Je ne vois pas comment approcher de la vérité sans tomber dans la contradiction la plus intense, la plus profonde.
Il faut sans cesse donner des preuves de notre force, de notre élan vital, de notre enthousiasme et de notre puissance, alors que notre royaume s'est établi depuis toujours dans la faiblesse, dans le désir de végéter, de ne pas être durablement contaminé par la pensée et l'utopie, moins encore par l'action. Quel plus grand horizon que l'abandon ? Quelle autre liberté ?
Exister, c'est mal se tenir entre deux morts : celle d'avant et celle d'après ; c'est vouloir résister à la pression énorme qu'elles exercent sur la forme éphémère que nous habitons, nos deux bras tendus et bandés à l'opposé l'un de l'autre, au nord et au sud, en avant et en arrière, maintenant ces deux néants le plus loin possible de la vie pour le temps que nous avons quelques forces, essayant de trouver dans ce réduit inconfortable qu'est l'existence un peu d'air à inspirer et de colère à expirer.
Nous portons en permanence en nous tout un cimetière de visages, d'idées, de goûts, de rires et de passions, qui nous console de nous mouvoir trop bien et avec trop d'adresse chez les avaleurs de sens — ceux qui attendent de nous quelque chose : une relation, une positon, une opinion, un enthousiasme. Rien n'est jamais achevé.
J'écris pour ne pas vivre mais plus j'écris plus la vie, cette salope tyrannique, s'impose à moi, et me force à la fréquenter, à retourner sous ses jupes, à la boire à grandes lampées extatiques, alors que je la méprise. L'enthousiasme est une maladie bien plus grave que la haine.
Les vivants sont tous des fanatiques. Pour eux, il ne saurait exister d'alternative : hors la vie, il n'y a rien, ou, pire que le néant, il y a le mal ; ou, pire encore que le mal, la faiblesse. Pour eux, l'inexistence est plus qu'une faute, c'est l'incapacité à être, alors que c'est la forme la plus haute qu'un homme puisse camper ici-bas. La faillite est le pays fertile entre tous. Ce qu'on ne rate pas ne nous rate pas.
Publier serait un but, une finalité, une promesse ? Ou même seulement un aiguillon ? Ce ne serait que concéder un pouvoir à ce qui est méprisable. Si publier, c'est rendre public, le vrai bonheur de l'écriture consiste à se rendre privé, le plus possible, à ne trouver la sortie de la prison qu'en soi-même, à ouvrir dans les murs que nous nous sommes fabriqués une brèche que nous-seuls voyons et que nous refermons bien vite derrière nous, de peur d'être rattrapé par les grands gagnants du Sens-de-la-vie et de l'Accomplissement.
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Ce qui est difficile, ce n'est pas d'écrire, c'est de ne pas écrire. Le moment où l'on pose le stylo est terrible car le texte commence alors à exister par lui-même, se dresse devant nous et nous juge impitoyablement. Tant qu'il est à l'intérieur de la cartouche d'encre ou de notre esprit, tant qu'il est en travail, en chyme, il nous séduit, même si désordonné et maladroit ; il vaudrait mieux qu'il y restât, aussi bien pour notre tranquillité que pour notre amour propre.
Au moment où les phrases sont formées, organisées, ajustées et harmonisées, que de leur enchaînement naît un sentiment d'évidence, l'idée et ses grouillements sont souillés par la composition, le plaisir émoussé par la voix accomplie qui prend le pouvoir et impose le silence à toutes les autres.
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Les saints sont des révoltés silencieux, prisonniers volontaires d'un absolu qui les empêche de s'agiter. La lucidité ultime conduit au néant et à l'inaction, au silence et au désintérêt. Pourquoi se passionnerait-on pour le savoir quand la connaissance sans intermédiaire et sans fin prend possession de nous ? La vie est impossible, quand on sait, qu'on entend et qu'on voit de part en part, comme si l'autre et ses déguisements ne faisaient plus obstacle, comme si le bruit du temps n'existait pas, ne brouillait pas les pistes. Pourtant, même les saints s'arrêtent avant le terme, avant la lucidité parachevée qui leur rendrait le fait de respirer insupportable, qui les nierait en tant qu'être humains et rendrait leur quête ridicule parce qu'exorbitante. Les saints s'agitent au cœur de l'impossible, mais gardent un œil sur le possible. Ils dînent et vont aux toilettes. Ils ne sont pas saints à toutes les minutes de la journée et doivent pactiser avec la contingence et le regard des autres pour exercer leur sainteté, en estimer la qualité et en vérifier le pouvoir.
