jeudi 29 mai 2025

Autofliction




Il y a des textes impubliables… (Mais qu'on peut publier tout de même…) Non pas parce qu'on y exprimerait des choses indicibles ou scandaleuses, ou qui pourraient nous attirer des ennuis, non, je parle de tout autre chose, des textes dont il est impossible de connaître la valeur, des textes qui nous expulsent de nous-mêmes. À chaque relecture, notre avis change du tout au tout, passe du blanc au noir, du zéro à l'infini (je plaisante !). Je ne plaisante pas sur le fond de l'affaire, en revanche, qui est que quelque chose m'empêche d'avoir le moindre avis stable sur ce que je viens d'écrire. C'est troublant, tout de même, d'être à ce point indécis, incapable de jugement. C'est un très mauvais signe, du moins c'est ce que je pense au moment où j'écris cette phrase. Peut-être que je ne comprends pas ce que j'écris, ce serait le plus probable, et l'explication la plus rationnelle. Ou que je deviens fou ? Dans ces moments-là, une intense paranoïa s'empare de moi. Comment se rassurer, puisque tout le monde ment, c'est connu ? Il ne servirait à rien de demander leur avis à des amis. Alors on clique nerveusement sur le bouton [Publier] (quelle importance, après tout ?), puis on revient une demi-heure plus tard pour supprimer le texte (non, c'est impossible, on ne peut pas laisser lire une telle chose, il en va de notre réputation !), et le cycle se reproduit ainsi durant trois ou quatre heures. Il faudrait une bonne thérapie express, à moins que ce soit la fréquentation d'un maître intraitable — mais qui aime se faire humilier ? Je sais qu'aux yeux de certains je suis un peu masochiste, mais à mon avis c'est complètement faux. Je ne suis pas plus masochiste que paranoïaque. Dans le fond, je me dis qu'il est tout à fait possible qu'il suffise de changer deux mots à mon texte, ou deux phrases, ou d'inverser la place de deux paragraphes, pour que cette situation invivable ne soit plus qu'un mauvais souvenir, qu'un petit cauchemar banal dont on se réveille quoi qu'il arrive si l'on est suffisamment patient. Mais j'ignore quels sont ces deux mots ou phrases, ou paragraphes, ils me narguent, ils se cachent, ces petits salopards qui ont juré de me ridiculiser !

Les odeurs entrent par la porte-fenêtre ouverte du salon. Elles sont tellement puissantes qu'on se demande un instant si elles ne sont pas portées par une femme trop parfumée allongée dans l'herbe. Une femme trop parfumée, c'est-à-dire une femme réelle d'aujourd'hui : elles le sont toutes, depuis trente ans. Je pense aux odeurs parce que je pense à cette soprano à qui j'avais fait la cour, à Aix-en-Provence, en été, lors du concert où étaient données Les Noces de Stravinsky. Son parfum extrêmement lourd et capiteux m'a hanté très longtemps. Je ne l'aimais pas, ce parfum, mais mon désir de le sentir et de le sentir à nouveau était impérieux, vertigineux. 

Il arrive assez souvent que les textes dont je parle plus haut trouvent leur vérité au hasard (semble-t-il) d'un développement qu'on n'a pas vu venir, qui s'est plus ou moins imposé alors qu'on ne l'attendait pas. Anne la Mexicaine de la Sainte-Baume sentait la savonnette bon marché, ah non, je me trompe, c'est Michèle, ma voisine de lit, qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok. 

Alors alors… J'écoute Les Noces… Je cherche (en vain, sur cette cochonnerie de Spotify) la version de Boulez avec l'orchestre de Cleveland, son orchestre préféré. Tant pis, ce sera Bernstein. On voudrait parler avec Marcel Proust, lui parler de Stravinsky, des odeurs et aussi de sexualité. Parle-t-il, dans la Recherche, de l'odeur de Madame de Guermantes ? Je ne souviens pas. Et Odette, comment sentait-elle ? Voilà ce que j'aimerais savoir ce matin. Nous devrions classer nos petites amies selon ce critère-là : leurs odeurs. C'est la seule chose qui reste, après toutes ces années. 

« L'excrément, tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du microcosme ; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et anonyme qu'il exhale. » Mon âme, ce matin, me semble dénudée et puante. Et anonyme, oui. Semblable à n'importe quelle âme humaine, qu'elle se situe à New Dehli ou à New York, qu'elle appartienne à un génie ou à un pauvre hère. Si les yeux traversaient la peau et voyaient l'intérieur du corps humain, il n'y aurait ni histoires d'amour ni chagrins d'amour. 

