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vendredi 1 mars 2024

Ah Um

 

Charles Mingus (22 avril 1922 – 5 janvier 1979)

Quelque chose qui remue. Un grouillement. Il est fâché, il est toujours fâché. La peau couleur de chiasse. Il aime Strauss et Ravel. Il est fâché d'être fâché. Pithecanthropus Erectus remue. Il est droit sur ses pattes, haut, ferme, mais à l'intérieur, ça remue et ça grouille. Willie Jones à la batterie, Mal Waldron au piano, Jackie McLean au saxophone alto, J. R. Monterose au saxophone ténor, Jimmy Knepper au trombone, en 1956. Les cordes claquent, il a de grosses mains puissantes, Charlie Mingus. Taureau ascendant Taureau. Ce soir-là, en 1972, au bord de la scène, il avait pris Sarah dans ses bras : elle y avait disparu, la petite, tellement il me semblait colossal. Il faisait nuit, on n'en menait pas large, même s'il était souriant, enthousiaste, pressé de jouer, et plaisantant. Je ne sais plus qui étaient les musiciens qui l'accompagnaient ce soir-là, à Chateauvallon. Ah si, il y avait Charles McPherson à l'alto, Roy Brooks à la batterie et John Foster au piano. Il avaient joué Fable Of Faubus à un tempo d'enfer. La nuit était chaude, c'était un 22 août. C'est un taureau, Mingus, il fonce droit devant, il a une force incroyable. Ça fait boum boum boum boum, de haut en bas. Mi La Ré Sol. Il était accordé à l'envers, comme un violon. Il lui fallait un instrument à sa mesure. Ça remue dans ses doigts, ça remue dans son ventre, ça remue dans sa musique, toujours fâchée. C'est le grave qui l'attire. Trombone, violoncelle, puis contrebasse. Il n'y a rien au-dessous de Mingus. C'est dans les glissandos qu'on le reconnaît immédiatement, ces glissandos cuivrés qu'il tire comme de grands élastiques astrologiques. Il peut avoir la clarté de Ségovia, ce costaud avec sa grosse basse bien baisable : tout est bon, dans ce gros violon vertical. Dans son sommeil, il prend parfois sa femme dans ses bras comme on prend sa basse : solo. Dannie Richmond le provoque, il aime ça, être provoqué, Mingus. Il joue à ça avec Dieu. Il meurt à 56 ans, le jour où 56 baleines blanches s'échouent sur les côtes de Cuernavaca. Il est insolent, mais il demande à sa veuve de jeter ses cendres dans les eaux du Gange. Quelque chose qui remue, par-delà la mort, quelque chose qui parle. Lors d'un trajet en voiture de 4000 kilomètres avec Miles Davis et Max Roach, le trompettiste avait dû menacer le contrebassiste de lui casser une bouteille sur la tête s'il n'arrêtait pas de parler. Quand il ne parle pas, il écrit, et quand il n'écrit pas, il joue, ou il mange, ou il baise. Il attaque avant qu'on l'attaque. Moins qu'un chien. Le livre a été censuré par son éditeur, épouvanté par ce qu'écrivait Mingus. « Je me demande si je ne pourrais pas hypnotiser toutes les putains du monde et les lancer nues dans la rue pour qu'elles violent tous les hommes. Ce monde est malade, sauvez-le, oh, inestimables putains ! » Le moins-qu'un-chien est celui qui part perdant, la rage, l'amour, la faim, la beauté, le désir, la cruauté, la solitude, la jalousie, l'humour, tout est là, ça remue dans ce perdant flamboyant qui secoue sa basse. Boogie Stop Shuffle. C'est un ogre, Charlie Mingus, mais c'est un ogre ultra-sensible. Son thérapeute ne le croit pas quand il affirme avoir baisé 23 filles en une seule nuit. Les psys ont impuissants et n'ont aucune oreille. Le taureau Mingus était HP, pas “haut-potentiel”, non, mais Hôpital Psychiatrique. Il sait comment ça se passe, là-bas, et il a écouté Charlie Parker ou Max Roach en parler. Il a vu Bud Powell en sortir, de Bellevue… Son plus beau thème ? Goodbye Pork Pie Hat (1959), en hommage à Lester Young. « Le blues, c'est un homme marchant éternellement dans une nuit glaciale, ça et là, Sutton Place, ou Bowery, vivant. Les vieux bruits froids de la réalité. Ô, blues de la malédiction. Vissé au trottoir gelé qui fond dans le défi d'une étreinte avec la pierre et le dur ciment dont la douceur imaginée n'est due qu'aux érections de solitude longuement attendues, la poussière ou le trottoir que je contemple dans ma quête ivre et fiévreuse d'un vrai ventre de femme qui me désire autant que je la désire, pour ne jamais me haïr parce que nous avons trouvé un refuge de satisfaction, comme deux pierres ivres se réchauffent l'une contre l'autre hors des caniveaux où coulent nos idées d'accouplement des contraires. » 

