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lundi 23 décembre 2024

Grimaces désespérées

 

Ça va laisser des traces — c'est le cas de le dire. 

Qu'on ne me dise surtout pas qu'il s'agit d'un détail, d'une mode passagère et insignifiante ! La manière dont les corps se montrent aux autres a toujours été une vue imprenable sur les rapports réels entre les êtres. 

Les tatouages sont la porte d'entrée (ou le cheval de Troie) du "mauvais genre" (cf. France-Culture) qui prend ses quartiers de noblesse dans la civilisation européenne. J'ai ces choses en horreur. Je ne comprends pas et je ne comprendrai jamais qu'on prenne inconsidérément ce genre de libertés avec un corps. Le tatouage des années 2020, dans nos contrées, c'est la Bêtise incrustée dans l'épiderme. La bêtise et l'arrogance. L'arrogance et l'inconscience. L'inconscience et la vulgarité. On pourrait résumer tout ce qu'on reproche aux tatouages par le dernier mot de cette énumération, mais par qui serait-on entendu ? Qu'est-ce que la vulgarité en société vulgaire, sinon la loi implicite et implacable qui ne supporte pas de n'être pas proclamée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, affichée aux quatre coins de la citée, hurlée sur toutes les places et forums — démontrée et ressassée par tous les canaux du sens. 

Il y a dans le tatouage une exacerbation du moi, mais d'un moi rabougri, d'un moi annulé, flétri, d'un pauvre moi qui n'envisage l'autre que comme une chambre d'échos, un œil écarquillé censé voir la-vérité-de-l'être, alors qu'elle ne réverbère que la preuve du Même, la Publicité placardée qui a contaminé l'intime et le singulier, la Marque déclinée et recyclée sous ses plus sales occurrences, le Signe dévalué et ridiculisé par une farce standardisée et arrogante, la boue épaisse de la médiocrité mimétique. 

Quelqu'un sur Facebook me faisait très justement remarquer que les tatoués ont un maitre, ou un propriétaire, plus exactement, comme ces pauvres animaux qui sont marqués d'un numéro dans l'oreille. Je crois qu'il y a là une vérité profonde. Le tatouage d'aujourd'hui (très différent de celui d'hier (le tatouage de 2024 est au tatouage de la première moitié du XXe siècle ce que le tag est aux graffiti)) est d'abord et avant tout le signe d'une dépossession de soi-même, contrairement à ce que croient ceux qui se livrent à cette pratique grégaire. Ces “décorations” corporelles ressemblent à ces monuments parisiens célèbres que des satrapes sans scrupules ont recouverts de grandes bâches publicitaires qui les masquent entièrement en prétendant attirer sur eux le regard ; ces pauvres gens sont défigurés à jamais sans même s'en rendre compte. C'est le comble de l'aliénation qui se prend pour une libération. C'est la revanche du signe sur ceux qui prétendent en jouer sans le comprendre, sans en voir les effets sur eux-mêmes et le monde. C'est le regard, qu'ils abîment.

Autrefois, les gens qui avaient mauvais goût s'habillaient mal. Ce n'était pas très grave, car on peut toujours changer de vêtements — et la nudité est là pour mettre tout le monde d'accord, avant la décomposition terminale. Dès lors qu'on touche au corps lui-même, au corps vivant, à cette enveloppe qui n'a pas d'enveloppe, qui n'en est pas une et qui se confond avec l'être lui-même, il vaut mieux y réfléchir à deux fois (je dirais volontiers la même chose de la chirurgie esthétique) ; mais les nouveaux tatoués ne vont même pas jusqu'à la première fois, ils se précipitent tête baissée dans cette monnaie de singe ultime qui un jour ou l'autre va les ridiculiser impitoyablement. Le vêtement est par définition pluriel et éphémère ; il évolue, il passe. Le tatouage ne passe qu'avec le trépas. C'est une lèpre mentale qui n'a même pas l'excuse de la pauvreté ou de l'exclusion. C'est comme si les tatoués voulaient devancer l'appel de l'inéluctable pourriture.

