la vérité, la mémoire, les rapports entre les êtres, c'est un paysage mental aussi prégnant que le paysage géographique, c'est une substance qui se répand entre les âmes et les corps, les joint et les disjoint, c'est selon, mais toujours les dilate, en donne une version plus large et plus vivante. « Le pain est mauvais, il faut en manger peu, recommandait Céline dans les années où le pain ordinaire était encore bon. Le pain est ambigu, comme toute chose qui a valeur et signification. » Deux phrases comme celles-ci suffisent à faire sentir clairement qu'il est impossible de les entendre si l'on n'a aucune sensibilité littéraire. Et des phrases comme celles-là, il y en a des millions, qui sommeillent au pays des Lettres, et qui risquent bien de sommeiller encore longtemps avant qu'un prince charmant ne les ramène à la vie, dans le monde qui est le mien, le vôtre, ce monde parcouru de nombres et de perroquets se tenant gravement l'émoticône comme un phallus dérisoire qu'ils exhibent piteusement dès qu'on leur demande leurs identités. Les deux phrases que je cite plus haut, et qui sont extraites du Silence du corps, de Guido Ceronetti, fonctionnent par paire. C'est leur assemblage, leur accouplement, qui fait d'elles de la littérature. Solitaires, elles seraient infirmes. Combien de fois avons-nous vérifié que les assemblages n'étaient plus compris, que le sens se devait désormais d'être univoque, unidirectionnel, plat et sans aspérités, sans retour sur lui-même, sans volume, sans inscription dans la temporalité. « Un mot-une chose » est devenu le mot d'ordre du discours contemporain qui ne tolère pas d'autre champ que la littéralité absolue. On nomme “légende” le texte bref qu'on appose (et parfois oppose) à une image, à une photographie. Ce texte peut être soit littéral (tautologique), exprimer avec des mots ce que l'œil a déjà vu, soit complémentaire, codicillaire, s'éloigner de la chose pour en donner un commentaire ou une glose, une note inharmonique, une interprétation ou une extrapolation, voire la contredire. La « légende » nous dit que l'œil ne suffit pas, que les phrases et les mots, même s'ils brodent, même s'ils mentent, ajoutent du sens au sens, le précisent ou l'amplifient, le contrepointent, qu'une certaine dose de récit ou de fiction peut paradoxalement dire plus de vérité que l'image brute, qu'un certain éloignement du sujet peut être bénéfique. C'est dans le rapport entre l'image et le texte que naît le littéraire, cette exagération du réel, cette présence autre, c'est dans les liens que crée l'esprit entre des choses qui n'en ont pas par elles-mêmes qu'une forme d'intelligence s'invite dans l'imagination et la fertilise. 

« Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. » (Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes)

samedi 8 juillet 2023

Y a du reste [Journal] 28 mars 2002

 (Jeudi 28 mars 2002, TGV pour Aix)

Ma voisine, fort jolie, qui chuchote au téléphone avec son petit ami (sa petite amie ?) en suçant son pouce. Le contrôleur arrive, lui demande son billet, et lui dit, en le lui rendant : « Vous avez de jolis yeux ! » « Merci » répond-elle en ayant l'air de trouver le compliment banal. Je lui dis en riant qu'à moi on n'a rien dit. Elle me répond : « Oui, j'ai remarqué. » Le contrôleur se retourne et rit avec nous. 

Déjeuner avec Thérèse dans un restaurant de la rue Delambre. « Tu diras à Sarah qu'elle ne sait pas se maquiller. — Ah bon ? — Oui, tu n'as pas remarqué, là, sur les paupières, les emplâtres ? Ça fait très années 60. Elle le met avec les mains ou quoi ? Non, mais, je dis ça, mais elle reste tout de même très mignonne, hein, y a du reste… mais enfin, c'est dommage ! — Bon, c'est promis, j'y ferai plus attention. » Et c'est vrai : ce genre de détails m'intéressent prodigieusement, et je m'en veux beaucoup de ne pas y avoir prêté plus d'attention. 