En lisant Tadié, sur Proust, je comprends mieux ce que j'essaie de construire (construire est bien trop dire, naturellement), plus ou moins consciemment, depuis toutes ces années : ni roman, ni autobiographie, ni mémoires, ni journal, ni essai(s), ni articles de presse, ni soties, ni pamphlets, mais tout cela à la fois et de manière éclatée, fragmentaire, pris espérons-le dans le souffle d'une spirale unifiante et ouverte. J'écris de la sens-fiction… La fragmentation est à la fois indispensable et regrettable. (La fliction, en ce qu'elle pourrait être le contraire de l'affliction, pourrait-elle et devrait-elle s'exprimer ?) Mais regrettable pour qui ? Pour le lecteur, pour ma vanité, oui, c'est possible, mais certainement pas pour le texte. (L'autofliction serait un assez bon mot pour qualifier ces songes imprécis improvisés à la frontière des genres, ces enclaves de réel dans la grande utopie d'un roman en perpétuelle négation, dont l'impossibilité laisse des traces.) Doit-on parler de “texte”, d'ailleurs, comme cela se faisait dans les années 70 ? Je le crois. Et pas seulement par manque d'une meilleure définition. (S'auto-flictionner au gant de crin, c'est mon dada.) C'est bien l'inscription du « je » dans tous les replis de la forme et à tous les stades de son déploiement cutané, qui le rend difficile à cerner et incertain, fragile, mais c'est aussi ce qui l'assure d'une cohérence autre que volontaire, centralisée et protocolaire. (Les peaux mortes, ce qui tombe de soi quand on se frotte à l'autre, ça me connaît. Je n'aime rien tant que m'allonger au crépuscule, me laisser tomber dans les draps, à l'ombre des rougeoyants convaincus en mission, croyant au dernier grand soir. Sombrer…) Ma mère me parlait de l'odeur des brunes (elle était très brune, noir corbeau). Ce problème l'intéressait. Mes chapitres ne se suivent pas, sauf quand je m'étends et que je renonce à tenir la gouverne ou à chevaucher le balai trop raide de la sorcière domestique qui me dicte son ordre du jour. 