Il y a quelques années, l'un de ces bestiaux s'était fait tatouer un Q-R-Code sur le front. Comment mieux dire les aspirations de ces esclaves d'un nouveau genre ? L'encre parlait jadis dans les pages des livres, que plus personne ne considère. Elle s'est transportée sur la peau des nouveaux barbares car l'homme ne peut vivre sans signes. Même quand ils ont cessé de dire quelque chose, ils restent là comme les traces d'un logos martyrisé et inutile qui grimace à la face du monde.

dimanche 26 mai 2024

Les nouvelles confessions

« Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache. »


Je passe beaucoup de temps penché sur des visages. Qu'il s'agisse de photographies que j'ai faites moi-même, de photographies de famille, de photographies d'amis ou d'amies, de photographies trouvées par hasard sur le Net, de photographies de presse, tous ces portraits me passionnent, et, souvent, il faut bien le dire, me dégoutent ou m'effraient. Les moments où je suis séduit sont très rares. Ce qui prédomine, c'est le sentiment qu'on voit, qu'on a accès à ce que les êtres dont les visages nous sont présentés aimeraient sans doute cacher. Dans la vie réelle, dans la vie animée, chacun se débrouille plus ou moins habilement pour masquer ces traits dont il sait obscurément qu'il vaut mieux les dissimuler ou les atténuer. Les mouvements d'un visage sont autant de stratégies pour enserrer ces traits, pour leur donner un contour acceptable, un contexte, pour les émousser, pour les rendre inoffensifs ou indolores, pour les noyer dans la masse. Le mouvement et la vie font passer un visage par des milliers et des milliers d'expressions qui n'ont pas le temps de laisser de traces pour l'observateur — qui n'ont pas le temps de prendre. Ce dernier n'en retient qu'une sur mille, aussitôt recouverte d'une autre, et d'une autre. Il faut la photographie pour arrêter l'écoulement infini de ces figures prises (ou plutôt non-prises) dans une fuite perpétuelle. En cela, la photographie est très différente de la peinture, car elle est neutre. Elle ne choisit pas. Elle montre, ou plutôt elle laisse voir. Le peintre, lui, consciemment ou inconsciemment, inclut dans le portrait qu'il fait ce qu'il a retenu, ce qu'il a vu dans le visage vivant, dans ses expressions, dans ses mouvements, ce qu'il sait, il met de la vie dans l'image qu'il produit, il la compose. La photographie, elle, met de la mort. La photographie exclut. C'est pourquoi elle ne ment pas. Ce peut-être le photographe, qui ment, qui triche, qui essaie de composer (de composer son cliché et de composer avec la réalité), mais quoi qu'il fasse, quel que soit son talent ou sa volonté, ou son désir, il ne peut pas faire que la photographie ne mette pas un point d'arrêt à la vie, il ne peut pas déroger au constat. Cela a été. Cela est, même si la disparition de ce qui est est inscrite dans l'être. 

Dans tout portrait photographique, il y a un double mouvement contraire. Exposition et cache ; de la part du sujet et de la part du photographe. Chacun veut montrer et cacher, mais ce ne sont pas les mêmes traits, ou les mêmes expressions, bien entendu, qu'il s'agit de dissimuler ou de mettre en exergue. De ces contradictions naît une vérité visible que nul ne peut prévoir ni maîtriser. De là sans doute vient l'effroi qui sourd de tout portrait photographique.

J'ai toujours eu une sainte horreur des photographies, dès lors que j'en étais le sujet. Je préfère mille fois montrer ma bite que mon visage. C'est beaucoup moins obscène. Ceux qui se prêtent à ces portraits photographiques m'apparaissent toujours comme des fous inconscients. Comment ne pas penser ici à toutes ces femmes qui de nos jours reçoivent par messages privés des dick pics. J'ignore ce qui peut pousser un homme à s'adonner à ce genre de pratique (sauf bien entendu avec sa maîtresse, dans le cadre d'un jeu érotique finalement très innocent), mais je m'étonne toujours des réactions prétendument outrées de celles qui en sont les destinataires. Si les agressions sexuelles se limitaient à cela, le monde serait un havre de paix pour les femmes. Qu'elles n'en veuillent pas est bien sûr tout à fait légitime, mais il me semble qu'il suffit de le signifier au monstre. Quel besoin ont-elles de monter sur les grands chevaux de l'outrage ? Les plus ridicules ici ne sont pas ceux qu'on croit. L'indignation a été galvaudée et ridiculisée, comme beaucoup de choses nobles et nécessaires le sont aujourd'hui. Mesdames, il n'y a pas que Dadou qui envoie sa bite à tout Paris, laissez donc ce pauvre garçon tranquille. Il veut seulement qu'on l'admire pour autre chose que son intelligence.

