mercredi 26 février 2025

Avec sept bémols à la clef

 

Je ne suis pas un individu suspect, puisque j'ai une page Facebook. Et je ne me suis jamais fait appeler Kamichov, ni sur Twitter, ni sur Tinder. Faire commencer un roman au moment où il s'achève est une idée merveilleuse que j'aurais aimé avoir moi-même. Celui qui écrit ces lignes est presque certain de n'avoir jamais entendu jusqu'à aujourd'hui la cantate BWV 181. Quelle merveille de savoir qu'il peut encore, à son âge, découvrir de nouvelles œuvres de Bach — et je ne parle pas de ces petits machins anodins que les musicologues aiment à sortir de leurs tiroirs à intervalles réguliers pour nous rappeler qu'ils sont indispensables. L'inculture a au moins cet avantage qu'elle ne nous laisse pas tranquillement assis sur un trésor. François Blot a très gentiment composé quelques mesures pour accompagner de sa nouvelle guitare hawaïenne les deux quatrains que je m'étais amusé à écrire l'autre jour, sur simone, la philosophe qui veille près de marcel (qui) serre (les) dents en pensant à ginette (il faudra introduire Oïstrakh dans l'affaire). La nuit avait été si douloureuse et si pleine d'angoisses que je ne m'attendais pas à éclater de rire dès potron-minet. « Par une nuit obscure, par un désir d'amour tout embrasée »… Pas ce soir, Chérie, j'ai un roman à terminer ! Les monts d'Auvergne se tassent dans l'air du soir. Rendez-vous en bas de la piste noire.

Je copie ici un paragraphe de M. Éric Mazet (du Petit Célinien) avec lequel je suis presque complètement en accord :

« Quand j’ouvre au hasard un livre de Céline, ce n’est pas pour y prendre une leçon d’anarchisme, de nazisme ou d’antisémitisme. Je laisse cela aux masochistes et aux sadiques. Je prends Céline comme j’ouvre La Fontaine, Voltaire, Chateaubriand ou Baudelaire, qui eux aussi avaient certainement des idées politiques et sociales, mais qu’on ne lit pas pour approuver ou réfuter une idéologie. On les lit pour le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté. Quand je relis Villon, quand je regarde un Caravage, quand j’écoute du Gesualdo, qu’ils fussent des assassins n’entrave pas mon plaisir, et je ne me sens pas coupable de complicité. Quand j’écoute La Flûte enchantée, si j’en connais le livret et en ai étudié les symboles, je me soucie peu alors de son “message”, et si je m’intéresse à la franc-maçonnerie, c’est ailleurs que je me renseigne. Quand Voltaire s’en prend aux Jésuites, je ne le tiens pas pour l’instigateur des massacres de bonnes soeurs pendant la Révolution. Quand je lis Pauvre Belgique de Baudelaire, je ne me demande pas s’il a inspiré les massacres de Belges par les Allemands ou par les Congolais. Quand je lis Rousseau, Vallès ou Zola, je ne le les tiens pas pour responsables des millions de morts en Russie, et quand j’écoute un poème d’Aragon, je ne pense pas au Guépéou, à Staline et au Goulag. J’avoue que la littérature ou la poésie l’emportent à ce moment-là sur la politique et sur l’histoire. Ce n’est pas que je lise ces auteurs pour leur style seulement, leurs idées m’intéressent, mais je ne vais pas les partager ou y adhérer forcément. » 

