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vendredi 1 août 2025

Monsieur le fagot d'épines

 


Mouoré de te pas veïré. La liberté ou la mort. Le cœur me bat, mais sans répondre, je respire régulièrement comme une femme couchée dans les rêves.

« C’est à moi, cette bouche ! à moi seule ! Y en a-t-il une plus belle au monde ? Ah ! mon bonheur, mon bonheur ! C’est à moi ces bras nus, cette nuque et ces cheveux... »

Je connais des moments de liberté. Je dis liberté, ce n'est pas un mot qui décrit bien la chose, mais pour l'instant, je n'en vois pas d'autres. Ils sont très rares, ces moments. Ils surviennent inopinément et sont toujours liés au travail, à l'accomplissement, à la découverte soudaine et sans raison de la possibilité de faire telle ou telle chose, quand je pensais ne jamais pouvoir, de jamais savoir. Un jour, à une heure bien précise, une minute, souvent, je sais que je peux écrire, composer, peindre ou dessiner de telle manière, d'une manière que je n'aurais jamais crue possible avant cela. Une fenêtre s'entrouvre dans la muraille, une porte s'entrebâille. C'est un sentiment merveilleux, d'autant plus merveilleux qu'on est certain de ne pas le mériter, de ne pas avoir conquis cette liberté qui nous vient gracieusement et comme par hasard.

Bien qu’elle ait une peau très brune, et que son cul Soit énorme, et que sa lourde mamelle tombe, Elle épate en blason déchiré sur l’écu Un grand con d’or triangulaire qui surplombe.

Beaucoup rêvé, cette nuit. Rêves en cascades, en rafales. Les pieds de Marie-Hélène ! L'assassinat d'Emmanuel qui avait violé et poignardé Isabelle. Et cette rencontre inopinée avec Paco dans le restaurant. Il se fout de moi, comme d'habitude. Il n'a plus ses trois Ferrari ? Je cherche les toilettes. Je descends très profond, c'est facile, je vole de palier en palier, mais au fond du fond les toilettes n'y sont pas, et quand je veux remonter, il faut le faire à la force des bras, en croisant les descendants sur les barreaux d'une échelle multicolore. C'est épuisant. Moment de douceur érotique avec Marie-Hélène. Quelle surprenance ! Les pieds de France, ceux d'Isabelle. Ceux de Christine… elle avait une mycose au gros orteil, la pauvre. Est-ce pour cela que nous allâmes à Myconos ? Comme il est doux de masser les pieds d'une femme. 

Il lui envoie des dessins de sexes qui éjaculent. On entend des chants africains. Tu trouveras chez elle un bon lit, des figues fraîches, du lait, du vin, et, s’il fait froid, il y aura du feu.

J'ai écrit à l'éditeur. Sade. La Yougoslavie. Mme X croisée au Carrefour Contact, elle en sort alors que j'y entre, elle porte une robe à fleurs, elle tient une jeune demoiselle par la main (fille ou petite-fille ?). Elle me sourit à sa manière. 

Il s’enfonce, mon doigt pénétrant, il te perce. Ton vagin vorace et vallonné qui s’exerce, Intarissablement liquide autour de lui, Tête et gargouille, bouche encore puérile, Et trompe avec mon doigt consolateur l’ennui De la trêve imposée à la vigueur virile. 

Si je suis fatigué, c'est entièrement de ma faute. « (…) et je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras meilleur physicien. » Marie-Dorothée de Rousset. Monsieur le fagot d'épines. Les heures sont lentes. Un aigle passe dans le ciel. Nous reposons, les yeux fermés.

Tes cheveux si noirs si longs si doux, liquides et flammes, tes innombrables yeux, tes seins débordants d'ébène et de lait, ton ventre fragile comme la plus fragile des soies, un peu gonflé de frissons précieux, tes cuisses de terre battue ensanglantée, tes rotules menues, jolis citrons noirs, tes mollets gorgés de vie, tendus et élastiques, mais cette peau, cette peau si fine, souple et dorée, d'une densité de mercure, ni lâche ni tendue, cette peau tambour qui partout te divinise et poétise, jusque sur le pied, dans le cou et au creux des bras, qui fait de tes fesses la maladie dans laquelle toute la volupté du monde s'est concentrée, parce que ta peau n'est pas seulement une enveloppe de chair, qu'elle est la chair et son avers, le plein et le vide, l'écorce et le nu enseveli en lui-même, église de la sensation multipliée par ce qu'elle cache aux yeux des profanes, fourreau coquille bourse toile feuille écran qui révèle et sublime l'orchestre ivre de tes muqueuses qui jouent sous la direction de ton con profond comme un iceberg. Te faire l'amour, c'était comme cuire au four dans la glace des pôles. 

