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samedi 20 juillet 2024

C'est comme moi !


— De quoi désirez-vous parler ?

— Des tunnels et de ceux qui ne lisent pas. (Ceux qui s'expriment par tunnels ne s'entendent pas parler et ne voient pas le regard de l'autre quand ils parlent.)

— Mais vous en parlez constamment !

— Qu'y puis-je, moi, si les autres m'y ramènent sans cesse !

— Bon, bon, très bien, allez-y, puisqu'on ne peut pas vous l'interdire… Vous êtes donc toujours de mauvaise humeur ?

— Il m'arrive d'être de très bonne humeur, et beaucoup plus souvent que vous ne le croyez, mais je ne suis pas assez vilain pour en faire profiter les autres. 

— Vous ne pourriez pas être un peu plus tolérant, un peu plus indulgent, un peu plus sympa ?

— Pourquoi devrais-je l'être ? Pour faire comme tout le monde ? Pour encourager ce que je hais ? Pour ajouter du bruit au bruit ?

— Pour ne pas faire grimper votre taux de cortisol, par exemple.

— Vous savez me prendre par les sentiments, vous. Mais ça ne marche pas comme ça, malheureusement…


***


Il y a peu, un “souvenir Facebook” me remettait en mémoire une entrée (un « post », pour utiliser la vilaine parlure en cours) qui avait donné lieu à des échanges mémorables, et, plus que mémorables, exemplaires — exemplaires au sens de mauvais exemple, bien sûr, puisque la quasi totalité des commentaires qui étaient censés commenter, étaient hors-sujet, mais d'une manière si extrême, si démonstrative, que c'en était comique. On aurait dit qu'ils n'étaient là que pour confirmer jusqu'à la caricature la thèse que je ne cesse de défendre depuis que je fréquente les réseaux sociaux : la parole se débarrasse d'elle-même, personne ne lit, mais tout le monde parle, ce qui produit le bruit caractéristique du cauchemar éveillé, celui qui fait grincer des dents. Je l'ai donc reproduite, cette entrée… Et que croyez-vous qu'il soit advenu ? Eh bien les commentaires sous cette nouvelle entrée, qui ne faisait que citer l'ancienne (pour en montrer la cocasserie), ont été exactement de même nature que ceux de celle-là. Nous étions dans le CQFD en carré, ou au cube. N'y a-t-il pas là quelque chose d'absolument fascinant ! On voit que toute tentative pour sortir du cercle maudit est vouée à l'échec. Même si vous pointez votre lampe torche sur ce qui crève les yeux, même si vous soulignez de rouge l'erreur pourtant manifeste, ils continuent à regarder ailleurs et à parler à coté, imperturbables, sereins. Voudraient-ils absolument nous donner raison qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Ils refusent obstinément de lire avant de prendre la parole. L'important est très visiblement de parler, mais de parler seul. L'autisme gagne le corps social tout entier. Quelqu'un disait très justement, sur Facebook : « Ici, vous êtes nus en quelques phrases. » C'est exactement mon sentiment. Sur l'écran d'un réseau social, les phrases déposées sont de puissants déshabilleurs d'être. Plus les gens imaginent s'en couvrir, plus ils se défont de ce qui les protège du regard d'autrui. Les phrases font apparaître les visages (et ce que le visage recouvre) bien plus sûrement que les photographies ou la présence réelle.

Pourquoi le hors-sujet systématique et insu est-il si douloureux à subir, pourquoi l'incapacité chronique de l'interlocuteur à comprendre de quoi il est question, que ce soit dans un texte ou dans un dialogue, peut-elle rendre fou, littéralement ? Le « tu ne réponds pas à la question », qu'il arrive qu'on n'ose même plus articuler, tellement on voit que l'autre ne l'entend pas, au sens premier, est quelque chose qui nous hante depuis longtemps. On regarde leurs oreilles, leurs yeux, et l'on se demande pourquoi ils ne s'en servent pas, et à quoi ils leurs servent. Quel mystère ! Un organe dont on ne se sert pas s'atrophie, c'est la loi du vivant ; mais il met des générations et des générations à disparaître physiquement. Je crois que dans quelques décennies, peut-être un siècle, les humains n'auront plus d'yeux ni d'oreilles. Ils seront tombés comme des peaux mortes. 

Pour revenir à cette « conversation », sur Facebook, un seul avait osé dire : « Vous êtes certain d'avoir bien lu le sujet ? » Une seule personne, donc, sur des dizaines, avait vu ce qui crevait les yeux, et s'en était ému. Une seule !

Et donc, je disais que j'avais, grâce à la magie des « souvenirs Facebook », reproduit à l'identique cette vieille entrée, il y a quelques jours, pour voir… On aurait pu imaginer que voyant les vieux commentaires et les réactions qu'ils avaient suscités, quelques uns au moins en auraient tiré les leçons. Pas du tout. Tout reprend à l'identique, comme il y a quelques années. Rien n'a bougé. Pas un n'a soulevé une paupière, ni actionné les mécanismes pourtant si sophistiqués de son audition, de son entendement. Les commentaires nouveaux sont aussi hors-sujets que ceux d'antan. Ça recommence, et ce mouvement continu, imperturbable, tranquille, innocent et en quelque sorte paisible, emporte nos dernières illusions. Les murs qui nous séparent sont autant infranchissables qu'invisibles. 

On se moque beaucoup des petites vieilles qui ont des discussions l'après-midi autour d'une tasse de thé, et dont l'incipit favori est : « C'est comme moi ! », qui ne sert qu'à les introduire dans le cercle de la conversation, à prendre la parole, pour ne la lâcher plus que sous la pression d'un autre « c'est comme moi ! » qui viendra interrompre pour un temps son discours, avant que… Personne n'écoute personne. Il n'y a pas de conversation. Il n'y a que des prises de parole successives, qui n'ont d'autres rapports entre elles que l'irruption, ou l'interruption. Chacun des intervenants entre dans la ronde, et essaie de s'y maintenir aussi longtemps que possible, tel un cow-boy sur son taureau furieux. Le taureau furieux, c'est ce qu'ils nomment discussion. Il s'agit de tuer le temps, il s'agit de tuer l'autre, en produisant une anti-parole qui assèche toute intelligence (je n'ose dire « collective »). Je ne sacralise pas du tout la conversation, même si c'est une chose qui m'a beaucoup intéressé et qui continue de m'intéresser (mais la conversation qui m'occupe surtout est une conversation artistique, ou littéraire, ou fantasmée, une conversation qui sert de support ou de prétexte au texte ou à la musique), mais tout de même : on ne peut vivre sans qu'une forme de dialogue s'instaure entre autrui et nous, c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue pratique et psychologique, et sauf à vivre dans une folie assumée dont bien peu sont capables de supporter les effets. 

J'ai connu une forme particulièrement affolante de non-conversation, avec une femme qui m'a quotidiennement téléphoné, durant des mois, des années, et avec laquelle, très emphatiquement, il était impossible d'avoir un dialogue, qui me posait éternellement les mêmes questions, sans écouter mes réponses. Aurait-elle écouté mes réponses qu'elle n'aurait plus été en mesure de poser les mêmes questions, et j'imagine que c'est précisément le carburant essentiel de cette machine folle, sans que je sache ce qui en est l'origine : la volonté de poser toujours les mêmes questions, ou le refus d'entendre les réponses ? Quoi qu'il en soit, personne n'est capable d'endurer une telle chose indéfiniment sans devenir fou. Pas moi, en tout cas. Très vite, dans un cas comme celui-ci, on en vient à ne plus savoir quoi dire, puisque l'on constate que notre parole n'a aucun effet sur l'autre, qu'elle ne prend pas, qu'elle est nulle et non avenue. Et, bien sûr, cela permet à notre interlocuteur de nous dire : mais, si tu n'as rien à me dire, il ne faut pas me reprocher de parler pour ne rien dire… Dès ce moment, on est pris dans un cercle infernal. La seule question qui se pose est : pourquoi désirer cette absence de dialogue, pourquoi chercher à en reproduire encore et encore les occurrences, pourquoi ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent ? Par peur du vide ? Mais c'est précisément le vide, que cette absence manifeste de dialogue met en exergue et qu'elle exacerbe jusqu'au délire ! Le vide réel est bien plus facile à supporter que le vide manifesté par l'impossibilité de dire et d'entendre, de parler et d'être entendu ; il y a entre ces deux formes de vide la même différence qu'entre l'absence de désir et le désir qui ne peut assouvir sa quête, la même différence qu'entre la solitude bénéfique et l'esseulement morbide. 

Ceux qui se gaussent des petites vieilles à demi-sourdes autour d'une tasse de thé devraient mieux s'observer eux-mêmes, avant de les juger, exactement de la même manière que ceux qui parlent d'analphabétisme sur Facebook et qui écrivent comme des sagouins, ponctuent comme des culs-de-jatte asthmatiques et réfléchissent comme les glorieux lauréats du Bac 2024 devraient faire preuve d'un peu de prudence (je ne dis même pas de lucidité, car celle-là demande une distance vis à vis de soi dont ils sont à l'évidence dépourvus).

Je dis plus haut que l'autisme gagne le corps social, mais ce qui est beaucoup plus douloureux et inquiétant, c'est qu'il atteint même les cercles intimes. Oh, bien sûr, il existe des exceptions, mais elles sont si rares qu'elles ne suffisent pas à atténuer l'angoisse qui nous tenaille à l'idée d'entamer quelque dialogue que ce soit. J'ignorais presque complètement cette crainte, il y a encore une vingtaine d'années, sauf avec quelques individus bien repérés. Elle est devenue constante, aujourd'hui. Le malaise s'est répandu et disséminé, et la tendance s'est inversée : ce ne sont plus quelques individus dont il convient de se méfier, ce sont quelques individus seulement dont on peut espérer un dialogue normal. 

Georges Perros écrit, dans ses Papiers collés : « Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons. » Je me demande s'il est fou ou s'il se moque de nous. Cependant je dois aussi me souvenir. Me rappeler ma jeunesse, où la parole était facile, simple, et sacrée. Non, bien sûr, je divague un peu, elle n'était en réalité ni simple ni facile, mais du moins en usions-nous avec une innocence dont aujourd'hui je rêve avec beaucoup de nostalgie. Nous n'en avions pas peur, nous ne la dépensions pas avec des frayeurs de spectres radins, elle était chaude et amicale, et surtout elle ne recouvrait pas un abîme de malentendus et de folie. Nous étions fleurs parmi les fleurs et animaux parmi les animaux, sans doute, dans nos voix rêvées, avec toutes les limites que cela implique, mais également avec toute la confiance et l'intrépidité que cette nature nous offrait. La cohérence n'était peut-être pas parfaite, mais elle était suffisante pour que nous puissions user d'un crédit en l'autre qui semblait joyeux et illimité. Que s'est-il passé pour que cela ne soit plus, pour que cela, surtout, ne puisse plus être ? Par quelle plaie ouverte s'est-elle enfuie, et qu'est-ce qui l'a convaincue de nous abandonner ? Qu'est-ce qui a rendu les hommes et les femmes si maladroits, dès qu'il s'agit de se donner la réplique ? Manifester de la cohérence, un minimum de cohérence, entre les êtres, est devenu aussi rare qu'un interlocuteur à l'oreille fine. 

