dimanche 20 avril 2025

Fragments sans résurrection

Je ne vois pas comment approcher de la vérité sans tomber dans la contradiction la plus intense, la plus profonde.

Il faut sans cesse donner des preuves de notre force, de notre élan vital, de notre enthousiasme et de notre puissance, alors que notre royaume s'est établi depuis toujours dans la faiblesse, dans le désir de végéter, de ne pas être durablement contaminé par la pensée et l'utopie, moins encore par l'action. Quel plus grand horizon que l'abandon ? Quelle autre liberté ?

Exister, c'est mal se tenir entre deux morts : celle d'avant et celle d'après ; c'est vouloir résister à la pression énorme qu'elles exercent sur la forme éphémère que nous habitons, nos deux bras tendus et bandés à l'opposé l'un de l'autre, au nord et au sud, en avant et en arrière, maintenant ces deux néants le plus loin possible de la vie pour le temps que nous avons quelques forces, essayant de trouver dans ce réduit inconfortable qu'est l'existence un peu d'air à inspirer et de colère à expirer. 

Nous portons en permanence en nous tout un cimetière de visages, d'idées, de goûts, de rires et de passions, qui nous console de nous mouvoir trop bien et avec trop d'adresse chez les avaleurs de sens — ceux qui attendent de nous quelque chose : une relation, une positon, une opinion, un enthousiasme. Rien n'est jamais achevé.

J'écris pour ne pas vivre mais plus j'écris plus la vie, cette salope tyrannique, s'impose à moi, et me force à la fréquenter, à retourner sous ses jupes, à la boire à grandes lampées extatiques, alors que je la méprise. L'enthousiasme est une maladie bien plus grave que la haine.

Les vivants sont tous des fanatiques. Pour eux, il ne saurait exister d'alternative : hors la vie, il n'y a rien, ou, pire que le néant, il y a le mal ; ou, pire encore que le mal, la faiblesse. Pour eux, l'inexistence est plus qu'une faute, c'est l'incapacité à être, alors que c'est la forme la plus haute qu'un homme puisse camper ici-bas. La faillite est le pays fertile entre tous. Ce qu'on ne rate pas ne nous rate pas. 

Publier serait un but, une finalité, une promesse ? Ou même seulement un aiguillon ? Ce ne serait que concéder un pouvoir à ce qui est méprisable. Si publier, c'est rendre public, le vrai bonheur de l'écriture consiste à se rendre privé, le plus possible, à ne trouver la sortie de la prison qu'en soi-même, à ouvrir dans les murs que nous nous sommes fabriqués une brèche que nous-seuls voyons et que nous refermons bien vite derrière nous, de peur d'être rattrapé par les grands gagnants du Sens-de-la-vie et de l'Accomplissement. 

***

Ce qui est difficile, ce n'est pas d'écrire, c'est de ne pas écrire. Le moment où l'on pose le stylo est terrible car le texte commence alors à exister par lui-même, se dresse devant nous et nous juge impitoyablement. Tant qu'il est à l'intérieur de la cartouche d'encre ou de notre esprit, tant qu'il est en travail, en chyme, il nous séduit, même si désordonné et maladroit ; il vaudrait mieux qu'il y restât, aussi bien pour notre tranquillité que pour notre amour propre. 

Au moment où les phrases sont formées, organisées, ajustées et harmonisées, que de leur enchaînement naît un sentiment d'évidence, l'idée et ses grouillements sont souillés par la composition, le plaisir émoussé par la voix accomplie qui prend le pouvoir et impose le silence à toutes les autres. 

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Les saints sont des révoltés silencieux, prisonniers volontaires d'un absolu qui les empêche de s'agiter. La lucidité ultime conduit au néant et à l'inaction, au silence et au désintérêt. Pourquoi se passionnerait-on pour le savoir quand la connaissance sans intermédiaire et sans fin prend possession de nous ? La vie est impossible, quand on sait, qu'on entend et qu'on voit de part en part, comme si l'autre et ses déguisements ne faisaient plus obstacle, comme si le bruit du temps n'existait pas, ne brouillait pas les pistes. Pourtant, même les saints s'arrêtent avant le terme, avant la lucidité parachevée qui leur rendrait le fait de respirer insupportable, qui les nierait en tant qu'être humains et rendrait leur quête ridicule parce qu'exorbitante. Les saints s'agitent au cœur de l'impossible, mais gardent un œil sur le possible. Ils dînent et vont aux toilettes. Ils ne sont pas saints à toutes les minutes de la journée et doivent pactiser avec la contingence et le regard des autres pour exercer leur sainteté, en estimer la qualité et en vérifier le pouvoir.

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— Je n'y crois pas mais je le fais quand-même. 

— À quoi bon, alors ? 

— Si je n'y crois pas, mon action a plus de prix.

— Orgueilleux !

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— Tu crois à l'amour ?

— Non, mais j'aime quand-même. 

(On pourrait dire exactement le contraire.)

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— On se lasse de tout, mon Fifi, même des meilleures choses. 

— Même du dégoût ?

— Oui.

— Même de la lassitude ?

— …

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Vivre c'est mourir lentement, comme dirait l'autre. Et écrire, c'est ralentir encore le processus, c'est lui mettre des bâtons dans les roues. Faire des phrases, c'est se prélasser dans la négation. Dès qu'un événement est dit, raconté, décrit, et même peut-être désigné, il perd son caractère magique et absolument singulier. L'écrivain barre les événements et les êtres dont il parle. Il a une longue liste de choses à raconter, qu'il croit intéressantes, dont il biffe une à une sur la feuille les occurrences, et c'est à chaque fois une épitaphe pour la Vérité qu'il dépose sur la page et en nous. Chaque chose dite et peut-être plus encore écrite est perdue à jamais. Si vous voulez vivre, fuyez l'écrit, fuyez les livres, fuyez la pensée. Si vous voulez que les choses et les êtres soient bénis par la fraicheur du jour qui se lève, refermez le livre que vous êtes en train de lire. 

Le paradoxe ultime est que l'on écrit pour garder une trace de ce qui nous semble précieux, et que l'écriture est un tombeau d'où rien ne s'échappe. Qui se vide de tout ce qui compte vraiment dans sa vie ne peut espérer un autre destin que l'évidement. Il entre déjà, bien avant le terme, dans sa fin, par les mots qui sont des morts bavards. Il finira coquillage qu'on porte à l'oreille pour entendre la rumeur de la mer qui a tout emporté, phrases, désirs et remords.

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Il faut en passer qu'on le veuille ou non par des moments de désespoirs tièdes, par du désespoir de faible intensité, par un désespoir banal et rampant dont on prend même l'habitude, ce qui est tout de même très vexant. Même le désespoir est désespérant. Il devrait nous abattre dès la première rencontre, et il ne fait que nous ravager lentement, comme une fièvre molle qui prend ses quartiers en nous sans exiger autre chose qu'une résignation humiliante et désespérante.

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Les roses s'obstinent à fleurir dans mon jardin, année après année. Je sais bien qu'il faut vivre contre l'évidence, mais ce n'est pas évident à comprendre, une rose qui revient — là où personne ne l'attend. Si au moins la contemplation de ce phénomène inexplicable nous poussait au silence, à ne pas le relater comme un benêt qui croit sa vie intéressante, mais non, je m'empresse de le noter, et je crois même déceler quelque chose comme un signe ou une révélation dans ce qui n'est qu'une manifestation normale de la vie et du temps. Elles sont jetées là, ces roses, comme elles le sont ailleurs, au mois d'avril, et, malgré leur beauté et la gratitude que je ressens à leur égard, leur présence et surtout leur retour, année après année, est comme un terrible reproche que quelqu'un ou quelque chose me fait. 

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Écouter Cantaloupe Island, d'Herbie Hancock, un enregistrement du 17 juin 1964, ne nous rend pas moins malheureux, non. Pourtant, il nous apparaît indispensable d'en passer par là, alors que le soir va tomber comme un con, comme hier, comme avant-hier et sans doute comme demain. Demain, on aura tout oublié, on le sait bien, mais on note tout de même que les musiciens (Hancock, Ron Carter, Freddie Hubbard, Tony Williams) entament le morceau à un tempo de 108 à la noire et le terminent à 114. 

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À celui qui a tout deviné, tout compris et tout perçu, il devrait être impossible d'aimer. C'est pourtant ce qu'il fera, comme tout le monde ; et peut-être même sera-t-il plus idiot et plus naïf encore que ceux qui ne voient rien, qui ne comprennent rien, et qui sont des naïfs au premier degré. Si les roses savaient ce qui les attend, elles ne fleuriraient pas à chaque printemps. Nous qui savons malheureusement ce qui nous attend, nous continuons à nous lever chaque matin, à nous faire beaux, comme si l'amour nous attendait au coin de la rue. Nous sommes encore plus naïfs que les naïfs, de croire que malgré notre clairvoyance nous pouvons connaître des moments heureux ; nous sommes des naïfs de second degré, dont le bonheur est ridiculisé avant même de prendre forme, mais c'est justement ce ridicule et cette déchéance annoncée qui rendent notre vie si prodigieuse. Ce qui n'est pas impossible ne vaut pas la peine d'être vécu. C'est la mort qui nous attend, et nous nous apprêtons à rencontrer l'amour, et l'amour, et l'amour. En réalité, nous ne vivons que de miracle en miracle. 

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« Les cons sont des ombres qui chantent » avais-je (mal) lu, et je trouvais la phrase géniale. Hélas, non, saint Augustin a seulement écrit : « Les sons sont des nombres qui chantent ».

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Entre 108 et 114, il n'y a pas un grand écart. La différence de tempo est infime et pratiquement indécelable. La seule chose qu'on perçoit, c'est l'accélération  oui, les musiciens ont vieilli de cinq minutes : c'est un fait. La musique nous permet de ressentir des variations infimes, que ce soit dans l'ordre de la vitesse ou dans celui de l'intensité. La musique est un microscope quantique. 

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Où se trouve le démon ? C'est la seule question qui vaille, quand on commerce avec quelqu'un. Tant qu'on ne sait pas cela, on ne sait rien de lui. Ses mouvements, ses paroles, ses gestes, ses regards, sa présence, sa voix, tout cela ne sert qu'à recouvrir le démon, à tenter de le camoufler ou de le contenir. Il est là, pourtant, il transperce par instant l'enveloppe de celui qui est en face de nous et vient discuter avec notre propre démon qui n'attendait que cela pour nous pousser vers la sortie. Je l'aperçois plus facilement chez les femmes, ce démon, car les femmes dont je parle ont compris qu'elles pouvaient s'appuyer sur lui pour séduire : elles le laissent donc apparaître par intermittence, comme un rayon lumineux qui s'exprimerait en morse, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer ce qui procède de lui de ce qui procède d'elles (car jusqu'au bout nous croirons qu'il s'agit de deux entités distinctes) ; à ce moment-là, nous sommes captifs, sous le charme

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Rien de ce qui la constitue réellement ne passe dans les mots : la musique retient son secret en elle-même. Elle élabore à mesure qu'elle se déploie le monde dans lequel elle peut être perçue et comprise, ce qui fait que dès la dernière note cette bulle d'entendement est liquidée. On ne peut plus que la rêver, en avoir par le souvenir un vague sentiment impropre à l'explication et plus encore à la traduction. C'est la raison pour laquelle la musique nous est si précieuse. Elle ne semble révéler l'impalpable et l'indicible que pour mieux nous en interdire l'accès. Avec elle, nous savons que cette vue imprenable existe mais qu'elle restera à jamais impartageable. Quoi de plus précieux qu'une substance temporelle capable de nous débarrasser de nous-mêmes et de notre intelligence articulée pendant dix minutes ? La musique nous remplit de mystère, la littérature nous en dispense. À chaque fois que vous écoutez de la musique, vous vous placez devant un miroir qui ne reflète rien : vous y chercheriez votre visage en vain. 