Thérèse a sûrement raison, Ça me paraît tout à fait possible, à cause du parfum de Sarah. En fait, elle a deux parfums. Allure, de Channel, qui lui va parfaitement, et un autre, qui n'est pas un parfum de marque, une chose écœurante et enfantine, à base de mûre, qu'elle aime beaucoup car elle pense qu'il est plus original, qu'il la figure mieux qu'Allure, un parfum aujourd'hui très porté. C'est en quelque sorte son “parfum intime”, « de moi à moi », dirait-elle, celui qu'elle utilise lorsqu'elle veut se sentir unique, au risque de déplaire. J'avais moi aussi cet état d'esprit, quand j'avais dix-sept ans : plutôt le mauvais goût qu'un goût qu'on aurait partagé avec autrui. On se choisit un uniforme, qu'il soit d'ordre vestimentaire, qu'il concerne la coupe de cheveux, le parfum, ou la démarche, et l'on ne peut plus sortir sans lui, sous peine de se sentir flotter dans une sorte de légèreté vertigineuse. On aime la lourdeur, l'être vissé au fond, aux semelles de plomb et à l'esprit borné de celui qui paraît, précédé de cette formidable aura tautologique : je suis celui que je suis et rien d'autre, et votre regard m'indiffère absolument. 

À l'instant même où j'écris ces lignes, mon corps est traversé de frissons : la jolie noire qui se trouve à deux rangées de moi a ses fesses à vingt centimètres de mon nez car elle est obligée par le volume de sa valise de se reculer vers mon siège pour la descendre sur la banquette, et ce cul sublime délivre un feuilleté d'odeurs paradisiaques. Je sens — à la fois — l'odeur de son cul, l'odeur de sa chatte, l'odeur de ses sous-vêtements légèrement humides (il fait chaud, elle fait un effort), l'odeur du tissu fraîchement lavé (le coton et la lessive), et j'ai même l'impression de sentir l'odeur de sa petite culotte sous le fer à repasser brûlant. Ma voisine s'est endormie. Non seulement elle a « de beaux yeux », mais elle a surtout un très beau nez, avec une narine un peu ouverte, et un petit grain de beauté à droite. Elle sourit vaguement en dormant, ses paupières sont closes mais tout juste, sans qu'aucune pression ne se fasse sentir, elles reposent l'une sur l'autre de si légère manière que je crains à tout instant qu'elle ne surprenne mon regard. Se réveillerait-elle que je pourrais lui dire : « Ne vous en faites pas. Je vous regarde dormir sans vous désirer, je profite seulement de cette pose magnifique que vous me refuseriez si je vous la demandais. Je ne pense pas à votre sexe, même pas à vos fesses qui, par instant, touchent ma cuisse, je me contente de votre nez, de sa chute vers votre lèvre supérieure, légèrement moustachue, et des petites entailles qu'on y voit, et dont votre sommeil confiant accentue peut-être le relief. Vous faites partie de ces femmes dont la commissure des lèvres donnent irrésistiblement envie d'y glisser la langue, pour les ouvrir comme on ouvre un sac à main, en douce, pour y sentir les poudres, le tube de rouge à lèvres, la brosse à cheveux, les mouchoirs et les gants. » 

« La vraie joie ne dure qu'un printemps. » (Li Po)

dimanche 2 juillet 2023

[Journal*] mardi 6 août 2002

 (Cuisine de la Closerie, 8h du matin)

De nouveau, le bonheur d'être seul avec ma petite mère. (Sylvain disait : « Tu as un relation très particulière avec Mère ! » Comme si les relations humaines pouvaient être autres que “particulières”. J'en viens à croire qu'il dit cela parce qu'il n'a aucune relation…)

Pièce de Fauré ressemblant à du Schubert… Je déteste Brad Meldhau.

« Jérôme, vous êtes là ?

— Oui, j'arrive.

— Venez regarder dans le seau hygiénique !

— Non. Merci. Sans façons.

— Vous ne voulez pas ? Vous ne voulez pas voir ?

— Non, je sens ça d'ici…

— Elle a tout bien fait ! C'est super, hein, Madame Vallet !

— Oui. »

Elle passe à côté de moi avec le seau. On sent qu'elle résiste difficilement à l'envie de me montrer… Tout l'étage est empuanti, j'ai le cœur au bord des lèvres, je redescends en courant, je m'enferme dans la cuisine, j'ouvre la fenêtre, le tousse, je pleure… À la radio, la mort d'Isolde dans la transcription de Liszt… 

Mon amie la Chaconne de Bach-Busoni à la radio (10h30). Quelle merveille ! Faire sonner le piano comme ça… Un vrai paysage ! On circule dans un train de grand luxe (l'Orient-Express ?) et on admire le paysage… Mais le pianiste (KWP) est une vraie tarte ! C'est petit, ininspiré au possible, il parle une langue qu'il n'a pas l'air de comprendre.