Connaissez-vous le bruit des balais qui frottent la peau de la caisse-claire, dans les ballades de jazz ? Ces caresses légères, soyeuses et délicates, je les entends de l'intérieur de mes vieux os, et c'est de ce type de parole que je suis nostalgique. Il semble que plus personne ne me parle ainsi, et j'en suis inconsolable. Il ne suffit pas « d'être d'accord » avec ceux que l'on côtoie. C'est la manière de l'être, qui donne de la douceur aux choses, c'est la voix qu'on laisse entrer en nous, qui nous apprend la confiance ou la défiance, et qui octroie aux gestes qu'on attend cette qualité qui nous apaise et nous incite à nous livrer. Combien semblent en équilibre précaire, constamment au bord d'un gouffre insondable, la bouche entrouverte, sans oser dire, sans oser penser, ignorant ce qu'ils aiment et ce qu'ils refusent, paralysés, ayant toujours besoin du regard des autres et de leur langue et de leurs expressions pour savoir à quoi ils ressemblent, et parmi eux, ces femmes arrivées à ce carrefour sinistre où elles vont devoir laisser derrière elles ce qui jusque là les assurait d'un pouvoir que tout le monde (moi le premier) jugeait infini, se regardant le cul dans le miroir comme on cherche les preuves d'un meurtre dans les entrailles d'un cadavre. Elles aussi auraient bien besoin de cette voix qui jadis en elles parlait justement, sans hystérie et sans crainte, mais il y a longtemps qu'elles l'ont asphyxiée du bruit rauque que font leurs muqueuses pantelantes. Il y a tant de colère refroidie en elles (les complexes rendent agressif, on le sait bien) qu'elles explosent à la moindre étincelle, et ces déflagrations intempestives qui soufflent les racines du mal font fuir leurs prétendants qui n'en demandent pas tant. Elles sont déformées par l'Accident et leur corps rend un son de tôle emboutie. « Il arrive que les gens dorment tout en marchant, c'est ainsi que je te parle et que je dors en même temps... ». Combien de fois ai-je eu l'impression que ces femmes n'étaient pas éveillées, que, pourtant, elles marchaient sur nous avec un aplomb de bêtes sans mémoire, qu'elles enfonçaient dans notre chair leurs talons aigus sans même en avoir conscience et sans entendre nos hurlements. Il ne faut pas leur en vouloir, bien sûr, parce qu'elles sont les premières à souffrir, bien plus que jamais elles ne le diront, mais on a le droit, tout de même, de vouloir s'en prémunir. 

« Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

— Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse. »



— Mais vous disiez : « ceux qui ne lisent pas ». Vous parlez de ceux qui ne lisent pas de livres ? 

—Non, je parle de ceux qui ne savent pas lire, qui répondent sans avoir compris à quoi ils répondent, qui se précipitent, et nous précipitent du même coup dans l'idiotie bégayante. Et puis quand on ne sait pas lire, ça ne sert pas à grand-chose de lire des livres. Nous avons tous en tête de ces gens qui ont lu, manifestement, mais sans que cela leur ait profité.

— Vous visez quelqu'un en particulier ?

— Bien sûr. Mais le particulier est général, désormais, c'est pourquoi j'en parle. Tenez, encore avant-hier sur Facebook. Si l'on pose la question : « Je ne sais ce qu'il y a de plus laid, entre “sur zone” et “en rue” », on peut être assuré d'obtenir des réponses qui vont énumérer par exemple l'ensemble des expressions qui semblent aussi laides ou incorrectes que ces deux-là à ceux qui prennent la parole. Et si jamais vous avez le malheur de leur faire remarquer (nos nerfs ont des limites) qu'ils répondent à côté, immédiatement, le ton monte et ils vous accusent de les agresser. Si c'était exceptionnel, on ne dirait rien, bien sûr, c'est le côté systématique de la chose, qui rend fou.

— Vous n'avez pas l'impression de vous énerver pour rien ?

— Vous le faites exprès ou vous êtes complètement con ? Si vous ne voulez pas que je parle de ça, il ne faut pas m'interroger à ce sujet ! C'est précisément ce dont je voulais parler aujourd'hui, mais si vous ne voyez pas que ce mal est si profond qu'il est en train de nous tuer, je ne peux rien pour vous. J'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, en parlant presque exclusivement de ça : la surdité qui défait le monde. Si le sujet ne vous intéresse pas, allez donc poser vos questions à quelqu'un d'autre. Je l'ai déjà dit souvent, un hors-sujet ou même un contresens peut être le plus délicieux épisode d'une conversation, il peut même la sauver de l'ennui ou de la banalité, il peut en élargir le cours et lui faire prendre une direction imprévue et féconde, mais le contresens obligatoire et le hors-sujet systématique rendent tout échange impossible, de la même manière qu'une dissonance rend la consonance beaucoup plus belle et désirable, alors que la dissonance généralisée rend le discours musical insipide et atone.



« La misère morale commence avec la misère verbale. » Celui qui a écrit cette phrase est mort en 2020. Il avait donc eu largement le temps de voir ce qui est en train de nous anéantir, puisque le Désastre court depuis trente ans environ. Pierre Boutang disait que « la renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel. » Je ne vois pour ma part aucune possibilité de renaissance : le terreau manque. Le chant originel subsiste, certes, mais il n'y a plus personne pour l'entendre, il coule dans des souterrains qui n'ont aucune voie d'accès au monde sensible. Et d'ailleurs Pierre Boutang n'aurait probablement pas dit cela aujourd'hui. Le refus de la laisser dissoudre, c'est une blague. Tout le monde s'en fout, et en tout premier lieu ceux qui sur la place publique se vantent un peu trop d'y prêter attention.

Le même Pierre Boutang, dans un accès délirant d'optimisme, allait jusqu'à écrire qu' « il n’est pas interdit d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies ». Soit il était terriblement en retard soit il était très en avance sur la réalité (je fais volontairement l'impasse sur la date à laquelle il a écrit ces phrases). On dira plus simplement qu'il n'était décidément pas de notre temps. Heureux homme qui est mort juste avant que la catastrophe dans laquelle nous croupissons n'atteigne son apogée !

Ça n'arrête jamais. Encore ce matin, un autre épisode, sur Facebook, de commentateurs qui commentent sans avoir lu, ou sans avoir compris ce qu'ils lisent, ou bien qui ont compris (j'ai tout de même de gros doutes) mais qui s'en foutent, assurés de leur bon droit à parler de ce dont ils ont envie de parler, et bien fort, sous nos fenêtres. Le plus drôle est de voir qu'ils se confortent entre eux, l'air de dire : Hein, on a bien le droit de comprendre ce qu'on comprend, t'es d'accord avec moi, Duchemol, je le vois à ton like ! Mais vous avez tous les droits, mes cocos… Ne vous dérangez pas pour nous, surtout ! On s'en voudrait de troubler vos ébats. Il faudrait leur verser de l'huile bouillante sur la tête depuis des mâchicoulis invisibles, de bon matin, quand ils n'ont pas encore bu leur café. Il ne faudrait surtout jamais répondre aux commentaires, sur quelque réseau social que ce soit, et d'ailleurs je me félicite tous les jours que mon blog ne les admette pas. 

Un réseau social est un lieu idéal pour voir se dessiner très clairement la frontière entre bêtise et intelligence, subtilité et balourdise, clairvoyance et aveuglement, esprit et platitude, générosité et mesquinerie, fausseté et authenticité. Les likes, les commentaires, les hors-sujets, les remarques, les contresens continuels, les prises de position, les affirmations péremptoires, les disputes et les invectives, les jeux de mots, la qualité d'humour, les silences, même, éclairent d'une lumière crue ceux qui se risquent à paraître dans le grand Livre des Visages. Je crois vraiment qu'un Flaubert aurait adoré cette fenêtre grande ouverte sur l'âme humaine, ou plutôt sur les visages humains. Castagno me le dit de manière très concise : « Les réseaux sociaux auront été un formidable révélateur de l’idiotie générale. Avant, on ne savait pas que les hommes étaient si bêtes. Chacun le supposait quand il était de mauvaise humeur, mais nous n’en avions pas la preuve. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes à l'intérieur d'elles ? Je connais un triangle dont les côtés se nomment Bach, Miles Davis et Castagno, et dont les angles sont Mozart, Manet et Proust. Je me demande combien de temps passe un homme ordinaire en présence de son sexe, quotidiennement. Nous les hommes nous avons l'habitude d'être en compagnie de notre bite, alors que les femmes, elles, ne regardent presque jamais leur chatte. On ne mesure pas bien tout ce que cela change, et tout ce que cela induit de difficultés, entre nous. Hier m'est revenu en mémoire cet épisode ridicule et pourtant hautement significatif : un pauvre type, il y a quatre ans de cela, avait inondé Facebook de ces phrases, sous toutes les entrées que je publiais : « Montre-nous ta bite ; Jérôme, c'est ce que tu fais de mieux, à défaut d'être spectaculaire ». Et aussi : « Le petit pinceau ridicule de l'artiste protéiforme ». Il avait réitéré une vingtaine de fois au moins ; il intervenait dès que je publiais quelque chose, semblant n'avoir plus d'autre activité que celle-là. Et, à chaque fois, il donnait le lien qui conduisait à un petit livre d'images que j'avais publié dans le temps, au sein duquel se trouvait une photographie que pour ma part j'aime beaucoup, qui montrait mon sexe dressé tenu par la jolie main de Céline, cliché en noir et blanc pris en 1986, au 3, rue des Arquebusiers, à Paris. Ce pauvre type ne pouvait pas imaginer autre chose que ce qu'il avait lui-même dans la tête, c'est-à-dire un mélange de perversion et de culpabilité, de honte, sans doute, et d'effroi, devant une image dont tout indiquait, au contraire, l'innocence et la simple joie du désir, de l'amour et du jeu. Les malades nous accusent toujours de leurs propres maladies, car ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils connaissent. Ils ont de la saleté dans l'esprit, donc ils en supposent en nous. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais ces gens qui ont honte d'une belle photo de sexe, qui pensent qu'elle ne peut se regarder que dans le secret d'une alcôve, ou sous le manteau puant de leur complexes, qu'il renomment pudeur pour se donner le beau rôle. Il y a quatre ans, c'était le moment où je fréquentais la belle Ophélie. Je lui avais raconté l'épisode du pauvre type, ce qui l'avait bien fait rire, et sa réaction spontanée m'avait beaucoup plu : elle m'avait demandé où elle pouvait voir cette photo, qui, disait-elle « l'intéressait beaucoup ». Pas une seconde n'avait flotté entre nous l'ombre de la saleté revancharde et misérable qu'espérait projeter sur moi ce malade, bien au contraire. Le pauvre, s'il avait su… Miles Davis, j'en suis convaincu, devait passer pas mal de temps à considérer son membre. Posons-nous cette question. Nietzsche regardait-il son phallus ? Churchill ? Napoléon ? Freud ? Tchekhov ? Picasso ? Pauvres femmes qui doivent s'installer devant un miroir, ou, aujourd'hui, se servir d'un appareil photo, pour savoir à quoi ressemble leur vulve ! Encore une fois, pourquoi Dieu a-t-il choisi de cacher leur sexe ? La question me semble sacrément importante. Il aurait pu leur coller sur le front, ou dans le dos, ou derrière les mollets. Si c'était le cas, tout le monde trouverait ça tout à fait normal, figurez-vous, et tout le monde trouverait qu'un sexe entre les cuisses serait une drôle d'idée. Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune imagination que Dieu est dans votre cas. « Je me regarde le cul dans le miroir. J'ai de la cellulite. Tu aimes bien, toi, la cellulite. Il est pas mal, mon cul. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes, pourquoi Dieu a-t-il caché la bêtise des hommes à l'intérieur, pourquoi Miles Davis joue-t-il de la trompette bouchée ? Pourquoi Dieu a-t-il décidé que les femmes vieilliraient et qu'elles deviendraient bêtes, qu'elles auraient une revanche à prendre, et qu'elles seraient bourrées de complexes ? Clara est-elle devenue complètement cinglée ou l'a-t-elle toujours été ? Est-il vrai que nous aimons la cellulite ? Nous répondrons à toutes ces questions dans un prochain épisode, c'est promis ! 