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Le concepteur de l'émission fait arriver lentement l'Art de la Fugue en superposition de la voix de l'écrivain que la musique rend peu à peu inaudible. Ce contrepoint chimérique me semble une idée de génie. Je regarde les commentaires sous la vidéo. Tout le monde hurle au scandale ou à l'amateurisme. On a sacrifié la parole sainte, on a profané l'icône. Prima le parole ! On a osé reléguer le Verbe en coulisse ! « On marche sur la tête ! » Et tous de jurer qu'ils n'en perdaient pas une miette depuis une heure et demie, que cette introduction impie, que ce miel amer qui vient recouvrir les mots, les dissoudre, les remettre à leur place, toujours seconde, leur est un viol de logos en réunion. Ils n'ont pas consenti, sacredieu ! On les a pris en traitre. Aucun ne semble avoir idée que peut-être la voix de l'écrivain était autre chose qu'un moulin à idées, qu'elle était aussi instrumentale, qu'elle n'était pas seulement en train de signifier quelque chose, mais qu'elle avait un ton, une mélodie et une harmonie induite, un rythme et un timbre, et que donc elle était susceptible de partager un moment l'affiche avec Bach sans faire pleurnicher de rage les assoiffés du sens. C'est qu'ils ne veulent pas dévier de leur route, ces philosophes en robe de chambre, et ils entendent savoir où on les mène et connaître les horaires du brunch, quand ils prennent connaissance des gouffres. On leur avait soigneusement épargné les nids-de-poule, les bosses et les virages en épingles, ils avaient payé pour une autoroute de la connaissance en première classe, pas pour un petit chemin escarpé où l'on se marche sur les pieds et se tord les chevilles. Leur temps est précieux. Ils exigent de retirer le maximum de l'aventure dans le minimum de durée et d'effort. L'Art de la Fugue va leur rester sur l'estomac, ils n'ont pas les enzymes susceptibles de digérer un tel morceau de barbaque ajouté à leur purée allégée. 

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Dans ma jeunesse, je m'entendais bien avec les paysans. Je les avais un peu oubliés durant toutes ces années, mais l'âge venant, et alors que les villes sont partout dans ce qu'elles ont de pire, même à la campagne, leur peuple revient me hanter. Il n'existe plus rien d'approchant, dans notre monde, et je me rends compte que leur commerce me manque beaucoup, qu'il y avait encore parmi eux des exemplaires de l'humanité que j'ai aimée. Par quoi les remplacer ? Je ne vois pas. 

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Ne pas avoir honte de voir un de ses livres parmi ceux qui se publient chaque année est toujours mauvais signe. Publier, c'est céder, c'est rentrer dans le troupeau des écrivants en prenant la pose de celui qui a au moins réussi quelque chose. Je n'oublierai jamais ce moment de honte effroyable, le soir où l'un de mes frères avait dit à notre mère, alors qu'ils assistaient tous deux à un concert que je donnais à Paris, qu'il avait été tout de même impressionné de lire mon nom (le sien, donc), sur l'affiche, à côté de ceux de Mozart, Bach, et Beethoven. Oh, il n'avait pas dit ça méchamment, je le sais bien, mais j'aurais voulu rentrer sous terre au moment où j'ai vu sa bonne figure s'éclairer de satisfaction généreuse alors qu'il prononçait ses mots que j'ai fait semblant de ne pas entendre. 

Je suis ulcéré de devoir payer pour publier un livre, parce que je suis pauvre et que cet argent serait mieux utilisé à acheter de la viande ou des somnifères, mais dans le même temps, je me dis que c'est parfaitement normal. On veut absolument ajouter une brique au mur branlant qui menace déjà de nous ensevelir, il faut au moins que cela coûte quelque chose à celui qui commet ce forfait ; c'est de l'écologie punitive, en somme. Celui qui envoie une lettre de 1000 signes par la poste paie bien le transport de sa missive. Pourquoi celui qui envoie 500 000 signes par-delà les écrans ne devrait-il pas payer, alors que le transport à l'autre bout de la chaîne n'est même pas assuré ? Vous me répondez « maisons d'édition » ? C'est ça, votre réponse ? Alors c'est que vous ne vivez pas dans le temps qui est le mien. Si elles existaient, les maisons que vous dites, peut-être que je leur enverrais un manuscrit. Mais même ce mot de « manuscrit » me semble grotesque. « Il a terminé son manuscrit » est une phrase qui me fait rire. On le voit, l'écrivain, devant son « cadeau », comme on dit des enfants sur le pot qu'ils font un cadeau à leurs parents. L'offrande du Caca à la Communauté des Fidèles. C'est bien de cela qu'il s'agit. 

Dans la semaine qui vient de s'écouler, j'ai passé du temps sur quatre phrases qui se trouvent plus haut dans ce texte. Je crois bien que c'est la première fois que ça m'arrive, de passer quelques heures avec seulement quatre phrases. Je me suis aperçu à cette occasion qu'on pouvait faire beaucoup évoluer quelques mots et y trouver un plaisir certain, plaisir que je ne boude pas, non, mais est-il bien raisonnable de passer une après-midi à polir un objet qui de toute manière finira dans la poubelle numérique, qui viendra se mêler à la soupe grisâtre qui coule à flots de toute part et dont rien ne vient contrarier l'écoulement uniforme ? Autant lorsqu'il m'arrivait encore de composer j'étais prêt à passer douze heures ou plus sur quelques mesures, autant ici cela me semble dérisoire. Pourtant il doit bien exister quelque chose de commun, à ces deux pratiques, qui justifieraient un tel investissement, mais ça m'est impossible, quelque chose m'en empêche, et ce qui m'en empêche, c'est le sentiment du ridicule. Ou l'orgueil ? Ou la trouille ? La trouille de constater que même en passant du temps à travailler un texte on ne serait pas en mesure d'en faire quelque chose de grand, ou de seulement bon, correct. Un type qui travaillerait autant que Flaubert pour un résultat proche de la nullité serait bien à plaindre, évidemment. Et puis, c'est bien gentil, tout ça, mais qui va faire le ménage, qui va faire la vaisselle et la cuisine, qui va s'occuper de déposer ces maudites annonces pour gagner seulement de quoi rester dans cette maison ? Hein ? Vous avez une gouvernante à me proposer ? Une secrétaire ? Une femme de ménage ? Une infirmière ? Bien sûr que non. Cette maudite écriture qui empiète sur tout est une calamité, surtout quand elle nous empêche de dormir. Ça c'est le pire du pire. Mon sommeil est sacré. Je n'ai pas l'ambition de devenir un autre Cioran qui se relève la nuit pour aller marcher dans les rues en compagnie des putains et des chiens, je ne tiens pas à être associé si peu que ce soit à BHL ou Amélie Nothomb, moi. J'adore la nuit parce qu'elle me permet de rêver. Sans le rêve qui me nourrit autant que la viande, je suis fichu. 

D'ailleurs, la nuit dernière, au petit matin, j'ai rêvé de Thérèse L. Quel merveilleux rêve. Ça c'est un véritable cadeau qu'on se fait à soi-même ! Nous étions tous les deux dans le 57 qui nous menait au conservatoire. Nous allions y retrouver les jeunes professeurs qui nous avaient succédé (ça, ce serait la partie la moins agréable du rêve). Mais tout le commencement était d'une douceur et d'une tendresse absolument merveilleuses. J'avais posé ma tête sur l'épaule de Thérèse, la fragile Thérèse au beau profil, et le sentiment de bien-être qui m'envahissait m'était un baume incomparable dont j'aurais voulu qu'il dure encore et encore. Au matin, j'étais désorienté, triste, et pourtant envahi d'une sorte de joie plus large que ma tristesse. Ces moments ne sont pas des constructions hasardeuses et chimériques fabriquées par des molécules qui se rencontrent fortuitement dans les couloirs sombres de notre esprit. L'idiotie (la pauvreté) d'une telle explication me paraît évidente. Les rêves sont des rencontres. Plusieurs mondes coexistent, plusieurs temporalités, plusieurs logiques, plusieurs moi et plusieurs soi qui accueillent tout ce que nous nous cachons à nous-mêmes, ouvrent et ferment des portes simultanément, éclairent et obscurcissent des pans de notre paysage intime et social. Ces mondes, en glissant sans heurts les uns sur les autres, nous donnent une idée de la liberté profonde et infinie, cette liberté qui nous manque tant dans la vie diurne, bornée qu'elle est par nos savoirs et nos croyances, et notre volonté désespérée de ne pas nous contredire, c'est-à-dire d'éviter à tout prix notre réalité ultime. Le rêve réorganise toute notre vie d'une manière différente et toujours imprévisible, et c'est cet imprévisible qui est si précieux. Sans ce pendant à la vie consciente, nous serions coincés dans un placard sans lumière ni oxygène, prisonniers de nous-mêmes et d'un esprit en deux dimensions. Le rêve, c'est le contrepoint qui nous sauve de l'harmonie.

dimanche 13 avril 2025

Concupiscence

Voulez-vous savoir ce que c'est que la vieillesse ? Je vais vous dire ce qu'elle peut être. 

Vous êtes au marché, vous attendez pour payer vos achats, deux artichauts, des lentilles, des pommes de terre, un avocat, des œufs, une salade, du chou blanc, et juste devant vous se trouve SC, la très belle infirmière, vraiment très belle, en tout cas elle est telle, dans votre souvenir, celle qui vous avait demandé ce que vous écoutiez, ce matin-là, il était très tôt, elle venait de faire la prise de sang pour laquelle elle était venue chez vous aux aurores, ou s'apprêtait à la faire, elle était parfumée, de ce parfum qui vous hanterait longtemps, vous écoutiez les sonates pour piano et violon de Bach, vous vous demandiez si lui faire compliment de sa beauté était une bonne idée, vous vous étiez décidé juste au moment où elle allait franchir le portail de la maison, vous l'aviez raccompagnée jusque là, vous lui aviez dit qu'elle était très belle, peut-être pas exactement de cette manière, elle avait bredouillé que le compliment lui faisait plaisir et avait laissé tomber tous les papiers qu'elle tenait à la main, et dans sa hâte étrangement maladroite de les ramasser, était-elle troublée ?, dans le jour pas encore complètement levé, vous aviez cru deviner qu'elle était soulagée de quitter cet endroit, même si rien dans ses manières ne pouvait laisser entendre qu'elle avait trouvé votre attitude déplacée, qui elle aussi attend son tour. 

La femme dont il est question attend son tour, elle ne semble pas pressée, pas comme ce matin où vous l'aviez vue pour la première fois, où chacun de ses gestes était précis et mesuré, inscrit dans une logique impérieuse, vous non plus ne l'êtes pas, et votre regard est enraciné, assigné et affecté à la seule tâche qui vous semble digne de l'instant dans lequel vous vous enfoncez comme dans une vase profonde et tiède, ce n'est pas réellement une tâche, vous regardez ses fesses, vous ne voyez que ça, elle est en pantalon, elles ont cette largeur à peine exagérée qui vous plaît tant, et vous vous dites, un peu bêtement : « Non seulement elle est belle mais elle a un cul divin » ou quelque chose de ce genre, peut-être somptueux plutôt que divin, mais toujours est-il qu'il est à votre goût, ô combien, ce cul, et c'est à ce moment-là que quelque chose, une présence, une modification subtile des ombres dans le lieu qu'elle et vous occupez, en ce début d'après-midi de printemps assez pluvieux, quelque chose, donc, vous fait lever les yeux, les détacher de ce derrière que vous auriez aimé avoir le temps de contempler plus longtemps, et vous croisez le regard d'un jeune et sympathique jeune homme, c'est Julien, le patron, qui vient en sens inverse, lui, qui bouge, lui, et dont les yeux légèrement plissés, je n'ai pas dit moqueurs, vous font comprendre immédiatement qu'il sait ce que vous étiez en train de regarder, qu'il a compris. « L'interminable est la spécialité des indécis » est une phrase d'Emil Cioran qui vous vient à l'esprit alors que vous levez les yeux. Vous êtes indécis, très souvent, c'est un fait, et vous auriez aimé que l'instant précédent fût interminable.

Oh, vous n'avez pas honte, non, pas vraiment, en tout cas, ce n'est pas un crime de regarder la belle croupe, comme on disait jadis, d'une jolie jeune femme, non, vous n'avez pas honte, ce n'est pas cela, mais vous sentez tout de même que le regard de Julien, ou même pas son regard, seulement la vitesse étrangement dépourvue de qualité de ses pas, leur fluidité qui vous semble un peu exagérée, un peu cinématographiqueun peu traveling, la gentille manière qu'il a ne pas insister en vous fixant droit dans les yeux, il aurait pu, il ne vous fait aucun reproche, en somme, mais tout de même, tout cela vous paraît signifier quelque chose, qui est que vous ne pouvez pas ne pas vous dire qu'à l'âge que vous avez, oui, l'âge que vous avez, il finit bien par se voir, tout de même, vous n'êtes pas en situation de regarder le cul de cette jolie femme avec la tranquillité et le naturel, je ne dis même pas l'assurance, d'un homme de quarante, ou disons, cinquante ans, ce n'est pas si loin, qui, lui, se sentirait tout à fait droit dans ses bottes, car son désir, si désir il y a bien, encore une fois, nous ne sommes pas certain qu'il s'agisse bien de cela, serait parfaitement compris et admis, du moins nous pouvons le penser, même si notre époque nous fait douter de tout, même de l'évidence, par ceux qui pourraient être les témoins d'une telle scène.