Je me suis beaucoup interrogé sur le style et le bien-écrire, et rien ne me convainc vraiment, en ce domaine qui ne charrie la plupart du temps que des lieux communs vite fanés, plaqués sur une réalité sensible qui ne s'en laisse pas compter. « Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée ». Dès qu'on s'en réclame, il nous moque sans pitié. L'art de coudre les mots en phrases et les phrases en paragraphes et les paragraphes en chapitres et les chapitres en volume peut se révéler mensonge éphémère de fabrication enfantine, tomber en poussière dès que le regard s'appesantit et va creusant dans cette matière dont l'élégance passe aussi vite que la mode et les veules caprices du conformisme. S'il s'agit d'éviter tous les inconvénients mécaniques d'un discours mal bâti ou inefficace, cela s'apprend aisément, et l'on peut facilement distinguer les bons artisans des médiocres. Mais la pensée vive ? Où se voit-elle ? Comment informe-t-elle les phrases, comment les anime-t-elle, par quoi leur donne-t-elle un visage qui ne peut exister qu'en un point — celui-là —, dans ce « je » qui sourd des propositions, qui les reformule à la lecture, et va inévitablement choquer celui qui ici s'aventure, l'ennuyer ? Oui, l'ennuyer. Il ne faut pas se faire d'illusions : ce qui est aimable doit divertir et désennuyer, donc ne pas parler, ne pas laisser surgir son être au sein des phrases, s'en retirer afin qu'elles ressemblent le plus possible à des phrases : qu'elles épargnent celui qui en prend connaissance, alors même qu'il croit et désire s'y reconnaître. Ça se lit en creux dans les compliments qu'il arrive qu'on nous fasse. On nous sait gré, toujours, de ne pas affliger, de ne pas infliger une gêne, une douleur, un malaise, de ne pas décevoir, de ne pas ennuyer, aux deux sens de ce mot : susciter de l'ennui et provoquer un ennui, un problème, un incident diplomatique entre le lecteur et lui-même. Le lecteur hurle toujours, avec plus ou moins de force et de conviction : foutez-moi la paix, laissez-moi en dehors de vos conflits, j'ai déjà assez des miens, je ne vous lis que pour m'absenter un moment, les tenir à distance, faites moins de bruit, votre présence me brûle la rétine! Emmanuel ayant offert à Tante Glyne un bouquet de soucis, croyant lui faire plaisir (je le vois dans la pénombre de l'escalier de l'appartement de la place des Vosges), celle-ci avait maugréé : « Tu trouves vraiment que je n'ai pas suffisamment de soucis ? » Le lecteur vous dit la même chose. Vos bouquets de soucis, il les laisse au clou. Il est là pour se débarrasser de lui-même, pas pour s'embarrasser de vous. Il veut bien vous offrir deux flacons de Laroxyl, si vous renoncez à paraître, si vous disparaissez de vos phrases. La parole humaine n'a pas besoin de vous. Elle vomit déjà tous ces squatteurs sans gêne qui s'incrustent en elle. Ton style, c'est ton cul. Le reste, on connaît par cœur. Ça répète infiniment du soir au matin. A quoi bon fréquenter La Fuly ou Albert Duspasme, quand un xylophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde que celui qui déjà nous étouffe à demi. Ce qu'ils nomment « ennui », les lecteurs, c'est l'exagération de la présence, son érection, c'est sa folie perceptible, qui agace les dents et fait tourner les humeurs, porte les chromosomes à ébullition et dépense un argent qu'elle ne possède pas. Vivre dans la vérité, penser comme on vit et parler comme on pense, c'est simple comme une provocation, trop simple et trop paysan pour que cela ne nous soit pas reproché. Nous recevons tous la même lumière des idées, mais les ombres portées sont de longueurs et de profondeurs différentes, selon la qualité et l'intensité de notre écoute. Les voleurs — que sont aussi les lecteurs — sont toujours déçus, car l'habit emprunté n'est jamais à leur taille. (C'est pourquoi je ne m'inquiète jamais de ce qu'on me vole. Laissons-les faire : leurs larcins sont inertes, donc inutilisables.) Tante Glyne aussi était très brune. 

Mais il ne leur arrive jamais de se dire : « Et si je me trompais ? Et si j'avais tort ? Et si je n'avais compris qu'une toute petite portion de la réalité ? Quelles seraient les conséquences de mon erreur ? » Apparemment, non, cette question ne les effleure pas. Ils savent. Ils sont au-delà de l'erreur humaine. Ils ont acquis la vision divine, celle qui transcende les siècles et l'inévitable courbure historique et intime qui déforme toute chose ici-bas. Ils ne sont pas régis par les lois de l'attraction-répulsion qui s'imposent à la matière ; ils ne dépendent de rien d'autre qu'eux-mêmes et leur esprit religieux écrase implacablement le doute et la contradiction qui font trembler les rides à la surface de l'onde, le temps ne déforme pas leurs opinions, qui sont des blocs de granit déposés sur un linceul. Leur certitude est un stigmate de mort mais leur semble le comble de la vie authentique, de ce qu'ils aiment appeler la personnalité, ou, pire encore, la morale. 

La même loi vit partout. On voit distinctement cette bouche ouverte sur le vide, qui semble chercher son souffle et sa raison. Les petits mécanismes bâillent et battent des mains, ils ne s'écoutent pas, la nuit monte du sol comme une vague noire d'effroi qui les submerge et assourdit leur dialogue intime. La grande indistinction recouvre tout, tous les sens se crispent sur des opinions qu'ils croient intemporelles. Ils ne se résignent pas à être semblables à cet eux-même qui ne leur a jamais appartenu en propre. « S'abstenir n'est pas une option », comme on dit sans les films américains.

« On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue. »

Les dimanches sont trop courts. Faisons le mort — il faut s'entraîner. Les heures nous effleurent à peine, leur souffle n'emplit pas complètement l'espace qui les sépare et qui se comble de lettres décachetées, lues en diagonale. On croit ouvrir quelques sentiers neufs mais on entre un peu plus avant dans la vertigineuse paix des ténèbres. Tout est déjà accompli, avant même le terme de la phrase. Mettre un point final est un acte dont la dérision nous mord la face : il vient toujours trop tard. Nous ne faisons que mimer ce qui s'est réalisé sans notre intervention, et nous voulons croire que personne ne verra la supercherie. Les longues résonances des pianos cloches timbres, à la fin du dernier mouvement des Noces… Ça nous entre dans la chair comme des pointes !