dimanche 12 mai 2024

La vie sexuelle de Georges de La Fuly

 

Reprenant les Exorcismes spirituels de Philippe Muray, j'y relis un texte qui m'avait enthousiasmé à l'époque (2000) et qui me semble encore plus vrai aujourd'hui : Sortie de la libido, entrée des artistes. En épigraphe, cette phrase extraordinaire : « Celui qui promettrait à l'humanité de la délivrer de la sujétion sexuelle, quelque sottise qu'il dise, serait considéré comme un héros ». On a vraiment la sensation que Freud est là, parmi nous, témoin sidéré du grand délire dans lequel les femmes d'aujourd'hui nous entraînent en grinçant des dents et des cuisses.

Tout serait à recopier, dans ce texte magistral ! Qu'on me permette au moins de citer le premier paragraphe. « D'une façon générale, il devrait être maintenant possible de commencer à évoquer froidement ce qui reste de la vie sexuelle à la manière dont on décrit les monuments du passé, les cathédrales, les ouvrages d'art désaffectés, les palais inutiles et les châteaux déserts entre lesquels continue à se déplacer une humanité qui n'a plus avec ceux-ci le moindre rapport de cause à effet, mais qu'elle révère néanmoins en tant qu'objets de contemplation et prétextes de visites ; et sans doute avec d'autant plus de plaisir que ces objets ou ces prétextes, arrachés sans retour à ce qu'ils étaient, à leur quiddité pour parler un instant comme Heidegger, sont devenus de purs et simples éléments du décor photographiable et caméscopable jusqu'à plus soif. Il en va aujourd'hui de l'existence sexuelle, c'est-à-dire de l'avidité libidinale, comme de ces “lieux de mémoire” qui ne sont plus que des motifs d'attraction et d'animation pour une société toute nouvelle, après avoir été longtemps peuplés d'êtres en cohérence avec ce qui les environnait. »

Plus personne ne sait très bien à quoi pouvait servir le sexe dans les temps historiques… Depuis une vingtaine d'années, il disparaît progressivement de la vie et envahit les écrans. Et dans ma vie ?


L'un miaule et l'autre écrit. Je lis les poèmes de Vincent en écoutant les sonates pour violon et piano de Bach. Jaime Laredo. Dimanche. Le goût du pain beurré. Rayons de soleil sur les feuilles du néflier. Grand calme.

L'agitation est retombée. Je remarque que lorsque mes phrases sont bonnes, je change de manière de frapper les touches du clavier. Je sépare les lettres, j'enfonce les touches avec une sensation plus intense, plus réelle.

Goût sucré au fond de la bouche. Valérie voulait me donner un teckel mais je n'aime pas les petits chiens. 

et tu allais cul nu te baigner dans la mer.

J'ai un énorme fichier qui d'ailleurs augmente constamment, dit Michel Leiris à Madeleine Chapsal. Je m'aperçois tout à coup qu'entre tel fait et tel autre, il y a peut-être un certain rapport qu'il s'agit d'élucider. Le chat Bébert passe dans le jardin.

Nous vivons contents et doux, comme des fleurs sous les obus

Dans la nuit de vendredi à samedi, j'ai fait un rêve extraordinaire. Il suffit d'un rien dans un mail écrit trop rapidement pour que les gens se froissent. Ils ne le disent pas mais on le sent. J'ai passé un savon à Cora. 

La sujétion sexuelle… Parlons-en. Ou plutôt, n'en parlons pas, comme de tout ce dont il ne faut plus parler. Il ne faut pas parler de musique, il ne faut pas parler de langue, il ne faut pas parler de race, ni de Surveiller et Punir, ni d'elle, ni de lui, ni d'eux, ni des seins de Jo. Il faudrait tout de même que je cite l'extraordinaire poème que Vincent lui a consacré. Mais non. Ophélie a reparu dans un espace que je ne fréquente pas. Je ne suis pas un héros. Le son du violon, le son de la guitare. Le café.

Je me détruis j’envoie des lettres J’ai tout essayé pour te plaire

Était-ce la tempête solaire ? Je ne savais pas. Je dormais. Dans mon rêve, j'étais dans ma chambre d'enfant à Rumilly. Je dormais, et il y avait une lueur extraordinaire qui provenait de la porte ouverte, une lueur comme je n'en avais jamais vue, belle et inquiétante, blanche et diffuse, d'une blancheur qui contient toutes les couleurs. C'est cela qui m'a réveillé et qui m'a effrayé. Je me suis retourné vers la porte, toujours allongé, et alors je me suis réveillé dans un autre rêve. J'ai dû produire un effort extraordinaire pour me réveiller de ce second rêve, et dans la chambre, tout était noir. Je me suis apaisé. Ma mère et ses frasques… Méconnaissable, elle découchait et rentrait au petit matin, trop fraîche. Comment peux-tu me faire ça ? Ma mère et les chats. Mon père et les chiens.

Tes seins

se connaissent

et se reconnaissent comme des Anglaises à Piccadilly

On voudrait être léger. Plus léger encore. Foutre la paix à tout le monde. Ils n'y sont pour rien, contrairement à ce qu'on fait semblant de croire. La lettre de Yohann à VEOLIA, je la trouve extraordinaire ! 

On voudrait avoir du génie, n'est-ce pas. Ce serait bien.

— N'avez vous pas dit que vous écrivez pour être aimé ?

— C'est une chose que m'avait dite Genet, lorsque j'ai fait sa connaissance. 

J'ai commencé un nouveau cahier, le 11 mai. Je sais bien que tout finira à la poubelle, quoi qu'ils disent. 

Ce sera un beau matin Bleu et clair pour la saison Où

L'un miaule et l'autre écrit. Je me ferai un bortsch, mardi. Tant pis si ce n'est plus la saison. Avant que mes boyaux pourrissent au fond d'une chambre, quelque sottise que je dise. Je la suis dans la rue très-noire quand elle change d'avis comme de trottoir. Il faut prendre un peu de plaisir tout de même. Quel calme, avec la sicilienne de la quatrième sonate en ut mineur. Je suis un élément du décor, ni plus ni moins. Je peux me le permettre, puisque je suis seul. Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, ça ne changera rien. J'ai de la sympathie pour Robbe-Grillet. Il était si drôle. C'était l'époque où le sexe existait encore, vous souvenez-vous, mes vieux compagnons ? Nous étions heureux. Pas du tout libérés, non, mais heureux. Libres. 

Oh, ça va bien ! Ne vous retournez pas, il n'y a rien derrière vous, que l'ombre si épaisse de notre avenir. On marche, on dort, on marche encore, on dort toujours, et les heures passent dans le jardin, avec l'odeur du seringat. Dimanche. Je n'ai pas de fureur en moi. 

J’ai beau me taire pour te plaire, Je suis silencieux pour toujours.

J'écoute toujours, jusqu'à ce que la réalité des choses soit enfin dissoute, sans qu'il y paraisse. Je passe ma main sur le bois de la table, je m'attends à ce qu'elle le traverse. Toutes les sensations de la vie sont bonnes. Il faut n'en perdre aucune. Soyez attentifs, pour avoir des souvenirs qui seront bientôt tout ce qui vous reste. 

En ce moment il y a des ciels sympas Et tout s’effondre en moi

Comme un colonel dans sa vodka

Son invisible galantin

Je serai jusqu'au dernier soir,

Bien caché derrière son miroir.

Tu ne dis rien ? Tu ne dis jamais rien, je sais bien. Chut ! C'est ton style. Comme des fleurs sous les obus… Tu dors peut-être, comme nous tous. Une péniche passe. C'est son nom. 

On ne remarque pas l'absence d'un inconnu.

Ce qu’on imite, c’est déjà et toujours une copie.

L'alphabet et moi nous inventons des aventures. Je cite Montaigne sans le vouloir. Je reprends du café. Le chat se met subitement à courir sans que je comprenne pourquoi. 

Rendez-nous le sexe !, dit-il, des sanglots dans la voix. Les mines s'allongent car personne ne sait de quoi il parle. Il doit être fou. Ils écoutent l'Eurovision, ils votent, ils boycottent, ils aboient, ils polémiquent, ils « postent ». Mais la mer passe par-dessus les toits et emporte les antennes. 

Comment est-ce possible ? I Hear A Rhapsody - Live

vendredi 11 août 2023

Faire l'amour


« Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. »

Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire à la résurrection des corps ? Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire en Dieu ? Qui sommes-nous pour croire qu'on peut ne pas croire ? Et le Mystère… Avons-nous la moindre légitimité à en douter ? Il n'y a pas plus religieux qu'un athée, c'est bien connu. Ne pas croire demande un sentiment religieux très affirmé, brutal. 