Votre concupiscence, si c'est bien de cela qu'il s'agit, mais je vous en laisse juge, elle, est hors de saison, sinon hors de propos, elle est légèrement obscène, déplacée, non pas incompréhensible mais un brin scabreuse, ou peut-être seulement ridicule, allez savoir, on ne peut ni la prendre au sérieux, ni l'ignorer tout à fait, et en cela elle devient quelque chose de gênant, dont on ne sait pas très bien quoi faire, qui reste là, en vous, en moi, en nous, comme un aliment mal digéré, peut-être parce qu'il n'a pas été suffisamment ensalivé, préparé, présenté d'une manière idoine à l'organe qui est censé le digérer. L'âge nous a peut-être privé des enzymes qui aident à assimiler le désir, la chair est moins digeste, elle nous reste sur la conscience, et nous nous révoltons contre cela, mais en vain.

Pour dire les choses simplement, vous jouissez de quelque chose, une matière, une forme, une substance, une idée, même si d'une manière qui ne nuit à personne, qui ne devrait appartenir qu'à vous, qui ne vous est de toute évidence pas ou plus destiné, et que donc vous semblez chaparder comme un vilain garnement dont vous n'avez plus le droit de vous réclamer, et c'est sans doute cela le plus agaçant, le plus injuste. 

Ici on pense immédiatement aux paroles tellement banales, si souvent entendues dans la bouche des jeunes gens que nous avons été, crétins que nous sommes, qui stigmatisent « les vieux » forcément « libidineux » et « cochons » qui semblent avoir encore un peu de goût pour « la chose », dès qu'ils manifestent de manière visible de l'intérêt pour un corps féminin qui ne leur appartient pas, mais leur appartiendrait-il que ce serait encore pire, et a fortiori quand la différence d'âge est comme ici prononcée. 

Par parenthèse, un mot m'étonne et me réjouit, et peut-être détonne, un mot que j'ai prononcé plus haut dans ce qui se voulait d'abord le récit d'un moment gênant, ou plutôt l'explicitation de cette gêne, ou encore l'idée de l'idée d'une gêne, d'une sensation ou d'une impression, c'est le mot concupiscence, dont je vous assure qu'il est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Il y a des mots qui fuient, qui débordent, ou qui font maladroitement du recel, qui masquent mal d'autres mots qu'eux, qu'ils enroulent autour de leur signification, de leur définition. Mais passons vite sur les trois vocables qu'on entend en le prononçant, qui s'en échappent comme des poupées russes enfin libérées d'une trop longue hibernation sémantique, ce qui a le don de réjouir les enfants que nous sommes restés malgré nos libidineuses obsessions du fondement des choses et des êtres : nous sommes des enfants à la retraite, c'est tout, et la retraite n'a jamais empêché la contemplation des cadeaux que Dieu a fait au monde depuis qu'il a imaginé Ève, notre mère à tous qui n'en reste pas moins une femme. Après tout, il n'était pas obligé de lui donner cet aspect et ces formes, cette forme et ces formes, à la première d'entre toutes les jolies infirmières dont nous avons grand besoin et de plus en plus, que vous le sachiez ou non, que ce soit moral ou pas. Pour en revenir au mot « concupiscence », c'est d'abord un terme de théologie qui signifie l'aspiration de l'homme le portant à désirer les biens naturels ou surnaturels. On voit que la concupiscence n'est en rien une maladie, pour celui qui en est atteint, et que cet appétit lui est donné par le Créateur lui-même. Il doit bien exister une raison, et une bonne, à cela. On désire bien la carotte ou le poireau avec lesquels on fera une soupe très humble et très vertueuse, dépourvue de toute salacité et même de sensualité. Ni la carotte ni le poireau ne peuvent être considérés comme des bien surnaturels, ils sont même banals, et, en période covidiste, souvenez-vous, on les aurait qualifiés d'« essentiels », du genre qui nous permettait de pratiquer la poésie dadaïste ou coréenne du nord de l'auto-attestation. Mais le cul d'une femme, me direz-vous, est-ce un bien naturel, ou surnaturel ? Un bien essentiel ou un luxe dont on peut se passer ? Il est possible d'hésiter, mais après tout, faut-il vraiment trancher ? Je suis certain que la belle jeune femme qui à son insu suscite ces quelques phrases sans doute oiseuses et qui mettent la concupiscence en exergue ne se pose nullement la question, et personne ne songerait à la blâmer de cette gracieuse insouciance qui ajoute encore une couche de séduction aux formes moelleuses de son bel et bon derrière. Elle va, elle vient, elle marche, elle s'asseoit, elle s'allonge, elle se penche en avant, tous ces mouvements s'articulent sans heurts ni contradictions autour de ce centre de gravité innocent, elle choisit ses carottes et ses poireaux, tout cela sans avoir conscience que son essentiel à elle intéresse et interroge celui dont elle a pris le sang il y des mois de cela en lui demandant de qui était la musique qu'on entendait ce matin-là, ce qui a mis dans l'embarras celui qui aujourd'hui se trouve dans la file d'attente derrière elle, et qui n'aurait pas su lui expliquer pourquoi cette question l'embarrassait, et qui a vieilli de quelques mois, depuis ce matin-là, mais on n'est pas sûr que les choses auraient été différentes, alors, si au lieu de pratiquer une prise de sang, elle avait été en train de faire ses courses. C'est peu, quelques mois, me direz-vous peut-être, mais je vous assure que cela peut suffire à nous faire basculer dans un autre monde, un monde dans lequel nous ne sommes plus en position d'admirer certaines choses sans nous sentir pris en faute, car certains mots se mettent à résonner en nous comme le glas qui signale la disparition de la beauté, ou sa mise en quarantaine, ou son enfermement dans un monde auquel nous n'avons plus accès que d'une manière frauduleuse, car nous sommes désormais séparés, cloîtrés, marqués par un stigmate tamponné sur notre visage par le regard des autres : « Vieux ».

C'est cela, la vieillesse, c'est de ne plus être capable d'admirer un beau cul sans vergogne. La vieillesse, ce n'est pas seulement un corps qui fait trop parler de lui, qui est présent en des moments où son absence serait hautement souhaitable, un corps dont la souplesse et l'adresse lui permettent d'éviter le jugement des autres, c'est aussi toute une palette de friandises qu'on retire de l'assiette juste au moment où une vieille habitude vous incline vers elle, et vous fait sentir que cette inclination n'était pas, comme vous le pensiez peut-être, et même sûrement, quelque chose de naturel, qui vous appartenait pour la vie entière, cette partie de la vie qui vous semblait innocente essentiellement, et privée, je veux dire privée en certaines parts du poids de la morale et du regard des autres. En quoi étions-nous indécis ? En ce que nous étions vivants, jeunes, insouciants ou ignorants de ce monde nouveau où certaines choses nous sont refusées sans même qu'il soit besoin de le dire, car c'est nous-mêmes qui commençons, d'abord de manière imperceptible, à nous en priver, puis à prendre l'habitude de cette privation, comme un carême qui n'aurait plus de fin. C'est la grande diète du désir, c'est la découverte de la Décision flaccide et morne. Nous avions cru que le désir (ce joli prince entouré de ses sujets et de ses esclaves) était un malentendu sublime et éternel dont nous étions le maître et le foyer, alors qu'il n'était qu'une brève escale au soleil avant l'arrivée dans le port de l'angoisse. Ici, les fruits sont trop mûrs, leur sucre nous tuerait. Regardons ailleurs. 

dimanche 6 avril 2025

En fur et sur mesure (notes)

Ça doit être terrible, d'être journaliste à la télé. Passer ses journées à couper la parole aux autres et ne faire des brimborions qui leur tombent des babines que des litanies de verbe mort touillées dans le grand chaudron médiatique de la platitude ressassante et autorisée. 

Quand je pense à mes morts, je n'ai pas le sentiment de regarder derrière moi, mais devant. Ce que nous laissons n'est pas un fardeau dont nous sommes soulagés mais une voie ouverte dans laquelle il faudra s'engager quoi qu'il arrive.

(Tristesse, op. 6) Il n'y a qu'un musicien aussi raffiné que Gabriel Fauré qui est capable de produire une mélodie aussi simple et brûlante, semblant improvisée, dans laquelle s'entend tout le génie français et son émouvante fragilité. On ne sait plus vraiment de quel genre il s'agit, le grand, le petit, le modeste, le très-subtil ou le plus recherché. Il y a quelque chose d'aristocratique, dans cette façon d'être simple, de laisser la mélodie aller et venir au sein de l'harmonie, d'y trouver sa place, qui semble de hasard. Ça pourrait être une chanson. C'est une chanson, précieuse comme un dernier souffle, si intime et si familière. 

Les seuls qui semblent ne pas vouloir nous couper la parole sont les pauvres invités, à la radio ou à la télévision. Mais on ne peut ignorer que s'ils se trouvaient en face de nous, ici et maintenant, ils se comporteraient exactement comme les bourreaux médiatiques qui les torturent sans qu'ils se départissent de leur bon sourire de victimes consentantes. Que vient-on chercher, en ces lieux, si ce n'est la punition qui accompagne nécessairement le faux privilège d'être placé au centre d'un écran qui cache autant qu'il montre, et qui, dans presque tous les cas, ne laisse passer que des vérités défuntes ou inoffensives. 

Il faut donc que je reproduise des imbécilités (sur Facebook) pour que le monde rapplique en masse chez moi, et encore, en pratiquant la méprise d'une manière si caricaturale qu'on se prend à douter de son sérieux… Sacrée leçon d'humilité ! Ce que l'on écrit ne compte pas, n'intéresse pas, ne plaît pas. Ce qui compte, c'est à qui l'on parle, de qui ou de quoi l'on parle, et, surtout, c'est de tenir compte du lecteur et de ses obsessions, au premier rang desquelles la sacro-sainte Actu tient le rôle du Maître tyrannique. Il faut bégayer en chœur partout où c'est possible, puisqu'on ne le fait plus à l'église. 

Ça y est, on nous explique maintenant que Val Kilmer est un immense acteur et que Heat est le plus grand polar de tous les temps… Ça ne s'arrêtera donc jamais. Ils adorent la médiocrité, ou ils ne connaissent que ça, je ne sais pas. 

Une dame écrivait ce matin une chose très juste, sur Facebook. Certaines manières d'écrire rendent les guillemets inutiles. On n'a pas besoin d'eux, quand on cite certains de ceux qui croient indispensable de nous donner leur opinion sur la littérature (ou sur la musique). Leur graphie, l'état de leurs phrases, de leur ponctuation, la forme de leur prise de parole, leurs fautes d'orthographe et de français sont un drapeau qui les identifie sans risque d'erreur. Pourtant, erreur, il y eut bien, et de manière cocasse, puisque beaucoup de ceux qui passaient par là m'ont attribué les quelques phrases que j'avais trouvées sur Twitter et qui dénigraient l'un des livres que je préfère dans toute la littérature connue de moi : L'Éducation sentimentale. On connaît les arguments par cœur : c'est trop long, il ne se passe rien, on s'ennuie. Inutile de s'attarder sur ces attardés. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est tout ce qui entoure la « critique ». Comme le dit une autre personne ayant participé à la discussion, il y en a même qui croient nécessaire de réhabiliter ou de défendre Flaubert, et c'est bien entendu le pire. Ne pas aimer le bel ennui, et les prétendues longueurs, c'est se fermer à jamais la porte de la littérature. 

