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dimanche 21 avril 2024

Chiffré en bout en bout (lettre d'amour)

La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.

Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler. 

Cette comédie a assez duré.

Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose. 

Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.

L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ? 

Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.

Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux. 

La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.

Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…

dimanche 17 décembre 2023

Les minutes précieuses

Le rêve, toujours. Le rêve qui vient me sauver, au plus profond de la déréliction. 

Ce matin, avant six heures et demie, heure du réveil. Un quatuor, composé de trois merveilleuses jeunes filles… Un quatuor, à l'intérieur d'une assemblée plus grande, dix, douze personnes ? Invisibles, ou presque. Silencieuses. Concerto grosso. Le quatrième membre du quatuor, c'est moi. Je suis bien au chaud, sous mes trois couettes. Pas de douleurs, ce n'est pas le moment. Un adagio de Bach. Les cordes en pizzicato. Les minutes précieuses. Avant la chute. 

La première jeune fille est Anne-Sophie, la deuxième est Sarah. Elles ne sont pas elles-mêmes, bien sûr, mais pourtant c'est bien d'elles qu'il s'agit. La troisième (je suis presque sûr qu'il y a une troisième jeune femme), j'ignore de qui il s'agit : une de ces jeunes femmes qui reviennent dans mes rêves de manière récurrente, avec lesquelles je me dis que j'aurais pu faire ma vie, que je confonds avec des personnages ayant réellement existé, que je ne distingue plus du tout de la réalité, sans doute. Peu importe. Peu n'importe pas du tout, en réalité, mais je dis peu importe… pour l'instant. Adagio, ou plutôt andante. Ce trio, non, ce quatuor, est une partition insaisissable et lucide. Une proposition géométrique et sensible. Un ensemble miraculeux de forces subtiles et musicales. Oh, quel bonheur ! Nous parlons. Nous échangeons des propos à propos de la vie de ces trois jeunes filles. 

Générosité, secret, érotisme délicat, pensées à demi avouées, entrées-sorties, avances, courbes adoucies de la parole souple et teintée d'une retenue précieuse, ces minutes sont si précieuses qu'on croit rêver. Rêve-t-on ? Rien n'est moins sûr. Je rêve et je ne rêve pas. C'est tout un. Ce pays est autre. La lumière porte nos gestes de l'un à l'autre, sans accents inutiles, sans la moindre brutalité, sans la moindre vulgarité, surtout. Les sentiments passent de l'un à l'autre sans violence, les sentiments qui prédominent sont l'ouverture et la confiance. Pourtant, les choses, comme on dit, ne sont pas dites. Elle n'ont pas besoin de l'être. Elles sont dites d'une autre manière, c'est le Subtil, qui les porte de l'un à l'autre, dans notre quatuor. Cérémonie légère, propice. Comme ces instants sont précieux, doux, intelligents, malins ! Je suis débarrassé, pendant ces quelques minutes, ou secondes, qui durent des siècles, de toute la saleté poisseuse dans laquelle j'ai été plongé toute la semaine. C'est une épiphanie des sens et de l'esprit, mais aussi des corps qui se comprennent. Le Temps s'est ouvert et nous a accueilli. Nous y sommes. Toutes les lettres des mots que nous prononçons, et même de ceux que nous n'avons pas besoin de prononcer, résonnent entre elles, il n'y a aucune perte dans le signal. C'est une composition qui me fait penser à la musique du seizième siècle, une polyphonie très élaborée, à la fois complexe et agile, adroite, sans aucune lourdeur, sans pathos, sans notes inutiles et sans arrière-pensée. Le désir est sans péché, à la lettre impeccable, comme dans les meilleures fugues de Bach. Toutes les notes, tous les sons se tiennent. Les intervalles sont des refuges.

Songe… Quel beau mot ! L'extase légère de la conscience humaine a passé lentement à travers les filtres des siècles et de l'esprit. Songe des dieux, songes des royaumes, songes des bêtes solitaires, songes des abandonnés. Songe lucide et arachnéen, terre fertile et légère, ô combien nourrissante. Charme des noms qui parlent depuis l'extérieur de leur enveloppe imperceptible, le songe pénétrant et délié nous ramène au centre de l'esprit éternel, de l'esprit sensible, fin, aérien, dont le feu paisible soulève la paupière des morts-vivants que nous sommes, dans ces instants miraculeux. Le songe est le contraire du mensonge, c'est la vérité qui sort un instant de son linceul, qui ose se montrer, nue, fragile, transparente, mais d'une séduction infinie, d'une grâce inimaginable. C'est la Grâce même, qui parle la langue que nous adorons, devant laquelle nous nous agenouillons, le cœur léger. Principe de causalité ? Non. Ravissement du « bouche à oreille ». La voix aiguë et plane et dorée du soprano, dans le Miserere d'Allegri, qui perce les ténèbres, sans pourtant nous aveugler. 