Il critique un livre de Michel Bounan intitulé L'Art de Céline et son temps. J'y pense parce que l'autre jour, sur Facebook, un quidam avait objecté ainsi au dépôt de la musique (les six pièces op. 6) de Webern : « Le bémol qu'on peut mettre à sa musique de génie... Est son allégeance au nazisme de manière assez veule.. » Le bémol qu'on peut mettre à sa musique ??? Je n'en mets pas un seul, de bémol, moi ! Qu'est-ce qu'ils peuvent m'agacer, ces procureurs rétrospectifs qui veulent absolument que les artistes soient purs et conformes à leur morale (en fait à la morale du présent, qui est la seule qu'ils connaissent), pour être dignes d'intérêt ! Ah, ils s'y entendent, en diézification du passé, ces bons apôtres si bien installés dans les pantoufles de la bonne pensée qu'ils n'envisagent à aucun moment de quitter les lunettes magiques qui leur permettent de ne jamais faire d'embardées hors de la voie à sens unique. Je me refuse même à parler “du fond” de l'affaire, c'est-à-dire la prétendue allégeance au nazisme de Webern, alors qu'il fût considéré par les Nazis comme un représentant de « l'art dégénéré » (dans ce cas précis, il tombe bien mal, le gentil procureur à lunettes). J'ai déjà écrit à ce sujet, à propos de Furtwängler, il y a une douzaine d'années, je ne vais pas y revenir. On n'en finira donc jamais avec la plaie du jugement rétrospectif ! Les nains aiment juger les géants, on le sait, c'est même souvent de cette manière qu'on les repère d'abord.

Je ne suis pas une vedette. Les enfants de Jeannine Chalopin, eux, étaient des vedettes, au début de années 80. Tout le monde mène une double vie, même les crétins. Elle m'avait écrit : « Monsieur, un seul jour efface les mauvais jours. » L’insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que l’abondance économique s’est trouvée capable d’étendre sa production jusqu’au traitement d’une telle matière première. Et aussi : « A chaque mot que vous m’envoyez, je nais à une vie plus étendue. »

Je m'y attendais, mais on m'explique, sur Facebook, que le texte que j'ai écrit l'autre jour, texte dans lequel il est très brièvement question de Sofiane Pamart (j'ai honte de prononcer ce nom !), donne raison de fait à Étienne Guéreau, ou, en tout cas, nous place lui et moi dans le même bateau, ce avec quoi je ne suis évidemment pas d'accord du tout. Ce n'est pas seulement une question de forme, qui nous oppose. La personne qui m'apostrophe parle ainsi : « dire exactement ce que l'on pense et se mettre le monde à dos...et par conséquent ne convaincre personne » en me visant, bien sûr, alors qu'Étienne Guéreau, lui, qui « pense exactement la même chose que [vous] », « prend quelques précautions oratoires » et, de ce fait, a des chances de convaincre. Mais je me fiche de convaincre, justement ! Je ne cherche pas du tout à convaincre, bien au contraire. Se placer dans la position de celui qui cherche à convaincre, c'est déjà capituler devant la terreur très quotidienne du Petit Remplacement. Tous les Étienne Guéreau du monde ont sans doute quelque chose à défendre, ou à faire valoir, ils ont une marchandise à vendre, c'est évident. Ils se présentent comme étant en dehors du système alors qu'ils sont en plein dedans, et veulent recevoir ce qui leur est dû. L'Étienne Guéreau en question a d'ailleurs consacré une nouvelle vidéo aux Victoires de la musique et au « wokisme », qu'il combat, évidemment. Le seul fait d'employer ce mot achève de nous éloigner l'un de l'autre. Je ne combats pas « le wokisme », je ne sais même pas de quoi il s'agit, ça ne m'intéresse pas le moins du monde. Ils utilisent de gros mots bien enflés, bien clignotants, bien riches en calories idéologiques, pour se sentir solidaires les uns des autres, pour faire corps, pour se tenir chaud. Je bouche mes oreilles à tout ce vocabulaire politico-moral ou socio-sexuel. Il s'agit pour eux d'être dans le bon camp, de ne surtout pas rater l'embarquement partisan, de parler avec la langue du temps, de se faire entendre et comprendre de leurs camarades. Ils parlent de « posts », ils « nous partagent » des choses, ils « titrent » des articles, ils veulent critiquer le monde mais ne pas se le mettre à dos, donc ils jactent exactement comme ceux qu'ils affrontent. En désignant le Désastre contemporain par ce terme de « wokisme », ils ont l'air malin, car il semble recouvrir des notions que tout le monde (jusque Trump et Musk) comprend et estime de son devoir de combattre — du moins ceux qui appartiennent au bon camp (il y a le camp des saints et le camp des sots, c'est pour eux une vérité irrécusable). C'est un signe qu'ils adressent à leurs condisciples, à leurs followers de lutte. D'ailleurs, en face, on leur répond que « le wokisme n'existe pas ». Mais comme je ne me reconnais pas dans ce ou ces camps, dans ces clans, dans ce partage politique de l'espace mental ou spirituel, je n'ai pas de signes à leur adresser. Les quelques signes que j'émets ne sont en général pas du tout compris, quoi qu'on en dise. Il a bien fallu que j'en prenne mon parti. 