Après tout, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, que les gens n'aiment ni la littérature ni la musique. Ressemblent-ils à ceux qu'on croise à la caisse du supermarché, tatoués, le caddie plein de cochonneries et la parole pleine de vulgarités ? Et alors ? Voudrait-on les persuader de lire Pessoa ou d'écouter Gesualdo ? Certainement pas. On n'aimerait pas plus les croiser à un récital de Maria Joao Pires. Le monde est donc bien fait, puisque nous écoutons la sonate de Berg sans trop de crainte d'avoir à en partager l'agrément avec ces épais morceaux d'humanité, Droite et Gauche confondues, faut-il le dire. Le bonheur, après tout, ne consiste-t-il pas à choisir ses contemporains, afin que ceux-là ne gâchent pas les rares réjouissances qui nous sont encore promises ? Il y a peu, j'ai regardé Alice et le maire, un film assez intéressant dans lequel une jeune femme très lettrée et vaguement parfumée de philosophie est recrutée pour « donner des idées » au maire de Lyon, joliment interprété par Fabrice Luchini. Il arrive dans ce film que les protagonistes, faisant tous partie du « staff de la mairie », reçoivent des invitations pour aller entendre (et voir) l'Or du Rhin à l'opéra. À la sortie, on demande à Alice, la jeune héroïne, ce qu'elle en a pensé. « Oui, c'est très beau. » Je ne sais si cette répartie a été imaginée comme LA répartie comique du film, mais elle m'a bien faire rire. Personne ne s'y est ennuyé, dans ce prologue de la Tétralogie qui dure deux heures et demie ? Ils n'ont pas trouvé qu'il y avait des longueurs ? Qu'il ne se passait rien ? Comme ce monde est merveilleux… Comme ce cinéma est sympathique… 

J'ai repris Les Onzes, de Pierre Michon, livre que j'avais lu, sans le terminer, il y a quatre ans. Cette fois-ci je l'ai lu d'une traite, avec beaucoup de plaisir et d'admiration. Il y a toujours cette déception, néanmoins ; il y a que je ne retrouve pas ce qui m'avait tant impressionné dans les Vies minuscules : l'inspiration. Une inspiration sans temps morts. La sensation que celui qui se tient devant la page se coule dans un souffle impossible à calmer et que cet état le met en phase avec ses phrases, irriguées d'autre chose que de volonté et d'intelligence. On pardonne tout à un texte inspiré, même l'érudition. Le sentiment de la langue, qu'indéniablement il possède à un degré très élevé, ne suffit pas ; Michon fait partie de ces écrivains dont on doit sentir qu'ils écrivent sous la dictée de quelque chose qui les dépasse, qui les traverse à ce moment unique qui ne reviendra pas. Leur seul impératif est la ponctualité. Quand ils y réussissent, c'est extraordinaire. Quelques unes des Vies minuscules sont ainsi portées à incandescence par le corps de l'écrivain qui vibre jusqu'au plus intime des phrases qui pénètrent en nous en maîtresses et nous rendent non seulement apte à les assimiler, mais surtout à ne pas désirer d'autres phrases que celles-là, pas d'autre construction, pas d'autre rythme. Michon aime la densité. Il aime aussi nous soumettre. (Il y a des corps de femmes, comme ça.) On peut se mettre cent fois devant une table, devant un piano, devant une toile, et quatre-vingt dix-neuf fois n'être pas à sa place, pas à son heure. Si l'on cherche ce degré de maîtrise, cette température des idées, cet arrangement indiscutable des formes, il faut admettre que le déchet sera énorme. À moins de se nommer Jean-Sébastien Bach. Et puis la fantaisie… Je crois qu'il faut donner aux écrivains en herbe des exercices de contrepoint et de transposition. 

On leur parle prépositions, ils répondent taxes de douanes. On leur parle de la Présence, ils répondent « être au rendez-vous ». L'humour dans la littérature ou dans la vie ne se trouve jamais là où l'autre l'attend ; à chaque fois il nous sépare de cet autre d'une manière déplaisante ou drôlatique. On se croyait avec et on est sans. Ça va finir par un « en fur et sur mesure »…

Oubliez un peu la sémantique, portez votre attention sur tout ce qui ne signifie pas, ou presque pas, ou plus. Le sens vous le rendra au centuple, s'il ne s'est pas endormi. 

Travailler le seul jour où l'on devrait se reposer, se reposer tous les jours où il convient de travailler. Ce n'est même pas un blasphème. Ni une révolte. C'est une méthode. La seule qui convienne à celui qui remonte le courant parce qu'il a oublié quelque chose en cours de route. Quand on a tout essayé pour se conformer au pluriel et que l'on fait semblant d'accepter d'être singulier, malgré le ridicule et l'herbe trop haute dans le jardin.

Cet imbécile de journaliste télé qui demande à Bruno Monsaingeon si Gould était « sympa »… Et pourquoi pas s'il était « cool », ou « zen »… Pauvre andouille ! Si au moins il ne le connaissait pas du tout, s'il venait d'en entendre parler pour la première fois dix minutes avant son interview, on pourrait passer sur l'ignominie de ce vocabulaire, mais non, il le connaît bien, il est capable d'en parler, il a des références… C'est désespérant. C'est foutu. « C'est mort », comme je crois qu'il faut dire. 

Il faut bien reconnaître que nous préférons presque toujours l'analphabétisme à l'illettrisme. On peut parfois négocier avec le premier, jamais avec le second. 

La Messe en Si est peut-être le plus mystérieux de tous les grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale. Elle ne semble pas d'un accès difficile, pourtant, elle est même séduisante en maintes occasions, mais cette œuvre, formée à partir d'œuvres beaucoup plus anciennes au soir de la vie de Bach (1724-1749), est une prodigieuse opération de synthèse et de reprise. Dans la reprise, on mêle l'ancien et le nouveau (qui se transforment l'un l'autre), on ne répète pas, et c'est sans doute le geste le plus important de Bach durant toute son existence créatrice (existence créatrice est ici un beau pléonasme). Ce n'est pas un révolutionnaire au sens où il n'y a pas de table rase, chez lui, mais la constante et géniale reprise de techniques et de matériaux qu'il est capable d'amener plus loin, plus profond, avec un lyrisme qui semble évident, qui emporte tout et donne cette physionomie si aimable et si familière à toute sa musique. Dès lors, elle peut s'adresser à tous, combler le savant et l'ignorant, le snob et le solitaire. 

La Messe s'est dévoilée à moi à Athènes alors que j'avais seize ans. Ettie, que j'avais rencontrée quelques jours auparavant, m'avait traîné plus ou moins de force dans un magnifique théâtre antique où cette œuvre était donnée par l'orchestre et les chœurs de Karl Richter. Oh, je l'avais déjà dans l'oreille, cette messe que mon père vénérait, mais enfin je crois bien que je ne l'avais jamais écoutée in extenso, et encore moins au concert, et avec cette qualité acoustique si particulière. L'éblouissement que j'ai ressenti ce soir-là est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui où j'entends à nouveau cette messe, ce matin. C'est donc 53 ans plus tard qu'elle se fraye à nouveau un chemin en moi, et je revois encore les choristes, dont cette soprano que je fixais tout du long sans pouvoir détacher mes yeux de ce visage dont je tombai immédiatement amoureux. Je crois bien que c'est ce soir-là qu'un lien indéfectible s'est instauré entre l'amour et la musique. Dans un monde parfait, on ne distinguerait pas Son et Visage. 

Pour lui, je suis et resterai « ampoulé », quoi que je fasse. J'ai tellement entendu cette critique, elle était tellement fréquente et même un peu automatique, dans ma jeunesse, que l'accusation qui en découle se dresse en permanence devant les onze Inflexibles de mon comité intérieur. Cette maudite ampoule ne s'éteint jamais, malheureusement. Et je sais bien qu'elle n'éclaire pas toujours ma chaste nuit sans raisons. 

L'intelligence, c'est toujours un degré de plus dans la spirale du sens. Tel qui est arrivé là où il est arrivé pense qu'on ne peut pas aller plus loin, bathmologiquement parlant, qu'il a fait le tour de la question (qu'il a gravi tous les échelons). Or, un autre arrive, et va un degré plus loin, ou plus haut, ou plus profond. De là où il est, il trouve que son prédécesseur est bête, car de son point de vue, même s'il n'a progressé qu'à peine, il voit les choses tout autrement. L'un voit un ciel blanc, l'autre un ciel noir, alors qu'un millimètre les sépare.



dimanche 30 mars 2025

Escarres, délits et orgues


Après un certain temps passé dans un lit viennent les terribles escarres. Mourir c'est libérer un lit ; le plus souvent un lit d'hôpital. On n'y pense jamais, avant d'y être confronté, on n'imagine pas qu'être étendu paisiblement sur une couche puisse devenir une torture. « Place aux vivants ! », comme le claironnait l'autre crétin, en 2003, dont la voix me parvenait sans qu'il le sache à travers les couloirs de l'hôpital de Rumilly. Ce ne sont pas seulement les muscles qui fondent, et l'ennui, et les heures bêtes, et la télé impossible à éteindre, et la promiscuité, qui rendent les semaines d'hôpital intolérables, c'est la peau qui se révolte contre les os, qui prend feu, qui se couvre de plaies que nul accident n'a causées et qui imposent un agenda intraitable des positions : côté gauche, dos, côté droit, sur le ventre, quand c'est possible, etc. (il y avait une feuille de ce genre disposée au-dessus du lit de ma mère). Faites place ! Mourez vite, dépêchez-vous, le système est à flux-tendu, les nouveaux vivants arrivent, qui ne savent plus sur quel pied gémir ou exiger, parfois donner des coups de poing. Cette saloperie, qui peut aller jusqu'à l'ulcération, l'eczéma, l'érysipèle, la nécrose, peut à terme se transformer en lésion cancéreuse, peut se compliquer en septicémie, anémie ou dénutrition. Au paradis des allongés on oublie ce genre de détails. « Libérez les lits ! » comme on disait autrefois Libérez le Larzac ou comme on dit de nos jours Libérez votre créativité, ou, mieux, Libérez la parole ! La vie n'aime pas l'immobilité et c'est par la peau que la mort témoigne de sa présence scrutatrice, très souvent, comme si elle se moquait de notre aspiration naïve à la paix et au repos : elle ne dort jamais, la pourriture, elle est toujours à l'affût. Il y avait encore un souffle, un râle, une tiédeur rauque, un œil entrouvert, et ce n'était plus assez ou déjà trop. L'escarre, c'est la trêve maligne qui nous rappelle que nous n'avons pas le choix, si nous cheminons dans l'existence, que celui qui s'arrête tombe, que la vie est un équilibre toujours instable, toujours précaire. Elle avait encore la main tendue vers moi, entre deux égarements qui parfois se confondaient. Tant qu'il y a de l'escarre il y a de l'âme, autrement dit de la souffrance en provision, bien collée sous le drap, qui ne demande qu'à creuser des rigoles de larmes. Cette époque-là, il faut le savoir, était une époque où les malades à l'hôpital avaient encore la chance d'avoir une chambre dans laquelle ils étaient seuls, dans laquelle nous étions seuls avec eux. Pas toujours, non, pas toujours, mais enfin ça arrivait encore. Je passais mes journées avec elle, nous étions le plus souvent seuls, tous les deux, dans la chambre, en des moments toujours précieux, où la parole, extrêmement rare, était un nectar de parole, une source dans le désert. Je pouvais venir quand je voulais, sauf la nuit, et rester autant que je le désirais, les journées étaient longues, nous étions en été, un été étouffant, un été absurdement chaud. J'avais un livre, un grand cahier, un stylo, un paquet de cigarettes, une fenêtre, et la vie devant moi, allongée et silencieuse, dont la patience douloureuse faisait un peu peur. Je jouissais d'une étrange liberté (à laquelle je m'accrochais, sentant bien qu'elle ne durerait pas) malgré toutes les embûches de cet été brutal, et ce d'autant plus que mon amie était médecin dans cet hôpital. Qu'elle était belle, la Comtesse en blouse blanche dans les couloirs, avec son pas léger et toujours silencieux ! Comme j'étais heureux de la retrouver, le soir, ailleurs, ou sur place, et de goûter un corps que la souffrance ignorait, fesses et talons doux, d'aimer sans avoir peur, d'aimer la sueur et les humeurs que nous partagions sans remords partout où cela se pouvait. Nous étions deux passagers clandestins dans le bâtiment blanc et silencieux qui flottait, immobile au cœur de la ville, ou dans la maison désertée de la route de la Fuly quand c'était possible. 