Je suis tombé l'autre jour, tout à fait par hasard, sur un cliché de presse montrant un couple célèbre, PPDA et Claire Chazal, et ce que j'ai vu m'a littéralement épouvanté. J'ai eu de la peine pour eux, car ce que l'instantané laisse voir révèle tellement qu'on est étonné qu'ils n'aient pas cherché par tous les moyens à en interdire la diffusion. Mais peut-être n'en ont-ils même pas conscience, c'est tout à fait possible. Peut-être aussi ne l'ont-ils même pas vue, cette photo. Ni lui ni elle ne sont là. Leurs visages sont désertés, morts, ils n'ont pas d'âme. Ils s'affaissent au fond de leurs yeux, en essayant de retrouver celui ou celle qu'ils furent mais c'est impossible. Ils rient jaune. Ça craque de partout. Ils sont affolés, et même terrifiés d'être là, encore là. Ils essaient désespérément de coller au masque qu'ils portent, qu'ils ont porté, mais ils savent bien qu'on les voit jusqu'au fond des pupilles malgré qu'ils se cachent comme des enfants apeurés. Tout le pouvoir qu'ils ont incarné leur fait ici défaut, c'est ce que cette photographie montre avec une cruauté terrible. Regardez ces pauvres enfants, et dites-moi si vous ne les plaignez pas… 

La voix trahit les femmes (et le vocabulaire), tous les maris jaloux le savent, mais les épouses ne se méfient pas assez de la photographie. Car Facebook porte bien son nom : le livre des visages. On y lit à livre ouvert les désirs et les secrets de ceux qui laissent ces traces sortir de sous l'écran, le crever. « À plein visage » signifiait autrefois « en face, ouvertement ». Les hommes d'une époque apprennent à lire les livres qu'ils ont à leur disposition, même quand ceux-ci n'ont plus de mots. On s'adapte tant bien que mal, avec plus ou moins d'adresse, aux indices disponibles. On dévisage ce qu'on a sous la main, ou sous le regard. Il sera toujours temps d'envisager, plus tard… Personne ne peut vivre sans les signes, sans les figures des autres, qui sont des théories de signes, des organisations, des compositions ou des improvisations. L'intuition géniale de Zuckerberg a été de sentir ce besoin et de croire qu'il suffirait à rendre désirables les solitudes juxtaposées. À l'heure où plus personne n'ose dévisager autrui dans la rue, il fallait transposer cela dans une dimension où l'on ne risque rien. Chacun est à sa fenêtre, qu'il ouvre, qu'il ferme, qu'il croit ouvrir ou fermer, et laisse voir ce qui se trouve derrière lui, dans la pénombre, et qu'il ignore lui-même. Il y a des souterrains, dans Facebook, mais ils sont éclairés comme en plein jour. C'est Fenêtre sur cour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'impénétrable existe-t-il encore ? C'est un coït permanent de figures, qui épuise les corps et les âmes. Ils ne savent plus s'exprimer, alors ils délèguent à leur visage, à leur image, le soin de le faire. Je suis né dans un monde dans lequel on aimait faire l'amour avec son corps, je mourrai dans un monde dans lequel on fait la mort par visages interposés. 

À notre époque saturée d'images répond nécessairement un besoin accru de silence et de disparition. Parfois, ce silence et cette disparition sont présents au cœur d'un visage, et alors celui-là resplendit d'une beauté qui nous pétrifie, une beauté si rare et si oubliée qu'on a envie de la conserver à jamais — mais comment fait-on cela, dites-moi ! Cette innocence au second degré est plus précieuse que la beauté belle, en tout cas elle parle à mon cœur avec une puissance qui à chaque fois me bouleverse. 