Vers six heures du matin, il y a bien cette chose qu'on appelle soleil, et qu'on dit se lever dans ce qu'on pense être le ciel. C'est un moment qu'on attend, censé nous sauver de nous-mêmes. On peut aussi bien écouter les froissements du trombone dans Budo, de Bud Powell, dans le disque Birth Of The Cool, de Miles Davis. On se recroqueville dans le lit. Il en faudrait plus pour nous décider à croire que le jour pourra nous libérer de la nuit qui nous gifle au ralenti, réverbérée et amplifiée, brutale et impersonnelle plus encore que d'habitude. Vengeance ! On a tant souffert en silence… Et le baryton, alors, qui parsème dans le grave ses échardes discrètes et élégantes d'aigu ! Quelle horreur, que ce temps qui jamais ne met un genou à terre… Je crie mais elle ne m'entend pas, bien sûr, tout occupée qu'elle est à être. Elles n'ont aucune pitié pour les hommes d'inaction, mille fois nous l'avons connu. Elles sont en mission. Ah non, ce n'est pas deux flacons, c'est cinq, qu'il nous faudrait avaler. Fais pas l'con ou tu le regretteras ! L'ennui de la chimie est désespérant. Aucun humour n'est à attendre, de ce côté-là…

« Pour ma part, si j’étais poète, j’essaierais de m’inspirer des peintres et demanderais à une jeune femme de poser pour moi, nue. » (Pascal Adam)

Oui, mais voilà, aucune femme ne veut plus poser nue pour moi. C'est d'autant plus surprenant que contrairement aux temps où cela arrivait encore, on n'aurait même pas forcément envie de lui sauter dessus. J'aurai beau lui expliquer qu'il s'agit essentiellement de poésie, elle croira immédiatement qu'il lui faut se sentir désirée, ou matée, qu'il y a nécessairement violence, voire prédation. La binarité fait de nous des pauvres d'esprit. Il est écrit « nue », et ça suffit. (Le « nu » s'oppose non pas à l'habillé, mais au « normal ».) Ça suffit à déclencher des tirs préventifs, des salves salubres, à déployer un dôme de vertu virtuelle qui donne le la des nouvelles turpitudes prévues, envisagées, tolérées, encadrées, circonscrites, déchiffrables, jugées et commentées ad libitum par des troupes toujours plus autorisées à parler à tort et à travers, qui souligne et arrondit les fins de mots et vos pensées imprononçables. Tout est monnayable, sachez-le, dans les prétoires qui s'ouvrent aussi vite que les bordels ferment. Le « si j'étais poète » vaut presque condamnation préventive, la prophylaxie sociale étant devenue aussi automatique que généreuse. Il n'y a que les hommes, je veux dire les mâles, pour se croire poètes ! C'est bien la preuve de leur duplicité congénitale. Il leur manque quelque chose, de toute évidence, sinon pourquoi voudraient-ils toujours voir et constater le manque, l'absence, le néant, le trou — et ce manque qui les obsède les rend dangereux, surtout quand ils se prennent pour des poètes ou des artistes. Quand elles font mine de se laisser voir, c'est pour mieux voir à travers le voyeur, c'est pour retourner ses yeux contre lui, avant de les lui arracher avec les dents. Les hommes sont des fragments de femmes, contrairement à ce qu'on nous a toujours raconté, c'est cela qu'il faut comprendre et répéter ; des fragments branlants qui rachètent et camouflent leur infirmité et leur incohérence par une violence qui les dépasse. Les femmes ont du style : il est donc inévitable qu'elles en soient vengées. En leur matrice, là où elle s'absentent, les âmes s'entremêlent jusqu'au vertige. Nous ne sommes jamais seuls avec elles, même quand elles se donnent sans mots, ce qui en nous met en branle un maelstrom de significations tournant à la vitesse de la lumière. On avait cru entrer en elles comme l'original quand il croise la copie la pourfend, mais on doit se rendre à l'évidence : elles nous éparpillent aussi naturellement qu'elles sont plus vraies que nature dans leur rôle de sacrifiées. Croyez-vous toucher à la vérité, là, tout au fond, et même de manière partielle ? Il vous en coûtera cher de simplement le laisser entendre. La place n'est pas libre, figurez-vous ! Ce que vous prenez pour du vide est autrement plein et solide que vos muscles et votre intelligence. 