Sans doute m'accusera-t-on d'épouser des chimères, ou de seulement les désirer de tout mon être. Mais savez-vous ce que vous perdez, vous qui vous bouchez les oreilles ? N'avez-vous jamais entendu cette voix, suave et prise en son tréfonds d'un feu calme, qui vient à nous quand nous perdons un instant le fil de notre récit ? Le Paradis est là, tout proche, si proche que nos yeux sont incapables d'accommoder, à cette distance. De la bouche à l'oreille un souffle léger, une langue si claire et si belle qu'elle nous semble un songe, à laquelle nous donnons tout ce que nous possédons, de bon cœur, avec une confiance aveugle. Le rêve n'est pas ce que vous croyez : il était là avant vous et sera là après vous. Vous en êtes seulement des émanations lourdes et encrassées, pénibles, fatiguées. Dans le songe il n'y a que des voyelles, des couleurs, une paix de lumière bien plus réelle et bien plus joyeuse que nos ébats sarcastiques et désespérés d'animaux pris dans le faisceau des phares sociaux. 

Toute ma vie, je n'aurais désiré qu'une chose : l'adresse. Être maladroit était la malédiction suprême, depuis l'enfance. J'ai cherché les gestes justes, je les cherche encore, jusque dans les mots, jusque dans le silence et la solitude. Je sais que je suis incapable de débarrasser mes phrases de tout l'inutile fatras psychologique et social, que j'en serai toujours incapable, que je serai toujours en-deçà de ce que mon oreille perçoit parfois, quand je me réveille d'un songe parfait, comme ce matin, et qui m'échappe en quelque secondes, mais jamais je ne renoncerai à ce paradis entraperçu, qui est là, bien réel, au fond de l'écho divin qui régulièrement revient se rappeler à moi. Alors, dans ces moments-là, mon seul viatique est la musique, qui me sauve, qui m'a toujours sauvé de la vulgarité hurlante. La musique dont je parle ici n'est pas le contraire du silence ; elle en est plutôt l'écrin et le porte-parole. Car le silence a du mal à se faire entendre. Il n'aime pas déranger. Il ne parle pas plus fort que vous. Si l'on ne lui fait pas place, il n'insiste pas, jamais. Il passe. Nous n'en percevons qu'un frôlement vite oublié, que nous prenons bêtement pour une illusion. Il faut se tenir prêt, il faut aller le recueillir à la source, quand elle n'est encore qu'un filet imperceptible, seulement porté par un souffle innocent. 

Quand j'écris l'adresse de quelqu'un à qui j'envoie une lettre, sur une enveloppe blanche, je suis pris d'une fièvre douce. Écrire un nom et une adresse dans un rectangle blanc : je ne vois rien de plus sacré, de plus simple et essentiel. L'enveloppe pourrait ne rien contenir, ne rien envelopper, que ce geste suffirait pourtant à me combler et à exprimer tout ce que je pense de la vie et tout ce qu'il y a à en retenir. Tout le sens est là, très simplement orthographié. Nommer et adresser. Mettre quelques phrases dans une enveloppe, quelques phrases qui sont sanctifiées (ou certifiées) par l'envoi. Dans le fond, tous les textes qui se trouvent ici sont des lettres adressées à des inconnus. Je sais que personne ne les lit vraiment, mais ça ne fait rien, il faut quand-même les envoyer, il faut quand-même faire comme si l'on s'adressait à quelqu'un, comme si quelqu'un, quelque part, recevait ces lettres et ces phrases sans timbre. Je ne sais pas, je l'avoue, faire la différence entre la littérature et la correspondance, entre la conversation et la fiction ; je sors d'un songe pour tomber dans un autre songe : j'ai eu le temps de m'apercevoir, depuis toujours, que personne ne répondait jamais à mes adresses. La musique m'a assez prouvé que personne n'écoutait personne, jamais, et que de cette infirmité première découlaient toutes les autres. Du Miserere d'Allegri, ils n'écoutent que les ornementations et les effets, pas la substance qui pourtant se donne ici comme jamais elle ne s'est donnée dans aucune musique. À qui s'adresse cette musique ? Qui l'a entendue ? Qui a pris le temps de songer à ses côtés, dans la solitude et le chagrin d'une nuit de décembre, dans le creux profond d'une vie encore intacte malgré les gesticulations désordonnées qui, croyons-nous, nous font exister un instant aux yeux des autres. Les lumières s'éteignent, une à une, les moines sont à genoux, les voix se taisent, l'une après l'autre, le chant s'achemine en toute connaissance de cause vers le silence de l'être et la paix invincible. Chaque son se retranche, chaque voix abdique, chaque présence se retire pour que la Présence advienne enfin, pour que l'Adresse soit enfin correctement orthographiée, que la phrase arrive à bon port, pour que le signe ininterrompu soit enfin délivré et se révèle comme Être, car il n'existe pas d'autre destination. Mais qui sera là ? Qui aura veillé jusque là ? 