Les confessionnaux, qui demandaient une culture et une expression codifiées et adossées au langage, à la langue et à une culture commune, sont vides. Il a bien fallu trouver quelque chose qui les remplace, même si le sens du mot confession a nécessairement changé. L'impuissance de monter jusqu'à Dieu est acceptée tranquillement et sans remords : on laisse désormais parler l'indicible, faute de mieux. Et l'indicible se dit par écrans interposés, jusque dans la lassitude des regards. 

samedi 23 septembre 2023

Le nœud sinusal

 


Il semble que j'entre dans le dur (de mes relations avec la Faculté). À mon avis, ça ne va pas aller en s'arrangeant. Je crois savoir comment tout ça va finir. Il arrivera un moment où il me faudra ne compter que sur moi : M'en remettre à Dieu, en d'autres mots. C'est assez angoissant, mais c'est aussi très intéressant. — Ma foi sera mise à rude épreuve, sans doute. 

Peut-on vivre réellement en se disant qu'on joue sa vie à pile ou face, je veux dire vivre pleinement, en continuant de faire ce pour quoi on est en vie ? Cette question m'angoisse un peu. Mais d'autres avant moi ont vécu ce genre de situations, qu'on pourrait qualifier de banales. La question, ou plutôt l'inconnue est ma force vitale. Je vois bien à quelle vitesse je suis capable de m'effondrer, en ce moment… Ici aussi il y a matière à penser, et donc à écrire.

La nuit a été particulièrement éprouvante. Des cauchemars horribles m'ont mis face au Mal majuscule dans ce qu'il peut avoir de plus intraitable. Ma mère était au centre du rêve : je craignais qu'on lui fasse du mal — qu'on la torture, pour être précis (et le rêve était malheureusement très réaliste). La douleur que j'en ressentais était inimaginable, intolérable, et le sentiment de mon impuissance pire encore. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, et le petit matin a été atroce, comme après une guerre sans quartier. Comme par hasard, j'ai découvert en me levant une énorme fuite d'eau dans la maison, fuite d'eau qui sans doute court depuis des semaines ! Un bruit constant, du côté de la buanderie : et moi qui croyais que c'était le vieux frigo qui en était la cause… C'était le bruit de l'eau dans les tuyaux, eau qui se déversait à pleins tubes dans l'appentis, là où a été installé récemment un nouveau chauffe-eau. 

Il faudrait que je parvienne à noter ce que j'ai retenu de ma conversation avec le cardiologue, durant le rendez-vous que j'ai eu avec lui à l'hôpital à trois heures, il y a quelques instants, mais mon pauvre cerveau est à moitié paralysé. Il s'est conduit comme une brute sournoise et de mauvaise humeur, se braquant à la moindre interrogation ou au moindre étonnement de ma part. C'est comme s'il lisait en moi : comme s'il avait compris (mais c'est impossible, car j'ai été finalement très complaisant et même docile (il faut entrer dans la tactique)) que j'aurai beaucoup de réserves quant aux traitements qu'il allait me prescrire. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là. Il le dit lui-même : « Pas de diagnostic, pas de traitement ». Mais pourquoi ne veut-il plus faire de « test d'effort », pourquoi ne pense-t-il plus que la coronarographie est indispensable, comme il avait l'air de le croire vendredi dernier aux urgences ? Mystère. D'après ce que je crois comprendre, il veut d'abord éliminer la possibilité du flutter. Moi, très franchement, je n'y crois plus beaucoup, à ce flutter. Si flutter il y avait encore, on l'aurait vu sur le tracé de l'électrocardiogramme, puisque j'ai fait une crise aux urgences (la deuxième de la journée), sous surveillance, celle-là. Mais surtout, pourquoi la disparition de tout symptôme durant deux ans ? Voilà une question qui me semble bougrement intéressante, puisque ces deux années correspondent à un changement radical d'hygiène de vie… et qui bien sûr n'a pas intéressé du tout mon cardiologue (le contraire m'eût étonné). J'imagine que pour un médecin, et plus encore pour un spécialiste, une « maladie » ne peut pas disparaître spontanément, c'est impossible : les maladies qui disparaissent spontanément sont pour eux… des erreurs de diagnostic. On le voit bien dans l'oncologie. Ce qu'ils ne connaissent pas n'existe pas, ne peut tout simplement pas exister. Ils voient un quart de la route (et je suis gentil, en parlant de quart), et affirment que rien ne peut survenir dans les trois autres quarts, qu'ils refusent de considérer. Il faut oser appeler les choses par leur nom : c'est la bêtise qui est ici à l'œuvre. La bêtise et l'arrogance. Et j'ajouterais la paresse. Pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs, puisqu'ils sont censés avoir appris l'essentiel de ce qu'il y a à savoir ? Leur vérité est largement une vérité de cancre, mais si jamais vous osez dire ça, ou même sembler le croire, vous êtes mort, car ils sont aussi très susceptibles et volontiers rancuniers avec ceux qui menacent ne serait-ce que la centième partie de leur pouvoir, pouvoir qui est d'abord et avant tout un pouvoir symbolique. Mon cardiologue aime jouer à un petit jeu qui semble beaucoup l'amuser : il vous demande si vous savez ce qu'est telle ou telle affection, tel détail anatomique, pour le plaisir de vous montrer qu'en réalité vous ne le savez pas du tout. Ma foi, je crois modérément à ses dons de pédagogue, celui-là.