Arpèges et filaments… Il faudrait n'écrire que dans ces moments-là, bien sûr. Éradication du désir mon cul !

mercredi 9 juillet 2025

Égaliser ou harmoniser (variations sur l'égalité)



Il y a un mois environ, j'ai décidé de rouvrir les commentaires sur ce blog. Curieusement (ou non), personne jusque là ne s'y risquait. Le premier à ouvrir le bal, sous un texte publié récemment ("Les rêves Dupont") fut cette andouille de "Fredi Maque", un blogueur laborieusement insignifiant (c'est un exploit, je sais) qui naguère barbotait piteusement dans les eaux de Didier Goux. Voici de quelle manière l'Auguste vint se signaler à notre admiration.

Évidemment, ça n'incite guère à renouveler l'expérience. Mais dans le fond, c'est surtout une confirmation éclatante et assez comique de mon intuition de toujours : les "commentaires", sur un blog (qui en sont très rarement, il faut bien le dire) sont essentiellement un dépotoir où ceux qui passent par là s'autorisent à venir déposer leurs crachats dans l'urne réservée à cet usage. Il est très rare qu'elle serve à autre chose, qu'ils disent autre chose. Moins les bavardpassants ont quelque chose à dire, plus ils tiennent à l'exprimer haut et fort, c'est une loi qui ne souffre pas d'exception. L'égalité de principe qui prévaut partout de nos jours les assure de ce droit qu'ils jugent imprescriptible. Moins ils savent lire, plus ils voudront donner des leçons d'écriture, de morale, de bienséance, de musique, que sais-je encore. — d'humour, ah oui, d'humour ! Les vrais lecteurs, eux, se taisent. Ils savent combien il est difficile de trouver le ton juste, les mots à la fois singuliers et pertinents qui pourraient sinon apporter quelque chose au texte écrit par autrui, du moins lui répondre autrement que par une paraphrase, un hors-sujet navrant ou une pitrerie consternante, l'enfermer dans une univocité épaisse, le réduire, dans tous les cas. Les commentaires, comme dans la cuisine, ça consiste d'abord à faire réduire l'aliment de départ. Je l'ai souvent constaté : la plupart du temps ils dégradent ce qu'ils commentent, par un étrange phénomène de contamination à rebours. Tout se passe comme si l'on voulait que du texte originel il ne reste pratiquement rien, ou seulement une version triviale ou médiocre qui n'aurait jamais dû passer la rampe. Certaines questions intéressantes deviennent bêtes dès qu'on les associe avec certaines réponses, même justes, même argumentées. Et inversement, certaines évidences ne sont vraies que parce que la question de leur justesse n'est pas posée correctement. Nous en faisons tous l'expérience sur les réseaux sociaux où quelques écrivains courageux (ou inconscients) nous font l'honneur de nous montrer en quelque sorte leurs brouillons, ou d'improviser en temps réel, ce qui est toujours extrêmement périlleux. Combien de fois avons-nous réagi à leurs publications pour regretter immédiatement les quelques mots imprudemment déposés, tant il est difficile de dialoguer avec un écrivain. Les phrases des uns et des autres ne se tiennent pas dans la même temporalité, elles n'ont pas la même dynamique, ni les mêmes résonances ; celles de l'écrivain s'adossent par définition à un corpus, connu ou fantasmé, accompli ou en cours d'élaboration, qu'elles tirent à leur suite comme une ombre gigantesque sans laquelle elles sont exsangues et sans saveur. C'est le grand Gómez Dávila qui en parle le mieux et de la manière la plus condensée, quand il écrit qu'il faut à la littérature des lecteurs qui savent écrire. (On peut discuter à perte de vue de la qualité d'une lecture, mais il est bien plus simple de juger d'un écrit, au moins sur le plan de la composition et du respect (non, pas du respect, mais de la connaissance) de la langue, qui sont tout de même des préalables importants à notre désir éventuel d'en prendre connaissance.) 