Une nuit entière à entendre couler la pluie à l'intérieur de soi — c'est long. Si au moins elle me lavait de moi-même, mais, au contraire, elle y accumule en désordre toutes les immondices dont je ne sais pas me débarrasser. Je suis descendu au rez-de-chaussée avec le ventre noué (je me rappelle encore ce jour atroce, il y a une quinzaine d'années, où j'avais mis les pieds dans l'eau, au bas de l'escalier, à ma totale surprise, et le regard étonné de Luna, alors, qui me suivait…). Il faut dire aussi que j'ai étrenné depuis deux jours une association de somnifères différente qui me met dans un état étrange et assez désagréable. Le réveil, quand enfin on a connu quelques minutes de sommeil, est vraiment pénible, et hier, je n'ai pas réussi à me lever. C'était trop dur. Il m'arrive d'avoir des journées qui durent trois heures. Ce n'est pas comme ça que j'écrirai l'Illiade ! 

Au cours d'une récente et un peu désespérée pérégrination nocturne, je suis tombé sur une série espagnole dans laquelle il y a une brève séquence qui se tenait à l'église lors de funérailles. Et tout à coup m'est revenue en pleine face l'émotion qui me prenait, enfant, lorsqu'à la messe, avant l'eucharistie, nous entonnions à trois reprises le fameux « dis seulement une parole et je serai guéri ». Rarement je crois une suite de mots français auront eu plus d'effets sur moi. Le « corps du Christ », qu'on aurait le droit d'avoir sur la langue, quelques instants après, était au sens propre une énormité. Cette chose indicible qui m'enveloppait tout entier, alors, je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne m'a jamais quitté, que je l'avais seulement mise en sommeil. Être guéri par la parole d'un autre, attendre cette parole qui ne vient pas… Ce n'est pourtant pas grand-chose, une parole. On a même souvent le sentiment d'être légitime, quand on l'attend ; on n'a pas l'impression de voler quiconque ! Et pourtant, elle nous est refusée, ou bien nous n'avons pas l'ouïe assez fine pour l'entendre. La plupart du temps, l'autre ne sait pas du tout en quoi pourrait bien consister cette parole. N'empêche, il y a pour moi dans ces quelques mots répétés en incantation la plus belle part du catholicisme, la plus étrange sans doute et la plus profonde. Des mots attendus et pourtant inconnus de nous, peuvent guérir. En quelle langue ? Voilà ce que j'ai espéré toute ma vie — et ce corps qu'on aurait sur la langue, cette langue qui plonge au plus intime de notre être avec une science consommée, une vraie science, celle qui connaît nos besoins les plus profonds et qui ne s'embarrasse pas des croyances humaines, nécessairement éphémères et liées à l'époque. Quand on écoute la musique de Jean-Sébastien Bach, par exemple dans ses Passions, ou dans certaines de ses cantates, on sait, on sait physiquement, très concrètement, ce que c'est que le mystère chrétien, il est impossible de passer à côté : toute sa musique nous oblige, nous conduit d'une main ferme et tranquille au cœur du Mystère dont le nom frémit sur notre langue même quand nous croyons parler d'autre chose. Cet homme-là a su, c'est certain. Bien au-delà de la qualité de sa musique, il y a cet autre-monde (ou cette autre réalité) qu'il fait entrer en nous sans qu'on puisse ni l'ignorer ni la comprendre. Notre fragilité n'a d'égale que la puissance de Jean-Sébastien Bach. Sa musique nous paraît toujours surnaturelle. J'ai découvert il y a peu une jeune pianiste allemande d'origine iranienne (Schaghajegh Nosrati) qui a enregistré deux disques. L'un est consacré au Premier Livre du Clavier bien tempéré, et le second à l'Art de la fugue. Qu'une jeune pianiste commence par là en dit long sur son exigence musicale, sur le dédain affiché d'un certain succès que les pianistes, depuis toujours, savent amadouer ou provoquer en choisissant en professionnels les œuvres qu'ils jouent. Mais surtout, dans le très peu que j'ai vu d'elle, j'ai aimé le naturel de son toucher, sa manière à la fois simple et évidente de produire du legato et de la vocalité. Elle ne fait pas de manières, quitte à paraître parfois un peu terne, un peu épaisse. Elle ne choisit pas dans sa palette technique une manière qui fait de l'effet, qui impressionne, mais elle se conforme comme sans réfléchir à la phrase musicale. Je ne peux pas dire que ce soit spectaculaire, ni même séduisant, mais il y a quelque chose de très authentique dans cette manière de jouer du piano. Ça m'a beaucoup impressionné, et ça nous change un peu de tous les pitres actuels qui croient malin de souligner de rouge ce qu'ils comprennent de la musique qu'ils interprètent. Quand on joue du piano honnêtement, c'est-à-dire mieux que bien, il faut ou il faudrait que le « corps-du-Christ » soit amené sur notre langue, qu'on soit mis en contact avec une Parole sacrée, ou qui semble telle. C'est donné à bien peu, mais ça arrive. « Par une nuit obscure, par un désir d'amour tout embrasée, Oh, l'heureuse aventure ! »… Les voix portent la parole naturellement, alors que le piano doit la recréer, et c'est ce qui, paradoxalement, lui octroie ce statut si singulier. C'est un instrument magique, ou plutôt un instrument qui requiert de celui qui en joue une science magique, une transmutation. Oh, l'heureuse aventure ! Et pour que cela puisse advenir, il faut que le désir embrase le corps du pianiste et donne à sa langue une vertu qu'il ne se connaît pas, qui ne fait que le traverser mais qu'il ne possède pas. Nous devrions toujours nous tenir juste avant l'Eucharistie, être au seuil de ce miracle, disponibles et traversables