Pour la centième fois sans doute j'écoute la bande-son de Nouvelle Vague, de Godard. Je suis comme chaque fois émerveillé par tant d'intelligence, par ce goût infaillible, par son sens du rythme et du sens. C'est une fête spirituelle et charnelle, du même ordre finalement qu'une après-midi passée au lit avec une femme, en été. Tout y passe : goûts, phrases, sons, odeurs, gestes, idées, langueur, largeur de la croupe, tact, audace, syncopes, pauses, cris, musique, essoufflement, râle. Il faut faire entrer cela dans une page. 

Ils veulent écrire avant d'avoir vécu — en quoi ils ont sans doute raison. Je ne sais pas le faire, et comme j'ai très peu vécu, ce n'est pas facile. Alors il faudrait lire, lire et encore lire, pour passer à travers le tamis des phrases inutiles. Même cela m'est refusé. Lire, je ne sais plus le faire. Pour une phrase lue, j'en écris vingt ou cinquante. Ce n'est pas raisonnable. Je porte en moi cette tragédie ridicule qui pèse dans les membres. Je suis entravé par ma raison. Heureusement que j'oublie souvent. J'étais heureux quand mon seul espoir était de baiser. « Une femme que l'on aime nous prive des autres femmes ». Quelle chance !

Si nous partions à la recherche de tous ceux à qui il faudrait demander pardon, notre vie aurait enfin un sens, mais un sens unique qui nous renverrait de là où on vient. De quelque côté que l'on se tourne, c'est l'Utérus éternel qui nous fait signe, c'est l'éternel recommencement de la nature impitoyablement vivante, sans remords ni pardon. C'est bien une femelle, celle-là ! Nos amours sont si pitoyables qu'elles en deviennent sublimes. On peut si peu, sans la foi. 

J'aurais dû m'intéresser au dollar et à l'or, et alors j'aurais un autre éclat, ce serait enfin de l'art bien comme il faut, de l'art coté, les bourses bien pleines, un foutre bien clair et bien musical dont le jaillissement serait répertorié, noté, commenté — ou moqué. Les femmes aiment les dollars. Nous préférons les nibards. Je n'aime pas les brutes, ni les portes qui claquent dans la maison. J'aime le son du bandonéon. J'aime le café et la voix de Jacques Dacqmine. Les voix du dimanche matin dans la maison. Le silence sur le silence, entre deux et quatre. Le contrepoint et la variation. J'ai fini par aimer le soleil, il était temps. La chaleur sur mon corps. J'aime relire les lettres de Céline ; les comprendre enfin. J'aime chercher la disparue et retourner dans ma mémoire, guidé par quelques phrases notées entre 1980 et 1990, marcher dans mes pas, et certaines douleurs. J'aime toujours (c'est un miracle !) Raymond Chandler et j'aime que l'amitié soit un miracle. J'aime les règles parce qu'elles suscitent les exceptions. J'aime infiniment la Suite italienne (surtout au violoncelle) de Stravinsky, qui est peut-être la seule musique capable de me mettre de bonne humeur. Je voudrais revoir les sculptures en verre que je faisais dans le laboratoire de la pharmacie quand j'avais treize ou quatorze ans. J'aimerais entendre à nouveau la voix de mon père. J'aimerais prendre sa défense, malgré tout, s'il en a besoin. J'aimerais entendre la Nuit transfigurée pour la première fois, comme la première fois. Et aussi Petrouchka, avec l'odeur des enceintes, dans la chambre du haut. Les premières fois. Et encore les premières fois. Le mystère encore souverain et clair, débarrassé de l'intelligence et de la répétition, de l'opacité et du discours qui a déjà fait le tour de la terre en passant par tous les intestins. Mystère, connaissance et érotisme sont interchangeables, on les voit, dans les partitions, se moquer de nous qui les confondons sans cesse. Certaines douleurs, oui, sont plus précieuses que les plaisirs. Nous devrions tout garder. Le mal, le bien, l'absence, la fureur, le chagrin et la joie pure, la peur et l'extase, les phrases ratées, les suicides avortés, et même l'esprit qui bute contre un mur, la douleur qui tourne en rond, la nuit. Les cris et les trahisons. Le goût du métal et l’essoufflement. J'aimerais redevenir adroit et revoir les cuisses de Monique, au tennis, celles de Christine, au basket (ou était-ce le handball ?). 

J'étais le ballot boursoufflé bondi des fonds, un peu lent, un peu peureux, plaqué aux cuisses de la mère, entre deux siestes et deux présents gonflés à l'hélium— ça laisse des traces. Tout cela c'est encore la foi, bien sûr. Sans elle nous sommes des ombres, mais dures et grotesques, plates et glacées. La foi c'est seulement de savoir que la mère nous nourrit, quoi qu'il arrive. Et au-delà. 

L'adresse, c'était le principe premier et fondateur. La tenue de l'écriture et du geste, et aussi de la langue, en présence du père. Comment prononces-tu les mots, les voyelles et les consonnes, c'est à cela que nous étions jugés, et aussi au calcul mental. C'était très peu de choses, finalement, et c'est pourquoi nous étions à l'aise parmi les corps et l'héritage, nous avions notre place dans le cortège, les questions étaient ailleurs. Si l'on compare cette situation avec celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, on comprend immédiatement l'angoisse qui est la nôtre. On a multiplié les références par mille, on les a individualisées et dispersées, fragmentées, retournées, et se tenir debout relève désormais du hasard ou du miracle. On est passé de la lettre au nombre.

Et puis nous sommes arrivés à ce moment de la vie où il s'agit exclusivement des filles. Les filles, la fille, les femmes. Où l'adresse dont il est question plus haut revient en majesté, à la puissance douze. La seule question, ou presque, de ces années-là, c'était : que signifie bien faire l'amour ? À quoi ça se voit, à quoi ça tient, et que faut-il faire pour faire partie de cette élite-là ? Je vous jure que durant cinq ou dix ans, ce fut l'essentiel de notre métaphysique. Les études n'étaient qu'un à côté, la famille un décor, les amis un prétexte. Les corps et le plaisir féminin étaient l'alpha et l'omega de notre science nouvelle et exclusive. Même l'art n'était qu'un pâle écho de nos expériences et de notre imagination charnelle : nous étions en contact avec le miracle d'un langage totalement neuf, à la fois indéchiffrable et d'une précision irréelle et sainte. D'abord que signifie « faire l'amour », tout simplement, mais très vite, que peut bien vouloir dire « bien faire l'amour » ? De mes conversations actuelles avec des hommes et des femmes qui ont trente ans de moins que moi, et de quelques rencontres, il ressort que cette question a perdu toute sa pertinence, ou, du moins, qu'elle relève de l'histoire des mentalités. Je n'exagérerais pas beaucoup en affirmant que plus personne ne s'intéresse à la sexualité, et surtout, à la sexualité comprise comme un art de vivre, comme un ésotérisme et une quête esthétique et morale qui relève à la fois de la connaissance, de l'imagination et de la bonté. Aujourd'hui, la sexualité, en admettant qu'on y croit encore un tout petit peu, dégoûte, est considérée comme une pratique hygiénique, ou bien comme un succédané du sport et de la compétition. Tout semble risqué, dangereux, malsain, banal, pour ceux qui la regardent d'un sale œil. Mais ce qu'ils voient, c'est tout autre chose que ce que j'ai connu et aimé. Nos contemporains n'aiment ni le mystère ni la connaissance et se croient supérieurs quand ils pensent apercevoir le côté sombre des choses. C'est un lieu commun d'une grande tristesse : le soupçon est le maître des cérémonies, qui ne fait que refléter l'esprit de ceux qui s'illusionnent sur leur clairvoyance.

Le sexualité telle que je la conçois, indissociable de l'érotisme, c'est d'abord une pulsion de connaissance. À ça je tiens beaucoup. Il n'est pas déplacé de parler d'érudition ou de virtuosité (la virtuosité naît de la vertu, ne l'oublions pas, même si elle n'y retourne pas toujours). C'est la curiosité, c'est la soif de connaître qui est au départ du désir, même si celui-ci la dépasse de toute part, c'est la certitude qu'il y a une quête, une quête toujours déçue, sans doute (mais n'est-ce pas le propre de toutes les quêtes véritables), qu'il est bon, et gai, de s'y adonner avec toute la liberté et la générosité des jeux enfantins. Les yeux, la pensée, les mains, la confiance, la poésie, la peau, contre vous, contre moi, je m'éprouve, mais pas en vain, la sueur, la salive, le sang, les odeurs, les gestes, les regards, l'attente, le silence, l'attente encore, le silence toujours, même dans les mots jetés en balbutiant, répétés, ridicules, comme il bon d'être ridicule en faisant l'amour, comme il est bon de ne pas savoir, de ne jamais savoir, même quand on le fait quatre fois par jour, comme il est bon de buter sur ce corps qu'on ne comprend pas, qu'on déchiffre pourtant comme on déchiffre un nocturne de Chopin ou une sonate de Mozart, émerveillé et reconnaissant, attentif à la moindre de ses inflexions, de ses peurs, de ses révélations, au moindre de ses hoquets, de ses râles, de ses coups d'arrêt, de ses vertiges, lisant chaque signe et chaque absence de signe comme si notre vie en dépendait. 

Il est frappant que plus personne aujourd'hui n'emploie cette expression désuète et un peu menuisière : « faire l'amour ». Ils baisent tous. On les ferait rougir, ou les verrait s'esclaffer, en leur demandant s'ils font l'amour. Qui croit encore que l'amour ça peut « se faire », se fabriquer, avec des gestes, avec des caresses, des soupirs et des désirs, voire avec des mots. Ils ont tous une vision bien scientifique et bien raisonnable : il y a les sentiments d'un côté et les désirs de l'autre, faut pas tout mélanger. Il y a les choses interdites d'un côté, les choses licites de l'autre. Ils se récitent leur catéchisme trois fois par jour, et s'ils oublient, c'est écrit et raconté partout, toute la journée, dans toutes les langues et sur tous les tons, à l'envers et à l'endroit, depuis le berceau. La leçon est bien apprise. La question elle est vite répondue. Et si jamais un léger doute ou un soupçon furtif s'insinue dans leur cortex, on leur cite de grands auteurs, et les caniches, et ils retournent sagement se branler devant leurs écrans, rassurés. Je leur dirais bien d'écouter le Capricho arabe de Tarrega, et de fermer les yeux, mais je crains que toute trace d'érotisme ait été effacé en eux depuis trop longtemps déjà. Les brutes parlent aux brutes, les niais parlent aux crapules, les maladroits sont les premiers de la classe. 