Enfant, j'exaspérais ma mère parce que je sentais mon assiette pour savoir si la nourriture était suffisamment (ou trop) salée. « Mais le sel n'a aucune odeur, voyons ! » déclarait mon père avec juste raison. Ils avaient raison mais ils avaient tort, car ce qui m'intéressait, ce qui me préoccupait, n'était pas l'odeur du sel, mais le fait de savoir si ma nourriture était ou non salée, et certains mets changent légèrement d'odeur selon qu'ils sont salés ou non, comme d'ailleurs selon leur température — et je reniflais aussi mon assiette pour savoir si c'était trop chaud…

« Bonjour Mère.

— Qui c'est ? Un revenant ?

— Pourquoi… ?

— Tu viens pourquoi ? Pour m'embrasser ?…

— Bon… »

Et ils s'en vont. Fin de la visite.

Je descends à la cuisine et j'entends le Miserere d'Allegri. Miracle du Temps transmué en sons. Douceur infinie de la mort. Viens. Traverse l'éternité avec nous. Ta place est là. Secrète. Silencieuse. Bienheureux voyageur immobile. Un seul nuage dans le ciel, tout de lumière, de calme, de patience. Gamme de blancheur, souvenir du désir, sans douleur… Il est trois heures de l'après-midi, il faut que je fasse la vaisselle, et un bon gâteau aux pommes. Je me demande si Mozart aurait aimé mon gâteau aux pommes. 

dimanche 10 février 2019

J'ai



J'ai bien aimé les fesses des femmes. J'ai bien aimé leurs seins, aussi. J'ai aimé aussi leurs jambes, et spécialement leurs cuisses. J'ai bien aimé leurs ventres, aussi, parfois. J'ai bien aimé leurs chattes, souvent, et aussi leurs culs. J'ai parfois aimé leurs visages, j'ai quelquefois aimé leurs mains, et même leurs pieds. J'ai souvent aimé leurs cheveux, et leurs poils. Mais ce que j'ai préféré, je crois, c'est leurs odeurs. Pas toutes, non, pas toutes. Mais quand-même, l'odeur d'une femme qu'on aime, c'est le paradis. Si une femme c'est de la prose, son odeur c'est de la poésie. 

Et j'ai bien aimé ce mot : « Odeur », qui commence comme une ode, et qui finit dans les heures, qui s'ouvre, rond comme une bouche ou un trou du cul, et se continue dans le bonheur qui roule jusqu'à l'horreur des pleurs – ou des fleurs mortes.

J'ai bien aimé vivre. J'ai bien aimé la musique. J'ai bien aimé dormir. J'ai bien aimé rêver, ah oui, j'ai bien aimé. J'ai bien aimé étudier, et j'ai bien aimé jouer du piano. J'ai bien aimé les partitions et j'ai bien aimé les livres. J'ai bien aimé attendre. J'ai bien aimé comprendre. J'ai bien aimé voir et j'ai bien aimé écouter. J'ai bien aimé sentir et j'ai bien aimé me souvenir. J'ai bien aimé qu'on m'aime. J'ai bien aimé désirer, j'ai bien aimé certaines douleurs, et certaines couleurs. J'ai bien aimé certaines voix. J'ai bien aimé mon père, et j'ai bien aimé ma mère. J'ai bien aimé le froid, l'hiver, et la montagne, et la mer aussi, et la chaleur, et la nudité, et les corps anonymes, et le sable, et le vent. J'ai bien aimé me perdre, et me retrouver, mais j'ai surtout bien aimé rentrer, revenir à la maison, retrouver le foyer, la chambre, le lit, la nuit. J'ai bien aimé le temps infini. 

J'ai bien aimé être chez moi. J'ai bien aimé être moi. J'ai bien aimé être. 


Mais surtout, j'ai bien aimé aimer. 

dimanche 30 novembre 2014

Première ligne



« Un homme ne laisse pas plus de traces dans une femme qu'un oiseau dans le ciel. »

Cette après-midi là, Edith nous avait invités chez elle, au château. Elle nous fait visiter, on passe par sa chambre. Là, sur la commode, bien repassées, un pile de petites culottes de coton blanc. Je les ai laissés continuer et j'ai plongé mon nez dans les culottes. 