« Écrire rappelle les détournements de mineurs ; il n’y a pas une idée qui soit à maturité au moment qu’on la fixe. » Ceux qui commentent les phrases d'un écrivain veulent penser qu'ils commentent des phrases qui sont arrivées à maturité, des phrases qui délivrent une vérité absolue, intemporelle, qui ne se retourne jamais sur elle-même, qui reste vraie hors du texte dans lequel ces propositions sont prises, des phrases qu'on pourrait donc retirer du texte qui les a vues naître et qui conserveraient leur vérité, leur réalité, des phrases qui seraient seulement les parties d'un énoncé dogmatique en cours. La maturité (au sens employé par Aragon plus haut) d'un texte est une question vertigineuse. Croit-on qu'elle est indiscutable qu'on s'aperçoit, reprenant le même texte des années plus tard, que son index n'était pas là où on le croyait, ou qu'il s'est déplacé silencieusement en l'absence de notre regard. Nous avons changé, entre temps, nous avons lu d'autres textes du même auteur, ou d'autres auteurs, qui nous contraignent à lire les mêmes phrases différemment, quand nous les pensions fixées définitivement là où nous les avions laissées. Les idées ont un vie, des vies, parallèles à la nôtre. Elles se régénèrent ou dégénèrent, se simplifient ou se complexifient selon des modes toujours surprenants car pris dans les résonances qui croisent entre la réalité et l'écrit, la pensée et l'acte de fixer ses pensées, de les arrêter à un moment qui en général s'impose à nous plus que nous ne le choisissons. 

Tout cela évidemment nous éloigne un peu du « On s'en fout, de tes pollutions nocturnes, imbécile ! », mais pas tant que ça, finalement. De quoi l'écrivain a-t-il « le droit » de parler ? À partir de quel moment sa liberté peut-elle entrer en concurrence avec celle du lecteur ? On me dira évidemment que nul n'a forcé Fredi Maque à venir perdre son temps à lire ce qui s'écrit ici, mais ce n'est peut-être pas un argument suffisant pour condamner son mouvement d'humeur. « Il a bien le droit de… », après tout. Qu'est-ce qui est interdit, sur Internet, ou plutôt, chez moi, ici, sur ce blog ? Je pourrais évidemment répondre : de venir me faire chier, mais c'est un peu court. De venir exposer sa bêtise serait déjà plus juste. Il existe tant d'endroits, pour cela, qu'il me paraît un peu étrange de choisir mon blog pour s'appliquer à ce genre de démonstration. Il a le droit ? Le droit de quoi ? J'écrirais volontiers de fermer sa gueule, si j'étais « rude », comme disent les Anglais. Il a le droit d'être lui-même, oui, on en revient toujours là, finalement, l'être soi-même qui dit tellement plus que ce que ses thuriféraires imaginent, qui parle une langue que celui-ci n'entend pas mais que nous comprenons très bien. 

Ce qui est interdit sur Internet ? J'aurais tendance à répondre : la finesse, l'esprit, et tout ce qui rend possible ces deux qualités, dont, en tout premier lieu, l'Attention et le Regard. Ce que l'on observe sur les réseaux sociaux nous conforte jour après jour dans la conviction que les internautes, les posteurs (ah, que ce terme de “post”, ni anglais ni français, m'agace !) sont des imposteurs en cela que leur religion leur interdit essentiellement trois choses : Lire, Voir et Écouter, trois activités qui rendent possible la conversation. Le NPL, le NPV et le NPE sont les trois piliers énervés (au sens propre) de la société numérique qui rendent 98% des commentaires (il faut vraiment trouver un autre mot que celui-là, qui ne convient pas) si pénibles, si prévisibles, si inutiles et surtout si fatigants, puisqu'ils se déversent sans discontinuer sur l'écran. 