Je crois que pour aimer faire l'amour, et pour le faire bien, il faut croire. Croire qu'il se passe quelque chose d'inouï. Inouï au sens propre : qui n'a jamais été entendu et qui ne le sera jamais plus. Tara m'avait offert ce petit livre bleu que j'ai toujours et qui s'intitule : « La Perfection sexuelle ». Nous étions naïfs et un peu cons mais nous avions raison, ô combien ! Que n'aurais-je pas fait, moi, pour découvrir les secrets de l'amour charnel, tous les secrets, pour qu'on me les enseigne ? Nous étions des étudiants très appliqués, très sérieux, très patients et avides, toujours fiévreux et enthousiastes, toujours prêts à être les sujets ou les objets d'une nouvelle expérience en cours. Nous étions les doubles aveugles et les triples sourds qui avalaient la science amoureuse comme on boit un élixir, insatiables. Des croisés, des esclaves, des princes, des sprinters et des coureurs de fond, des dingues qui sautaient sans parachutes depuis le ciel des femmes jusque dans leurs larmes, qui traversaient leurs cris et leurs rires méchants comme on joue avec le feu, en remerciant la flamme et les morsures. Nous savions que ce n'était pas vain et que ça l'était totalement. On riait de nous mais ceux qui riaient nous enviaient. Faire l'amour, c'est s'enfiler du mystère en tube. Dieu serait d'accord, s'il m'entendait. Les athées ont imposé leur religion un peu bêbête, ils exigent une toute petite science bien sage, très étriquée et très pâle. Je me demande comment on peut s'exciter avec ça. Moi j'ai besoin de chair et encore de chair. Sinon je ne pense pas. Vous aimez des neurones, vous ? Ça ne doit pas sentir bon, des neurones… Les limites du langage nous sont données par les cuisses des femmes, par leur cul, par leur bouche. Il faut y aller, aux limites, et parfois passer de l'autre côté. 

Mais finalement j'ai eu de la chance. D'abord j'ai eu des amantes merveilleuses, et c'est déjà énorme, mais en plus, c'est avec les femmes que j'aurai pu parler de ça, au moins quelques unes. Contrairement à ce qu'on croit, elles ne demandant que ça, et, bien souvent, n'ont personne à qui s'adresser. (Décidément, ce Tarrega m'enchante ! Il y a chez certains compositeurs espagnols cet abandon lyrique qui est comme du féminin dans la virilité : est-ce l'attente, l'accueil de la pénétration ?) Cependant, peut-on vraiment parler de chance ? Non, c'est la foi qui sauve, toujours, et qui donne à l'aventure la chance de se déployer. Pour recevoir, il faut demander. Mais la foi, c'est aussi ce qui nous fait dire qu'« un jour il n'y aura plus que ça : l'amour ».

Je crois à la résurrection des corps, c'est sans doute pour cette raison que j'ai tant de vénération pour le corps des femmes. Qu'il vieillisse, qu'il pourrisse, même, ne l'empêchera pas de revenir, et le théâtre sexuel est une répétition, une mise en scène de ce retour qui me paraît inéluctable. La gloire est en elles, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou pas. Elles le savent, elles, et c'est ce qui les rend si redoutables. Un jour il n'y aura plus que ça, l'amour ; mais cette chose est déjà en elles, à l'état de minerai. 

Mystérieusement, nous ne nous souvenons jamais de ces moments si précieux. Pourtant, combien de fois me suis-je dit, alors, que jamais je n'oublierai cette baise extraordinaire avec X, que ces instants fabuleux resteraient gravés à jamais dans ma mémoire ! Je peux facilement nommer les quelques femmes avec lesquelles j'ai adoré faire l'amour (il y en a trois ou quatre, pas plus, c'est-à-dire moins d'une sur dix), avec lesquelles ces moments intimes étaient presque à chaque fois des expériences somptueuses et bouleversantes, mais je ne parviens pas du tout à me rappeler les détails, les sensations, les gestes, les images, et ce qui a fait que cet événement m'a semblé si précieux, si exceptionnel. (Ce n'est pas complètement vrai. C'était en 1985 ou 86, rue des Arquebusiers, à Paris. Je sortais d'une très longue relation amoureuse, la plus longue de ma vie, dix ans, et j'étais alors amoureux d'une jeune fille qui avait la moitié de mon âge. J'avais coupé les ponts avec mon ancienne maîtresse, celle qui m'avait tant marqué (je l'avais connue alors que j'étais encore jeune, elle avait dix ans de plus que moi), et nous nous sommes rencontrés ce jour-là par hasard dans le 95, devant Saint-Lazare. Elle est venue chez moi, et nous avons fait l'amour d'une manière apocalyptique. Ça ne m'était jamais arrivé avant et ça ne m'est plus jamais arrivé depuis. Il y eut tant de violence que nous nous sommes retrouvés par terre, entre le piano et la cuisine. Nous étions au bord de la suffocation et de la crise cardiaque. Après ça nous ne nous sommes plus jamais revus. Sans doute que nous le savions et que nous avons fait l'amour pour mille ans, ce jour-là… (Mais je m'aperçois que même ici je suis incapable de dire en quelques mots, de raconter ce qu'il y avait de si extraordinaire dans cette furieuse copulation.)) Comme je regrette ce manque de mémoire ! Ici encore se vérifie que tout ce qui n'est pas écrit disparaît corps et biens. Nos corps sont des tombeaux vivants et l'acte d'amour permet (souvent, pas toujours) de les réveiller (chez certains, c'est même le contraire). À propos d'« acte d'amour », je m'avise qu'il n'existe aucun mot satisfaisant, je veux dire aucun substantif, en français, pour décrire ce moment où deux êtres font l'amour, si l'on excepte « baise », qu'on n'a pas forcément envie d'utiliser. Oh, bien sûr, il y a le coït, la copulationl'accouplement, la fornication, mais là non plus on n'a pas toujours envie d'utiliser ce genre de vocabulaire, trop utilitaire, trop technique, trop dictionnaireÉtreinte est très joli mais tout de même un peu vague, conjonction me semble beaucoup trop abstrait, trop grammairien. Je ne trouve rien qui me convienne et me vois obligé, la plupart du temps, d'employer baisela baise, mais, outre qu'il est un peu vulgaire, ce qui n'est pas toujours pour me déplaire, loin de là, c'est tout de même un mot formé par dérivation, même si Michelet l'a utilisé dans son journal, mais en tant que verbe, dans une phrase sublime : « Je jouissais d'elle ici bien plus profondément que je ne fis jamais à Paris, et d'une manière à la fois plus voluptueuse et plus haute. En cette personne innocente, si intelligente (avec tant d'enfance), pure lumière et toujours vierge, j'aimais, admirais, possédais, tranchons le mot : je baisais la nature. » Et puis il y a dans ce mot quelque chose qui dit la tromperie et la possession. Il manque un mot, dans notre langue, qui dise à la fois le désir, la volupté, l'action, l'art, la chorégraphie, le jeu, la méditation, le don, la connaissance, et l'amour en train de s'élaborer, de se matérialiser, de prendre forme dans la chair et les humeurs, et dans l'espace mystérieux que savent engendrer deux êtres qui se désirent. Qu'on soit obligé à des périphrases pour dire cela est bien triste. Michelet a le sentiment de « baiser la nature », d'embrasser le monde, et c'est bien cela que nous ressentons quand la baise est réussie. 

Mais finalement, ce vocable (« baise », « baiser ») est peut-être légèrement vulgaire (surtout aujourd'hui, et surtout parce qu'on ne connaît plus que lui) mais il est tout de même très intéressant. Il parcourt un large champ sémantique, du plus brutal au plus délicat, en passant par tromper, posséder, embrasser, saluer, prendre sur le fait, il va de la révérence au quasi viol, de la dévotion à la possession (du propriétaire et du sorcier), de la léchouille timide à la pénétration sans égards, de l'amour filial à l'amour tarifé. Il est d'ailleurs significatif qu'il se soit aujourd'hui séparé en deux branches qui semblent diamétralement adverses : baiser (verbe transitif et machiste) et bisous (formule étendard de la gnangnanterie contemporaine). Toujours cette alliance de la brutalité et de la puérilité, si caractéristique de notre époque qui trempe sa patte gauche dans le sang et sa patte droite dans la morve. Si j'avais un seul reproche à faire à ce mot de baise, ce serait qu'il évacue un peu trop visiblement l'admiration, et l'admiration du corps féminin, source de toutes les admirations, c'est mon sacré à moi dont toutes les phrases ont été d'abord imaginées pour séduire ce corps — c'est en tout cas comme ça que les lettres sont entrées en moi, bien plus que par la littérature. 

Quand j'avais vingt ans, on parlait beaucoup de la séduction, et pas toujours en bien. Mais qu'elle soit bien ou mal considérée, la séduction avait une place centrale, dans les rapports entre les hommes et les femmes, et c'est sans doute pour cette raison que nous avons tant de mal à comprendre la rusticité qui aujourd'hui l'a remplacée. Quand j'entends des jeunes femmes me dire que rien, hormis la pénétration, ne les intéresse dans les rapports sexuels, j'ai toujours un peu de mal à les croire, même et surtout si elles sont sincères. Nous étions dans l'idée, nous, que la pénétration était presque accessoire, qu'il fallait bien en passer par là, à un moment ou à un autre, mais que tout le reste avait beaucoup plus d'importance. Les caresses étaient sacrées, et le temps, encore plus. Le temps du regard, le temps de l'attente, celui du désir et celui de la peur ; c'est dans le différé que nous cherchions l'essence et la perfection de l'amour. Aussi avais-je été extrêmement surpris quand mon amie, plus âgée et plus expérimentée que moi, m'avait dit un jour : « Tu n'es pas obligé de me caresser pendant des heures ! Prends-moi ! Et arrête de me demander la permission, surtout… » C'était une petite révolution, pour moi. Ainsi les femmes pouvaient aimer la poigne, l'autorité, le joug, et aimaient nous voir prendre du plaisir, quand nous pensions jusque là que seul le leur comptait. Les choses devenaient plus compliquées, mais aussi plus intéressantes. 

L'Utérus a renvoyé les fesses, les seins, les jambes et même le con des femmes dans le catalogue des antiques ou des spécialités porno. Mais c'est un utérus légal, procédurier et minoritaire (minoritaire au sens des minorités braillardes et qui n'ignorent jamais qu'elles sont désormais du côté de la Loi, qu'elles ont toute la loi pour elles, la loi de la Revanche dressée sur ses ergots). Il faudrait faire le compte de toutes les parties du corps des femmes qui sont maintenant passées sous contrôle judiciaire, qui ont cessé de relever de la sensualité, du commerce, ou même simplement de la gentillesse ou de l'amitié. Tout est désormais sous contrat et sous contrôle. Ça n'aide pas au désir, et tout le monde a peur, ce qui est compréhensible. Les dossiers en attente de ces cinglées sont frémissants, toujours sur le point de se mettre à bouillir, vingt ou trente ans après. Est-ce si étonnant que ça, quand on voit le peu de gens qui aiment et écoutent les sonates pour piano de Mozart ? « Pour cette seule pensée, tu recevras dès la première nuit une solide fessée sur ton charmant petit cul fait pour recevoir des baisers, compte là-dessus. » Vous ne voyez pas le rapport ? Apprenez à voir, et surtout à entendre. 