Le désir d'amour est insatiable. C'est la déception toujours reformulée qui nous propulse en avant de nous-mêmes dans la fuite des heures. Il n'y a qu'à l'église, le matin, dans les rayons du soleil filtrés par les vitraux et la poussière d'encens, qu'il nous est donné de sentir cet amour infini qui changera notre corps et le guérira du mal qui prolifère en nous jusqu'aux extrémités. Encore faut-il se tenir prêt, sans récit ni savoir personnels. Je n'aurai été capable que de sentir le parfum de l'aventure, pas d'y pénétrer. « Schmücke dich, o liebe Seele » ! Quitter les cavernes du péché ne m'aura pas été donné. On sait, qu'on est invité, il n'y a aucun doute à ce sujet, mais ce n'est pas ce qui nous donne la force de quitter notre nuit. C'est une aventure bien trop grande pour nous, sans doute. « Je me préserve encore un peu avant de fléchir complètement. »

Je m'aperçois que le verbe « entonner » a (au moins) deux sens, en français. Celui dans lequel je l'ai employé plus haut, et un autre, beaucoup plus trivial, qui signifie verser un liquide dans un tonneau, et même boire au goulot, boire sans retenue. C'est le chantre, le célébrant, toujours suspect d'être en état d'ivresse, qui fait la liaison entre les deux significations. Commencer à chanter, donc, en donnant les premières notes aux autres chanteurs. Quand on entend le premier contrepoint de l'Art de la fugue, et ce thème si simple, si parfait, qui fait retour sur lui-même sans se clore, on comprend ce que signifie « donner les premières notes », entonner, permettre une élaboration sans fin de ce qui constitue l'Être : sa parole, son verbe. Cela, Schaghajegh Nosrati le fait très bien, avec une simplicité et un naturel parfaits. Elle ne démontre pas, elle énonce, elle suit pas à pas le chemin indiqué par Bach, sans faire d'histoires, sans chercher à s'imposer. Il n'y a besoin de rien de plus. Tout est là, dans un dénuement qui n'est pas synonyme de pauvreté, et lorsqu'on parvient aux deux grands gouffres silencieux, à la fin du contrepoint, on entend intérieurement, en un éclair mémoriel, tout le chemin parcouru depuis l'exposition du thème, son Verbe, résumé, condensé, révélé. La fugue a parlé. Réjouis-toi, ô mon âme, d'être à même de parcourir ne serait-ce qu'une infime partie du chemin mis en lumière par Bach. Tu n'inventes rien, tu n'as rien découvert, mais tu marches en compagnie de celui qui a entonné le Sujet. Heureusement qu'elle n'a pas, comme d'autres, “terminé” le quatorzième contrepoint ! Les maniaques de l'achèvement, il faudrait les pendre par les mains avec lesquelles ils ont ajouté leurs notes à celles de Bach. 

