(Cuisine de la Closerie, 8h du matin)
De nouveau, le bonheur d'être seul avec ma petite mère. (Sylvain disait : « Tu as un relation très particulière avec Mère ! » Comme si les relations humaines pouvaient être autres que “particulières”. J'en viens à croire qu'il dit cela parce qu'il n'a aucune relation…)
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Pièce de Fauré ressemblant à du Schubert… Je déteste Brad Meldhau.
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« Jérôme, vous êtes là ?
— Oui, j'arrive.
— Venez regarder dans le seau hygiénique !
— Non. Merci. Sans façons.
— Vous ne voulez pas ? Vous ne voulez pas voir ?
— Non, je sens ça d'ici…
— Elle a tout bien fait ! C'est super, hein, Madame Vallet !
— Oui. »
Elle passe à côté de moi avec le seau. On sent qu'elle résiste difficilement à l'envie de me montrer… Tout l'étage est empuanti, j'ai le cœur au bord des lèvres, je redescends en courant, je m'enferme dans la cuisine, j'ouvre la fenêtre, le tousse, je pleure… À la radio, la mort d'Isolde dans la transcription de Liszt…
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Mon amie la Chaconne de Bach-Busoni à la radio (10h30). Quelle merveille ! Faire sonner le piano comme ça… Un vrai paysage ! On circule dans un train de grand luxe (l'Orient-Express ?) et on admire le paysage… Mais le pianiste (KWP) est une vraie tarte ! C'est petit, ininspiré au possible, il parle une langue qu'il n'a pas l'air de comprendre.
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Enfant, j'exaspérais ma mère parce que je sentais mon assiette pour savoir si la nourriture était suffisamment (ou trop) salée. « Mais le sel n'a aucune odeur, voyons ! » déclarait mon père avec juste raison. Ils avaient raison mais ils avaient tort, car ce qui m'intéressait, ce qui me préoccupait, n'était pas l'odeur du sel, mais le fait de savoir si ma nourriture était ou non salée, et certains mets changent légèrement d'odeur selon qu'ils sont salés ou non, comme d'ailleurs selon leur température — et je reniflais aussi mon assiette pour savoir si c'était trop chaud…
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« Bonjour Mère.
— Qui c'est ? Un revenant ?
— Pourquoi… ?
— Tu viens pourquoi ? Pour m'embrasser ?…
— Bon… »
Et ils s'en vont. Fin de la visite.
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Je descends à la cuisine et j'entends le Miserere d'Allegri. Miracle du Temps transmué en sons. Douceur infinie de la mort. Viens. Traverse l'éternité avec nous. Ta place est là. Secrète. Silencieuse. Bienheureux voyageur immobile. Un seul nuage dans le ciel, tout de lumière, de calme, de patience. Gamme de blancheur, souvenir du désir, sans douleur… Il est trois heures de l'après-midi, il faut que je fasse la vaisselle, et un bon gâteau aux pommes. Je me demande si Mozart aurait aimé mon gâteau aux pommes.