dimanche 18 mai 2025

Vite !




On assure que celui qui boit ira en enfer. — Comment croire à cette parole mensongère ? — Si celui qui aime le vin et celui qui aime l’amour vont en enfer, — demain tu trouveras le paradis plat comme la main.  Omar Khayyam

Le 12 mars 1955, très fatigué, Charlie Parker s'installe dans un fauteuil, chez son amie Nica, la baronne Pannonica de Koenigswarter, au Stanhope Hotel, de New York (« Nous l'avons calé dans une chaise longue, avec des oreillers et des couvertures »). Il regarde Tommy Dorsey à la télévision, un show qu'il adore. Lorsqu'un jongleur fait tomber une brique qu'il a lancée en l'air (« Ma fille demandait comment ils faisaient, Bird et moi prenions des airs très mystérieux »), il éclate d'un énorme rire, qui se transforme rapidement en quinte de toux. Le musicien étouffe, se lève pour tenter de trouver de l'air. Rien n'y fait. Il retombe assis. Sa tête pique vers l'avant. Nica se précipite pour prendre son pouls. Il bat encore, très faiblement, puis s'arrête définitivement. Au même moment, un coup de tonnerre éclate sur la cinquième avenue. Dans son rapport, le médecin légiste écrira : Homme noir, environ 55 ans. Charlie Parker, dit Bird, vient de mourir. Il en avait 34. 

Il s'agit de regrouper des exceptions. Ah, cette passion furieuse d'avoir raison, dans le domaine de la politique ou de la morale… Comme elle est ridicule, comme elle est terrifiante ; à la fois ridicule et terrifiante, grandiose et minuscule, infantile et gâteuse, mais si difficile à éviter, à contourner, et qui revient par la fenêtre quand on la met à la porte. Finalement, je crois qu'il n'y a qu'en art qu'on peut avoir raison absolument. Sans crainte et sans remords. 

Je retrouve par hasard dans mon foutoir les Improvisations sur Mallarmé, de Boulez, la partition blanche de petit format, UE 12857. J'ai toujours aimé les éditions Universal. J'ai accumulé un nombre impressionnant de partitions de poche, achetées quand j'étais jeune et que j'avais de bons yeux. Aujourd'hui, je les contemple avec tristesse, car je ne peux plus m'en servir. Tout ça s'enfonce dans une brume mélancolique. 

On a des images de Bird, c'est ça le plus incroyable. Larue, Copacabana, Onyx Club, Leon & Eddie, Mardi Gras, Singapore, jusque là il s'agissait de faire danser les Américains, c'était les années Swing. Le bebop, c'est autre chose. Ça va vite, très vite, up up up, les harmonies s'enchaînent à toute vitesse, on est toujours à la limite du décrochage, de l'impossible. C'est une catastrophe toujours repoussée. « Les voisins avaient presque forcé ma mère à déménager, parce que je les rendais fous en travaillant mon saxophone onze à quinze heures par jour. » Il a seize ans, en 1936, quand au Reno, à Kansas City, il se fait humilier par Jo Jones, qui lance une cymbale à ses pieds, alors qu'il s'empêtre dans la mesure durant une jam session avec des musiciens de l'orchestre de Count Basie. La musique « devrait être très propre, très précise… aussi propre que possible. » C'est un acharné. Trois ans plus tard, il se rend à New York où il travaille dans un petit club comme plongeur pour pouvoir écouter son idole Art Tatum qui y joue tous les soirs. Jusque là, le sax alto, c'était Benny Carter et Johnny Hodges, du moelleux, du joli son, rond, souple et suave, habillé avec soin. Parker, c'est tout autre chose, c'est tranchant, puissant, sans fioritures ; très précis et très pressé, acéré comme une lame. Et puis, son idée, c'est les accords plutôt que la mélodie. Louis Armstrong dira du bebop : « Ce sont des accords bizarres qui ne veulent rien dire. On ne retient pas les mélodies et on ne peut pas danser dessus. » KoKo, c'est 300 à la noire. 22 juin 1945, au Town Hall de New York. 128 mesures de fulgurance sans réplique.