Au fond, ce qui manque cruellement, de nos jours, ce sont les caresses. La caresse ne prend pas, elle joue avec le corps de l'autre, elle n'entend pas le soumettre, ni l'utiliser, ni le transformer ; et puis la caresse peut être verbale, on peut caresser l'autre d'une phrase ou d'une pensée. Chaque fois que je regarde un film porno, je suis frappé de ce que les acteurs en présence semblent toujours appuyer sur des boutons, comme des singes à qui l'on aurait appris à effectuer certains gestes pour en obtenir une récompense. On leur a expliqué que certains stimulus produisaient certains effets, et ils sont absolument incapables de sortir un instant de ce dressage. Les fameuses zones érogènes (et encore, très parcimonieusement distribuées) sont leur bréviaire et leur GPS. Leur chemin est parfaitement balisé, alors que l'érotisme, ça consiste justement à ne pas connaître son chemin, à le découvrir à travers l'autre, en n'étant certain que d'une seule chose, qui est que l'on sera toujours surpris, autant par l'autre que par soi-même. Vu de l'extérieur (j'espère me tromper), beaucoup procèdent de cette manière. 

Nous aimions faire l'amour pour avoir l'impression d'aller au-delà de la chair tout en y restant collé, le nez sur la chapelle d'odeurs que les femmes portent à l'intérieur d'elles et qui se manifeste à leur insu, et parfois à leur honte. Oui, pendant une demi-heure ou une après-midi, être privé de toutes les autres femmes, surtout, être gavé de leur absence jusqu'à en pleurer, cette absence ici élevée au rang du sublime. Faire l'amour, c'est écrire un roman à deux, c'est se rouler dans la boue d'un récit instantané dont les actes de chair se dressent entre deux abîmes. Comment se fait-il que cette chose semble avoir disparu, je ne dis pas en réalité, bien entendu, mais dans l'imaginaire de nos contemporains, que d'autres rêves et d'autres sciences tiennent en alerte ? Est-ce la toute puissance des écrans, leur omniprésence luciférienne, qui a transformé leur épiderme et leurs désirs ? C'est la toujours nouvelle vague que nous prenions en travers dans les bras de nos maîtresses. Il semble qu'aujourd'hui tout le monde sache bien plus ce qu'il veut que nous ne le savions alors. Les amoureux ont chacun leur spécialité, leurs phobies, leurs délires, leurs fantasmes (comme ils aiment tant dire), et ils vont vers l'autre avec une demande bien précise, qu'ils ont choisie en toute connaissance de cause, qui leur convient, qui ne va pas leur faire de mal, qui parfois leur a été prescrite par un expert ou un coach. Qui sont-ils donc pour croire ou ne pas croire à l'infini de ces corps qu'ils vont rencontrer, croiser, ne pas rencontrer, ignorer avec toute leur science de babouins apprise comme on apprend le code de la route ? Je lisais il y a seulement quelques minutes qu'un homme était toujours perdu, devant une femme, quand c'est la première fois. Mais qu'en savent-ils ? Dans quel livre sacré et indiscutable est-ce écrit ? Pourquoi prennent-ils leur manque d'imagination et de foi pour la norme, ces péquenauds ?

« Avoir quelqu'un dans la peau » est un des lieux communs les plus justes et les plus profonds que je connaisse. Increvable. Ça résiste à tout, malheureusement. Je ne sais pas exactement ce que c'est que l'amour, ou peut-être pas du tout, mais je sais ce que c'est que d'aimer le corps d'une femme. Et quand on aime le corps d'une femme, on aime bien plus que son corps. Toute notre tragédie est là. La bise est au baiser ce que le feuilleton télé est à la tragédie grecque. Les amoureux d'aujourd'hui font des bisous et des coucous et se branlent devant des écrans en traitant de pute tout ce qui n'a pas un pénis, vont « à la salle » pour se faire de gros muscles qui leur servent à faire de beaux selfies, pendant qu'ils avalent leur bouillie protéinée. On aurait aimé finir misogyne, mais les hommes sont vraiment trop cons, trop lourds. Maladroits de tous les pays, donnez-vous la bite. À mesure qu'a crû ma misogynie a augmenté ma gratitude pour les femmes. Je suis triste de voir ce qu'elles sont devenues, mais j'ai connu autre chose, grâce à Dieu, et quoi qu'il en soit, on n'apprend rien sans elles. Nous avons baisé la joie et la douleur humaines, et ça s'est produit au creux de leurs cuisses.

dimanche 18 décembre 2022

La Clef

 


Rarement j'aurai fait plus merveilleux rêve, et plus étrange, que ce matin. Et ce qui est plus prodigieux encore est qu'après une courte pause liée au besoin d'uriner, qui m'a réveillé, il a repris, sous un aspect un peu différent, mais sans que la principale protagoniste, l'indiscutable héroïne, ait disparu. Je voudrais tant parvenir à le retenir, ce rêve… 

Mais le noter ici, ce que je suis en train de faire, va paradoxalement le faire, sinon disparaître de ma mémoire, du moins l'annuler en tant que rêve. Je le sais, mais existe-t-il une autre solution ? Ne pas en parler serait pire encore. 

Au moment de l'éveil (le deuxième éveil), cette phrase s'est naturellement inscrite en moi : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner. »

Il avait commencé, si je ne m'abuse, par cette femme qui se trouvait sur un terrain de sport (un sport collectif, basket-ball ou handball), et qui faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve. Quoi ? Je ne saurais le dire, mais j'étais littéralement enthousiasmé. Elle réussissait quelque chose que personne avant elle n'avait réussi, ni même imaginé. Quelques moments après, j'étais avec un autre homme (il s'agissait peut-être de P. J., mais je ne peux en jurer), et nous tentions de faire l'amour avec cette femme, dans la rue, seulement séparés du « public » par une haie végétale. Comme la haie ne nous dissimulait pas suffisamment, nous avons abandonné l'idée de faire ça, ici et ainsi, et nous nous sommes retrouvés tous les trois devant l'entrée d'une soirée très huppée, et nous tentions d'entrer, d'abord sans succès, car il fallait porter le smoking, ce qui n'était pas notre cas, je le faisais remarquer à mes amis de circonstance. Pourtant, l'instant d'après, nous étions bel et bien à l'intérieur. (Je revois P.J. se présentant en haut des escaliers dans une sorte de costume militaire de grand apparat, blanc, rouge, vert. Il était à la fois très grand, très élégant et très ridicule.) À l'intérieur de l'établissement, les choses étaient très étranges, et même très bizarres. Tout était manifestement sexuel, chargé d'une sensualité brûlante, de ce côté-là, rien à redire, mais les corps des personnes présentes tenaient plutôt de la marionnette, et la plupart du temps, de la marionnette désarticulée ou démembrée. On pouvait voir des cuisses, des bras, des troncs, des pieds manquants ou bien en trop. Le jeu était un peu angoissant. Bref, ce n'était pas ça. Ensuite je me suis retrouvé seul avec la femme, et c'était sans aucun doute le moment le plus exaltant et le plus réussi de l'ensemble, mais, au moment de l'écrire, je m'aperçois que j'ai tout oublié. Était-ce à ce moment-là que la phrase notée plus haut fut prononcée ? Je ne saurais le dire. Il ne me reste plus que le sentiment d'une très puissante exaltation et d'une très vive satisfaction physique ET mentale. J'étais comblé. Ah oui, il ne faudrait pas que j'omette de parler du sexe de la femme, qui, à ce moment-là, s'est dévoilé à moi sous des traits qui, eux, sont restés très nets : c'était bien la vulve parfaite, que j'avais sous les yeux, à n'en point douter, du moins la vulve parfaite d'après mes critères personnels. Cette femme devait avoir quarante-cinq ans environ. Elle était brune, les cheveux courts, ou plutôt mi-longs, et nous nous entendions à la perfection. C'est à ce moment-là que je me suis réveillé pour la première fois. J'étais dépité, car je voulais que le rêve se poursuive, mais il était impératif que j'aille vider ma vessie, dans le froid glacial de cette nuit de décembre. Je suis revenu bien vite me glisser au chaud sous les trois couettes, en priant le rêve de bien vouloir continuer— ce qui advint. 

Nous étions désormais chez elle. Elle habitait un appartement assez exigu, et sa chambre était pourvue d'une seule fenêtre carrée de petites dimensions (50 x 50 cm), avec des volets en bois hermétiquement clos. Comme j'avais dû faire une remarque à ce propos, elle m'expliqua que, même si elle habitait à un étage élevé, elle ne voulait pas avoir de mauvaises surprises. L'endroit était tout de même assez angoissant. Elle me laissa seul (peut-être devait-elle aller travailler, je ne sais pas), et je me rendis aux toilettes, qui se trouvaient au bout d'un très long couloir commun à plusieurs appartements. J'avais laissé la porte de son appartement ouverte, et je réalisai que c'était idiot car, à peine étais-je revenu que son voisin, rentrant du travail, passait devant la porte d'entrée que je venais de refermer (mais, même refermée, celle-là ne me dissimulait pas entièrement le voisin, et je n'étais pas non plus dissimulé à ses yeux (il y avait un léger jour entre le chambranle et la porte)). 

Peu après cet épisode, la femme fut là et nous reprîmes nos ébats, dans un état de plaisir intense et partagé. Le bonheur était privé d'images, et peut-être même de gestes. Mais alors, en quoi consistait-il donc ? Était-ce la personnalité de la femme, son physique, ses cheveux, son sexe, son odeur, sa voix, sa taille (elle était assez petite), autre chose que j'ai oublié ? Cette rencontre avait en tout cas un caractère SINGULIER, et je dois écrire cet adjectif en lettres capitales. Cette rencontre était unique. Unique à ce moment-là et unique dans ma vie et dans celle de la femme. Peut-être était-ce tout simplement LA rencontre que je dev(r)ais faire — et que donc je ne ferai jamais. 

Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Qui était cette femme ? Pourquoi est-elle venue me rendre visite cette nuit ? Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je allé la chercher ? Pourquoi ai-je eu besoin d'elle ? Pourquoi ce bonheur ? Pourquoi rêve-t-on ? Je n'aurai sans doute jamais de réponse. J'ai tendance à penser, au moment où j'essaie d'écrire ce rêve, qu'il s'agit de cette porte fermée depuis l'origine, porte qui s'est entr'ouverte cette nuit, ce matin aux aurores, afin que je sache à côté de quoi j'étais passé, à côté de quoi ma vie m'avait fait passer en étant qui j'ai été. Mais je n'ai aucune certitude. Il est très possible que je ne comprenne rien à ce rêve. Il est très possible qu'il ne reste plus que cette phrase : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner » dans quelques jours, phrase qui n'ouvrira aucune serrure, et ce sera comme une clef qu'on retrouve dans ses affaires, et dont on ne parvient pas à se rappeler quelle porte ou quel coffre ou quel tiroir elle pourrait ouvrir. C'est à désespérer : comme si nous n'avions pas assez de raisons comme cela ! Que cette femme ait eu l'idée (la volonté) de prononcer ces mots surprenants : « splendide sperme », c'est comme la révélation d'une vérité qui serait privée de toute contingence humaine, de toute racine. C'est beau, mais on ne sait pas pourquoi c'est beau. Vous me direz, les Kreisleriana que j'écoute en ce moment-même, joués par Radu Lupu, je serais bien en mal de vous dire en quoi c'est beau, pourquoi je m'accroche à cette musique comme un noyé à une planche de bois pourri, pourquoi j'ai la sensation qu'une fois la musique finie, dans une dizaine de minutes, je vais suffoquer, sauf si un rêve comme celui de cette nuit m'emporte vers une île où le désir et l'absence de noms (et d'impossible) créent à nouveau cette chose qui ressemble à un diamant noir, ce mystère parfait qui me révèle un monde auquel je n'aurai jamais accès, une figure et peut-être un être dont simultanément la puissance et l'absence mettent le feu à mes nerfs — ou plutôt à mon âme. 

***

Elle faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve… Je sais bien ce que vous vous dites. La plupart des gens sont incapables de parler des organes sexuels des autres sans que leur discours ne sombre dans l'effroi ou le ridicule, la pitrerie ou l'angoisse. Il y a immédiatement une panique ou une grossièreté qui leur vient comme spontanément. Ça leur tort les phrases et la pensée et l'on en a tellement l'habitude que le contraire semble étrange. Le rêve est peut-être le seul territoire dans lequel on peut avoir avec la sexualité un rapport délivré de la bêtise. Il faut, pour avoir le droit d'en parler, empiler les certificats les uns sur les autres (je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela), il faut commencer par se justifier, par se mettre à l'abri, dessiner un cadre inattaquable. Merde à la fin ! C'est leur regard qui est vicié. Nous n'avons pas à nous mettre à leur place, qui n'est ni enviable ni intéressant. Le miracle de la sexualité est qu'elle nous amène à nous consumer sur place, qu'elle nous déporte, qu'elle nous brutalise. Ce n'est plus tout à fait nous qui sommes là, à nous débattre avec notre corps, et toute notre parlotte (celle à l'abri de laquelle nous nous présentons à autrui) est à chaque fois défaite, c'est ce que j'aime. Il y a un savoir qui vient de la sexualité comme il y a un savoir qui vient de la phrase en train de s'écrire, et je me demande si, dans les deux cas, ce n'est pas en contrariant le sens (donc le sens commun), que ce savoir nous est délivré. Le sexe est une des dernières maladies de la liberté, il est la forme que prend cette bête féroce qui en nous échappe au regard que l'autre implante en notre surmoi comme une caméra indébranchable. 

Il n'y a plus de particularité, dans le monde d'aujourd'hui. Tout doit être soumis au regard général, au regard commun, et comme la sexualité ne pourra jamais être commune ni générale, elle garde quoi qu'on en pense quelque chose d'irrattrapable et d'inexcusable. Je devrais convoquer toutes les femmes que j'ai connues dans mon existence, du moins toutes celles dont j'ai frôlé la chair, et leur demander de témoigner contre moi. Il y aurait forcément des choses à raconter, je vous jure, des choses qui me cloueraient définitivement au pilori. Les fanatiques se serrent tellement les coudes qu'ils en ont des inflammations purulentes ; quant aux autres, ils passent leur temps à s'excuser — les chemins sont pavés de leurs rotules ensanglantées. Le désir d'égalité emportant tout, la sexualité, la littérature et la musique sont lessivées, réduites à des osselets inoffensifs que tout le monde peut emporter avec lui partout où il va, c'est de la monnaie propre — c'est l'idéal arthritique qui s'est abattu sur nous depuis quinze ans. 

Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'égalité sexuelle. « Cette sauvagerie ne se négocie pas de manière quantifiable. On n'est pas dans le fifty-fifty d'une transaction commerciale, on plonge dans le chaos de l'éros et la déstabilisation radicale qui le rend si excitant. La domination change de camp en permanence, on vit en porte-à-faux. Tu vas voir à quoi mène la domination, tu vas voir à quoi mène la capitulation. » C'est Philip Roth qui écrit ça, et je pense que son discours est dorénavant inaudible. Il n'y a plus que dans un rêve qu'on peut être pleinement investi dans l'éros en même temps que satisfait du chaos qui nous emporte. 

mardi 2 mars 2021

À propos de la chatte



J'aime le mot "chatte". En réalité j'aime tous les mots qui désignent le sexe féminin, et j'aime bien en changer. Mais je reviens constamment au plus beau de tous, le "con". Le plus beau, le plus court, le plus affolant, le plus littéraire aussi. Longtemps j'ai méprisé "chatte", justement parce que tout le monde l'employait, et que plus personne ne semblait connaître le "vrai" nom ("le con"). Mais j'y suis revenu (à "chatte"), avec même un grand enthousiasme.

De tous les mots qu'on emploie pour parler de ça, il faut toujours privilégier celui qui nous trouble le plus. C'est du moins ma politique.

Le chatte, le con, la vulve, c'est un peu comme Dieu, cette chose a tellement de noms qu'on n'en finirait jamais de les énumérer. Ce n'est évidemment pas un hasard : c'est le lieu de la Disparition. On y tombe, on y sombre, on y disparaît, on y laisse notre peau. C'est le gouffre du sens.

(J'ai regardé votre sexe attentivement, tout à l'heure. Quel dommage que vous tailliez si méchamment votre buisson ! Laissez-le respirer ! Laissez-le vivre ! Laissez-le vous parler. Un peu de mystère, un peu de fantaisie, un peu de folie, pitié !) Laissez le monde derrière vous.

"Vulve" est sans doute le mot le plus dégoulinant, dans ses sonorités. Mais je l'aime beaucoup justement pour cette raison. Le souffle semble couler à travers lui, et ce "lv" m'enchante : on entend l'air expulsé de la bouche, torsadé. Et puis ça fait penser aux champignons (la volve). On parle toujours de l'odeur de poisson du sexe féminin, mais on oublie toujours de parler de l'odeur de champignon. Et ces deux "V" qui parlent si bien du pubis…

Mais con, c'est aussi le cône. Le sexe féminin est un entonnoir (un diaphragme). Le sperme et le désir s'y précipitent, s'y concentrent. Le con est l'enveloppe du vagin. Le vagin est un réceptacle, il amène la substance multiple et disparate vers un point unique et minuscule d'où va repartir une autre substance, en sens inverse. 

Il n'y a aucun hasard, dans la langue. C'est impossible. Le "U" de la vulve se retrouve (redoublé) dans l'UtérUs. Les "V" de vulve se sont arrondis en "U". Ces deux lettres forment le participe passé "VU". Tout ce qui n'est pas vu, justement (le sexe féminin, contrairement au sexe masculin, est caché, interne), est résumé par ce "VU" de la vulve. Vu/pas vu. Vulve/Vagin/Utérus. Le cône fait con-verger la matière vers l'utérus, l'information vers la vie.  

Plus que tout autre chose, le corps humain peut et doit être examiné grâce à la langue. Passez votre langue sur toutes les parties du corps de votre ami/e. Sachez comprendre, entendre, faire rouler vos sens en tous sens. Goûter le corps de l'autre avec votre langue, parlez-le, apprenez à vous exprimer dans son dialecte charnel. Nul besoin d'appareil sophistiqué, nul besoin d'ordinateur, de machine, pour cela : vos oreilles et votre bouche suffisent. En échange, le corps de votre ami/e vous donnera une meilleure langue, une langue plus sensible, plus personnelle, plus fine, mieux connectée aux objets et aux êtres. Il n'y a pas de sexe (et de plaisir) sans langue, il n'y pas de caresse sans phrase. La caresse et le langage sont de même nature, la main et le logos sont enchaînés, à l'intérieur d'une poche d'ombre dans laquelle l'homme se perd. C'est bien le sens, qui se perd là, sinon la raison.


dimanche 2 août 2020

Le cul des femmes


J'adore le mot "derrière". J'aime le mot cul, aussi, naturellement, mais je trouve que parler du derrière d'une femme est encore plus évocateur, et même… plus cru. Pourtant, la figure de style est censée amoindrir, et même oblitérer la crudité du juste terme. Mais quel est le terme exact, justement ? Est-ce "fesses" ? Oui et non. Un cul, c'est plus (ou moins) que des fesses. 

En lisant Pascal Adam, j'ai appris qu'un prose, en argot, c'était un cul. Du coup on se demande ce que pourrait être le vers. 

Le plus agréable, avec la langue… c'est tout de même de passer d'un état à un autre. D'une litote à une grossièreté, par exemple, du raffinement le plus extrême à la salacité, de la tenue au débraillé, de se déplacer en zigzag sur le clavier des signifiants et du sens, de crever la poche à signifiés et les voir se disperser comme des osselets qu'on a lancés en l'air avant de les rattraper de justesse. Je plains beaucoup, par exemple, ceux qui ne sont pas sensibles à l'obscénité joyeuse, effervescente. Je viens de lire un douzain de Pierre Louÿs qui est exactement de cet ordre, c'est un régal. 

J'aime le mot derrière, parce que je l'entends comme plus personne ne l'entend aujourd'hui. Le même Pascal Adam prend Anouilh à témoin, qui explique que le vocable « cul est un noble et vieux mot français qui n’avait jamais fait peur à personne jusqu’aux bourgeois minables du XIXe qui ont eu la grotesque idée de lui substituer le mot derrière ; or un derrière de bouteille, ça ne voudrait strictement rien dire. » Et je comprends très bien la réaction d'Anouilh, seulement ce n'est pas la mienne. Moi je n'ai pas peur du tout du mot cul, que j'emploie toute la journée. Au contraire, je l'aime un peu trop. Il est difficile, sinon impossible, d'expliquer ce qu'on entend dans un mot, comment ce mot se présente à nous, accompagné de quelles connotations, de quelles sonorités, de quelles phrases, de quelles constellations de sens et d'emplois. 