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— Je n'y crois pas mais je le fais quand-même.
— À quoi bon, alors ?
— Si je n'y crois pas, mon action a plus de prix.
— Orgueilleux !
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— Tu crois à l'amour ?
— Non, mais j'aime quand-même.
(On pourrait dire exactement le contraire.)
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— On se lasse de tout, mon Fifi, même des meilleures choses.
— Même du dégoût ?
— Oui.
— Même de la lassitude ?
— …
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Vivre c'est mourir lentement, comme dirait l'autre. Et écrire, c'est ralentir encore le processus, c'est lui mettre des bâtons dans les roues. Faire des phrases, c'est se prélasser dans la négation. Dès qu'un événement est dit, raconté, décrit, et même peut-être désigné, il perd son caractère magique et absolument singulier. L'écrivain barre les événements et les êtres dont il parle. Il a une longue liste de choses à raconter, qu'il croit intéressantes, dont il biffe une à une sur la feuille les occurrences, et c'est à chaque fois une épitaphe pour la Vérité qu'il dépose sur la page et en nous. Chaque chose dite et peut-être plus encore écrite est perdue à jamais. Si vous voulez vivre, fuyez l'écrit, fuyez les livres, fuyez la pensée. Si vous voulez que les choses et les êtres soient bénis par la fraicheur du jour qui se lève, refermez le livre que vous êtes en train de lire.
Le paradoxe ultime est que l'on écrit pour garder une trace de ce qui nous semble précieux, et que l'écriture est un tombeau d'où rien ne s'échappe. Qui se vide de tout ce qui compte vraiment dans sa vie ne peut espérer un autre destin que l'évidement. Il entre déjà, bien avant le terme, dans sa fin, par les mots qui sont des morts bavards. Il finira coquillage qu'on porte à l'oreille pour entendre la rumeur de la mer qui a tout emporté, phrases, désirs et remords.
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Il faut en passer qu'on le veuille ou non par des moments de désespoirs tièdes, par du désespoir de faible intensité, par un désespoir banal et rampant dont on prend même l'habitude, ce qui est tout de même très vexant. Même le désespoir est désespérant. Il devrait nous abattre dès la première rencontre, et il ne fait que nous ravager lentement, comme une fièvre molle qui prend ses quartiers en nous sans exiger autre chose qu'une résignation humiliante et désespérante.
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Les roses s'obstinent à fleurir dans mon jardin, année après année. Je sais bien qu'il faut vivre contre l'évidence, mais ce n'est pas évident à comprendre, une rose qui revient — là où personne ne l'attend. Si au moins la contemplation de ce phénomène inexplicable nous poussait au silence, à ne pas le relater comme un benêt qui croit sa vie intéressante, mais non, je m'empresse de le noter, et je crois même déceler quelque chose comme un signe ou une révélation dans ce qui n'est qu'une manifestation normale de la vie et du temps. Elles sont jetées là, ces roses, comme elles le sont ailleurs, au mois d'avril, et, malgré leur beauté et la gratitude que je ressens à leur égard, leur présence et surtout leur retour, année après année, est comme un terrible reproche que quelqu'un ou quelque chose me fait.
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Écouter Cantaloupe Island, d'Herbie Hancock, un enregistrement du 17 juin 1964, ne nous rend pas moins malheureux, non. Pourtant, il nous apparaît indispensable d'en passer par là, alors que le soir va tomber comme un con, comme hier, comme avant-hier et sans doute comme demain. Demain, on aura tout oublié, on le sait bien, mais on note tout de même que les musiciens (Hancock, Ron Carter, Freddie Hubbard, Tony Williams) entament le morceau à un tempo de 108 à la noire et le terminent à 114.