« Un autre intérêt de la poétique est de révéler des lignées, des ensembles qui, sans elle, passeraient inaperçues, parce que leurs éléments resteraient dispersés sous diverses étiquettes, qui leur conviennent mal : il s'agit de regrouper des exceptions, qui ne sont telles que pour n'avoir pas été convenablement décrites, c'est-à-dire rassemblées. »

Parker écoutait Stravinsky, Varèse et Bartok, mais il a été influencé par Buster Smith, Don Byas et Lester Young. C'était avant tout un bluesman, on l'oublie trop. Miles disait à René Urtreger, en parlant de Charlie Parker : « Fais pas attention à ce qu'il joue, sinon t'es foutu. Fais ton truc. Je sais jamais où j'en suis quand je joue avec lui. » Bird commençait un solo n'importe où, n'importe quand, comme s'il continuait une conversation qu'il avait dû interrompre plus tôt. Il enchaînait les citations si vite qu'elles passaient inaperçues. Il fallait un Dizzy (le Dingue) Gillespie pour arriver à suivre. Vite ! De Kooning, Jackson Pollock, Jean-Michel Basquiat, Jacob Lawrence, tout allait très vite, dans les formes, dans les sons, dans les textes. « Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas m'associer à tout cela. Ce n'est pas du jazz. Ce sont des malades. » Qui a dit cela, selon vous ? Je ne vous le dirai pas, vous ne me croiriez pas. 

« Jakobson a, dans une éblouissante synthèse, son article “Linguistique et poétique”, où il résume des travaux des formalistes russes et du cercle de Prague, montré que ce qui unit, ou sépare, le langage parlé, le langage écrit, le langage littéraire n'est pas l'écart par rapport à une norme, mais le dosage de fonctions partout également présentes, à des degrés, avec une intensité variables. »

Parker, est-ce de la prose, ou de la poésie ? Toujours du récit, en tout cas, de la parole en fusées précises comme des flèches. Bud Powell, Max Roach, Charlie Mingus, Dizzy Gillespie, Miles Davis, tout est sorti de là, de ce chaudron hurlant. « J'essayais de croire que mon pouls était le sien. » La baronne reste là, avec sa fille, devant le corps de Bird affalé dans le fauteuil. Il est bien mort, c'est vrai, ce garçon joyeux et malicieux au beau visage rond. Il a vécu dix années comme un sprint à travers les embûches, les cymbales et les accords, le sexe, l'alcool et la drogue. Les femmes, aussi, qui sont autant d'harmonies compliquées et changeantes. C'est une tragédie, cette vie ? Non, pas du tout, c'est une vie brûlée à 300 la noire, un éclair entre rires et onomatopées : bebop. Une folle exigence déguisée en nonchalance, une géométrie sonore étincelante. Il faudrait tenter de relier les événements entre eux, et les dates, et les compositions, leur donner une cohérence et une direction, mais ce serait une tromperie, si l'on a un peu d'oreille et d'amour pour cette musique. Il était dans la joie que connaissent ceux qui trempent dans une vie qui ne peut pas s'arrêter, c'est indescriptible et fugace, fragile et puissant, mobile et immobile. On entend le bruit du métro, les conversations à la terrasse des bistrots, les couples qui baisent la fenêtre ouverte l'été, des coups de sifflets, les moteurs des autos, la télévision, toute la rumeur de la ville montée en neige dans les cerveaux qui se croisent sur les trottoirs, les regards aigus ou vagues, les mentons dressés ou fuyants, les rythmes des talons sur le bitume, les sirènes, et les chapeaux et les sacs à mains. Ionisation… 