Parfois on renonce à un mot (je pense à "derrière") à force de voir que personne ne l'entend comme nous. C'est dommage, mais on sait que si on l'employait dans le sens qui nous plaît tant (je dis "sens" par commodité, mais il ne s'agit pas du tout de sens, justement), tout le monde passerait à côté de ce sens. Et puis, quelques heures ou quelques semaines après, on se dit : mais est-ce si sûr, justement, que personne ne l'entende comme nous ? Même si c'est le cas, ne pourrait-on arriver à le faire entendre à notre manière ? Et, tout à coup, on se rend compte que c'est précisément le propre de la littérature, cela. Un écrivain est capable de nous faire lire à sa manière. Les mots, nous les connaissons, ce sont les nôtres, mais dès qu'on lit Proust, par exemple, les mots qu'on lit sont les siens, et les phrases que nous lisons, nous n'aurions jamais été en mesure de les imaginer sans lui. Il nous prête son oreille et sa vue, et sa mâchoire. On croit lire "table", "chien", "fenêtre", mais ce que nous lisons, c'est autre chose, ce sont la table, le chien et la fenêtre que Proust a vus, et à cette table, à ce chien et à cette fenêtre s'agrègent aussitôt une table, un chien et une fenêtre autres qui ne les quitteront plus, tout est multiplié, diffracté, renvoyé en écho ou absorbé en un tissu neuf.

Le cul n'est pas le cul. Il est le cul plus les fesses, plus la raie, plus le con, au moins — plus la femme elle-même. Ou alors, le cul n'est pas le cul, il peut aussi être moins que ce tout et se focaliser sur l'anus, être aspiré par lui. De quoi tu parles, quand tu dis cul ? La question est d'importance, croyez-moi. Faut-il métonymiser, synecdoquer, troper, soustraire, additionner, multiplier, diviser ? Les mots vont dans tous les sens à la vitesse de la pensée, et même plus vite.  Mais si je dis que le cul est le cul plus quelque chose, il est aussi beaucoup plus que tout ce que je pourrais énumérer. À quoi le résumer ? Et comment ? Entre résumé et énumération, voilà où se situe le territoire où fleurissent les connotations.

Mais prenons un exemple concret. Un femme marche dans la rue. Vous la voyez passer, et vous vous dites : « Quel beau cul ! » De quoi parlons-nous ? Que regarde exactement l'homme qui trouve que cette femme a un beau cul ? Évidemment pas son anus, qu'il ne voit pas. Ses fesses ? Oui, sans doute, mais pas seulement. Il regarde des fesses accrochées à un bassin, à des hanches, à un ventre, des fesses qui bougent au-dessus des cuisses, et tout ceci forme un ensemble dont les éléments sont dépendants les uns des autres. C'est un système, un cul. C'est un balancier, c'est une théorie, c'est une pesée, c'est le centre d'opérations d'où partent toutes les fibres qui font de la femme une femme, et de l'homme un voyeur. Matrice, ventre, sexe, fonctions excrétrices, tout est là, posé sur les jambes qui sont chargées de le livrer à domicile. Un cul, c'est l'opposé de la tête. D'ailleurs, certaines femmes sont montées à l'envers : elles ont le cul à la place du visage et leur cul semble parler. Quand on dit "fondement", on entend aussi bien les fondations que le fond, mais aussi la fonderie (ça chauffe, là). Quand on dit "postérieur", on entend ce qui vient après, et il est vrai que parfois le cul arrive après la femme. Mais je trouve que la plupart du temps, c'est avant, qu'il arrive. Le cul est là avant la femme. Il la devance, comme une ombre inversée. Avant même qu'elle soit là, face à nous, c'est son cul qui nous regarde et nous aborde.

Oui, je sais, ce texte est vraiment bordélique. On n'y comprend pas grand-chose. Je ne sais même pas exactement de quoi ça parle. Je voulais parler du mot derrière, mais comment parler du derrière sans parler du cul ? Et si je parle du cul, est-ce que je parle de cul ? Il paraît difficile de séparer les choses. Et si je parle de cul, vais-je aussi parler de sexe ? D'ailleurs, parler de cul, est-ce que ce n'est pas la même chose que parler de sexe ? On dirait bien. Et on a vu plus haut que le sexe était compris dans le cul, le cul-théorie. Le cul comprend le sexe et le cul. Certains diront même les seins, mais on na va pas compliquer à plaisir. D'ailleurs, si l'on affirme que le cul comprend les seins, pourquoi ne comprendrait-il pas le ventre et les cuisses, par exemple ? Et la bouche ? Ne nous laissons pas distraire. Revenons au fondement. Commençons par le noyau dur : sexe, fesses.

Dans le con tout est bon : Un hexasyllabe un peu rond ! Je l'avoue facilement, je suis un admirateur du sexe de la femme, la vulve, le con, la chatte, la motte, la touffe, la fente, le bijou, la moule, l'abricot, la figue, la foufoune, l'huis, la petite église. Je n'ai aucun mépris pour le sexe de l'homme, que je peux même trouver beau, à l'occasion, mais je n'éprouve pas la sainte vénération que celui de la femme provoque chez moi. Je n'en avais pas réellement vu, ou plutôt regardé, avant mes vingt-cinq ans, c'est sans doute une des raisons qui expliquent cette fascination, mais ce n'est pas la seule ! Le sexe d'une femme, c'est une ouverture sur des mondes opposés et complémentaires. C'est le point focal auquel on finit toujours pas arriver, qu'on regarde la bouche, les yeux, ou les mains d'une femme, et son ventre, et ses cuisses, et ses pieds. Derrière sa bouche est son sexe, dans ses yeux se reflète le con, dans ses mains ouvertes se tient la vulve en majesté, la Mandorle, l'amande sainte qui contient le monde.

V. me dit qu'il ne voit pas de beauté dans les organes génitaux, mais seulement dans le visage et les mains. Je n'arrive pas à comprendre cela. Le visage ne se reflète-t-il pas partout, dans toutes les parties du corps ? Je suis désolé, mais si l'on regarde un trou du cul, on voit le visage de sa propriétaire — c'est la même langue, que ces deux-là parlent. Un beau ventre, par exemple, est-ce que ce n'est pas aussi beau que de belles mains ? Les pieds d'une femme, quand ils sont jolis, ne sont-ils pas aussi intéressants que ses yeux ? Et ses mollets, et ses seins, vus de dessous, et la légère bosse de son pubis, et ses hanches ? Y a-t-il quelque chose de plus émouvant que les petites lèvres du sexe d'une femme, des ailes de papillon charnues ou fines comme du papier ? Je ne peux pas concevoir qu'on aime une femme en aimant seulement son visage. C'est comme si l'on n'aimait que les thèmes d'une sonate. Qu'on fasse la fine bouche devant un tel trésor me semble parfaitement incompréhensible.

Mais je me suis considérablement éloigné du sujet de ce texte, si sujet il y a bien. Ce que je voulais dire, je crois, est que tout ce qu'il y a de beau dans le corps d'une femme, on peut l'appeler cul. Con. Cul. Ces mots de trois lettres sont admirables. Deux consonnes et une voyelle suffisent à résumer une femme ! Le "cou", avec ses deux voyelles, en dit déjà moins. Mais "derrière", alors ? Derrière la femme ? La dernière femme vue de derrière ? Là je suis un peu bouleversé, parce que je viens d'écouter Michelangeli jouer les Children's Corner de Debussy, et je ne comprends tout simplement pas comment c'est possible, comment on peut avoir un tel contrôle de la touche, de son attaque, de son enfoncement, et un tel contrôle du poids et de la vitesse de chaque doigt. Cet homme est une énigme. Mais le toucher de Michelangeli me ramène au cul, parce que le cul appelle le toucher. Même si on ne le touche jamais, on l'aime ou on ne l'aime pas en fonction du toucher imaginé. Un cul, ce n'est pas seulement une forme, c'est aussi une matière, une profondeur, une élasticité, un enfoncement — comme les touches d'un piano. Et là je pense bien sûr aux fesses, mais aussi aux cuisses, au ventre, et au sexe.

Il est si difficile pour moi de parler des mots sans parler de la chair, je m'en aperçois aujourd'hui. Peut-être est-ce là une sorte de perversion, je n'en serais pas surpris. Mais je n'en suis pas convaincu. Est-ce que les mots sortent d'ailleurs que d'une cavité à la fois charnelle et osseuse ? Est-ce que les mots ne sont pas écrits par des mains, par des doigts, est-ce que les mots ne sont pas ouïs par des oreilles ? Tout passe par la chair, par les os, par les nerfs, par les cavités, par les amas graisseux, par les muscles, par la peau et les glandes, d'une manière ou d'une autre.

Finalement, est-ce que tout viendrait de la femme ? Le langage et la chair, dans un mélange informe, d'abord, placenta de sens, large bavure d'oxymores, phrases spongieuses et sanguinolentes, syntaxe molle, verbes en formation, adjectifs lactés, en globulance, dans une fermentation translucide de mémoire décomposée, sans ponctuation, ça coule et ça roule, mi liquide mi grumeaux, ruisseau un peu dégueulasse mais où l'on distingue, flottant ça et là, des îlots instables ; tout ça, plus  tard, bien plus tard, se retrouvant comme humeurs et pensées, dont ceux qu'elles traversent ne sauront plus l'origine marécageuse ni l'improbable confluence. Quelle organisation impensable aura pris cette bourbe en considération, et pourquoi, alors qu'il aurait été si simple de la laisser en l'état. Pourquoi l'Art de la Fugue, pourquoi Homère ? Les arbres et les rochers suffisaient bien, et les fruits et les oiseaux. Pourquoi le cul des femmes, pourquoi le désir ? Pourquoi la rencontre d'une main et d'une croupe, qui va donner tant de tableaux, de poèmes, de musiques, de phrases gorgées de foutre, de joie et d'esprit ? Pourquoi la rime, pourquoi le rythme ? Pourquoi celle-là, ou celle-ci, et aucune autre ?

Les mots et le con, comme les notes et l'instrument. Que des bouches et des oreilles soient des vagins un peu particuliers me semble aller de soi. L'art de la figue… ÉCOUTEZ ! Écoutez cette ravissante sonate en ut majeur de Galuppi, jouée par Michelangeli. La jeune fille qui s'exprime là, elle est nue, au soleil, elle ne cache rien, elle parle pour elle, mais aussi pour vous, c'est gratuit, c'est un don, voyez comme c'est beau ! Ça ne reviendra pas, et pourtant c'est toujours là, pour l'éternité. Allez-vous passer, voûté, tordu par la peur et l'angoisse, ou allez-vous goûter aux fruits divins ? Souriez ! Personne ne vous voit. Personne ne vous croit non plus, rassurez-vous. Vous pourrez raconter l'histoire, plus tard, en toute quiétude. Le miracle est seulement pour vous, ici et maintenant, intransmissible comme le sont les miracles. Si vous passez, vous êtes passé

Le cul des femmes est présent, toujours au présent. Ça se parle. Ça s'entend.