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À celui qui a tout deviné, tout compris et tout perçu, il devrait être impossible d'aimer. C'est pourtant ce qu'il fera, comme tout le monde ; et peut-être même sera-t-il plus idiot et plus naïf encore que ceux qui ne voient rien, qui ne comprennent rien, et qui sont des naïfs au premier degré. Si les roses savaient ce qui les attend, elles ne fleuriraient pas à chaque printemps. Nous qui savons malheureusement ce qui nous attend, nous continuons à nous lever chaque matin, à nous faire beaux, comme si l'amour nous attendait au coin de la rue. Nous sommes encore plus naïfs que les naïfs, de croire que malgré notre clairvoyance nous pouvons connaître des moments heureux ; nous sommes des naïfs de second degré, dont le bonheur est ridiculisé avant même de prendre forme, mais c'est justement ce ridicule et cette déchéance annoncée qui rendent notre vie si prodigieuse. Ce qui n'est pas impossible ne vaut pas la peine d'être vécu. C'est la mort qui nous attend, et nous nous apprêtons à rencontrer l'amour, et l'amour, et l'amour. En réalité, nous ne vivons que de miracle en miracle.
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« Les cons sont des ombres qui chantent » avais-je (mal) lu, et je trouvais la phrase géniale. Hélas, non, saint Augustin a seulement écrit : « Les sons sont des nombres qui chantent ».
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Entre 108 et 114, il n'y a pas un grand écart. La différence de tempo est infime et pratiquement indécelable. La seule chose qu'on perçoit, c'est l'accélération — oui, les musiciens ont vieilli de cinq minutes : c'est un fait. La musique nous permet de ressentir des variations infimes, que ce soit dans l'ordre de la vitesse ou dans celui de l'intensité. La musique est un microscope quantique.
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Où se trouve le démon ? C'est la seule question qui vaille, quand on commerce avec quelqu'un. Tant qu'on ne sait pas cela, on ne sait rien de lui. Ses mouvements, ses paroles, ses gestes, ses regards, sa présence, sa voix, tout cela ne sert qu'à recouvrir le démon, à tenter de le camoufler ou de le contenir. Il est là, pourtant, il transperce par instant l'enveloppe de celui qui est en face de nous et vient discuter avec notre propre démon qui n'attendait que cela pour nous pousser vers la sortie. Je l'aperçois plus facilement chez les femmes, ce démon, car les femmes dont je parle ont compris qu'elles pouvaient s'appuyer sur lui pour séduire : elles le laissent donc apparaître par intermittence, comme un rayon lumineux qui s'exprimerait en morse, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer ce qui procède de lui de ce qui procède d'elles (car jusqu'au bout nous croirons qu'il s'agit de deux entités distinctes) ; à ce moment-là, nous sommes captifs, sous le charme.
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Rien de ce qui la constitue réellement ne passe dans les mots : la musique retient son secret en elle-même. Elle élabore à mesure qu'elle se déploie le monde dans lequel elle peut être perçue et comprise, ce qui fait que dès la dernière note cette bulle d'entendement est liquidée. On ne peut plus que la rêver, en avoir par le souvenir un vague sentiment impropre à l'explication et plus encore à la traduction. C'est la raison pour laquelle la musique nous est si précieuse. Elle ne semble révéler l'impalpable et l'indicible que pour mieux nous en interdire l'accès. Avec elle, nous savons que cette vue imprenable existe mais qu'elle restera à jamais impartageable. Quoi de plus précieux qu'une substance temporelle capable de nous débarrasser de nous-mêmes et de notre intelligence articulée pendant dix minutes ? La musique nous remplit de mystère, la littérature nous en dispense. À chaque fois que vous écoutez de la musique, vous vous placez devant un miroir qui ne reflète rien : vous y chercheriez votre visage en vain.