Je pense tout à coup à un petit livre écrit en 1983 par Jacques Derrida, dont je n'avais lu que le titre, « D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie », et j'ai envie d'effacer trois ou quatre paragraphes du texte que je suis en train d'écrire. Qu'est-ce je peux être sérieux, et lourd, et dramatique ! Où sont passés mon humour, mon ironie, ma légèreté, ma fantaisie ? Je suis devenu un cul de plomb. D'où m'est venue cette manie de vouloir expliquer des choses ? C'est comme une infection que j'ai attrapée, mais où, quand, auprès de qui ? Il ne me suffisait pas d'être antipathique, il fallait ajouter à l'antipathie des sens celle du sens et du dramatisme, du commentaire, de l'explicite, des notes en bas de page ! On n'effacera pas. On ne s'excusera pas. On laissera l'inutile et le superflu, comme des instruments qu'on laisse traîner au jardin. D'autres que nous feront le ménage. 

La musicologie et la chirurgie esthétique ont les mêmes finalités. La seule différence c'est le coût. Il faudrait écrire une nouvelle à propos de cette soprano fameuse qui, pour perdre quelques kilos qu'elle estimait néfaste à son art, il y a de cela des lustres, avait tenté la première liposuccion de l'Histoire, bien avant que le terme et la chose soient inventés. Liposuccion qui s'est évidemment très mal terminée, mais qui lui a laissé suffisamment de temps et de fantaisie pour qu'elle fasse frire des rognons dans sa propre graisse. Voilà qui me sauverait quelques heures du marasme dans lequel je patauge avec application, si je me mettais subitement à croire à mes nouvelles. Il y a dans mon remords d'avoir un peu écrit (très peu mais déjà beaucoup trop) beaucoup de bonnes raisons. Il y en a de mauvaises aussi. Je crois qu'il faut accepter d'écrire ce qui ne ressemble à rien, ce qui n'a pas d'excuses, excuses qu'on trouve soit dans le passé soit dans son oubli, quand on s'applique à refaire ce qui a déjà été fait, soit dans les échos de ce qui nous parvient aujourd'hui, qu'on rejette ou qu'on singe par opportunisme ou par faiblesse. À chaque fois qu'il nous est dit : « Tu ne peux pas écrire cela, pas de cette manière, tu ne peux pas dire cela, ou penser cela », je suis à peu près certain qu'il faut le faire, qu'il n'existe pas de meilleure raison à ce qu'on le fasse. Sans inconscience, il n'y a rien de possible, surtout quand on possède un surmoi obèse et exaspéré. Qui viendra me libérer de moi-même, à part l'inconscience ou l'oubli de ce que j'ai lu et compris ? Il suffit de penser à la poésie contemporaine, qu'on a du mal à oublier, pour voir tout ce qu'il ne faut surtout pas faire ; c'est là sans doute que les choses sont les plus clairement montrées, mais cela ne dit pas ce qu'il faut faire, malheureusement. Ce serait trop simple. Ne pas être à la mode est indispensable, mais être démodé n'est pas une garantie suffisante. Il y a une chose dont j'ai de plus en plus horreur, en tout cas, c'est le « bien écrire ». Neuf fois sur dix, quand on me dit que tel livre est bien écrit, ce livre m'ennuie ou m'exaspère. Et pourtant, on ne peut tout de même pas désirer mal écrire… La frontière est bien mince, et surtout infiniment mobile, entre les textes bien écrits et ceux qu'on n'a pas envie de lire, entre la littérature et ce qui n'en est pas, entre le style et la péroraison fabriquée comme un meuble Ikéa de nouveau-riche.