France-Musique, le Bach du dimanche. La cantate BWV 105, « Herr, Gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht », l'une des trois ou quatre plus belles cantates de Bach, fut composée à Leipzig le neuvième dimanche après la Trinité et créée le 25 juillet 1723. « Et n'entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant ne sera justifié devant toi ». 

Il est tout proche de l'église, le petit hôpital. Il n'y a qu'une rue à traverser, une rue qui monte et qui tourne, une rue qui passe sous l'église puis sur l'église, l'encerclant, une rue qui réunit le Rumilly du bas et le Rumilly du haut, la rue Charles de Gaulle, du moins est-ce son nouveau nom, et le cimetière est de l'autre côté, tout proche, étendu bien calmement le long de la voie ferrée. Nous sommes au cœur du bourg, qui bat depuis le IIe siècle avant Jésus Christ. Hôpital, église, cimetière, écoles, le cinéma, la poste et les trois pharmacies du bas s'y tiennent dans un périmètre restreint, c'est un résumé de la ville : le collège catholique Demotz de la Salle, l'école maternelle et le CES, collège d'enseignement secondaire laïque, la longue rue de l'Annexion qui longe le cimetière et passe devant l'hospice des vieux et les cours de boule lyonnaise, beaucoup de géraniums aux fenêtres, les collines au-delà. De l'hôpital, on entend sonner à intervalles réguliers les breloques monstrueuses du Bon Dieu, c'est sainte Agathe qui se rappelle à nous, qui respire auprès des agonisants, qui les veille sans relâche et les apaise, donnant un sens à leurs souffrances. Mais je vous parle d'un temps qui n'existe plus. L'hôpital, trop petit, a déménagé, les sens uniques ont changé de sens, les sens interdits ne le sont plus, et si j'utilise le présent pour évoquer cette petite ville de Haute-Savoie, c'est parce qu'elle n'existe plus que dans mon souvenir qui, lui, restera inchangé, je l'espère. Je n'y reviendrai plus car nul vivant, là-bas, ne sera justifié devant toi. C'est exactement ce que je me dis chaque jour de la vie qui me reste. L'aria pour soprano, « Wie zittern und wanken der Sünder Gedanken », comme elles frémissent et vacillent, les pensées des pécheurs, avec ses courtes phrases de quatre notes de hautbois, est sans doute l'une des merveilles absolues composées par le Cantor de Leipzig. 

L'église Sainte-Agathe, je l'ai beaucoup fréquentée, dans ce moment-là, car j'y enregistrai avec un ami les orgues de 1880 de Joseph Merklin dotées de 1094 tuyaux, sur lesquelles j'improvisais sans pitié ni piété. Bernard et moi avons passé de longues après-midi, seuls dans l'église, lui en bas, avec les micros et les magnétophones, et moi en haut, à la tribune, heureux et libre, roi de la semaine et de tout cet espace résonant et désert. Il arrivait parfois qu'un fidèle, cherchant un peu de fraîcheur au plus chaud de la journée, passe la porte, et s'arrête, interdit, peut-être effrayé par des sons qu'il n'avait pas l'habitude d'entendre dans cette enceinte familière et ordinairement silencieuse. Le féérique Georges (Bachelard) n'était plus là pour nous intimider, je n'étais plus assis à côté de lui en culottes courtes sur le banc du titulaire, ébahi par le buffet de plus de sept mètres de haut et cinq mètres de long, par les sourcils et les improvisations interminables du maître à la voix flûtée et dont on ne savait jamais si les remarques ou les questions étaient sérieuses, trop, ou celles d'un homme tout juste sorti de l'asile. Me reviennent les gestes désespérés du curé, en bas, pendant l'office, le dimanche, qui ne pouvait plus arrêter un Georges échevelé dans ses improvisations torrentielles. « Car le Seigneur m'a rempli de tristesse au jour de son ardente colère ! » C'était le seul moment où on l'écoutait ; il ne se faisait pas prier pour occuper la nef et les oreilles des patients qu'il opérait à vif. Une fois par semaine, il tenait nos esprits et nos impatiences entre ses tuyaux : on le sentait passer, avant que les mères de famille aillent se ruer chez Bruyère, le pâtissier sous-l'église. Richard (Wagner) n'aurait pas agi différemment, si on lui avait livré une foule prise au piège, avant que la gloire ne joue le rôle tenu chez nous par la religion et la timidité provinciale. Le Consentement (et ses aboyeurs multicolores) n'était pas encore une loi gravée en lettres de feu dans les méandres génético-politiques qui allaient amener l'éclosion de la nouvelle race abjecte et sympa. 

Si je peux faire de Jésus mon ami… À Sainte-Agathe, ce genre de pensées me traversaient l'esprit, je l'avoue. En italiques, en gras, entre guillemets, ou même barrés d'ironie, ces mots ont traversé mon âme, ils y ont creusé des galeries abandonnées, mais jamais totalement oubliées. Quand on joue de cet instrument monstrueux, à l'église, un sentiment de puissance nous habite en même temps qu'une formidable humilité. On ne connaît pas ça au piano, ce sentiment de pouvoir parler avec le Créateur. L'acheteur, au téléphone : « On va se tutoyer, non, entre musiciens… » Ah ? Mon piano, je le tutoie, mais les orgues, je les vouvoie. 

On voudrait qu'il y ait un peu de permanence, tout de même, du temps qu'on traverse cette vie ; qu'on s'y retrouve un peu, au moins dans les rues d'une ville, sinon dans les visages qui l'ont peuplée… J'écoute les cinq notes ascendantes lentement égrenées, Fa-La-Do-Mi-Sol, de I Loves You Porgy, telles que jouées par Keith Jarrett, dans son disque solo, The Melody At Night, enregistré pendant sa convalescence dans son studio personnel, après la longue maladie qui l'empêcha de jouer durant de nombreux mois… On comptait là-dessus ; ça ne nous semblait pas déraisonnable, d'espérer revenir sur les lieux de notre enfance et les reconnaître — je ne dis même pas les aimer à nouveau… Rien de plus transparent, de plus pur, de plus simplement énoncé — dit tout bas dans une ferveur pudique. C'est en tremblant, qu'on écoute ça… On avait été privé de fortune, de félicité conjugale, de la grande santé, de voyages et d'honneurs et de possessions rassurantes, et l'on espérait avoir le droit minuscule de ne pas être chassé de la patrie de ses souvenirs comme un mendiant pouilleux… C'est si nu et si évidemment périssable que la beauté semble émaner de l'absence même qui se signale avant qu'elle n'advienne, par épuisement prémonitoire… Il faut faire place, il faut vider les lieux, même dans le secret de la mémoire, qui nous semblait inviolable, cette mémoire qui nous trahit tranquillement dès qu'on tourne le dos, ou, au contraire, dès qu'on lui demande de nous accueillir dans ce sanctuaire qu'elle devait abriter… Les mélodies créées de rien, qui semblent naître d'un accord, du fantôme résonant d'une harmonie, sont les plus belles, quand elles prennent le temps de se dévoiler sans aucun artifice, sans effets, dans leur déploiement naturel et acoustique… Faudra-t-il avoir recours à la maudite intelligence artificielle pour revoir le Cheval Blanc ou la Place d'Armes, ou la Grand-Rue devant la poste, pour les débarrasser des immondes pustules qui les ont recouverts à jamais ?… Elles poussent, elles sortent doucement de l'ombre sans qu'il soit besoin de les annoncer, de les apprêter. Leur nudité n'est en rien une provocation, au contraire. C'est l'enfance de la mélodie… On ne demande pourtant pas de remonter aux temps où la région était sarde !… C'est le sommet de l'art, de ne pas montrer, de laisser venir à nous à son rythme, sans la forcer, une de ses hypostases. Ces moments où un musicien écoute plus qu'il ne joue sont ceux que je préfère. À proprement parler, il ne fait rien, il laisse faire. Peut-être revient-il seulement sur ses pas, attentif aux échos qu'il a laissés derrière lui dans toute la musique qu'il a jouée jusque là… 

Fritz Pfleumer, un ingénieur germano-autrichien né le 20 mars 1881, a inventé la bande magnétique qui allait révolutionner le monde de la prise de son. Le voyage de Pfleumer dans le monde de l'enregistrement a commencé avec son travail sur le papier à cigarettes. Libérez le terrain, Herr Pfleumer, vous qui avez inventé la bande magnétique, en 1927, en collant de la poudre d'oxyde de fer sur du papier très fin. Le premier magnétophone, le K1, fabriqué par AEG, est présenté en 1935. De 1935 aux années 2010, c'est ce monde de l'enregistrement analogique, qui m'aura fasciné et nourri, et mon père bien avant moi, qui avait toujours un ou deux magnétophones dernier cri à la maison et dans son bureau à la pharmacie, dont le déclin puis l'oubli me désespèrent. J'en ai eu beaucoup, des magnétophones, et je suis en train de vendre le dernier que je possède. Grundig, Philips, Akaï, Teac, Revox (au moins trois), Nakamishi, avec de la vraie bande magnétique, qu'on pouvait couper et coller, à la main, et c'était merveilleux (le « couper-coller » n'était pas encore une métaphore), puis la série des magnétophones numériques sur bande (Tascam), puis sur carte mémoire (Fostex, Zoom). Je crois que même ce mot de « magnétophone » ne dit plus rien à mes contemporains. Ils sont passés à l'« enregistreur », plus générique, plus neutre, moins connoté, moins alourdi de matière, plus abstrait. Il n'y a plus l'idée de ce qui adhère, qui reste fixé quelque part, du son qui est attiré, fait prisonnier par une force magnétique, sur un support physique, qu'on peut voir et manipuler comme on le fait de feuilles de papier imprimées qu'on découpe et qu'on assemble. Ces appareils étaient des extensions de nous et de merveilleux professeurs d'écoute que je regrette infiniment. Il n'est pas anodin d'être originaire d'un pays qui s'appelle Savoie, quand on aime retrouver à volonté toutes les voix qu'on a aimées, les coucher près de nous dans le lit parcheminé de nos émotions magnétiques.

En parlant de professeurs, (c'était les belles années CACA*, à Annecy), je ne suis pas peu fier d'avoir réussi à traîner les amis jazzmen avec lesquels je jouais, dans les années 70, dans des concerts de musique “classique”, à Annecy en particulier. On a peine à imaginer, aujourd'hui, à quel point ces mondes étaient circonscrits, alors, et même complètement étanches : leurs partisans se regardaient en chiens de faïence. Nous étions allés au château d'Annecy assister à un concert d'un quatuor avec piano. Était joué le quatuor op. 15 de Fauré, en ut mineur (Leslie Wright était au piano). Nous avions vu Messiaen, aussi, qui était venu jouer à deux pianos avec sa femme, Jeanne Loriot, les Visions de l'Amen (« Amen, parole de la Genèse, qui est l'Apocalypse de l'ouverture. Amen parole de l'Apocalypse, qui est la Genèse de la consommation. »). Mes amis étaient loin d'être convaincus, bien sûr, mais ils avaient tout de même fait l'effort de venir et d'écouter de la musique ultra-démodée et, horreur !, de la musique ultra-catho. Il s'était passé quelque chose, ce jour-là. On a pu ensuite parler de Bartok (les quatrième et cinquième quatuors surtout), de Varèse (“Ionisation” et “Déserts”), de Stravinsky (Petrouchka et le Sacre), d'Ohana (“Cris” et “Si je jour paraît”…), de Debussy (vaguement), de Jolivet (sa suite pour flûte et percussions), de Messiaen (les “Rechants”), de Boulez (les “Domaines”) et de Stockhausen (“Aus den sieben Tagen”). Même si j'étais toujours regardé avec une certaine défiance, comme un intrus, presque un traître, ils m'écoutaient néanmoins. Il y avait bien Frank Zappa et ses Mothers of Invention, qui avait droit de cité parmi nous, mais c'était l'exception qui confirmait trop facilement la règle à double-sens. 