Je vais mieux, ce soir, et c'est essentiellement dû à mon ami Dominique L., urgentiste retraité de la Timone, à Marseille, qui a très bien compris de quoi je parlais, en plus de me donner des pistes sérieuses d'investigations, pistes que je n'osais même pas aborder avec le cardiologue. Comme toujours, le dialogue est essentiel, dans le soin. J'entrevois enfin une autre issue possible à la crise : le paysage se débouche un peu, et ça fait beaucoup de bien. Il est en outre tout à fait d'accord avec ce que j'écris plus haut : ces nouveaux médecins ont un champ de vision extrêmement étroit, et refusent obstinément d'en sortir. Je respire un peu, et, n'était la fuite d'eau et une sciatique très douloureuse, je serais presque serein, ce soir. 

Vincent m'écrit ceci, que je crois très juste : « N’oubliez pas une chose non plus : les médecins se vexent dès qu’on leur pose une question à laquelle ils ne savent pas répondre, et le cachent plus ou moins adroitement, c’est-à-dire avec plus ou moins d’amabilité, selon leur intelligence. La bêtise des étudiants en médecine m’a toujours paru visible sans qu’on ait besoin de les approcher de trop près. Aux terrasses des cafés parisiens, de loin, on les reconnaît à leurs gestes et leurs façons de vieux collégiens dans des corps de jeunes adultes. Mon idée, quand j’avais 25 ans, était que ces étudiants travaillent trop depuis toujours. Ils deviennent médecins sans avoir jamais vécu. D’où leur air de savants nigauds et inquiétants tout juste sortis de leurs couches, qu’ils gardent parfois jusqu’à un âge avancé. » Il faudrait parler sérieusement, un jour, des études de médecine, il faudrait que quelqu'un se dévoue pour jeter enfin un regard critique et général sur ce processus si particulier : comment un savoir technique s'articule à cet art si délicat, qui demande tant de doigté et de finesse, le soin.

Inépuisable sujet que celui de la médecine moderne dans sa phase tardive. La plupart des gens ne réalisent pas du tout dans quoi nous avons mis les pieds depuis une vingtaine d'années. C'est allé très vite, et ça ira encore plus vite, précisément parce que le processus se déroule dans une indifférence ou au minimum une incompréhension totales de ce qui est en train de se mettre en place. La cohérence avec les autres démolitions en cours est stupéfiante et c'est peut-être pour cette raison qu'on peut ne rien distinguer. Que ce soit l'École, les administrations, la manière de s'alimenter, la culture et l'agriculture, l'esthétique, les mœurs, le tissu humain, la langue, tout est pris dans un mouvement si homogène qu'il semble parfaitement coordonné, même si les vitesses peuvent différer quelque peu selon les secteurs ; l'effondrement est aujourd'hui unanime et convergent, et il faut être soit complètement aveugle soit complètement demeuré pour ne pas apercevoir le panorama qui a les dimensions et la densité d'une super-montagne. Les portes s'ouvrent sur un paysage grandiose qui certainement doit exalter les fervents aliénés qui pensent que c'est la seule manière de sauver le monde. Abandonner et saccager tout ce qui faisait la richesse et la valeur d'une civilisation qui a tout de même donné de beaux fruits, pour quoi, pour quels résultats, pour quels bénéfices ? Moins de CO2 et plus d'égalité. Quel bilan !