Tchekhov fait dire ceci au “narrateur”, dans son roman, Un Drame à la chasse : « Si quelque assistant à la cérémonie trouve cette description incomplète et inexacte, qu’il en attribue les lacunes à mon mal de tête et à l’état d’âme dont j’ai parlé ; c’est ce qui m’empêcha d’observer. Si j’avais su que j’aurais à écrire un roman, je n’aurais évidemment pas tenu mon regard fiché à terre comme ce matin-là et aurais dominé mon mal de tête. » Voilà quelque chose dont je saurai me souvenir, moi qui suis nul en description, qui n'ait pas l'œil du tout, contrairement à un Quatremaille qui voit tout. J'aurai souvent mal à la tête, comme nos femmes, et des états d'âme qui m'empêchent de voir ce qui se trouve sous mes yeux. C'est dit. Personne ne peut être tenu de savoir qu'il va bientôt écrire un roman, et j'ai perdu tous mes carnets parisiens des années 80, 90, dans lesquels je notais scrupuleusement tout ce que je voyais, sans aucun souci littéraire. On voit que ma maladresse est facilement expliquée par les circonstances et le fatum. Tchekhov, sous le titre de son roman, écrit : « Histoire vraie », comme les réalisateurs de la série Fargo font précéder chaque épisode de cette déclaration amusante : « Ceci est une histoire vraie. À la demande des survivants, les noms ont été changés. Par respect pour les défunts, tous les faits ont été racontés tels qu'ils se sont produits. » Ce Drame à la chasse est le récit, fait par un ancien juge d'instruction, Ivan Kamychov, (un « beau monsieur extrêmement souple et désinvolte »), récit proposé « par besoin d'argent » au rédacteur d'un journal. Quand ce dernier questionne celui qui lui propose son manuscrit sur le sujet de son œuvre, celui-ci bafouille : « L'amour… Un meurtre… » Il souligne que tout est vrai et qu'il a assisté au drame, et même « y a pris part ». Le journaliste ricane. L'amour et le meurtre, mais c'est trop bien banal, voyons. Et surtout, la vérité n'intéresse personne. Il ne promet pas de lire le manuscrit avant longtemps, mais il s'est tout de même laissé apitoyer par le pauvre juge d'instruction qui regarde le bout de ses chaussures en tournant un crayon entre ses doigts. « À dans trois mois », lui est-il signifié, avec le conseil de « rester en bonne santé ». Là aussi, « les noms ont été changés », par respect pour les survivants ou par crainte des ennuis qui pourraient pleuvoir sur un fonctionnaire qui se mêle d'autre chose que de sa tâche ordinaire. J'en connais un, comme ça, qui sait de quoi il s'agit, et ça se passe de nos jours sur les réseaux sociaux qui évitent aux saloperies humaines d'avoir à écrire des lettres anonymes en découpant des lettres dans le journal ou de se faire envoyer paître au téléphone par un adjudant pressé. Si j'avais su que j'aurai un jour à écrire un roman, j'aurais collectionné les lettres d'insultes et de dénonciations. J'en ai eu quelques unes, pourtant, mais je n'ai pas eu la fibre collectionneuse. Dommage. On ne fait jamais aussi bien que les vrais fumiers, ou les vrais dingues, on n'a pas l'œdème de l'imagination où se concentrent et se figent toutes leurs sales pensées, et c'est un sérieux handicap littéraire. 

C'était donc écrit quelque part. Les perroquets ont parfois de bonnes raisons d'avoir tort. La pesanteur est une force écrasante, dans ce roman, qui ne laisse de répit à personne, malgré ce que l'intrigue pourrait laisser penser. N'oublions pas que Tchekhov était médecin. Tout semble se fomenter au niveau des organes et du métabolisme, c'est là que se trouve le véritable destin de ses personnages, tout les ramène sans cesse à ce que peuvent leurs pauvres corps. Ils ne sont libres qu'à mesure de leur pression sanguine et des échanges cellulaires que dissimulent mal leur anatomie et leur position sociale. Rester en bonne santé ? C'est difficile, pour un Russe, mais sa force vitale est pourtant enviable, vue de ma chambre. « Le mari a tué sa femme. » Cependant, le dénouement du roman, le vrai dénouement, c'est-à-dire ce qui suit le récit du juge d'instruction Kamichov, est saisissant. Je parlais du mépris, il y a quelques jours. Ici, il est central, on en fait presque une indigestion. « Il y a trop à lire sur un visage. »