Le conservatoire d'Annecy était à l'origine une petite école de musique créée le 7 novembre 1948 par Mme Gaillard. Elle accueillait 70 élèves et les cours étaient donnés au domicile de M. et Mme Gaillard, dans la buanderie de l'Hôtel du Nord, à l'école du quai Jules-Philippe puis dans les bâtiments de l'ancienne abbaye de Bonlieu. Il s'est ensuite installé dans le palais épiscopal de la rue Jean-Jacques Rousseau, qui au XVIIIe siècle se nommait rue Saint-François-d'Assise, là où Rousseau rencontra Mme de Warens. Envisagé lors d'un séjour de Victor-Amédée III en 1775, le projet de construction d'un évêché pour le diocèse de Genève commence avec un plan dressé par l'architecte piémontais Giuseppe Battista Piacenza à qui l'on doit par ailleurs la décoration du chœur de la cathédrale Saint-Pierre. Le premier projet est ramené à des proportions plus modestes. Les travaux sont confiés à Charles Gallo, architecte établi à Annecy, qui construit un bâtiment de style néo-classique, inspiré de ce qui se fait alors à Turin. La construction du palais entraîne le remodelage du quartier, et fait disparaître entre autre, la « petite maison » dite de Boëge, occupée entre 1728 et 1730 par Jean-Jacques Rousseau et sa riche bienfaitrice. Le palais est inauguré le 22 septembre 1792, et les Français entrent dans la ville le 26 du même mois. La Savoie a l'habitude des occupations, des cessions, des réunions, des rattachements et des annexions. Elle en a connu plusieurs, par les Français entre 1536 et 1559, puis de 1600 à 1601, en 1689, puis de 1703 à 1713, par les Espagnols, de 1742 à 1749, par la France à nouveau de 1792 à 1814, puis finalement, en 1860 (un peu auparavant, elle a failli être suisse (pour ma part, je regrette qu'elle ne l'ait pas été), et elle aurait pu devenir “savoisienne”). Dans le traité de Turin, cette année-là, le 24 mars, c'est le mot « réunion » qui est adopté, mais les rues, elles, se souviennent plus volontiers de l'« annexion », en tout cas à Annecy et Rumilly. À Chambéry, cette rue a été renommée en rue du Général de Gaulle, et c'est une statue (de l'Annexion), qui en témoigne, près de l'église Notre-Dame et de la rue Saint-Antoine. Non, la Savoie n'a jamais été italienne, contrairement à ce qu'on entend souvent dire. Sarde, oui, mais pas italienne (la Sardaigne était un État indépendant qui comprenait, outre le duché de Savoie, la principauté du Piémont, le comté de Nice, le duché de Gênes et la Sardaigne). Le royaume d'Italie est justement fondé en 1860, en échange de l'annexion de Nice et de la Savoie. D'ailleurs on n'a jamais parlé italien en Savoie. La Savoie et la vallée d'Aoste étaient administrées en français, et une partie des habitants parlaient un patois, que j'ai connu, patois parfois nommé “francoprovençal”.

Je ne suis pas justifié devant mon Créateur et je crains Son jugement. On oublie un peu vite cette crainte, dans le catholicisme moderne, tel qu'il m'a été transmis et enseigné, où le Seigneur était censé tout comprendre et tout pardonner. Je suis toujours estomaqué par le culot des croyants modernes, qui pensent que tout leur est dû, que tout leur est et sera pardonné, que la religion catholique n'est qu'un distributeur de consolation et d'amour alimenté par l'Infini. On a fait de mon Dieu un dieu sympa dont l'indulgence décourage la grandeur et la morale. Ce n'est pas avec ça qu'on fait de l'art ou de la musique de génie, mais c'est avec ça qu'on vide les lits des hôpitaux, car le sympa s'adresse avant tout aux vivants bien vivants, à ceux qui ont encore une dentition solide et un sourire impeccable tels qu'on en voit sur les plateaux de télévision. Les hôpitaux ne sont plus des lieux de soins et de silence hors du temps, et les heures que j'y ai passées au début de ce millénaire n'existeront sans doute plus jamais. Les infirmières et les médecins seront en partie remplacés par des robots intelligents dont la moralité sera au-dessus de tout soupçon (à moins que des robots sadiques prennent le pouvoir). On en a déjà une sacrée érection, rien que d'y penser !

Le Bach du dimanche, c'est la cantate BWV 46, dixième dimanche après la Trinité, mes montres et horloges retardent d'une heure : « Schauet doch und sehet, ob irgend ein Schmerz sei »… Regardez, et voyez s'il est une douleur. Elle est composée en 1723, à Leipzig. Bach se sert d'une trompette à coulisse. Jésus prophétise la destruction de Jérusalem et l'expulsion des marchands du temple. J'ai oublié de téléphoner à Emmanuel Berger, archiviste du diocèse de Chambéry, à qui je voulais demander la liste des curés ayant officié à Sainte-Agathe dans les années 60 et 70. Impossible de me rappeler le nom de ce prêtre que Georges Bachelard désespérait tant lors de la Grand'Messe du dimanche, dans ces années où j'assistais à leur affrontement silencieux et qui me faisait rire dans la barbe que je n'avais pas. Il était petit, toujours un peu renfrogné — son corps tout d'un bloc glissait sur les dalles de l'église sans qu'on puisse voir bouger ses pieds — cet abbé qui n'avait pas réellement pris le tournant funeste de Vatican II (ou était-ce cette réforme, justement, qui le mettait de mauvaise humeur : jugeait-il ses ouailles responsables en quelque manière de cette triste évolution ?). Voyez s'il est une douleur, dans les corps que nous croisons tout au long de notre vie, douleur dont nous ne comprenons que les effets qu'elle produit mais jamais les causes. Ma mère n'aimait pas tellement la Grand'Messe, non pas que l'orgue l'ait dérangée tant que ça, mais elle en tenait pour une liturgie plus sobre, plus pauvre et dépouillée, ce qui l'a conduite à préférer d'autres offices plus matinaux, moins sociaux, aussi. Peut-être aussi que les messes tôtives perturbaient moins les préparations du déjeuner dominical. J'imagine aussi que les messes sans orgue lui rappelaient plus facilement celles auxquelles elle assistait, enfant, en Corse. 

Sur le mur nord de Sainte-Agathe se trouve une crucifixion en bois de Ramel, l'ami de mon père, un autre Robert, silhouette familière au dos large et au bon visage patient et doux que mes parents soupçonnaient d'avoir réalisé d'après nature un nu de ma sœur Françoise. Je me souviens surtout de sa femme, une blonde aux cheveux filasses, toujours à vélo, vaguement germanique, pas très belle, un peu revêche, qui nous faisait visiter l'atelier de son défunt mari au pas de course. De lui, nous avions à la maison un buste de Beethoven, très réussi, en ébène, tout en angles et en sforzatos (je me demande ce que Ramel écoutait de Beethoven pour en avoir cette vision-là — la Grande Fugue ?), sans doute commandé par Robert à Robert. La « vierge » nue, elle, il n'y avait pas eu besoin de la commander. Elle était arrivée chez nous par l'opération du saint Esprit… Sacrée Francette ! Elle aimait bien se montrer à poil, y compris devant nous, ses frères, du moins dans ses jeunes années. Je la revois entrer les nichons à l'air dans la chambre de Daniel, après le dîner, très fière de ses seins dont elle affirmait crânement qu'ils étaient droits comme la justice. 

Nul vivant n'est justifié a priori, même avec des seins de statue grecque ou des cuisses de lutteur sarde. C'est en tout cas ce que je crois. C'est une épreuve quotidienne, de se justifier à soi-même, ne parlons même pas de l'être devant Dieu, ou seulement l'Autre. Nous sommes toujours au bord de l'injustifiable, qui nous attire comme un gouffre où il serait bon de se laisser choir pour avoir la paix une fois pour toutes, sans devoir rivaliser avec le beau et le vrai. La somme de toutes nos erreurs est incalculable, quand celle de nos réussites frise le zéro absolu : Ce que je fais ici, dimanche après dimanche, avec le contrepoint impitoyable de la musique de Jean-Sébastien Bach, le prouve de manière irréfutable. C'en est cocasse. On pourrait se demander bien sûr ce qui fait que je continue, malgré le ratage constant et la peine profonde que m'inspirent mes pauvres phrases quand je les relis. Il y a des moments de satisfaction, je ne le nie pas, mais ils ont la physionomie de ces gens qui se détournent dès qu'on tente de les observer afin de les décrire, comme s'ils avaient quelque chose à cacher, quelque secret glorieux ou honteux. Ce ne sont que des reflets furtifs qui crèvent comme des bulles de savon aussitôt qu'elles se sont montrées dans l'air du soir, ou comme ces petites taches noires qui parfois dansent devant nos yeux, et qu'on échoue toujours à fixer, pour enfin savoir de quoi elles sont le signe, puisqu'elles se déplacent selon la visée de notre regard. La satisfaction, c'est après, ou avant, ou là-bas, mais jamais pendant, ici ; on l'a sentie passer, mais on ne peut la ressentir à nouveau comme elle nous est apparue, elle se situe dans un monde qui n'existe pas vraiment, on ne peut pas la garder avec soi, la conserver et en jouir. Comme la tranquillité. J'imagine que c'est à ça que sert la mort. Ne plus avoir à s'excuser de ne rien faire, rien dire, rien penser. 

On peut ne pas l'entendre, mais littérature commence par « lit ». Chambre comme « chair » ou « choir », et bien sûr « chant » et « chut ! ». J'aime beaucoup les lits. On y souffre, on y aime, on y oublie, on y rêve. Je crois que la meilleure part de notre vie s'y dépose. J'aime surtout les draps. Leurs odeurs, leurs matières, leurs couleurs ; leurs froissements… Les draps qui ont reçu l'empreinte de celle qu'on désire ont une présence surnaturelle et quasi religieuse. Quand j'étais enfant, les plis des draps me faisaient faire d'horribles cauchemars, ces brutes. Ils devaient être repassés chaque jour. Il me semble que les fronces vicieuses qui s'ouvraient dans le coton ou le lin se sont déplacées dans le corps des femmes, y perdant leurs maléfices en accédant à la vie : Sillons et flétrissures ne sont plus maudits. Les corps lisses me font peur. Je peux les admirer mais je suis incapable de les désirer. Je pense à Valérie, dont j'ai pris tant et tant de clichés, et qui croyait m'être agréable en ne portant pas de sous-vêtements avant les séances de photo, pour que son corps ne portent aucune trace (de soutien-gorge, de culotte). C'est ce que je préfère, moi, les traces… Les signes laissés sur la peau par un slip trop serré, par un pantalon, une ceinture, par une mauvaise position ; par la vie, tout simplement. J'aime voir ce qui a été et qu'on a fait disparaître pour le caprice de l'autre ou l'âpreté de l'instant, les habits jetés au pied du lit, l'empreinte de la journée, des circonstances et même de la fatigue, que la peau soit marquée comme un vieux livre trop lu, annoté. C'est ça, oui, c'est bien ça, je n'ai jamais eu le sentiment d'être justifié devant une femme, d'être à ma place, de mériter de pouvoir la regarder et la toucher. C'est pour cela que je n'arrive jamais à les quitter, ces créatures. On n'abandonne pas quelque chose à quoi l'on n'a pas droit. Une femme qui autorise un homme à toucher son cul, c'est une cantate sacrée composée pour lui seul, cet inconscient, même s'il arrive qu'il n'éprouve pas le plaisir escompté — alors il a honte d'avoir raté l'entrée, il a honte de sa maladresse, comme d'une phrase ratée par négligence ou manque d'oreille, il a honte de ne pas avoir su voir, sentir, ajuster regard et gestes, conjuguer le désir et les odeurs, trouver sa voie dans le dédales des effleurements : il a joué faux alors que tout était là, dans les draps, dans la précise pliure des membres abandonnés ou trop tendus, dans ces tissus superposés et mêlés. Il y a pourtant des réussites, il est vrai, des après-midis où l'horizontalité est une forme de prière ample et stupéfiante, où la mollesse pétrifiée est une grâce, celle qui arrête le temps, ou du moins le dilate jusqu'à l'Amen fanatique qui fond ensemble plaisir et douleur, oui parmi les ouis. On frémit et vacille, quand on aime un corps, car tout est question de rythme et d'intensité, et la maladresse est ici plus impardonnable qu'ailleurs. 