Je ne peux me séparer de moi-même, sauf en de très rares moments, quand j'écoute de la musique polyphonique du XVe ou du XVIe siècle, que je me laisse habiter par toutes ces voix qui prennent la place de ma rêverie bavarde, qui se constituent en un réseau vibrant et ordonné qui me ramène à la vieille mémoire de l'humanité. La vie commence toujours demain matin, mais nous sentons bien qu'elle prend racine dans un passé vertigineux et immémorial, qui remonte jusqu'à nous par des voies secrètes. 

Elles ne sont pas elles-mêmes, et pourtant ce sont bien elles. C'est ça, la polyphonie. Exister dans le présent et la présence avec des corps multiples. Qui est la troisième ? La dissonance ? L'espérance ? La perte ? L'Oubli ? L'Origine ? La pause ? L'image effacée. Enfin ! Bien au chaud dans l'hiver qui vient. Sans douleurs. Dans la solitude inconnue et inconnaissable. Sans repères, sans bornes, sans issue. J'ai les yeux fermés, je ne bouge pas. Je reste là, dans le noir, dans la chambre silencieuse, je respire à peine. J'écoute mais il n'y a rien à entendre, et c'est cela, que j'entends, qu'il n'y a rien à entendre que l'absence. Alors je me réfugie dans une lucidité sans espoir. Il n'y a que ça, pendant quelques précieuses minutes que je tiens face à moi, comme un miroir merveilleux : ce que je vois là, personne ne l'a vu, je le jure. Je ne suis pas moi-même, c'est l'évidence, car j'étais un mensonge et le serai tout à l'heure. Pour l'instant, je coule à pic dans le Temps, les minutes et les heures s'écartent d'elles mêmes, se creusent, faisant une enveloppe dans laquelle j'entre, sur laquelle mon nom est inscrit. Je suis un voyageur immobile qui se vêt de son invisible tombeau. Vais-je enfin vivre, vais-je enfin faire ma vie ? C'est de cela qu'il s'agit ? Tout en moi s'ouvre, je ne suis plus qu'une immense oreille ouverte dans la nuit. Enfin la délivrance ? Avant la chute… Toutes les cellules de mes organes résonnent en un contrepoint grandiose. Je n'ai pas le temps d'avoir peur. La nuit se confond avec l'éblouissement vertical. Je suis avant la naissance, c'est ça ? L'alphabet est enfin disposé de manière à ce que la vie le traverse de part en part, toutes les lettres parlent à la fois, mais on comprend tout. C'est si simple ! C'était là depuis toujours, pourtant. Peu importe les noms, peu importe les corps, peu importe les craintes, les envies et les regrets, tout a été balayé par l'amour et la délicatesse de la Présence. Il n'est plus temps d'être maladroit. Laissons cela…