Le seul cinéma que j'aime est celui des frères Gode-Darbord, mais il est assez difficile de trouver des salles de cinéma qui acceptent de les montrer. Les exploitants-perroquets parlent du mépris de glace et des trente-sept degrés réclamés par les deux frères pendant la projection de leurs films, mais c'est de la calomnie pure et simple. Par respect pour les défunts, tous les faits ont été racontés tels qu'ils se sont produits, mais la bémolisation des faits et des individus commence bien dans les salles obscures, croyez-moi. Plus on dispose de moyens de communication, moins on peut communiquer, je ne vous apprends rien, Anton. Ils vous diront : « Seize de tension ! Mais c'est énorme, vous risquez l'AVC ! » Menteurs. 

Autour de nous, des silhouettes immobiles plongées dans un état étrange. Les deux fistons de Jeannine avaient disposé des poutres métalliques sur les voies du TGV reliant Dijon à Paris, espérant le faire dérailler. Ces spectateurs semblent tendre tous leurs muscles dans un violent effort ou s'abandonner à un état de profond épuisement. Ce qu'ils ignoraient, c'est que chaque matin, avant le passage du premier train, une machine contrôlait les voies. Aucune communication des uns aux autres, on dirait une réunion de dormeurs qu'agitent de mauvais rêves. Ils ont été arrêtés. Ils ne regardent pas, ils boivent du regard. Ils n'écoutent pas, ils absorbent par les oreilles. Je ne me souviens plus de la peine à laquelle ils ont été condamnés. Tous sirotent un breuvage sucré et épais nommé Bémole. J'aurais volontiers fait un film sur eux, mais je tenais à ma femme de ménage. Les vedettes sont excellentes, et de plus en plus efficaces. Je n'ai pas été Nabilo, j'ai-tout-faux.

Puisque nous sommes devenus des sous-Américains et que l'impérialisme américain de la marchandise s'est emparé du monde, il est normal que les nations européennes disparaissent dans l'écrasement totalitaire de la marchandise et que le continent européen devienne un ghetto américain avec sa drogue, ses immigrés, sa délinquance. 

Si le juge d'instruction Kamichov a écrit le récit dont Tchekhov a fait un roman, c'est pour se débarrasser d'un secret lourd à porter, ou pour montrer enfin qui il est vraiment. Qui n'a pas envie d'être admiré pour ce qu'il est ? Qu'on soit un saint ou un assassin, on exige des autres qu'ils le sachent. Je ne vais pas vous donner des leçons de marxisme, rassurez-vous, mais j'aimerais assez retrouver Histoire et conscience de classe dans le foutoir de ma bibliothèque. Ce que j'ignorais, en revanche, c'est que Jean-Yves Tadié considérait que Georg Lukács avait complètement dominé la sociologie de la littérature au XXe siècle. 

La philosophie, c'est l'homme qui se cherche parce que les communautés primordiales ont été détruites par le devenir de la valeur d'échange. Le summum de la philosophie, c'est l'auto-abolition de la philosophie. Approuver ou réfuter une idéologie, c'est vraiment le degré zéro de la vie intellectuelle et sensible, pour moi, mais je reconnais que c'est une étape indispensable dans une vie d'homme. Si l'on n'est pas passé par ce moment, le détachement qu'on peut éprouver quant aux mouvements socio-politiques de l'époque est suspect. Pascal Diez, Jaco Baimole et Juliette Békar vivent en trouple. Ils travaillent dans l'événementiel et ont une chaîne Youtube avec 200 000 abonnés nommée Clef d'Ut. Racontez leur vie sexuelle et illustrez votre nouvelle avec des extraits des Variations opus 27, d'Anton Webern. Envoyez le tout à Frédéric Beigbeder. Passez au blender le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté, l'érotisme, tout ça en 10 000 signes maximum. Ne laissez personne sur le bord du chemin et évitez tout dérapage. Faites un sort tout particulier à l'insatisfaction. L'amour, un meurtre… Etc.