Le seul style qui soit grand, c'est celui qui s'oublie, qui manque à l'appel. Un enthousiasme du style serait gênant, comme celui qui chercherait à se faire remarquer. Parler pour dire ? Laisser voir ce qu'on a dans le ventre ? Il le faut bien, même si la conviction qu'on ne fait que répéter ce qui a été proféré mille fois et bien mieux paralyse et rend bête. Croire quelque chose, le croire vraiment (c'est-à-dire penser qu'on est le seul à le croire), expose aux plus grands dangers, et pourtant, c'est bien de là qu'on part nécessairement lorsqu'on entame un texte — lorsque le désir d'écrire s'empare de nous. En réalité, que l'on croie ou non, que notre conviction soit une hypothèse ou une réalité charnelle et névrotique, c'est vers la folie que le texte nous entraîne, car il va en s'appuyant sur les mots les enfoncer de plus en plus profondément dans l'idée, ou enfoncer l'idée en eux, comme les chevilles d'un piano s'enfoncent dans le sommier, les visser à leur matrice, qui paraîtra a posteriori prévue dès l'origine, et la marge de manœuvre dont nous disposerons pour les accorder entre eux sera de plus en plus réduite, nous serons entraînés par le texte lui-même en un territoire que nous n'avions pas choisi ni prévu. C'est d'une relation, qu'il s'agit, une rencontre amoureuse entre l'idée primitive et ses moyens d'expression concrets, vocaux (les instruments que l'on choisit dans l'orchestre à l'état de virtualité), mais cette relation doit tendre vers la simplicité, et ce n'est pas une mince affaire que de se tirer de ce mauvais pas, quand on a affaire à la langue française, qui ne pardonne pas grand-chose. Le style c'est l'ultime provocation. « Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. » Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à cette faille troublante qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours, il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, un rire, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi. Pourtant, c'est là que se noue durablement la séduction profonde.

Ça y est, les réseaux-sociaux ont un nouveau motif à leur disposition. La gifle de Brigitte Macron à son président de mari. Un motif de quoi ? Un motif tout court. Mais c'est sans interruption, que leurs corps bruissent de ces moments d'exaltation, d'indignation, de réjouissance mauvaise, de ces interminables et lassantes communions dans la Rumeur et le Bruit que fait Aktu la divine. Ces signes, ces grumeaux visuels, ces précipités d'image ne sont que des prétextes à interprétations, jugements, condamnations, révélations du Caché, de l'Obscur, du Mal que les internautes vont mettre en lumière, expliciter, traduire, mettre sous le grouin des aveugles que les autres sont forcément, les forçant à laper le lait tourné de la farce avariée qui se joue sur la scène mal-occupée par « les-élites ». La Gifle ! Le corps du roi a été malmené, Suzon ! 