Martine, sous la pluie. Elle pleure. Jacques fume une gitane.

Dans les cafés de cette époque-là, les téléphones étaient toujours près des toilettes. 

Le bruit, les bruits des vieux trains, les compartiments à huit place, avec les photographies noir et blanc de paysages, au-dessus des dossiers en Skaï. Le voyage vers la ville, dans « Mes petites amoureuses », de Jean Eustache. Les billets de train roses cartonnés, à peine plus grands qu'un timbre-poste, qu'on réutilisait plusieurs fois en les découpant dans l'épaisseur, et qui ressemblaient comme deux gouttes d'eau aux tickets de quai. 

Les chemises blanches en Tergal. 

Les hommes et les femmes, en ce temps-là. On se croisait, on se rencontrait parfois, on s'épiait, mais on était deux espèces différentes.

Les bals, l'organiste et son Hammond B3. Il m'expliquait des plans.

Edith et moi, j'étais secrètement amoureux d'elle, nous avions rencontré Georges Bachelard, le titulaire de l'orgue de Sainte-Agathe, qui nous avait tenu la jambe un quart d'heure, juste devant la pharmacie : « Vous allez baller ? Oui, mademoiselle, baller est un vieux verbe français. Il est très dommage qu'on ne l'emploie plus. » Sa voix flûtée, sa canne, ses sourcils blancs en bataille et sa démarche d'aristocrate homosexuel. Il était venu assister à une répétition de mon groupe de free-jazz, un jour, et avait dit à ma mère, quelques jours plus tard : « Votre fils, Madame, tire des sons magiques de son piano électrique ! Des sons magiques ! » Ma mère était au bord de l'évanouissement tellement elle riait. 

À la piscine, toujours avec Edith, et Serge. Elle nous parlait de son enfance au Japon, nous expliquait que là-bas, les filles avaient de petits "nénés". Moi, rien ne m'excitait plus que d'entendre une fille prononcer le mot "sein". 

Marie-Thérèse, un jour, on avait failli la violer. C'était à la rivière, avec Paul. Elle était en train de bronzer, seule, en bikini, un peu plus loin, en hauteur, je me souviens. Paul était nerveux. Si ça continue, je vais la violer, qu'il me dit. Et je vois qu'il bande. Il était vraiment prêt à le faire, c'était plus fort que lui. J'ai refusé d'y aller, à la dernière minute, et du coup il a renoncé. On n'en a plus jamais parlé…

Avec Edith, on s'écrivait. Elle habitait à Meudon, à ce moment-là, rue Albert de Mun, je me souviens encore de l'adresse. J'étais son meilleur ami. Elle s'épilait les jambes. Elle disait : « Quand tu viendras à Paname. » Je n'employais jamais cette expression, et je ne savais pas qui était Albert de Mun. Elle avait de petits seins et de très jolies jambes, une jolie voix, qui nous paraissait très distinguée, mais elle savait aussi prendre un ton un peu canaille. N'aimait pas mes amis gauchistes. Elle avait un frère débile. Enfin, attardé, quoi. On ne le voyait jamais. Son père était amiral. 

En 1968, je m'étais battu, dans la cour de l'école, pour défendre Edith. Le directeur nous a convoqués, les deux garçons, dans son bureau : je me rappellerai toujours son air méprisant. Il nous a donné comme punition une composition française sur le thème : « L'homme est un loup pour l'homme. » J'ai eu honte pour lui.

Mon père a dit à ma mère : « Il faut que ce petit s'endurcisse un peu. » Et il m'a inscrit au rugby. Au rugby ! Je faisais du tennis mais ça c'était un sport de pédé. C'est drôle, parce qu'au tennis on partageait les vestiaires avec des filles, alors qu'au rugby c'était avec des mecs. Je n'y comprenais rien. Le premier tournoi auquel j'ai participé devait se dérouler à une cinquantaine de kilomètres de chez moi. J'entre sur le terrain, et là, une honte formidable m'envahit. Ma mère m'a donné pour le match un magnifique short prince-de-Galles, et je n'ai pas de chaussures à crampons. Je dois rester environ trente secondes sur le terrain, et boum ! Un choc terrible, je suis à moitié assommé. L'entraîneur me hèle depuis le bord du terrain : « Eh, toi, avec le short à sa maman, tu sors ! » Deuxième sortie. Là je fais une comédie atroce à mes parents, jusqu'à ce qu'ils comprennent qu'il en va de ma dignité d'homme. J'ai enfin un short et des chaussures idoines. L'autocar nous attend sur la place d'Armes. Je prends mon vélo, à huit heures du matin, et je pédale comme un malade, tout fier de mes chaussures neuves attachées au guidon par les lacets. À cinq cents mètres de la maison, une des chaussures se prend dans les rayons du vélo, et je passe par-dessus bord, faisant un joli vol plané sur le bitume. Dans les pommes encore une fois, je ne me souviens de rien. Fin du rugby. Un dieu veillait sur moi.