La cloche entretient avec le feu un rapport essentiel. C'est elle qui porte la Voix au loin. Elle est le Signe par excellence, qui rassemble, qui annonce, qui appelle, elle est ce qui en chacun de nous sonne et résonne, entre en vibration quand le chœur bat. Comme les cloches, nous sommes des vibrations nées de la terre et du feu, chair et chant mêlés, cordes tendues entre des abîmes, appels rythmés. « Aus der Tiefe ruffe ich »… Jours ordinaire : une cloche (La). Fêtes mineures : deux cloches (Sol, La). Dimanche et fêtes majeures : deux cloches (Fa, La). Solennités mineures : trois cloches (Fa, Sol, La). Solennités majeures : quatre cloches, dont le bourdon. Les heures ne sont pas identiques, les jours non plus, ni les mois ni les saisons. Le Signum ordonne et rassemble la communauté. Toutes ces cloches fondues durant la Révolution, toutes ces voix qu'on a fait taire (voix de l'adoration, voix de la louange, voix de la pénitence, voix de la prière, voix du temps qui s'écoule), tout cet ordre jeté au feu, nous en ressentons encore aujourd'hui le funeste écho affaibli, et c'est le bruit (le désordre) qui a remplacé le sens et l'ordonnancement. La Parole avait une origine et une direction. Tout le monde comprenait. Les églises de mon pays avaient porté haut la Voix et le Verbe afin que le temps soit interprétable, qu'il nous parle, que nous ayons un centre, un port d'attache vers lequel nous diriger, quand nous nous sentions perdus ou abandonnés, une Tonique. Le Repos est à ce prix, que ce soit dans la musique ou dans l'homme. Nous n'avions pas encore fait place, les draps étaient encore chauds, le foyer restait un vrai mot, pour se rassembler ou se contaminer. Nous n'imaginions pas qu'être tranquillement allongé chez nous puisse devenir une torture, que nous serions mordus par les chabraques, par ce qui est censé nous protéger, mettre entre nous et la dure réalité un peu de douceur et d'agrément, que les brutes allaient venir nous ulcérer jusque sous les draps. Les toniques et dominantes et tout le bel ordonnancement tonal existant depuis au moins six siècles ne sont plus qu'à l'état de souvenir ou de déchets commerciaux : aujourd'hui, ce sont les sensibles à couteaux de boucher qui traversent nos chambres à coucher, mais la malfaisance devenue banale a perdu de son pouvoir d'épouvante. 

Emporté par mon élan, j'ai continué à vivre, depuis 2003, depuis 2013, depuis hier. Mon lit n'est pas encore vide, pardonnez-moi. J'occupe une place indue, j'en ai bien conscience. Un autre que moi pourrait habiter cette maison, écrire ces phrases, et mieux, dormir dans cette chambre, et moins, le jardin serait mieux entretenu, la paresse moins visible, la vie plus manifeste, les relations avec les voisins plus épanouies, la France plus défaite encore, si, si, je vous assure, c'est possible. Dites-vous que votre patience sera vite récompensée. Le portail sera repeint avant que les chars russes ne soient repartis pour leurs steppes désolées. Les chairs et les chants sont passés, ou en passe de l'être, je vous le dis. On fera le point, là-bas, parmi les ombres et les os, quand il n'y aura plus rien à percevoir sous les plis qui se sont formés à la surface de notre mémoire, dans la poussière des escarres mentales qui auront cessé de nous faire souffrir, dans la grande immobilité de l'indifférence enfin sincère. 


(*) CACA : Collectif de l'Ancien Conservatoire d'Annecy.

lundi 17 mars 2025

Warum ?


Ma mère aurait eu 111 ans aujourd'hui. Cantate 136, « Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz » (sonde-moi, mon Dieu, et connais mon cœur), du 8e dimanche après la Trinité, composée par Bach en 1723, à Leipzig. J'ai décidé il y a longtemps d'avoir systématiquement des marges de 4 cm à gauche, dans ce logiciel de traitement de texte (police de caractères Didot, corps 12, interligne 1½, 0,50 cm entre les paragraphes) parce que je voulais de la place pour corriger mes textes une fois imprimés. Or je ne les imprime plus jamais, faute d'encre, de papier, d'une connexion fiable entre l'ordinateur et l'imprimante, et peut-être aussi en raison de ma flemme. 

11, 111, 101, 110, 011, tous ces nombres qui semblent montrer un faciès binaire, ne le sont que très peu. Pourquoi le nombre 11 s'est-il imposé peu à peu dans ma vie à la manière d'un code à demi caché qui touche à tous les aspects de mon existence, et que je frotte de temps à autre comme une lampe magique, je l'ignore. Il faudrait un jour que je me penche sérieusement sur la question. Le 11, c'est aussi bien sûr le 10 + 1 (10 janvier), le 7 + 4 (la Haute-Savoie) et son renversement, le 4 + 7 (le Lot-et-Garonne) , le 3 + 8, etc., mais surtout, et c'est la forme qui me fascine le plus, le « 101 », non-rétrogradable, comme dirait Messaien, ou palindromique en diable, avec cette sorte de Trinité dont le centre (et l'Être ?) est un zéro, une absence, une privation, un affaissement. Tout ce qui ne peut pas se rapporter à des nombres n'existe pas vraiment, c'est le sentiment profond que j'ai depuis toujours, et qui sans doute vient de la musique elle-même. En tout cas, la Trinité, comme déploiement réel du couple, du double, de la dualité, et même du vivant singulier, m'a toujours semblé une évidence. Nous sommes les brins d'une guirlande éternelle en forme de triangle. 

Il y a de la Tortue et de l'Achille en chacun de nous, autant dire de l'impossibilité de mouvement. Parfois, c'est Achille qui s'exprime, le plus souvent la Tortue, en moi. Mais à chaque fois qu'il y a dialogue, en soi-même, une troisième voix s'invite subrepticement, qui met les deux autres d'accord (momentanément), ou les fait taire (momentanément). Un couple n'est jamais vraiment un couple, ou pas seulement. Une des premières apparitions du terme « sonate » (la sonate, formellement, a désigné ensuite une forme dans laquelle deux thèmes s'affrontent et donnent lieu à une troisième partie, un développement) se trouve dans la formulation « sonates en trio », à l'époque baroque. À ce moment-là, le mot « sonate » voulait simplement dire « qui sonne », qui se joue sur un instrument à vent ou à cordes, par opposition aux « cantates », qui sont chantées. Mais on voit que déjà il y avait besoin d'une troisième voix pour donner au discours musical une épaisseur et un volume (et une complexité harmonique) que le « bicinium » ne pouvait pas lui offrir, une assise harmonique qui allait peu à peu émanciper la musique du contrepoint (pour le meilleur et pour le pire). 

Le nombre 11 a ceci de fascinant qu'en juxtaposant simplement deux unités simples (le chiffre 1), simples parmi les simples, deux corps réduits à leur squelette, deux signes érigés, deux statues, nues, il produit un nombre déjà très complexe, un nombre premier, instable dès qu'on veut le combiner, le réduire, le diviser : un nombre difficile. Typographiquement, le nombre 11 se confond souvent avec le pronom « il », troisième personne du singulier, quand il est écrit en capitales d'imprimerie : « II ». (Va distinguer le « l » du « I », ici…) De même, dans « ICI », qui pourrait se lire : 1(c)1, où « c » pourrait figurer le « 0 », le rien, le nul, le vide, entre les deux colonnes, les deux émergences sensibles (et peut-être contradictoires) de l'être (ou de l'Être) qui se tient là. Être serait donc donner des limites, des bornes au vide, à ce qui en nous n'est pas là, n'existe pas dans la présence, ou existe ailleurs qu'en celle-là. « Il » est là, en nous, comme une énigme souveraine qui parfois nous sépare de notre moi. Qui est le « il », qui est le « je » ?

Connais-moi, mon Dieu ! dit la Cantate 136, car l'on sait qu'il est impossible de se connaître soi-même, et que nous avons besoin d'un tiers, pour cela. La vie nocturne et silencieuse, celle qui comprend le sommeil, représente approximativement le tiers de la vie totale, et la vie diurne les deux tiers. Le plus grand désir de l'homme est d'être connu entièrement, de manière absolue, juste ; mais par qui ? Par pas un semblable, c'est certain, car nous savons d'instinct que la connaissance totale de nous-mêmes par un autre serait un anéantissement et une condamnation. Seul un Dieu omniscient et équitable peut comprendre ce qui est incompréhensible à l'autre, seul le Créateur peut comprendre sa créature, car il la contient de toute éternité. Le résidu secret (ce tiers indéchiffrable) que nous portons en nous-mêmes, ce « 0 », est indivulgable à notre prochain, qui ne le comprendrait pas plus que nous. Sans cette part indicible et muette de nous-mêmes, qui a d'autres causes que nous-mêmes, et sans doute d'autres avenirs, nous ne serions pas des individus, mais des machines divisées soumises à tous les vents du siècle et à ceux qui nous font face, qui maladroitement dressent eux aussi leur nuit devant nous. Il faut en prendre son parti, nous ne sommes complets et cohérents qu'en admettant et en comprenant que se trouve au cœur de notre être un vide qui nous sera toujours inintelligible. La vie moderne cherche par tous les moyens à réduire cette part en la rendant objective et déchiffrable, visible, stable, connue de tous, avouée ; elle veut nous juger entièrement, elle se prend pour Dieu, elle éclaire la nuit, elle comble les vides et les silences. On peut aussi appeler cette part Liberté, ou Secret. Pour se dresser, dans la vie, dans le vivant, il faut en passer par le rien qui nous consume ; pour dire vraiment oui, il faut accepter le non. 

Maintenant que j'ai bien ennuyé avec mes histoires absconses de chiffres et d'absence, et que les rares lecteurs qui s'étaient aventurés jusqu'ici ont fichu le camp en jurant qu'on ne les y reprendrait plus, je peux commencer à raconter que le soleil pénètre enfin dans mon salon, lui qui avait choisi de se cacher depuis des jours et presque des semaines, comme s'il voulait me faire admettre qu'il n'y avait rien à attendre de bon des quelques moments qui restent. Est-ce que deux messages supprimés valent mieux que pas de messages du tout ? Est-ce qu'une phrase barrée signifie autant qu'une phrase abandonnée, laissée à la bonne volonté du lecteur, à son hypothétique bienveillance, ou seulement indulgence ? Est-ce que le silence parle ? 

L'autre nuit, un mot allemand m'obsédait et me tenait éveillé : « Warum ». La sonorité de ce mot me paraît tellement extraordinaire… Comment les Allemands en sont-ils venus à formuler cette demande d'explications avec cette construction sonore qui démarre en trombe et tourne sur elle-même avant de lâcher au-dessus du vide une résonance impressionnante, c'est un grand mystère. Mais c'est beau ! Je pense bien sûr au « Warum ? » de Schumann, la troisième pièce des Fantasiestücke op. 12. Rubinstein, Brendel, Argerich, Marc-André Hamelin, Perahia, Richter, Éric Le Sage, 18 minutes de Warum répétés, enchaînés… J'occupe le temps avec le son, ou je remplis le son de temps, je l'enfle et le dilate de pourquoi. Ré-Do-Ré-Mi–La-Fa répété huit fois (avec la reprise), et le motif répété 24 fois si l'on compte ses variations. C'est beaucoup de questions à Florestan, de la part d'Eusébius. Le soleil a déjà abandonné la partie. Parle donc, Robert ! Avoue ! Confesse-toi ! Tu n'étais pas un saint homme, ne nous prends pas pour des naïfs. D'ailleurs il paraît que tu ne faisais pas la vaisselle, à la maison ! 

À chaque fois que je dépose (en clair) sur Facebook un des textes publiés sur ce blog, car j'ai observé que presque personne ne clique jamais sur le lien qui y mène (je ne sais vraiment pas pourquoi), je suis obligé de laisser tomber tous les enrichissements typographiques (italiques essentiellement, lettres barrées, etc.) et dans un premier temps, j'en souffre, je suis inquiet. Mais, plus tard, je me dis que cette frugalité et ce carême forcés sont plutôt une bonne chose. Les enrichissements typographiques ne sont-ils pas une paresse, un procédé pratique, certes, mais une manière de se simplifier la vie, quand on écrit, de montrer du doigt des choses qui devraient peut-être se signaler par elles-mêmes ? Il va de soi que je ne m'en passerais pas de moi-même, si l'on ne me forçait pas le clavier, mais il ne me déplaît pas vraiment d'en être privé a postériori par une des limites de la technique. Pour rapprocher cela de l'interprétation musicale, je me demande toujours si ce qu'on nomme une bonne interprétation, n'est pas intrinsèquement une manière de trop nous expliquer ce que l'on doit entendre et comprendre dans une œuvre musicale, de nous montrer où sont les phrases, ce qu'elles signifient, quel sentiment leur associer, etc. Mais j'ai bien conscience, écrivant cela, que je me place en dehors de toute réalité sensible, car l'interprétation idéale serait — dans cette utopie-là — celle produite par une machine parfaitement insensible et objective qui estimerait que l'œuvre délivre son message sans qu'un interprète soit nécessaire, que tout est écrit, que tout est noté. Or ce n'est pas le cas, on le sait.