Les femmes aiment l'édition, la publication. Ce que vous écrivez ou composez est secondaire. En cela, elles ressemblent aux familles, qui ne s'intéressent à ce que vous pouvez produire dans le domaine artistique que dans la mesure où votre nom a acquis une certaine notoriété. Leur parler précisément de ce que vous faites est vain. Elles font mine de s'y intéresser, mais attendent le point-virgule de trop pour sauter enfin à l'essentiel, à la vie, quoi, la vie vie très vivante, celle qui prend les journées à bras-le-corps et vous amène très vite aux actualités télévisées du soir, aux grands sujets sur lesquels il faut avoir une position, une opinion, une ligne de conduite claire. Écouter de la musique, c'est, comment dire, une incongruité, presque une indécence, alors qu'il y a dans le monde des massacres et de la souffrance, des coiffeurs, des anniversaires et des rendez-vous. L'improvisation, qu'est-ce que c'est que ça ? À quoi ça sert ? Les accords de neuvième, pourquoi faire ? C'est pas trémoussable, trémoussant, c't'affaire… Toute une part de l'existence est en train de disparaître, je vous le dis, et personne ne prend peur. La part de l'exception, de l'inutile, du récit poétique. On sent à peine son pouls. On parle de musique, on parle de littérature, mais on ne sait pas de quoi on parle. Il y a une distance infranchissable qui s'est installée là, entre les mots et les choses. 3 présents de l'indicatif, 55 imparfaits, 2 passés simples, 1 conditionnel présent, 8 plus-que-parfaits. Des cigares et du cirage, mais plus aucune première communiante. Des sens interdits en veux-tu en voilà, et ne parlons même pas des ronds-points. Ville barrée. La bleusaille est au pouvoir. Elle nous dicte ses conditions et ses lois trois fois par jour. On fait comme si on l'écoutait… On écoute Ornithology. L'Oiseau est tout de suite là, semble se cogner dans des masses d'air invisibles qui donnent accès à un réseau joyeux et gracieux de couloirs aériens. On vole. On rêve. Mais Donna Lee nous reprend à la volée. Quel roman ! Le paradoxe de cette musique est qu'on peut monter facilement à son bord alors qu'on ne possède pas le tiers du quart de la virtuosité qu'il faudrait pour seulement la chanter. Meandering… Enfin une ballade, on s'allonge un peu, on reprend son souffle, on boit un verre, on regarde les nuages. On imagine Charlie Parker ici, dans le salon, affalé dans un fauteuil, on l'écouterait des heures, seulement parler, sa voix grave, lente, chauffée par son sourire espiègle. Now's The Time. Parle-moi des femmes, Charlie, raconte ce que tu leur disais, avant d'aller au lit. Je veux savoir. Être là, moi aussi. Il y a du sens caché dans la poésie et dans les gestes des amants. Ta musique, c'est ça. Des odeurs, aussi, non ? Birds Of Paradise… Ça semble si évident. Tes phrases sonnent plus juste que celles qu'on lit dans les Évangiles. Quelle fluidité, quelle élégance, et quelle simplicité, finalement, une fois qu'on a compris. Les broderies dont tu accompagnes discrètement Dizzy après le solo de piano, c'est du pur génie, c'est la vitesse déposée en ombres chinoises par-dessus le trait au fusain, sans appuyer, mais c'est ce qui rend la prise immortelle, lui donne une perspective vertigineuse. Et ce duo avec Coleman Hawkins, enregistré à l'automne 1950 aux studios Gjon Mili de New York… Le toujours délicat Hank Jones est au piano, Ray Brown à la basse, Buddy Rich à la batterie. Hawkins est debout, tu es assis, tu fumes une cigarette pendant que le ténor improvise, souverain, avec ce son si plein, si profond, qu'on s'inquiète un peu de ce que tu vas faire une fois dans la ronde, d'ailleurs tu lui coupes la parole avec deux notes dont on se demande encore ce qu'elles font là, Mib, Lab, et tout de suite, tu enchaînes avec un chorus qui après un début très sage s'emballe et nous fait complètement oublier ce qu'on vient d'entendre (de très beau !) sous les doigts du sentimental Coleman Hawkins. C'est le vieux monde et le monde nouveau qui se rencontrent à la pointe de la flamme. Hawkins se marre… Le sale gamin m'a marché sur les orteils. Mais ne se démonte pas du tout, il en a vu d'autres. Chacun dans votre style, vous êtes des maîtres incontestés, vous le savez, vous n'en faites pas tout un plat. J'ai vu ce petit film cent fois, et il m'émerveille toujours autant, même en sachant qu'il s'agit d'une reconstitution à partir d'images et de sons enregistrés à des moments différents. Ton surnom (Yardbird : bleusaille) était une moquerie, à l'époque où tu jouais dans l'orchestre de Jay McShann, mais Bird te va si bien, quand tu prends de la hauteur (mélodique) avec cette facilité aérienne qui nous fait oublier les harmonies complexes sur lesquelles tu sembles planer tout là-haut, aigle qui peut fondre à tout moment sur sa proie. L'écart par rapport à une norme, tu t'en moques comme de ta première clope. La norme, la nouvelle, c'est toi qui la définis. Tu es l'exception qui devient la règle. Vite !

Du vin qui donne la vie à la vie même, — remplis la coupe, bien que ma tête déjà soit lourde. — Mets-la dans ma main… le monde est un conte, — et hâte-toi, car mes jours passent comme le vent. (O.K.)