La débilité naturelle a fait un pacte tactique moins paradoxal qu'il n'y paraît avec l'intelligence artificielle : ces deux-là ont chacune besoin de l'autre, elles se tiennent par la barbichette. À chaque fois que j'entends dire que c'est Macron (ou Biden, ou Trudeau, ou Ursula von der Leyen) le problème, je me demande si ceux qui affirment cela sont sérieux ou s'ils se moquent de moi. Comment peut-on penser sérieusement que remplacer un pion par un autre pion changera quoi que ce soit au Mécanisme dont nous sommes les jouets ahuris ou consternés. C'est précisément cette illusion-là qui permet au processus de se dérouler sans anicroches (changer pour que rien ne change). À cet égard, l'accession au pouvoir de Giorgia Meloni est parfaitement révélatrice, s'il en était besoin. Vous voulez vraiment mettre un visage sur le Mal ? Je vous propose François, l'homme en blanc, le Liquidateur. Regardez attentivement son visage, et vous verrez distinctement la passion noire de la liquidation. Il est venu pour défaire, l'anti-pape. Et ce n'est pas une question d'intelligence, pour le coup. Le remplacement de Benoît XVI par François est le coup de maître qui a permis à la civilisation (la nôtre) de se suicider en gardant ses habits et ses noms. Qui n'a pas perçu, dès l'origine, la brutalité inouïe de ce personnage ne voit rien, ne comprend rien. 

Il faut mettre le mot « suicider » entre guillemets, bien sûr, car il ne s'agit pas d'un suicide équitable. Certains seront suicidés plus vite et plus fort que d'autres, et plus durablement. Le nouveau modèle se veut La Solution au capitalisme en décomposition, et il reprend les traits saillants de tous les systèmes qui ont failli jusqu'alors : communisme, capitalisme, fascisme, démocratie représentative, et j'ose ajouter nazisme, en une synthèse audacieuse et technocentrée. Masques sur masques… Vous en ôtez un, un autre apparaît, sans fin. Tournez manèges ! Ce qui est certain, c'est que les bénéficiaires seront très peu nombreux. On les reconnaît déjà ; ils ne sont presque plus humains, et leur inhumanité perce l'écorce en maintes circonstances. On le sait mais on n'ose pas le penser. Comme ils ne sont plus humains, ils s'accommodent très bien de la sauvagerie qui ne demande qu'à remplir les espaces laissés vacants par la décomposition en cours, et qui n'est pas du tout un défaut, ou un accident. Elle est aussi nécessaire que les gardes rouges l'étaient pendant la Révolution culturelle. La peur, qu'elle soit sociale, politique, sanitaire, administrative ou privée, est aujourd'hui omniprésente, et c'est pas du tout un hasard. Regardez autour de vous. Même dans l'intimité. L'abolition des frontières et des séparations de toute sorte terrorise, mais c'est une terreur douce, silencieuse, c'est un cauchemar indicible et lent. Tout le monde se tient à carreau, y compris de sexe à sexe. La peur est devenue un principe, une modalité existentielle qui a trouvé dans les écrans et les masques des figures performatives. Elle s'auto-entretient et se diffuse par capillarité signalétique. Elle dispose partout ses symboles et ses totems en les faisant passer pour des protections hygiéniques, qu'elle nomme Sécurité. Comme il ne reste plus que ça, on a envie d'y croire. Sinon le fond se montre brutalement et nous aveugle. Et chacun de se dire : tant que j'échappe à la sanction (qui ressemble à l'accident à s'y méprendre), tout va bien. Essayons de durer encore un peu ! 