La semaine a été infernale et, n'était ce rêve, arrivé à point nommé, j'aurais pu sombrer dans un désespoir sans issue. Je ne sais trop pourquoi, mais j'ai voulu aller voir à quoi ressemblait le monde qui m'entoure, puisqu'il est désormais possible de le côtoyer sans le connaître. Le dégoût qui m'a pris était si violent que je me suis dit qu'il était impossible de vivre dans le même monde que ceux que j'ai croisés. Cyril Hanouna, Booba, GMK, Sarah Saldman, Jordan De Luxe, Thierry Ardisson, Benjamin Castaldi, Arthur, Laurent Ruquier, Yann Moix, Laurent Fontaine, Milla Jasmine, Magali Berdah, Nabilla Vergara, Moundir, Éric Naulleau, Nathan Devers, Simon Collin, Léa Elui, Tibo Inshape, Mayadorable, Léna Mahfouf, Amélie Cheval, Laurent Baffie, Mathilde Tantot, Squeezy, Jean-Marc Morandini, Léa Salamé, Natacha Polony, Aya Nakamura, Gilles Verdez, Polska, Géraldine Maillet, Ruby Nikara, j'en oublie beaucoup, la liste donne une idée de l'infini, de tous ces gens qui sont pour moi des figures à peu près interchangeables de l'enfer de vulgarité sans nom qu'est désormais le monde dans lequel nous survivons, à la marge. Cette mafia planétaire ne se tait jamais. Elle hurle à nos oreilles du matin au soir. Elle pérore, elle conseille, elle juge, elle distribue des certificats de conformité, elle condamne, elle se donne en exemple et n'hésite pas à menacer si on lui résiste, avec les bonnes vieilles méthodes de truand qui remontent tout naturellement à la surface. Derrière les caméras, les sicaires. Je me demandais par exemple ce qu'il pouvait y avoir dans l'esprit d'un type qui, en un an, s'achète une dizaine de voitures coûtant chacune entre 200 000 et 500 000 euros. Je pose la question très sérieusement. Qu'y a-t-il dans le cerveau de ces « youtubeurs » aux millions d'abonnés ? Que s'est-il passé, depuis vingt ans, dans l'âme du monde, qui a permis à des gens comme ça d'exister sans se cacher, sans mourir de honte ? C'est pour moi tout à fait incompréhensible, et, bien entendu, je regrette amèrement de m'être laissé aller à observer ce monde-là durant quelques jours. Je préfère et de loin les assassins aux Youtubeurs, je préfère les bandits et les fous à cette mafia tranquille qui a fait de la vulgarité et de la laideur la denrée la plus convoitée sur Terre. Le monde que j'ai connu naguère a été balayé, englouti, anéanti, humilié par ces faces rigolardes et vides, qui il y a seulement trente-cinq ans auraient été méprisées, ignorées, ou ridiculisées, si elles avaient eu l'inconscience de se montrer en public. Le renversement est si énorme, si radical et si spectaculaire qu'il est presque impossible d'en parler. En parler à qui ? Reste-t-il dix individus qui, comme moi, sont réellement épouvantées par ce paysage dévasté, par cette faune goguenarde et immorale qui désespérerait le plus placide des dieux ? Où faut-il se terrer pour ne plus en entendre parler ? Vend-on quelque part des kits de survie anti-youtubeurs, anti-journalistes, anti-peoples, anti-écrivains à la mode, anti-têtes de cul, anti-putes de luxe, anti-parvenus, anti-milliardaires, anti-stars du porno ? Je serais prêt à payer cher, moi, pour les oublier. 

Cette nuit, je suis tombé par hasard sur une chanson d'Atahualpa Yupanqui, qui était très à la mode dans mes jeunes années. Ce n'est même pas une chanson, c'est un morceau très simple joué à la guitare, sur deux accords, « Danza de la Paloma Enamorada ». Il y a dans cette petite chose humble mille fois plus de charme, de poésie, de musique et d'humanité que dans les milliards de « musiques » qui braillent depuis quarante ans à nos oreilles salies par tant d'étrons sonores. Je reviens souvent à la guitare, qui peut être le pire et le meilleur des instruments de musique. Le meilleur, dans la guitare, c'est cette humilité populaire, populaire au meilleur sens du terme, ce sont ces musiques qui naissent d'un récit ou d'une déploration simples et sincères, honnêtes et dignes, exprimées à mi-voix. La guitare a beaucoup en commun avec le violon, en ce sens-là. La vertu plutôt que la virtuosité, la morale plutôt que le théâtre, le récit plutôt que le spectacle, l'intimité franche. Nous écoutions aussi bien Yupanqui que Segovia, et la distance qui les sépare n'est pas si grande qu'on pourrait l'imaginer. C'est au terme d'un très long cheminement, patient, artisanal et humble, indépendant, que des hommes tels que ceux-là ont accédé au succès. Les micros sont venus après, ne parlons même pas des caméras… Ces hommes que j'ai aimés, il est impensable de les imaginer vivant au temps des réseaux sociaux et des téléphones portables, des écrans et des repas livrés à la maison. Ces deux mondes s'annulent l'un l'autre. Ce n'est même pas qu'ils sont antagonistes, c'est qu'ils ne peuvent s'imaginer dans un même esprit. Il y a eu une bifurcation fatale, j'en suis convaincu, même si je ne sais pas la dater précisément. Les minutes précieuses n'existent plus. On les a arrachées de la vie, comme des mauvaises herbes. On en a même perdu le souvenir, et je suis certain que tout le monde ici va s'insurger en disant que ma position est ridicule et intenable. Oui, elle l'est, et je m'en fous éperdument. Il y a des choses que l'on sait, même et surtout quand tout nous donne tort. Je n'ignore pas que je suis déjà mort, à vos yeux, il est inutile de me le rappeler. 

Le rêve. L'instant rêvé. La solitude dans laquelle on tombe comme dans un coma indicible et impartageable, c'est l'essence même de la poésie, de ce qui donne du prix et du goût à la vie. C'est de là que nous venons, tous autant que nous sommes. C'est l'enfance de l'art. C'est le Temps qui nous exauce, qui se donne à nous, amoureusement.