Moi qui ai fait de la musique avec des machines, je sais bien dans quelle impasse on se trouve lorsqu'on leur fait confiance, et qu'il n'est d'autres solutions que de les pervertir, de les mettre cul par dessus tête, si l'on y parvient, mais je dois confesser un véritable plaisir à les avoir fréquentées et à m'être parfois perdu au sein de leur bêtise constitutive. Après tout, c'est une limite comme une autre : Ce peut être un jeu du chat et de la souris, du lièvre et de la tortue, dans lequel on se mord la queue avec plaisir. 

On a peur de se priver de béquilles, de signaux, de couleurs, de soulignements, d'enluminures et de loupes, de gras, d'effets. On redoute la mécompréhension, cette malédiction éternelle, mais quoi qu'on fasse, il faudra la traverser, on le sait bien. Même avec la meilleure volonté du monde, de la part du lecteur et de l'auteur, même avec d'infinies précautions et d'index pointés, et de lampes dirigées sur l'encre noire, de lumière appliquée sur certains mots et d'ombre sur d'autres, de perspectives données de l'extérieur, de couleurs ajoutées, avant et après, nos phrases seront mal comprises, ou à demi comprises, ou incomprises. C'est la poésie, bien sûr, qui nous révèle avec éclat l'écart entre le signe et le sens (Lacan disait je crois que savoir lire c'était porter attention au signifiant plus qu'au signifié), et cet écart irréductible est la chose la plus précieuse du monde. Il y a une feinte, dans le langage : il feint de se donner pour mieux décevoir. Il signifie, il produit du sens pour dire autre chose que ce qu'il énonce, les mots écorchés et écorcheurs sont porteurs de plus qu'eux-mêmes, et parfois moins, ils viennent à nous avec une langue bifide qui nous séduit et nous horrifie tout à la fois, sans qu'on puisse jamais séparer complètement ces sens contradictoires et instables et sans qu'on puisse réparer définitivement la plaie qu'ils ouvrent en nous. On fait semblant de les prendre au sérieux même lorsqu'on sait que sera trompé ce qui en nous veut croire que l'autre parle vraiment. Si vous voulez terrifier votre interlocuteur, demandez-lui seulement : « Dis-moi quelque chose. » 

La vie individuelle est une précieuse récréation entre deux néants. On pense toujours au néant qui va succéder à notre vie, mais on pense plus rarement au néant qui l'a précédée. Plutôt 010, donc, que 101. On sait bien qu'en réalité de néant il n'y pas, que ce qu'on prend pour lui n'est qu'un niveau autre de vie, qu'on est incapable d'appréhender avec l'intelligence dont nous disposons. Il faudrait avoir la mémoire du néant primordial, cette origine des origines, pour être à même de comprendre que le néant terminal ne termine rien. Passer le temps (vivre) n'est qu'un pont, une brève transition entre deux couches de vie délivrée du temps. Il faudrait ici un autre terme que « vie », mais il est impossible à prononcer, ce mot, puisque les vocables que nous avons forgés l'ont été depuis cette transition et cet état qui est le seul dont nous avons la mémoire. Qui est le maître, qui est le valet ? Le temps, ou sa négation ? Impossible à dire. Il est toujours question d'interprétation, en tout cas. La communication n'est jamais pleine et entière, ni simple. Il y a toujours des résidus, de la poussière, des couacs, des blancs, des interruptions, des ratures recouvertes, que ce soit dans l'intime, à la faculté, à l'épicerie ou à l'église. Savoir lire, savoir parler, savoir écrire, savoir dire, savoir écouter, et même savoir se taire à bon escient, n'est pas donné à tout le monde, ni une fois pour toutes. C'est en cours. En travail. L'esprit et la lettre s'échangent des coups bas et sont même capables de se travestir, de se faire passer l'un pour l'autre, ajoutant et retirant sans cesse de nouveaux masques au sens, à l'infini et à ses figures. Il y a des jours où l'on se dit que la musique est plus sûre et plus simple que la langue. On peut penser que la musique devrait se lire plutôt que de s'écouter, ce serait l'idéal, mais un idéal bien triste, bien morne, et bien peu érotique, sans doute. Il vaut mieux accepter les malentendus et les maladresses des interprètes comme s'ils étaient des chances, même si certains jours ça nous irrite fort. 

La maladresse est chose liée à l'âge et aux matières. Les enfants sont maladroits, apprennent peu à peu, à force d'imitation et d'empilements complexes d'automatismes, l'adresse et la virtuosité (des gestes et des paroles), puis, le grand âge venu, nous redevenons maladroits. Toute ma vie n'est que l'histoire de ma maladresse (ses apothéoses et ses camouflages), qui a connu une trop brève interruption, dans quelques âges intermédiaires. « Maladroit » était l'insulte suprême de mon père. Ce n'était en rien une circonstance atténuante, bien au contraire : c'était le fond du problème, duquel découlaient tous les autres (il y a là une forme de morale que je suis triste de ne plus rencontrer). Je me désole, de plus en plus, de voir chez moi un retour en force de cette maladresse, celle des gestes, au premier degré, mais aussi celle des paroles et des sentiments. C'est une des pires formes d'humiliation que je connaisse. Mais les maladresses de mon temps ont également des causes matérielles. Quand nous étions environnés de matières nobles et fragiles (bois, verre, cristal, marbre, tissus précieux, etc.) nous étions bien obligés d'en considérer le prix et la vulnérabilité. Le plastique et les matières synthétiques ont changé tout cela. Qu'importe aujourd'hui de laisser tomber un de ces objets fabriqués à des millions d'exemplaires et qui ne coûtent presque rien aux fabricants (on parlait autrefois de « manufactures », et ce mot disait la main de l'ouvrier, l'ouvrier qui possédait un savoir — les manufactures ont été remplacées par les usines). On le remplace sans même y penser. Je me souviens de cette antique hantise de la tache (c'était un péché, de salir un vêtement), chez ma mère. Est-ce que la pêche tache, est-ce que le melon tache, est-ce que tel liquide va laisser une tache sur un vêtement qu'on devra garder longtemps, parfois se passer de frère en frère ou de cousin en cousin comme il m'est arrivé ? Les matières nobles étaient exigeantes et rares, on en prenait donc soin. Je me rappelle encore ce moment où j'ai entendu parler pour la première fois du « travail à la chaîne », et du temps qu'il m'a fallu pour comprendre ce que cela signifiait réellement, ce que cela impliquait. Vite fabriqué, vite jeté, vite remplacé. « Ça coûte pas cher. » J'ai connu les débuts de « la fringue », cette pulsion folle d'accumuler de très nombreux vêtements, au détriment de la qualité. J'ai toujours eu le goût des choses qu'on garde longtemps, qui traversent le temps et les époques, qui ont le temps de se démoder, de ces objets qui nous accompagnent dans la vie, et je me souviens encore de cette paire de chaussures qu'avait portées mon père et que j'ai portées à mon tour, à sa mort, de nombreuses années, au grand étonnement de ma mère. Le Choix… Cette divinité des années 70, qui a fait florès depuis (et qui avait pour cousin germain le Pratique). Mais comme toujours, la chose s'est retournée contre elle-même. Le nombre est un tyran. Le choix a aboli le choix, la multitude a décimé le divers, l'accumulation a éradiqué le plaisir de la possession, en a durablement épuisé la sève. Quand les étrangers étaient rares, en France, nous les chérissions naturellement. Maintenant qu'être français n'a plus de sens et que notre être s'est dissout dans le pluriel furieux et dominateur, nous constatons que nous avons nous-mêmes scié la branche du plaisir sur laquelle nous étions assis. Il y a des seuils au-delà desquels les essences et les substances se muent en autre chose, et c'est en général irréversible ; il y a des limites qu'on ne franchit pas impunément, c'est la dose qui fait le poison, disait Paracelse ; quelques dissonances renforcent le sentiment de la tonalité alors qu'un grand nombre de dissonances la révoque. Une liberté prise avec une règle la renforce, et donne à cette liberté un prix extraordinaire, mais toutes les libertés accumulées s'annulent les unes les autres, et anéantissent l'idée même de liberté et le plaisir qui lui est associé. 

« Interpréter et s’imaginer comprendre n’est pas du tout la même chose, c’est même exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique . »

Il y a des jours où l'on a envie de cesser de devoir tout interpréter en permanence, où l'on rêve d'une communication simple et univoque, qui serait au ras du sens, de la lettre, tout près des phrases et de ce que l'autre pense. Mais dès qu'on se laisse aller à cette croyance, ou à ce désir, l'autre se rappelle à nous en nous démontrant, parfois de manière cocasse, ou caricaturale, qu'il ne sait pas ce qu'il pense, qu'il n'a fait que reformuler ce qu'il a entendu exprimer par d'autres que lui, que mettre en forme une rumeur neutre et lancinante. C'est de la persécution, ma parole ! Énigme, ou foutage de gueule ? Bêtise ou instabilité essentielle du langage humain ? On n'en sort pas. Dire qu'il y en a qui se demandent pourquoi il y a des guerres… Warum ? 

Il faut donc refuser de le comprendre, si nous voulons nous approcher de l'autre. Mais le veut-il, lui ? Bien sûr que non : il veut seulement être compris, c'est-à-dire qu'il refuse absolument qu'on l'écoute. 

Il y a quelques jours, une lectrice m'a dit que mes textes lui faisaient du bien. C'est très gentil, et je l'en remercie, mais j'ai du mal à comprendre comment c'est possible. Je ne vois qu'une explication, qui est que je n'écris pas ce que je crois écrire, ce qui ne m'étonne qu'à moitié. Il est bien possible en effet que je sois la dupe de mes propres phrases, que ça parle à côté de moi, dans mon dos, dans la pièce d'à côté, sans que j'en sois averti. J'essaie pourtant de me relire depuis l'autre côté, souvent, presque toujours, mais malgré ce que je crois, il est probable que je n'y réussisse pas. Tant pis ? Tant mieux ? J'attends Le Lecteur qui sait, qui saura, qui saurait traduire ma pauvre langue déboussolée, qui ferait de ce faisceau informe et désespéré, qui fuit de toute part, un ensemble moins incohérent et plus raisonné. On peut toujours rêver…

Dans Cléo de 5 à 7, d'Agnès Varda, un Paris comme je l'aime, au début des années 60, et au beau milieu du film, un minuscule film dans le film, un film muet avec Godard en jeune fiancé fringant, presque méconnaissable, Anna Karina, Eddie Constantine, Samy Frey, Jean-Claude Brialy, Danièle Delorme : les Fiancés du pont Mac Donald. La très blonde Corinne Marchand est adorable, en jeune starlette capricieuse et superstitieuse qui croit savoir qu'elle a un cancer. Même un Michel Legrand n'y est pas antipathique, c'est dire la force de séduction de ce film. Dorothée Blanck, qui interprète dans le film une amie de Cléo qui pose nue pour des sculpteurs, tenait un blog, jusqu'en décembre 2015 : Journal d'une dériveuse. Elle est morte aujourd'hui, mais son blog est toujours là, offert aux rares lecteurs de passage. Qui la connaît ? Je me dis que dans quelques années, mon blog sera lui aussi toujours là, quand je n'y serai plus. Quelle date pour le dernier billet, le onze novembre 2027, à onze heures onze ? Les lecteurs de passage qui ne sauront pas qui je suis pourront sonder mon cœur et ma prose en toute tranquillité, m'insulter, se moquer de moi, faire des « copiés-collés » de morceaux de mon blog particulièrement idiots, ridicules, sinistres, ou lamentables, et les envoyer à leurs amis pour se payer une tranche de rire au frais du néant. J'aurai peut-être 111 ans, au moment de ces éclats de rire, et je dériverai lentement en atomes déconstruits au sein de galaxies sombres aux noms patibulaires dont parlera un François Bayrou 3.0 halluciné qui bégayera d'aise au milieu d'une cour de journalistes, poussant ses mots hors de sa bouche comme des bulles de savon pas très catholiques.