Ce qui est fortement recommandé sur Internet ? L'Obscène. Là, il n'y a pas à réfléchir, ni à hésiter. L'obscénité est ce qui se porte le mieux, et de très loin ; on pourrait dire sans crainte de se tromper que c'est la baguette-sous-le-bras de l'internaute contemporain, le post-Français, donc. Oh, je ne pense pas à l'obscénité dont parle Elle ou Télérama ou les ligues de Pondeuses assermentées qui tirent des bords sur Internet, bien sûr, celle-là ne me dérange pas beaucoup, sauf dans sa prétention hégémonique et son conformisme de cadavre : elle est bien repérée, bien corsetée dans son utilitarisme médico-social, ce n'est pas elle qui risquerait de provoquer une levée du coma civilisationnel. Non, je parle de l'Obscénité avec un grand o (pour moi), l'obscénité de tous les discours qui ont trop raison (comme dit Renaud Camus), qui mettent perpétuellement en scène l'Indiscutable et qui élèvent la Platitude au rang d'un art sacré, tous ces discours qui tirent à boulet rouge sur le moindre écart, sur la moindre déviance réelle, qui chassent en meutes le caillou dans le gros-sabot de l'Évidence et du Partagé. L'obscène, c'est la profération qui coïncide exagérément avec l'attente (connue ou supposée, parfois espérée) du récepteur. Le Trop-Vrai, c'est la braguette ouverte du néo-citoyen, non, c'est pire que ça, c'est la main sur le magot au moment-même où l'aïeul trépasse au motif qu'il n'aurait pas été si convenable que ça, lui, ce fourbe. Tous ces gens qui se mettent en scène en train de bien-penser, d'avoir les bonnes convictions au bon moment, de se montrer sous leur meilleur jour moral, d'adhérer (comme ils aiment dire) à la bonne éthique, de faire-partie du bon camp, de s'échauffer l'irréprochable asticot, de se polir le républicanisme de pointe (ou son envers), c'est absolument répugnant, ça donne envie de passer un week-end avec le diable ou de gifler sa grand-mère. On parle souvent de « bien-pensance », et c'est justifié, mais on pourrait assez justement l'écrire : « bien-pansance », tellement ceux qui y ont facilement recours ont toujours l'air d'avoir la panse en avant des mots, qui les écrase. Je ne sais pas très bien où ils placent la pudeur, ceux dont je parle, mais certainement pas au même endroit que moi. 

On en voit passer, dans les commentaires, de ces esprits qui arrêtent net leur réflexion dès qu'ils aperçoivent le mur de l'idéologie devant lequel ils se prosternent avec toute la componction et la hargne nécessaires. Et parfois, ce ne sont même pas les hauts remparts de l'idéologie, qui leur courbent l'échine, mais le petit muret de la très banale conscience de classe qui les intimide. L'idéologie peut avoir ses grandeurs (et ses folies, certes), mais le sentiment d'appartenance, l'auto-inclusivisme pathologique mène droit à la tétraplégie spirituelle — ce que d'autres que nous, avant nous, ont appelé la Lourdeur, mais c'est une lourdeur qui est très admise et même fortement recommandée. Cette lourdeur n'a qu'un but véritable : vous faire taire. Comment[vous-faire]taire. Ceux qui ne parlent pas ne veulent pas que vous parliez ; ou, du moins, exigent de choisir les sujets dont vous aurez éventuellement le droit de traiter.

Si l'on voulait réduire ces constats et ces remarques à un seul terme, une seule idée, un seul principe, je crois que je choisirais : Égalité. C'est bien l'égalité qui est au départ de tous ces comportements, l'égalité introduite là où elle n'a que faire, là où elle ne peut qu'écraser tout ce qu'elle touche de son obèse présence. Je pense à ces machines qu'on voyait, dans mon enfance, dans les rues et routes de Haute-Savoie, et qui servaient à égaliser l'asphalte, à aplanir la chaussée. Je les aimais, ces lourdes machines qui étaient laissées longtemps à l'abandon, sur le bord des routes, entre deux tâches, car à l'époque il ne serait venu à l'esprit de personne de les voler. Je ne sais quel est leur nom, mais elles ont l'avantage d'évoquer à la fois l'aplanissement, l'aplatissement, et la lourdeur. Il y a deux opérations distinctes et complémentaires, qu'on doit effectuer pour régler le clavier d'un piano : l'égalisation et l'harmonisation. Il faut que les quatre-vingt-huit touches soient égales, dans leurs poids, dans leurs enfoncements, dans leur réponse au toucher (vitesse et répétition), c'est la première exigence, mais c'est insuffisant, il faut également les harmoniser, leur donner une personnalité, une cohérence, en agissant principalement sur le feutre des têtes de marteaux, donc sur le timbre. Ces deux opérations demandent un savoir-faire de haut niveau et une longue expérience, ainsi qu'une bonne oreille, contrairement aux rouleaux de mon enfance qui égalisent tout sur leur passage. Certains commentaires (très rares) sont comme l'égalisation et l'harmonisation du technicien qui règle un piano, quand d'autres écrabrouillent tout sur leur passage. 