(D'après Laurent de Wilde)

mercredi 1 janvier 2014

Le Pont de l'Alma


Freud est né en 1856, l'année de la mort de Schumann. La même année, le gouvernement français persuade Robert-Houdin, le magicien, de l'aider à mettre un terme aux révoltes tribales dirigées contre le gouvernement colonial français en Algérie. Le 31 octobre, une trentaine de chefs tribaux offrent au magicien français un manuscrit enluminé louant son art et promettant à la France leur indéfectible allégeance. 

Je retourne me coucher.

mardi 10 janvier 2012

56, naissance du rythme


En 1956, György Cziffra fuit la Hongrie communiste et s'installe en France, où il sera bientôt naturalisé.

En 56, Burg, notre chien, meurt. Il fait très froid. Nous habitons encore au-dessus de la pharmacie, dans un appartement peu confortable.

En 56, tout est possible, même d'arriver un jour à cet âge, mais on ne le sait pas. À ce moment-là, il est en tout cas possible de naître tout seul. Enfin, seul avec sa mère. On ne s'en est pas privé.

Les premiers noms propres entendus à la maison : Czyffra, Chopin, Liszt, Beethoven, Mozart, Richter, Oïstrakh. Et Nat.

Un peu plus tard, on apprend à compter, on voit qu'il existe plusieurs manières d'arriver à onze : 5 + 6, 4 + 7, 3 + 8, 2 + 9 et 1 + 10. C'est ce que raconte l'escalier de la nouvelle maison. Et c'est à peu près à ce moment-là qu'on entend pour la première fois l'opus 101 de Beethoven, avec son drôle de commencement, un 10 janvier. Manière de creuser dans la Trinité, d'y ménager une place pour le manque. Et lorsque cette place vide disparaît, ce sont les tours (1_1) qui s'effondrent. Le roseau plie, le chêne rompt. On parle beaucoup des nombres premiers, à la maison. Et tout à coup je découvre que dans Chopin, il y a des "groupes de onze". L'édifice se lézarde.

Aujourd'hui, quand j'écoute Liszt, le début de Nuages gris, par exemple, je me rends compte qu'on entend la sonate opus 1 d'Alban Berg, autant qu'on entend Wagner dans la sonate en si mineur. Les quartes ont remplacé les tierces dans le système harmonique. Pendant quelque temps, on pense que c'est possible, que ça va tenir, on pense à la magnifique première symphonie opus 9 de Schoenberg, et à cette sorte d'optimisme, de vitesse grisante, qui s'y font entendre. Qui pourrait renoncer à un plaisir pareil ? Qui pourrait renoncer à vivre parce qu'il faut mourir un jour ? Le XXe siècle a peut-être été le siècle qui ne voulait renoncer à rien. Heureux ceux qui n'auront pas connu la suite…