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Le concepteur de l'émission fait arriver lentement l'Art de la Fugue en superposition de la voix de l'écrivain que la musique rend peu à peu inaudible. Ce contrepoint chimérique me semble une idée de génie. Je regarde les commentaires sous la vidéo. Tout le monde hurle au scandale ou à l'amateurisme. On a sacrifié la parole sainte, on a profané l'icône. Prima le parole ! On a osé reléguer le Verbe en coulisse ! « On marche sur la tête ! » Et tous de jurer qu'ils n'en perdaient pas une miette depuis une heure et demie, que cette introduction impie, que ce miel amer qui vient recouvrir les mots, les dissoudre, les remettre à leur place, toujours seconde, leur est un viol de logos en réunion. Ils n'ont pas consenti, sacredieu ! On les a pris en traitre. Aucun ne semble avoir idée que peut-être la voix de l'écrivain était autre chose qu'un moulin à idées, qu'elle était aussi instrumentale, qu'elle n'était pas seulement en train de signifier quelque chose, mais qu'elle avait un ton, une mélodie et une harmonie induite, un rythme et un timbre, et que donc elle était susceptible de partager un moment l'affiche avec Bach sans faire pleurnicher de rage les assoiffés du sens. C'est qu'ils ne veulent pas dévier de leur route, ces philosophes en robe de chambre, et ils entendent savoir où on les mène et connaître les horaires du brunch, quand ils prennent connaissance des gouffres. On leur avait soigneusement épargné les nids-de-poule, les bosses et les virages en épingles, ils avaient payé pour une autoroute de la connaissance en première classe, pas pour un petit chemin escarpé où l'on se marche sur les pieds et se tord les chevilles. Leur temps est précieux. Ils exigent de retirer le maximum de l'aventure dans le minimum de durée et d'effort. L'Art de la Fugue va leur rester sur l'estomac, ils n'ont pas les enzymes susceptibles de digérer un tel morceau de barbaque ajouté à leur purée allégée.
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Dans ma jeunesse, je m'entendais bien avec les paysans. Je les avais un peu oubliés durant toutes ces années, mais l'âge venant, et alors que les villes sont partout dans ce qu'elles ont de pire, même à la campagne, leur peuple revient me hanter. Il n'existe plus rien d'approchant, dans notre monde, et je me rends compte que leur commerce me manque beaucoup, qu'il y avait encore parmi eux des exemplaires de l'humanité que j'ai aimée. Par quoi les remplacer ? Je ne vois pas.
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Ne pas avoir honte de voir un de ses livres parmi ceux qui se publient chaque année est toujours mauvais signe. Publier, c'est céder, c'est rentrer dans le troupeau des écrivants en prenant la pose de celui qui a au moins réussi quelque chose. Je n'oublierai jamais ce moment de honte effroyable, le soir où l'un de mes frères avait dit à notre mère, alors qu'ils assistaient tous deux à un concert que je donnais à Paris, qu'il avait été tout de même impressionné de lire mon nom (le sien, donc), sur l'affiche, à côté de ceux de Mozart, Bach, et Beethoven. Oh, il n'avait pas dit ça méchamment, je le sais bien, mais j'aurais voulu rentrer sous terre au moment où j'ai vu sa bonne figure s'éclairer de satisfaction généreuse alors qu'il prononçait ses mots que j'ai fait semblant de ne pas entendre.
Je suis ulcéré de devoir payer pour publier un livre, parce que je suis pauvre et que cet argent serait mieux utilisé à acheter de la viande ou des somnifères, mais dans le même temps, je me dis que c'est parfaitement normal. On veut absolument ajouter une brique au mur branlant qui menace déjà de nous ensevelir, il faut au moins que cela coûte quelque chose à celui qui commet ce forfait ; c'est de l'écologie punitive, en somme. Celui qui envoie une lettre de 1000 signes par la poste paie bien le transport de sa missive. Pourquoi celui qui envoie 500 000 signes par-delà les écrans ne devrait-il pas payer, alors que le transport à l'autre bout de la chaîne n'est même pas assuré ? Vous me répondez « maisons d'édition » ? C'est ça, votre réponse ? Alors c'est que vous ne vivez pas dans le temps qui est le mien. Si elles existaient, les maisons que vous dites, peut-être que je leur enverrais un manuscrit. Mais même ce mot de « manuscrit » me semble grotesque. « Il a terminé son manuscrit » est une phrase qui me fait rire. On le voit, l'écrivain, devant son « cadeau », comme on dit des enfants sur le pot qu'ils font un cadeau à leurs parents. L'offrande du Caca à la Communauté des Fidèles. C'est bien de cela qu'il s'agit.