En écrivant ces lignes, j'écoute Nuages, de Claude Debussy, la première pièce de ses Nocturnes, parce que je veux pouvoir sentir physiquement qu'un autre monde a existé, que je l'ai connu, que je n'ai pas rêvé. C'est ma manière de rester en vie. La seule que je connaisse. Mais déjà ce monde-là paraît si lointain, si nu, si fragile, qu'on doit plisser les yeux pour en discerner les contours. On le voit à travers les quelques larmes qui nous restent. Nos yeux rougis nous brûlent et l'air qu'on respire est trop chiche. Chaque atome de vie nous semble un corps perdu qui erre lamentablement à travers l'espace ivre de silence et de solitude. N'existe-t-on plus qu'en nos mémoires, elles aussi fragmentées, exsangues, déchues, comme des nuages qui se déchirent et passent sans interruption de forme en forme ? Dans ce vide formidable on cherche une ébauche de baiser mais les bouches sont des gouffres sans fond et sans limites. Nous sommes à bout… Seul un dieu pourrait encore nous sauver et nous indiquer notre place. Mais en aurait-il envie ? Si l'Être a besoin de l'homme pour se manifester, Dieu, lui, peut ne jamais se montrer, et pourtant être, sans fin. 

***

Je voulais parler du soin et je me suis égaré en chemin. Mais peut-être pas tant que ça. Sur le relevé de mon holter, je vois des pauses. Sont-elles respiratoires, ou cardiaques, je l'ignore, mais ce sont des pauses. Comment reprocher à son cœur de faire des pauses, ici ou là ? Il n'a pas droit au silence, peut-être ? Il ne peut pas être beethovénien, le cœur, ni webernien ? On exige qu'il joue du tambour nuit et jour ? Il est condamné au Boléro ? Il est insomniaque ? Mais je viens d'apprendre une nouvelle extraordinaire : le 13 septembre dernier, à cinq heures quarante neuf du matin, je suis mort et j'ai ressuscité quatre minutes plus tard. Tout cela sans l'aide de personne… Ah, j'aurais au moins réussi ça, dans ma vie ! La seule chose que je regrette est de n'avoir aucun souvenir de ces quatre minutes passées là-bas, ailleurs. Et après ça on me dit casanier…

« Le rythme cardiaque normal est commandé par une formation spécifique située dans l’oreillette droite : le nœud sinusal. Le nœud sinusal est doué d’automatisme et peut engendrer spontanément, grâce à des propriétés électriques bien identifiées, des impulsions qui sont à la source du battement cardiaque. La fréquence de production des impulsions détermine celle du rythme normal dit sinusal. En fait, l’activité propre du nœud sinusal est en permanence modulée par des neurotransmetteurs émanant de systèmes cholinergiques et adrénergiques. De telles influences s’exercent en permanence par le jeu d’interactions complexes dont l’effet résultant sur le nœud sinusal produit la fréquence cardiaque observée. La modulation nerveuse a pour effet d’adapter la fréquence cardiaque, et par conséquent le débit sanguin, aux besoins métaboliques des tissus. Elle constitue un facteur d’homéostasie. Si la bradycardie du sommeil est associée à une forme d’hibernation, à l’opposé l’activité diurne et l’effort, en stimulant la libération de catécholamines, produisent une augmentation salutaire de la fréquence cardiaque. Le rythme sinusal normal est aussi un déterminant essentiel de la qualité de vie. »


samedi 11 juillet 2020

La loi des contresignes


Lorsque les oiseaux lui avaient annoncé à l'aube que l'on disait contre lui une messe noire, il parfumait ses orteils de romarin et de sauge, et parcourait en tous sens la colline proche, qui dans le jour montant imitait mal le corps de la bien-aimée.

Pour une fois, on voit la mère qui meurt. Le monde de l'âme est en pleurs. Qui parle, ici, de derrière le rideau tombant comme une lame ? Est-ce toi, Yvonne ? Est-ce toi, Pauline ? Vos voix se confondent, là-bas, comme deux laits brûlés par le feu, qui montent et fument. Vous regrettez de lire mes dernières lettres : elles disent trop, pour ceux qui restent. 

Allongée sur le ventre, la tête redressée, elle fixe le chien qui la fixe. Il finit par baisser la tête, qu'il met entre ses deux pattes, et son regard doux n'est pas une défaite. 

Le verbe est court et sanguin, tranché de frais, on voit bien ses bords et ses entrailles. Posé sur la feuille, comme un osselet, il attend et palpite. On n'ose lui ajouter un sujet, qui serait le limiter. Choisir un timbre de voix 'est suffisant. La vérité ne se retient pas, quand le mouvement est donné. Elle est le prescripteur et le malade. 

Ce matin encore j'ai mangé deux croissants. Les cigales sont folles, et l'on ne peut rien leur reprocher.