L'odeur des culottes d'Edith, je ne l'ai jamais oubliée. Une autre fille dont j'étais amoureux, c'était Evelyne. Avec Catherine, c'étaient les deux grandes de la classe, qui avaient déjà des seins, surtout Evelyne. Un jour, on va chez Evelyne, et là je découvre qu'elle a une jeune sœur, tout aussi jolie, et peut-être même plus. Rentré chez moi, le soir venu, je retourne ma chambre, je fouille les placards, les tiroirs, les armoires, je déballe le toutim, et je finis par retrouver l'odeur (sur un loup) que j'avais sentie dans la chambre de la cadette. 

Au Kléber, au sous-sol, les téléphones et les chiottes, au même endroit, avec les mêmes odeurs. 

Ce matin-là, pour faire comme à Paris, nous étions encore dans la rue devant le lycée quand la cloche a fini de sonner. Le directeur est arrivé (le même que celui de l'homme qui est un loup pour l'homme), furieux, et en s'adressant plus particulièrement à moi, nous a lancé : « Alors, qu'est-ce que vous faites, vous entrez ou vous restez dehors, il faut choisir ! » Nous sommes restés dehors. Ce n'était rien du tout, mais c'était énorme. Quelques années plus tard, j'ai fait la même chose le matin du Bac. Toute la tonalité d'une vie…

Les odeurs d'une femme (ou l'odeur des femmes ?), une vie à courir après la chose la plus évanescente qui soit… Ni la voix, ni le corps, ni les gestes, ni l'amour, n'ont eu cette puissance à la fois souveraine et dictatoriale. Il y a une douzaine d'années, je suis tombé amoureux, sans doute pour la dernière fois de ma vie. J'écoute la sonate Le Printemps, de Beethoven, par Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis, au Théâtre des Champs-Élysées. C'est typiquement le genre de choses qu'il ne faut jamais dire, mais j'aimerais connaître l'odeur intime de Mutter… Comme j'aurais aimé connaître celle de Martine.

J'aurais été capable d'avouer beaucoup de choses, mais pas ça. Si une femme que j'aimais se mettait à pleurer, j'avais une érection. Je me rappelle encore la honte qui m'a saisi quand je m'en suis aperçu pour la première fois. Si vieillir ne servait qu'à dépasser ce genre de hontes, ce serait déjà une bénédiction de vieillir. Ce n'était pas du sadisme, ou, en tout cas, pas du pur sadisme, pas du sadisme pur. Qu'il soit entré une certaine dose de sadisme dans l'état qui était le mien alors, je veux bien l'admettre, mais je crois plutôt que j'avais le cœur trop plein, l'expression féminine et fluidique provoquant par mimétisme une vidange de mon cœur vers un organe plus directement concerné par l'affect.

« Un sage était autrefois un philosophe, un poète, un musicien. Ces talents ont dégénéré en se séparant. »

Comme autrefois j'ai eu honte pour ce directeur d'école qui nous avait donné cette punition, j'ai honte pour ceux qui aujourd'hui se demandent si Jeff Koons est un artiste génial, intéressant, ou seulement un trader intelligent qui sait comment fonctionne le marché. Les pour, les contres, tous me font honte, à moins que j'aie honte d'appartenir à la même humanité qu'eux.