Dans la semaine qui vient de s'écouler, j'ai passé du temps sur quatre phrases qui se trouvent plus haut dans ce texte. Je crois bien que c'est la première fois que ça m'arrive, de passer quelques heures avec seulement quatre phrases. Je me suis aperçu à cette occasion qu'on pouvait faire beaucoup évoluer quelques mots et y trouver un plaisir certain, plaisir que je ne boude pas, non, mais est-il bien raisonnable de passer une après-midi à polir un objet qui de toute manière finira dans la poubelle numérique, qui viendra se mêler à la soupe grisâtre qui coule à flots de toute part et dont rien ne vient contrarier l'écoulement uniforme ? Autant lorsqu'il m'arrivait encore de composer j'étais prêt à passer douze heures ou plus sur quelques mesures, autant ici cela me semble dérisoire. Pourtant il doit bien exister quelque chose de commun, à ces deux pratiques, qui justifieraient un tel investissement, mais ça m'est impossible, quelque chose m'en empêche, et ce qui m'en empêche, c'est le sentiment du ridicule. Ou l'orgueil ? Ou la trouille ? La trouille de constater que même en passant du temps à travailler un texte on ne serait pas en mesure d'en faire quelque chose de grand, ou de seulement bon, correct. Un type qui travaillerait autant que Flaubert pour un résultat proche de la nullité serait bien à plaindre, évidemment. Et puis, c'est bien gentil, tout ça, mais qui va faire le ménage, qui va faire la vaisselle et la cuisine, qui va s'occuper de déposer ces maudites annonces pour gagner seulement de quoi rester dans cette maison ? Hein ? Vous avez une gouvernante à me proposer ? Une secrétaire ? Une femme de ménage ? Une infirmière ? Bien sûr que non. Cette maudite écriture qui empiète sur tout est une calamité, surtout quand elle nous empêche de dormir. Ça c'est le pire du pire. Mon sommeil est sacré. Je n'ai pas l'ambition de devenir un autre Cioran qui se relève la nuit pour aller marcher dans les rues en compagnie des putains et des chiens, je ne tiens pas à être associé si peu que ce soit à BHL ou Amélie Nothomb, moi. J'adore la nuit parce qu'elle me permet de rêver. Sans le rêve qui me nourrit autant que la viande, je suis fichu.
D'ailleurs, la nuit dernière, au petit matin, j'ai rêvé de Thérèse L. Quel merveilleux rêve. Ça c'est un véritable cadeau qu'on se fait à soi-même ! Nous étions tous les deux dans le 57 qui nous menait au conservatoire. Nous allions y retrouver les jeunes professeurs qui nous avaient succédé (ça, ce serait la partie la moins agréable du rêve). Mais tout le commencement était d'une douceur et d'une tendresse absolument merveilleuses. J'avais posé ma tête sur l'épaule de Thérèse, la fragile Thérèse au beau profil, et le sentiment de bien-être qui m'envahissait m'était un baume incomparable dont j'aurais voulu qu'il dure encore et encore. Au matin, j'étais désorienté, triste, et pourtant envahi d'une sorte de joie plus large que ma tristesse. Ces moments ne sont pas des constructions hasardeuses et chimériques fabriquées par des molécules qui se rencontrent fortuitement dans les couloirs sombres de notre esprit. L'idiotie (la pauvreté) d'une telle explication me paraît évidente. Les rêves sont des rencontres. Plusieurs mondes coexistent, plusieurs temporalités, plusieurs logiques, plusieurs moi et plusieurs soi qui accueillent tout ce que nous nous cachons à nous-mêmes, ouvrent et ferment des portes simultanément, éclairent et obscurcissent des pans de notre paysage intime et social. Ces mondes, en glissant sans heurts les uns sur les autres, nous donnent une idée de la liberté profonde et infinie, cette liberté qui nous manque tant dans la vie diurne, bornée qu'elle est par nos savoirs et nos croyances, et notre volonté désespérée de ne pas nous contredire, c'est-à-dire d'éviter à tout prix notre réalité ultime. Le rêve réorganise toute notre vie d'une manière différente et toujours imprévisible, et c'est cet imprévisible qui est si précieux. Sans ce pendant à la vie consciente, nous serions coincés dans un placard sans lumière ni oxygène, prisonniers de nous-mêmes et d'un esprit en deux dimensions. Le rêve, c'est le contrepoint qui nous sauve de l'harmonie.