dimanche 19 mai 2024

Radotages

        Le pire, dans les réseaux sociaux, c'est l'effet de radotage. C'est en tout cas ce qui moi me donne souvent envie de fuir très loin de ce gros tambour médiatique qui ne sait jouer que fortissimo et martellato. Le week-end dernier, “pont de l'Ascension”, fut particulièrement éprouvant pour les nerfs, de ce point de vue. L'Eurovision, cette cérémonie consacrée à “la chanson” (plutôt à ce qu'on appelait jadis “la variété”) dont absolument personne autour de moi, dans mes jeunes années, ne se fût soucié, et dont il m'aura fallu attendre plus de soixante ans pour que des échos me parviennent, occupa tout l'espace ou presque sur Facebook, qui reste mon lieu privilégié d'observation sociale, moi qui ne sors jamais de chez moi. On le sait, il y a des sujets qui déchaînent les passions telles qu'elles s'expriment sur les écrans du néo-monde. La flamme olympique et son transport, les diverses offensives “trans” conjuguées avec le nouvel-antisémitisme et une exacerbation hystérique du mauvais goût, et l'Eurovision, ont occupé sans partage le terrain des “statuts et commentaires Facebook” du matin au soir durant plusieurs jours. Une fois par mois environ, ces radotages cumulatifs se propagent comme une tumeur furieuse et s'imposent avec la force d'un cyclone très-petit-bourgeois. On a beau se boucher les yeux et les oreilles, ça entre par toutes les fissures des palissades mentales qu'on dispose entre le monde et soi. 

Je ne parviens pas à comprendre comment on peut se livrer corps et âme à ces pratiques rituelles qui relèvent pour moi de la maladie mentale. Radotages est encore un mot bien gentil, bien édulcoré, pour désigner la chose, mais il a tout de même l'avantage de laisser entendre la sénilité profonde qui prend les internautes dans ces moments-là sans qu'ils en aient conscience ; sénilité qui n'est pas du tout contradictoire avec un infantilisme virulent. Nos contemporains ont déserté massivement la partie adulte de la vie pour se réfugier à ses deux extrêmes, là où l'humain est normalement faible et sans défense. Je lis des statuts incroyables, d'une ineptie invraisemblable, qui ont la prétention de nous délivrer une vision du monde, alors qu'ils ne font que répéter ce que tout le monde peut entendre dès qu'il se hasarde à consulter un écran. Variations du Même. Langue des pauvres. Braillements débraillés et informes. 

Tout cela ressortit clairement pour moi à la sortie de la libido dont parlait Muray en 2000. Un monde dans lequel la sexualité a disparu ou n'a plus qu'une vague fonction de fétiche a besoin d'exutoires, de rituels expiatoires qui apaisent un peu le vide des entrailles. Je ne sais pas exactement à quelle date sont apparus les “réseaux sociaux” mais il ne m'étonnerait pas que leur naissance coïncide avec ce texte qui nous annonçait l'ère du post-coïtum triste. 

Écoutant Spring (Extras, Echo, From Before, Love Song, Tee), le disque que le génial Tony Williams enregistra en 1965 avec Wayne Shorter, Sam Rivers, Herbie Hancock et Gary Peacock, je comprends que ce qui me plaisait tant dans cette musique (le free jazz, ou ses prémisses, ou ses alentours), c'est précisément l'absence de radotage, ou son impossibilité. Nous étions lavés de toute la glu mélodique et harmonique qui s'était incrustée dans toutes les musiques populaires du dernier quart du XXe siècle, de tout un romantisme et une sentimentalité à bout de souffle, vidés de leur sens, vulgarisés, nous pouvions respirer librement et joyeusement au sein d'un lyrisme neuf. Je crois que le free jazz est quelque chose d'absolument impensable (et très impensé, d'ailleurs !) aujourd'hui, et c'est pourquoi il m'est si précieux, bien au-delà de ses réalisations souvent imparfaites ou parfois naïves. Il fallait le faire, et ce fut fait ! C'est un peu comme la musique dodécaphonique ou le nouveau roman. Les critiques que je lis à leur sujet sont toutes d'une grande bêtise. Elles traitent le problème comme quelque chose de figé, d'arrêté, avec une vision complètement anachronique et surtout avec un terrible manque d'humour, une lourdeur de plomb. 