La manière dont ma mère nous a habillés… Le short prince-de-Galles pour jouer au rugby n'est qu'un des nombreux exemples de ce qu'il m'a fallu endurer dans ma jeunesse. Il y avait aussi les slips en laine, tricotés par ses soins, et Dieu sait que ma pauvre mère n'a jamais été très douée pour le tricot. Ce n'était pas de la laine fine, douce comme du coton, non, c'était de la grosse laine blanche un peu écrue qui se détendait très rapidement au fil des lavages. Et pas moyen de prétendre que ces slips ne nous appartenaient pas puisqu'elle avait pris soin d'y coudre une étiquette blanche sur laquelle était inscrit notre nom et prénom, en rouge. Ces machins grattaient épouvantablement, mais nous finissions tout de même par les oublier à peu près… sauf à l'occasion des visites médicales, véritables cauchemars pour moi et mes frères. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois aucune bonne raison à ces slips de laine. Nous étions plutôt à l'aise, et mes parents avaient de quoi acheter des vêtements normaux. Pourquoi fallait-il que je porte les costumes de mes cousins corses ? C'était des costumes très chics, de très bonnes maisons, mille fois plus élégants et d'une qualité bien supérieure à ceux de mes amis, mais justement, comme j'aurais aimé porté les mêmes vêtements qu'eux, ordinaires, normaux ! Et puis, surtout, pourquoi cette humiliation : porter les vêtements d'un autre, des pantalons, des chemises, des vestes qui n'étaient pas neuves, que nous n'avions pas été acheter ensemble le jeudi ?

Martine était amoureuse de Philippe, un type qui venait de Nice, très beau, très intelligent, et beaucoup plus cultivé que nous. Il avait braqué une banque avec un pistolet factice, avait fait un peu de prison, et bénéficiait auprès de nous d'une séduction et d'une autorité que nul ne contestait.

Schoenberg n'aimait pas expliquer la manière dont il utilisait les séries. Quand on lui posait la question, il éludait en répondant que c'était comme le mille-pattes. Si celui-ci se demande quelle patte il doit bouger en premier, il reste figé sur place et c'en est fini du mille-pattes.

Edith attirait toujours les grands costauds un peu ploucs. Et elle était également attirée par eux, elle qui était toute finesse, distinction, élégance et classe. Quand elle avait besoin de parler, c'est avec moi qu'elle le faisait. Et moi, ce qui m'intéressait, c'était ses longues jambes, ses petits seins, et tout ce que ses petites culottes de coton blanc mettaient en évidence, lettre volée, sur la commode de sa chambre.

L'Extase, voilà le but.

« L'anarchiste est celui qui a un tel besoin d’ordre qu’il n’en admet aucune parodie. » Ce sont toujours des bourgeois qui choquent la bourgeoisie. Philippe était un bourgeois, Martine, une fille de prolos.

Le style c'est la vraie provocation. Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à ce quelque chose qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours. Il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi.

Martine était une fille extrêmement vivante, toujours et perpétuellement en vie, sous des dehors lymphatiques. Elle avait l'air molle, elle était molle, arrondie, avec une chair lisse, tendre, elle avait l'air un peu idiot des êtres supérieurement intelligents. Tout le monde la trouvait étrange, laide, ingrate. On la méprisait un peu, elle vivait seule avec sa mère, dans un endroit pas réellement mal famé mais un peu déconsidéré. Elle parlait peu, restait en retrait, marchait avec les épaules voûtées. Elle paraissait ensommeillée quand je la voyais marcher devant moi, avec son cartable sur le dos, tortue maussade. Mais elle avait conscience du vide qu'elle suscitait autour d'elle, et ce vide exposait son âme à une lumière inconnue de nous. Ces êtres là se transforment sans crier gare, un beau jour. Ce n'est pas qu'ils se transforment, d'ailleurs, c'est que soudain ils se manifestent, et que le dedans passe au dehors, qu'ils retournent leur peau, en un claquement de doigts. Tout ce qu'elle avait de terne, de gauche, de flou, se décalant, laissa apparaître un animal implacable et incandescent. En une petite année elle devint une sorte d'égérie dont la fulgurance inventa un monde neuf et brûlant dans la petite bande que je fréquentais. Un matin, dans le bistro près du lycée, elle se glissa sous la table, pour se changer. Elle portait un pull-over noir près du corps, le retira, et se retrouva en soutien-gorge. J'étais fasciné. Elle me demanda de ne pas regarder mais c'était trop tard, j'étais saisi par quelque chose que je ne comprenais pas. La qualité de cette peau, à la fois élastique, soyeuse et tenue, ferme dans sa langueur mélodique, c'était quelque chose d'absolument merveilleux. Il y avait dans cette peau un sommeil actif, un miroir profond et vertigineux, qui me stupéfia. Je me demande tout à coup si ce que j'aime vraiment dans les êtres n'est pas en définitive l'immobilité parfaite de la mort qui vient par endroits à la surface, qui laisse des traces parmi les agitations, les animations ridicules et bruyantes qu'ils confondent avec le charme de la vie.