En 1946, Bird est interné durant sept mois à l'hôpital de Camarillo, en Californie. La drogue, les multiples dépendances, la dépression, peut-être autre chose, on ne sait pas exactement ce qui le conduit là, mais ses amis sont très inquiets pour lui, et ce séjour, étrangement, le requinque. Il fait du jardinage, il lit, il se repose, ses amis musiciens viennent lui rendre visite, et, à sa sortie, il semble remis sur pied et s'envole pour la première fois vers l'Europe pour une série de concerts. En 49 il est à Paris. Ce sont les Français, surtout, qui ont d'abord reconnu l'importance de Charlie Parker, même si la bataille entre les Anciens et les Modernes fut violente. Comme l'écrivait alors Boris Vian, les Figues moisies (Hugues Panassié en tête : « C'est une musique cubiste, ce n'est plus du jazz, c'est une musique d'intellectuels » et même : « C'est une musique de pédés ») s'opposaient aux Raisins verts (Charles Delaunay, André Hodeir et Vian). Ses concerts à la salle Pleyel sont des triomphes. Le Paris de Saint-Germain-des-Près fête le génie du jazz, Gréco, Miles Davis sont là, Sartre aussi, à qui Parker demandera innocemment de quel instrument il joue. Il était très heureux en Europe : même Jean Cocteau l'admirait et se comparait à lui, en parlant de la jouissance de l'improvisation. Autre époque, qu'on aimerait avoir connue…

L’univers n’est qu’un clin d’œil de notre vie torturée, — l’Oxus n’est qu’une goutte de nos larmes, — l’enfer qu’une flamme parmi celles qui nous brûlent, — le paradis qu’un instant du jour que nous donnons à la joie.  (O.K.)

Le 15 mai 1953, à Toronto, est enregistré ce qui s'intitulera Jazz at Massey Hall, seul et unique concert dans lequel jouent ensemble cinq des plus importants musiciens de l'époque, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell, Max Roach et Charlie Mingus. Ce soir-là se tient un grand combat de boxe poids-lourds entre Rocky Marciano et Jersey Jo Walcott et il y a donc peu de monde dans la salle de concert. Pourtant la tension entre les musiciens est à son comble et le disque est stupéfiant, même si Bud Powell est complètement défoncé, que Parker et Gillespie, entre leurs solos respectifs, filent en coulisse pour regarder le match de boxe, et que la contrebasse de Mingus a été réenregistrée après coup. 

Rassembler des exceptions, voilà ce qu'ont fait les musiciens du bebop. Ils les ont posées les unes à côté des autres, et, ô miracle, ça composait un ensemble très riche et très harmonieux, même si cela demandait un temps d'adaptation, une science de l'écoute nouvelle, une précision, comme aurait dit Bird, dont on n'avait pas l'habitude. Le jazz allait enfin pouvoir devenir autre chose qu'une musique de divertissement. Aujourd'hui, parmi tous les saxophonistes de haut vol, pas un seul ne peut faire semblant d'ignorer la révolution de Charlie Parker. Il y a Coltrane, et il y a Parker. Ces deux-là se tiennent aux deux extrémités du spectre, et leurs ondes sonores n'en finissent pas de faire trembler tout ce qui veut souffler dans un saxophone. Leurs deux morales se rejoignent, ne se repoussant qu'en apparence. À eux deux, ils embrassent tout l'espace, et presque toute cette matière sonore si savoureuse qui m'a fait aimer le jazz. Jean-Jacques Rousseau commence ses Confessions par cette phrase extraordinaire qu'on a envie de dédicacer à Emil Cioran : « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » La naissance de Charlie Parker a coûté la vie à un certain jazz, et cette mort-là fut la première de nos grandes jubilations dans l'adolescence, bonheur à la fois sensible et intellectuel avec lequel on a parfois essayé de prendre ses distances, mais qui toujours est revenu, plus puissant encore d'avoir été injustement répudié. La musique est moins bête que la vie. 

Kerouac disait que Charlie Parker ressemblait au Bouddha. Un Bouddha rieur, espiègle et enfantin dont la joie profonde était inscrite dans les volutes de ses mélodies subtiles et surnaturelles. Je me souviens de ce jeune garçon népalais, à Katmandou, qui me suivait partout parce que je l'invitais midi et soir au restaurant. Il avait un gros ventre et mangeait à une vitesse folle, mais il était beau, et surtout très-joyeux. Je savais bien qu'il me suivait surtout pour manger comme un prince, mais la jubilation qui émanait de lui était contagieuse et me rendait heureux. La musique de Bird est jubilatoire, malgré sa complexité, et nous rend heureux presque malgré nous. Le 12 mars 1955, une dentelle s'abolit et le tonnerre gronda.

Lève-toi et n’aie cure de ce monde éphémère, — sois gai et passe l’heure dans la joie. — Si la nature qui est femme était fidèle, — ton tour ne serait pas venu d’être aimé. (O.K.)

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