Il y en avait eu une autre, de gifle, il y a quelque temps, donnée par une méchante institutrice à une morveuse braillarde, souvenez-vous. Déjà la France s'était émue, divisée, en avait fait une crise de foi carabinée, avait dressé l'un contre l'autre le Mal et le Bien, appelé à la rescousse la Psychologie, la Morale, le Droit, et presque l'Histoire. À chaque fois, c'est la même décharge viscérale, la même adrénaline qui monte aux lèvres, les mêmes synapses cérébrales en surchauffe, l'air qui manque et le vomi qui se réjouit d'être enfin convoqué à la barre : si on a la nausée, c'est bien qu'il se passe quelque chose ! Pas de curée sans nœuds, mon neveu. Les clics et les claques vont au bal, ça pétarade dans le Nuage, les data-center sont prêts à exploser, le water-cooling ne suffit plus à apaiser la rage qui prend le citoyen numérique en mal d'expression-légitime. Il avait vu, il avait compris, il avait deviné, il avait prévu — on ne l'a pas écouté ! Pour un peu, il giflerait tout ce qui passe à sa portée, l'Extra-lucide qui passe son temps à ALERTER-dans-le-désert. Le Prophétisme explose silencieusement dans l'air du soir, et cent-mille petits prophètes de Prisunic jaillissent de ses flancs déchirés par un Réel inconscient et stupide déguisé en Déesse Aktu. C'est un hoquet, un spasme nerveux qui n'évacue rien du tout, qui est appelé à se répéter à l'identique, pour les siècles des siècles numériques. C'est un Tic, un Toc, un Rictus qui déforme à peine le visage des Branchés en apnée qui compulsent leurs écrans comme si leur vie en dépendait. Qu'on me comprenne bien. Je ne méconnais pas, ni ne les méprise, les graves sujets que certains signes médiatiques recouvrent plus ou moins bien, ou révèlent. Je ne suis pas de Sirius. Ce qui m'exaspère, en revanche, c'est l'automatisme de ces mécanismes, c'est la prévisibilité de la paire signal/réaction, et son autonomie, c'est leur caractère répétitif et réflexique (et non pas réflexif), c'est le besoin masturbatoire qu'en ont très visiblement ceux qui sautent comme des cabris sur chaque événement pour lui faire rendre gorge, qui le pressent comme un adolescent presse les points noirs qu'il a sur le nez, c'est le fait qu'il n'existe aucune possibilité d'échapper à cette espèce de machinerie sociale qui produit à la chaîne ces péripéties semblant n'exister que pour produire en masse du commentaire. On tourne en rond. C'est une forme de pornographie machinale. Le fait de commenter tout, toujours, partout, sans lassitude aucune et sans se rendre compte qu'on répète toujours les mêmes quatre ou cinq motifs, sur le même ton, sur le même mode, de façon pavlovienne, voilà ce qui moi m'exaspère. Ça ne s'arrête jamais. Un clou chasse l'autre de manière caricaturale, robotique, mais rien n'entame leur appétit de commentaire, rien ne minore leur dépendance à la drogue dure du Réseau, à son mimétisme d'airain. Or, le commentaire est un art. Il doit enrichir, élargir, approfondir ou développer, et non pas rétrécir, rabâcher, ressasser ad nauseam les figures éternelles de la rumeur sans leur permettre d'échapper à leur destin de bouillie, car l'ensemble tend vers la Neutralité terminale. Le vrai commentaire diminue le taux de bruit, le faux l'augmente. Il faudrait mettre bout à bout les divers motifs émis en une année médiatique, comme une longue phrase, ceux du moins qui ont déclenché ces orgies de réactions, pour en voir apparaître le sens et le non-sens, la bêtise majuscule du Grand Perroquet disséminé qui veille en chacun des citoyens-numériques. « La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but » écrit Ernest Hello. Oui, la parole, en bien des occasions, n'est là que pour faire taire la pensée, ou, plus modestement, la réflexion. Sur Facebook, c'est très visible et presque systématique : les commentaires sont quasiment toujours une manière de révoquer ce qui est commenté, d'en faire de la pâtée, de l'annuler, ou d'en donner une traduction si ridicule que se complaire dans le silence est la seule solution qui nous reste. « Libérer la parole » est l'une de ces injonctions barbares qu'on aime tant aujourd'hui et qui, de manière extrêmement perverses, avouent et provoquent le contraire de ce qu'elles semblent énoncer. On n'a jamais autant libéré la parole qu'en une époque où le mensonge et le bruit de l'inarticulé recouvrent toute vérité aussitôt qu'émise, et aussi discrètement qu'elle le soit. À peine l'ébauche d'une pensée ou d'une idée se fait-elle jour que la débauche des commentaires l'étouffe dans l'œuf. 