« Appuyez sur le bouton ! » Elles savaient immédiatement qu'il s'agissait d'un provincial arrivé à Paris, quand elles n'entendaient rien, et devaient expliquer au muet connecté la marche à suivre pour appeler depuis une cabine téléphonique. Mettre un jeton, puis appuyer sur le bouton… N'était-ce pas exactement la même chose avec les femmes ? On en a mis, du temps, pour comprendre comment ça marche ! Les femmes et les cabines téléphoniques, au sous-sol des cafés, près des toilettes… À peine descendu du train, gare de Lyon, on se précipitait dans une cabine téléphonique, pour les appeler, ces déesses qui allaient nous expliquer comment parler dans le temps à travers un corps. Où mettre le jeton, sur quel bouton appuyer, il faudrait des années et des années pour retrouver les petites culottes d'Edith, pour avoir le droit de mettre le nez dedans, sans se cacher. Les bruits des trains anciens, les bruits des femmes, l'extase du temps chantant déplié entre leurs jambes, la cabine aux voix retrouvées de l'autre côté de la peau, les gares, les attentes, les ruptures, les cris, les larmes, les cigarettes, au sous-sol du paradis, comme tout cela était à la fois simple et complexe, donné et caché, mystérieux et limpide, enroulé dans le style, inclus dans l'odeur, les odeurs…

J'ai rêvé de Paul, cette nuit. Il partait à la guerre. Debout parmi ses camarades de combat, en hauteur, il nous faisait avec ses deux mains aux pouces dressés un signe qui signifie dans toutes les langues : Tout va bien, on est prêts ! Ça ne plaisantait pas.

Frank était venu me voir à la maison pour me demander "comment on fait". Comment on fait ? Démerde-toi, mon vieux ! Improvise ! Il trouvait ça "un peu dégueulasse", lui. Ah bon ? L'amour, c'est sale ? Eh oui, l'amour, la merde, les odeurs, les humeurs… c'était juste avant qu'on invente les hygiaphones et les codes aux portes des immeubles, juste avant qu'on s'enferme à double-tour, chez soi, juste avant les écrans, juste avant le sida. Juste avant SOS Racisme.

J'ai revu Edith, quelques années après, un jour, dans la ville de notre enfance. J'étais très fier qu'elle me voie avec ma petite amie du moment, qui avait dix ans de plus que moi. « Tu es avec elle ? » qu'elle me fait. Oui, oui, tu vois, j'ai bien changé, hein. Dès qu'on m'a révélé le pot-au-rose, j'ai mis les bouchées doubles, j'avais un handicap à rattraper. Et Martine ? Et Christine ? Je ne sais pas. Perdues de vue. Excuse-moi, faut que j'achète des pilules, j'ai une répétition tout à l'heure.

Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là. D'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement, étouffés par ces bras trop maternels. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme de cette échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Garder la tête hors de l'eau a toujours été notre seule ambition, et l'eau monte à une vitesse vertigineuse. Le sens aigu de la hiérarchie que nous avait transmis le père nous a sauvé de tout, ou presque tout. Encore aujourd'hui, où nous avons à peu près tout perdu, ce sens exacerbé de la hiérarchie est sans doute le seul fil rouge que nous gardions constamment à portée de main. Les singes de leur propre idéal sont là, quand il est besoin, pour nous rappeler à l'ordre : la modestie morale n'exclut pas la folle exigence de l'artisan qui veut faire mieux que son voisin.

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samedi 9 juin 2012

Désolation


À la poste, ce matin, j'étais dans la fille d'attente, derrière une femme d'une quarantaine d'années ou un peu plus, blonde, cheveux courts, dont le pantalon blanc, s'arrêtant à mi-cheville, laissait apercevoir un tatouage (sans doute faux, du moins l'espère-t-on) en couleurs qui courait jusqu'aux boucles de ses chaussures. J'ai eu grand peine à réprimer un haut-le-cœur. Peu de choses sont aussi répugnantes que ces ornements ridicules chez des femmes qui ont dépassé les quinze ans. On passe déjà pour un horrible vieux crouton lorsqu'on n'aime pas les tatouages, les piercings, et autre bracelets aux chevilles, mais s'avise-t-on de trouver vulgaire les boucles qui percent les oreilles qu'on est immédiatement relégué au musée des vieilles barbes.