Le XXe siècle était encore plongé dans la culture, c'est-à-dire dans le passé, un passé qui était encore vivant, même s'il commençait déjà à s'éloigner de nous. Nous n'avions pas encore largué les amarres, et le free jazz espérait trouver une corde sensible neuve en sortant de la route antique que le rythme et l'harmonie avaient creusée en nous depuis des siècles. Il y eut quelques rencontres avec la musique contemporaine de ces années-là, mais ces rencontres furent conflictuelles, et il fallut bien des années pour que leurs chemins paraissent converger. Ce n'est peut-être pas ce qui est arrivé de mieux au free jazz, mais nous avancions les yeux bandés et les tripes à l'air.

Maintenant que je suis à l'âge où l'on radote, j'essaie de faire de ce radotage quelque chose qui ait à voir avec la littérature. Il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et jouer avec le jeu dont on dispose. C'est pour cette raison que le radotage des réseaux sociaux m'est si insupportable. C'est un doublon vulgaire qui vient perturber le radotage intime dont je tente de suivre la trace. 

La seule chose dont nous désirons nous nourrir, à la fin du parcours, c'est l'enfance, c'est le génie de l'enfance, et les échos du monde médiatique et social sont des bruits terriblement vieux, qui sentent le cadavre, et qui semblent vouloir nous faire vieillir avant terme. Je constate que tout le monde exige de nous que nous nous intéressions à « ce qui se passe », à « l'actu », aux « grandes questions » qui agitent nuit et jour le peuple numérique. Il faut beaucoup de discipline pour jeûner, mais c'est bien la seule manière de survivre à l'étouffement. J'essaie de convaincre mes amis de la puissance extraordinaire du jeûne, mais bien peu me prennent au sérieux. Ils pensent qu'il s'agit d'une pratique à la mode, une lubie qui me passera quand j'en serai lassé. Rien n'est plus faux. 

Bouffer toute la journée, remplir ses journées et sa panse de nourriture ou d'information, c'est se suicider sans comprendre ce qu'on fait, c'est se suicider sans l'avoir décidé. Ils sont drogués de bruit et de sucre bien plus que d'alcool ou de champignons hallucinogènes. Le LSD, c'était tout de même autre chose ! L'“info”, l'“actu”, ça bousille l'esprit, ça le ronge comme l'acide ronge la peau, ça les défigure : leur visage prend une physionomie indistincte, brouillée et rébarbative, qui les fait ressembler à des journalistes et à des représentants de commerce. L'influençage est devenu la pathologie la plus commune et la plus vulgaire. Chacun veut influencer l'autre, les autres, et donc il parle fort et longtemps, il insiste, il radote pour la bonne cause, car il n'y a que des bonnes causes. Il faudrait s'intéresser aux cannasses qui « montent les marches », oui, je sais, on pourrait avoir des choses à en dire, éventuellement, et du Hamas aussi. Il faudrait mais non. Il ne faut pas. Ils sont tous « sur le coup ». Chacun pense avoir des choses essentielles à nous expliquer, chacun veut que nous comprenions ce que nous voyons, chacun voudrait que nous soyons lucides. Mais ils le sont pour mille, bon dieu ! Et ils parlent tellement fort, textes, images et vidéos à l'appui. Tous ces tunnels se croisent sous l'amer comme dans une gare de triage mondiale. Chaque discours s'ajoute à son voisin, le porte à nos pauvres tympans qui n'en peuvent mais, le multiplie et tente de s'imposer, ça joue des coudes comme lorsque des consommateurs hystériques se ruent sur les portes d'un magasin le premier jour des soldes, ils se montent tous dessus sans vergogne, quelle atroce partouze sans cul. C'est pas beau à voir, mais surtout, tous les discours s'annulent dans ce gigantesque pandémonium qui rend fou. Les cannasses c'est la canaille en plus mal habillé. Un jour elles pisseront du champagne. 

