mardi 20 mars 2012

Espace courbe


Depuis quelque temps, j'ai l'impression d'être atteint d'un problème d'audition assez banal (Richter, entre autre, était touché par ce mal) mais terrifiant pour un musicien : il me semble parfois entendre les notes aiguës plus basses qu'elles ne sont en réalité. La première alerte a eu lieu en entendant Oïstrakh par hasard à la radio il y a quelques semaines, et, depuis, j'ai eu plusieurs fois la même impression. Encore hier après-midi en entendant Rita Streich chanter un peu bas sur une note tenue dans l'aigu. D'un autre côté, je ne comprends pas comment il est possible, alors, que j'entende d'autres notes de la même Rita Streich, dans la même tessiture, chantées absolument justes… Est-ce que ces notes-là seraient en réalité trop hautes, et seraient en conséquence "corrigées" par ma déficience ?

Bien entendu, il est fort possible que mon ouïe se porte comme un charme et qu'Oïstrakh comme Streich aient eu de petites défaillances en terme de justesse, bien compréhensibles et somme toute banales. Mais alors pourquoi est-ce que j'ai pensé que mon ouïe seule était en cause ? C'est très mystérieux, et très angoissant.

Les notes litigieuses (notes tenues) ne me semblaient pas devoir (pouvoir) être fausses, en la circonstance, et compte tenu du musicien qui les produisaient. Mais tout cela est tellement singulier, tellement dépendant de multiples facteurs, qu'il est assez difficile de se prononcer avec certitude.

Avec mon père, le jeu favori était de poser des questions du genre : est-ce que tu préférerais être sourd ou aveugle ? Évidemment, on se dit immédiatement qu'un musicien préfère être aveugle que sourd. Mais rien n'est moins sûr en réalité. Nous avons toujours notre oreille interne qui, si elle ne remplace pas le sens de l'ouïe, donne tout de même de grandes satisfactions, pour qui a passé sa vie à écouter et à entendre la musique. Et puis, mon Dieu, ne plus voir les femmes, ne plus pouvoir regarder le corps de la femme qu'on aime, comment est-ce ? D'un autre côté, là aussi, le toucher (et l'on peut dire que de ce côté-là je suis plutôt gâté) peut en grande partie palier le défaut du regard. Mais que signifie "en grande partie", là est toute la question ! À cela il faut ajouter la nature. Ne plus pouvoir voir la nature doit être une atroce souffrance, j'imagine. Ne plus ouvrir une fenêtre sur le monde… Brrr !

(Je reçois à l'instant un coup de téléphone de quelqu'un qui charitablement me rappelle que "je fais de la peinture". J'avais complètement oublié ce détail ! Évidemment, c'est sans doute un point à prendre en compte…)

Mais comme j'entends à l'instant Vadim Repin qui joue le concerto de Brahms, mon opinion est faite : je préfère l'ouïe à la vue, cela ne fait aucun doute. Allons donc nous faire crever les yeux de ce pas. D'autant plus que ses notes aiguës sont justes !

(Il ne manquerait plus que j'apprenne en cours de route que les deux fléaux sont en promotion en ce moment…)