Le parfum, qui était, qui est l'un des plus merveilleux attributs des femmes, est en passe de me devenir tout à fait insupportable, et je m'en désole fort. Mais qu'ont-elles (et qu'ont-ils !), aussi, à toutes s'en asperger en toute occasion (c'est-à-dire en aucune) comme s'il s'agissait d'un désodorisant, et ce dès la puberté, et avec un manque totale de discernement quant à ce qui peut se porter ou non, en fonction de l'âge et des circonstances ! C'est répugnant ! Ont-elles si peur de leurs odeurs, sentent-elles si fort, qu'il faille absolument masquer ça ? Je me réjouis toujours beaucoup (mais secrètement : je suis en cette occasion parfaitement hypocrite) quand ma chienne renifle ostensiblement les entre-jambes de mes visiteuses, et que celles-là semblent s'en offusquer. Eh quoi ! Luna va directement à l'essentiel, pour savoir à qui elle a affaire, et j'aimerais bien faire de même, très souvent. Ça m'éviterait bien des déconvenues. 

mardi 30 novembre 2010

Pouvoir (ou pas) la sentir


CINQ QUESTIONS A HERVE MATHIEU
Il y a de l’érotisme dans la parfumerie ?
On appelle "mouillette" la langue de papier neutre qui permet de sentir les parfums…

Les parfumeurs s'intéressent-ils aux odeurs naturelles du corps humain liées à la sexualité ?
Oui, les parfumeurs s’y intéressent, comme à tout ce qui est odorant. Il y a des notes «honteuses» dans les parfums, notamment dans ceux pour hommes! On utilise depuis longtemps la civette -une odeur fécale, donc– pour leur donner de la puissance, de la persistance, une idéniable animalité. Mais cela ne se fait pas (encore) de façon ouverte, sauf par Etienne de Swardt, qui a créé la marque Etat Libre d’Orange qui explore le domaine de la sexualité avec des parfums qui portent des noms comme «Putain des Palaces» ou «Sécrétions Magnifiques». Mais à mon grand regret, les parfums eux-même restent très (trop ?) sages…

Quels sont –à votre avis- les parfums les plus sexuels du moment ?
Pour moi, il y a deux parfums qui portent en eux une odeur très sexuelle: le premier, c’est Femme, un grand parfum de Rochas créé par Edmond Roudnitska en 1943. Son cœur est très classique, un accord ylang-ylang et jasmin, mais pour je ne sais quelle raison il est moiré d’une odeur épicée extrêmement sexuelle, que je trouve très explicite, voire troublante. Je crois qu’une femme qui porterait ça serait capable de me faire la suivre au bout du monde.
L’autre exemple est moins heureux selon moi: c’est CK Be. Ce parfum de Calvin Klein a pour moi une odeur de sexe mal lavé, avec une facette de savon qui a séché que je trouve vulgaire… Sinon je laisserai dans l’anonymat ce patron d’une maison de Couture qui a un jour dit à ses parfumeurs «Faites-moi un parfum de pute»! Le parfum a été le plus grand succès commercial de la marque…


Serait-il possible de reconstituer l'odeur qu'on a après avoir fait l'amour (ou pendant) ?
Là, c’est quelque chose qui m’intéresse énormément. Le rapport aux odeurs corporelles est quelque chose de complexe, de changeant, de très subjectif. Une odeur sexuelle brute, livrée telle quelle, peut être vécue comme désagréable, agressive, synonyme de saleté. Quand c’est l’odeur du sexe que quelqu’un qu’on désire, c’est une odeur suave, peut-être la plus belle du monde. De la même façon, on peut en arriver à aimer, voire à être excité par les odeurs de transpiration de l’autre.

Comment reproduire une odeur corporelle ?
Quand on imprime une photo, c’est la multitude de points de couleurs minuscules qui finit par constituer une image. En parfumerie, c’est la même chose, du moins en théorie: on reproduit chaque élément qui compose une odeur jusqu’à la restituer dans sa totalité. Dans les faits, on s’approche souvent d’une odeur sans toujours parvenir à l’identique. Il va, régulièrement, manquer une petite part de «magie», quelque chose qui échappe à la brutalité de la technique. Ne serait-ce que parce qu’on ne reproduit jamais 100% des molécules mais qu’on va se concentrer sur les plus significatives.