Alors ? Alors écoutons le saxophone de Wayne Shorter ou celui de Sam Rivers, par exemple, essayons de le suivre, de le précéder, d'entendre la trace qu'il laisse en nous, qui réveille nos vieux et jeunes fantômes, qui réactive des nerfs oubliés, une autre respiration, une liberté depuis trop longtemps enfouie sous des pages et des pages, sous des milliers de phrases vaines, écoutons Ornette Coleman dans Lonely Woman, John Coltrane dans My Favorite Things, Eric Dolphy dans Out To Lunch, Cecil Taylor et Archie Shepp dans Lazy Afternoon, soyons asociaux, arrêtons de participer, il y a urgence, je vous jure ! Retrouvons une sexualité vivante et privée, débranchée, éternelle, qui rit et se contrefout des MeTooïstes, nous sommes bien dans nos draps froissés, nous avons l'éternité devant nous, ils sont déjà morts, ils ne giclent que sur commande, laissez-les brailler devant leurs murs lamentables. Tant pis pour eux. 

Ils veulent avoir raison ? Ils ont raison ? Parfait ! Au moins pendant ce temps-là ils nous foutent la paix car nous avons tort, nous, jusque dans les arrières-boutiques du rêve. La Pentecôte et ses langues de feu sont venues dans la nuit nous lécher les syllabes. Et ça chatouille !

Faites-moi penser à écrire quelque chose sur le free-jazz.

dimanche 23 octobre 2022

Les Figures

Une vie, ça semble long, mais je me rends compte ce matin que je n'ai pas vécu plus de vingt-quatre mille jours, ce qui n'est tout de même pas beaucoup. La suite des jours est très loin d'être infinie. C'est en écoutant Segovia, à l'aube, que je reprends le fil. Je crois que j'avais oublié que j'étais vivant. Il y a des figures qui nous accompagnent toute une vie. On ne peut pas vivre sans elles. Moi en tout cas je ne peux pas. Segovia, Michelangeli, Richter, Pablo Casals, Dinu Lipatti, Debussy, Boulez, beaucoup d'autres, bien sûr… Ce sont plus que des musiciens, des interprètes, des instrumentistes ou des compositeurs, ce sont des figures, ce sont des visages, des vies, des morales, des pensées, des corps, des présences, ce sont des indices, des voix et des chemins qui laissent des traces dans le temps, dans un temps habitable, dans lequel nous nous incarnons. Ce sont même des langues, et des voix. Les écrivains, malgré tous leurs mérites, ne me font pas cet effet. Il leur manque une dimension. Je peux les aimer, les vénérer, même, je peux avoir infiniment de reconnaissance, pour eux, mais je suis incapable de me couler dans les figures qu'ils ont incarnées. Il n'y a pas de place pour moi. Il n'y a pas ma place.

« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate ; s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière : tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale. Un beau livre, ce temple de l'individu, est l'acropole où la pensée se retranche contre la plèbe. » C'est André Suarès qui écrit ce qui précède et avec quoi je suis parfaitement d'accord, faut-il l'écrire. Mais je ne prétends pas être un homme libre. Je l'espère seulement, la liberté, ou le plus de liberté possible, et je fais en direction d'elle tous les pas que je peux faire, je crois que ma vie en témoigne, mais jamais je ne dirai que je suis un homme libre : la liberté n'est pas mon pays, ce n'est pas ma demeure. Cet esprit de liberté que je reconnais comme désirable, je ne peux pas l'habiter vraiment. Je me sentirais dépossédé de quelque chose de plus précieux, si c'était le cas. Il y a dans la musique une sorte de présence et de destin qui dépassent toutes les libertés humaines, une nécessité et une forme qui viennent de la nature. Le son ne se laisse pas dicter sa loi par les hommes. C'est lui qui préside à leur volonté de s'en servir de véhicule à la pensée. Ils ne seront jamais libres d'en faire ce qu'ils désirent. Le monde était là avant nous et ses lois nous précèdent. Nous ne sommes que ses invités. La portée musicale, ces cinq lignes droites sur lesquelles nous déposons des notes, le dit assez. Nous ne faisons que passer. Nous ne faisons que faire vibrer l'air que nous respirons, le temps d'un souffle, que noter, déposer des signes, des césures et des modulations dans la vibration universelle qui, elle, ne s'interrompt jamais. Nous ne faisons qu'imprimer fugitivement des figures dans le vivant.