Je suis aussi coupable que les autres, même si de plus discrète manière. Il suffit par exemple que je voie une jolie photographie de ma Haute-Savoie natale ou celle d'un magnétophone de marque Nagra, ou celle de Debussy endormi, ou d'Arnold Schoenberg jouant au tennis avec George Gershwin, pour que j'aie envie d'y apposer un « like ». À quoi sert cette marque d'approbation ? À quoi tient cette décharge symbolique, à quoi me relie-t-elle ? Elle n'a d'autre fonction que me signifier à moi-même : Je suis là, j'existe. J'aime,  je n'aime pas,  je condamne ou j'approuve, peu importe, mais je SUIS là, ici, avec vous, je n'ai pas encore disparu du cercle magique : j'inscris mon nom dans la théorie des noms, dans le générique sans fin qui défile à l'écran. C'est une épitaphe par anticipation, même quand elle semble être une conséquence directe de la vie. Mais à la différence de l'épitaphe gravée sur une pierre tombale, cette marque est envoyée dans le Nuage et fait tourner la Machine, les machines, les puces et les disques durs, accumule, fait flamber la consommation électrique sans que personne jamais ne se sente responsable du désastre qu'elle entraîne. Tout ça pour un like noyé dans la masse… La formidable indifférence du monde numérique digère tout. Je pense que les internautes sont tous obsédés par l'idée (et plus que l'idée, la sensation, la prémonition) de leur disparition. Il font des encoches dans le tronc numérique pour attester de leur présence. Des fois qu'on les oublierait… Des fois qu'on imaginerait qu'ils n'ont pas existé… Ont-ils fait quelque chose d'exceptionnel, ont-ils apporté leur pierre au genre humain, à la science, à l'art, à la pensée ? Non, mais ils sont là. Il faut compter avec eux. Et l'empilement de ces likes monte jusqu'au ciel, rivalisant avec la tour de Babel. Comme les pondeuses, ils veulent pouvoir dire : j'y étais, j'ai participé ! Il y a sans doute également cette illusion (qui n'en est peut-être pas tout à fait une, et c'est ça le pire) : le Nombre. Comme tout le monde, quand des sujets me tiennent à cœur et que je pense qu'ils ne sont pas suffisamment visibles, signalés, je me dis que plus il y a de likes plus ils sont pris en compte. Et je clique. C'est le petit chantage ordinaire aux algorithmes, c'est la bêtise du soumis auquel on a expliqué qu'il n'existait pas d'alternative. Le Très-Haut-Débit, c'est ça, c'est le Nombre qui déboule toute la journée dans votre tête et votre bouche, qui calcule au lieu de penser, qui fait frémir votre index, qui vous emporte, qui vous noie, vous et votre fichue singularité d'un autre temps. Interrogeons-nous : quelle est la valeur d'un signe qui a besoin de l'électricité pour (se) signaler, qui dépend de son bon-vouloir pour exister ? Je ne réponds pas à cette question, n'étant pas assez informé pour cela. Je n'étais pas fait pour vivre dans le monde de l'information qui me semble le plus féroce ennemi de la culture. Pour moi, c'est précisément ce qui a détruit l'École, et plus largement la possibilité de toute transmission : le passage brutal de la connaissance (des disciplines) à l'information. Ah, ça, pour être informés, ils sont informés, nos petits troufions techno-centrés désormais assistés de l'IA qui scrollent en tous sens de Leonard de Vinci à La Fouine en ayant abandonné toute notion de hiérarchie, toute idée de distinction. 

Mais voilà que je tombe là-dessus, écrit il y a plus de dix ans : Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là, d'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme d'une échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Le divorce dont je parle dans ce paragraphe est impossible aujourd'hui : l'adhésion est aussi totale qu'inquestionnée. Ils sont incollables sur l'information et l'actu parce qu'ils ne peuvent pas s'en décoller, que c'est le seul paysage mental qu'ils connaissent ; la création des « chaînes d'info continue », il y a une trentaine d'années, aurait dû nous alerter : déjà, on pouvait voir ce spectacle à la fois cocasse et ubuesque de télévisions qui énonçaient en boucle pendant des heures les mêmes faits, répétaient les mêmes nouvelles (qui n'avaient rien de neuf), montraient les mêmes images. La répétition qui est devenue la reine tyrannique des réseaux sociaux est née à ce moment-là. Mais le monstre est passé à un stade supérieur depuis 2020, quand le délire de la Covidiase nous a littéralement assommés de cette « information » martelée avec une puissance et une virulence inconnues jusque là. L'indignation était jadis une saine rébellion contre ce qui allait trop de soi, mais tout se retourne : elle est aujourd'hui une religion incontestée, elle va de soi. Divorcer de son époque est devenu impossible, ce qui semble paradoxal, puisque chacun se sent livré à lui-même et se revendique tel, mais le paradoxe n'est qu'apparent car les pouvoirs ont changé de nature et d'échelle. Les individus n'ont jamais été aussi fermement surveillés et tenus dans le réseau serré d'un empire qui a su très intelligemment se métamorphoser, troquer sa figure dure et centralisée contre un ensemble de pouvoirs souples et diffus sachant s'adapter en permanence et qui tous passent par la langue — enfin, la pseudo-langue, l'anti-langue, la glu verbale qui se déverse à plein tube 24h sur 24 dans tous les canaux existants. Indignez-vous !, oui, indignez-vous de tout, bien sûr, sauf de ce qui compte vraiment et n'est jamais formulé. Parlez pour ne rien dire. Divorcez de tout, de votre femme, de vos enfants, de votre pays, de vos ancêtres, de votre passé, sauf de la langue qui se parle à travers vous, qui vous parle sans avoir besoin de vous, de votre chair ni de votre mémoire, de la langue autonome et fasciste qui vous tient en son pouvoir avec votre assentiment inconscient. 

« Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. » Ce qu'on constate, c'est que la langue s'est séparée des hommes. Chacun campe sur son territoire, et regarde l'autre comme un ennemi ; au mieux ces deux-là s'ignorent. Pourquoi les Français (pas seulement eux, bien sûr) ont-ils laissé la langue les quitter ? Il y a beaucoup d'explications, beaucoup de causes, et je ne suis pas sûr de parvenir à décrire le processus de manière convaincante, tant il est complexe et ramifié. Le seul point que je voudrais relever ici, et qui me semble fondamental, est que ce divorce spectaculaire est concomitant d'une modification essentielle de la relation qui unissait le peuple français à la littérature, à sa littérature. La France a cessé d'être une patrie littéraire, depuis environ quarante ans (il n'est que de regarder ce que sont devenus les présidents de la République pour s'en convaincre : Mitterrand fut le dernier à lire). Ce que je dis là n'a rien d'original, bien d'autres que moi l'ont vu il y a déjà longtemps, je le sais, mais je trouve qu'on n'insiste jamais assez sur ce phénomène qui a tout changé dans l'esprit français, dans la société française, dans la politique française et même dans les corps français. La littérature est beaucoup plus qu'un art ou un divertissement, c'est une manière d'envisager le monde, la vérité, la mémoire, les rapports entre les êtres, c'est un paysage mental aussi prégnant que le paysage géographique, c'est une substance qui se répand entre les âmes et les corps, les joint et les disjoint, c'est selon, mais toujours les dilate, en donne une version plus large et plus vivante. « Le pain est mauvais, il faut en manger peu, recommandait Céline dans les années où le pain ordinaire était encore bon. Le pain est ambigu, comme toute chose qui a valeur et signification. » Deux phrases comme celles-ci suffisent à faire sentir clairement qu'il est impossible de les entendre si l'on n'a aucune sensibilité littéraire. Et des phrases comme celles-là, il y en a des millions, qui sommeillent au pays des Lettres, et qui risquent bien de sommeiller encore longtemps avant qu'un prince charmant ne les ramène à la vie, dans le monde qui est le mien, le vôtre, ce monde parcouru de nombres et de perroquets se tenant gravement l'émoticône comme un phallus dérisoire qu'ils exhibent piteusement dès qu'on leur demande leurs identités. Les deux phrases que je cite plus haut, et qui sont extraites du Silence du corps, de Guido Ceronetti, fonctionnent par paire. C'est leur assemblage, leur accouplement, qui fait d'elles de la littérature. Solitaires, elles seraient infirmes. Combien de fois avons-nous vérifié que les assemblages n'étaient plus compris, que le sens se devait désormais d'être univoque, unidirectionnel, plat et sans aspérités, sans retour sur lui-même, sans volume, sans inscription dans la temporalité. « Un mot-une chose » est devenu le mot d'ordre du discours contemporain qui ne tolère pas d'autre champ que la littéralité absolue. On nomme “légende” le texte bref qu'on appose (et parfois oppose) à une image, à une photographie. Ce texte peut être soit littéral (tautologique), exprimer avec des mots ce que l'œil a déjà vu, soit complémentaire, codicillaire, s'éloigner de la chose pour en donner un commentaire ou une glose, une note inharmonique, une interprétation ou une extrapolation, voire la contredire. La « légende » nous dit que l'œil ne suffit pas, que les phrases et les mots, même s'ils brodent, même s'ils mentent, ajoutent du sens au sens, le précisent ou l'amplifient, le contrepointent, qu'une certaine dose de récit ou de fiction peut paradoxalement dire plus de vérité que l'image brute, qu'un certain éloignement du sujet peut être bénéfique. C'est dans le rapport entre l'image et le texte que naît le littéraire, cette exagération du réel, cette présence autre, c'est dans les liens que crée l'esprit entre des choses qui n'en ont pas par elles-mêmes qu'une forme d'intelligence s'invite dans l'imagination et la fertilise. 

« Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. » (Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes)

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