(Hôpital, une heure de l'après-midi)
(37,8°. 17/10. 62 puls./mn)
Je suis sur la chaise, à gauche du lit. Mère s'endort. Elle n'a pas mangé à midi. C'est un peu de ma faute parce que le médecin (Florence Richard) est venue me chercher alors qu'elle venait de commencer. J'ai parlé avec elle une bonne heure. C'était, contrairement à ce que j'imaginais, très instructif et réconfortant. Elle m'a tout d'abord parlé de l'état médical de Mère et elle n'est pas si inquiète que ça. (Par contre, elle m'a confirmé que l'hyponatrémie avait bien été provoquée par le Moduretic, qui est un diurétique… Elle a ajouté qu'avec un taux de 110, comme c'était le cas mardi 18, elle aurait pu convulser !) Et puis surtout, elle m'a fait parler de la situation familiale, et j'ai très nettement vu qu'elle comprenait très bien la situation. J'ai même eu l'impression qu'elle avait dû vivre quelque chose d'approchant, pour sentir les choses avec autant d'acuité. Elle a arrêté le Séropram (l'antidépresseur prescrit par R.) car selon elle il aggrave la confusion (?). Elle ne veut pas lui donner trop de médicaments, par peur des conséquences, et elle a l'air de bien connaître son métier. Elle a confirmé qu'il fallait aller très lentement dans la remontée du sodium, qu'il fallait faire très attention. C'est l'avantage d'un médecin qui a l'habitude des personnages âgées, il sait que leur métabolisme ne se comporte pas comme le nôtre. (Elle est gériatre aux Cèdres, une maison “long séjour” à Rumilly.) Elle a l'air d'avoir l'esprit clair. Plus clair que R., même si elle est beaucoup moins sympathique ! Froide et sèche, complexée, mais bon médecin, ai-je eu l'impression.
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Dans les “délires”, je trouve qu'il faut distinguer deux classes (au moins) : la “petite chanson” (c'est le cas, actuellement) et la plainte douloureuse. L'autre jour, je parlais de ça avec R., lui disant : « Elle souffre ! » Et elle me répondait : « Je ne crois pas, non, c'est une “petite chanson”, de la même manière que les enfants parlent tout seuls, le soir, seuls dans leur chambre, pour se rassurer. » Là, aujourd'hui, à l'instant, je comprends ce qu'elle veut dire, et même je crois bien l'avoir expérimenté : cette espèce de litanie, de mots qu'on laisse sortir, comme un chapelet de sons, articulés, mais finalement pas si importants que cela, et qui soulagent, ou plutôt, qui contribuent à nous inscrire dans le présent — croyons-nous —, quand celui-ci semble nous faire faux bond. C'est une mélopée, douce, tranquille, un peu arythmique, inaccentuée, comme une pommade sonore. Alors que la Douleur, elle, est marquée, accentuée, éminemment rythmique, au contraire.
Elle s'est rendormie. Entre deux sommes, elle revient toujours à une sorte d'ancre topique : « Je suis sur la place de l'église, et je t'attends, il est onze heures du soir. » De quelle église parle-t-elle ? Rumilly ? Porto-Vecchio ? Zicavo ? Paris ?
La géographie de ma mère : Porto-Vecchio, Zicavo, Marseille, Grenoble, La Rochette, Rumilly, Jérusalem…
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Pascal : « Quand je lis trop vite, je ne comprends pas. Quand je lis trop lentement, je ne comprends pas non plus. » Comme j'ai ressenti cela, lisant À la Recherche du temps perdu !
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Nana nous envoie une carte de Corse : « La maison est merveilleuse, spacieuse, fleurie, ouverte sur le golfe de Lava, à 15 km d'Ajaccio. Le plus appréciable, c'est encore la diversité des parfums dont je sais que tu y es, Mère, très sensible. Je pense à vous. »
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(Hôpital, quatre heures de l'après-midi)
Elle délire à nouveau. « J'ai encore besoin d'aller à la selle, de boire, jusqu'à la fin de mon verre… » Je ne peux pas lui donner à boire !
Les aides-soignantes arrivent, la mettent sur la chaise percée. L'odeur me chasse de la chambre. C'est idiot qu'un détail comme celui-là m'interdise, par exemple, le métier d'infirmier. J'ai beaucoup d'admiration, et même un peu d'envie, pour les gens qui travaillent dans les hôpitaux. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, depuis six mois, n'étaient les souffrances de ma mère, j'ai énormément aimé côtoyer infirmières, aides-soignantes, médecins. J'ai toujours eu un rapport privilégié avec les médecins, et cela se confirme. Le rapport au corps malade est quelque chose qui me passionne.
Je rentre un instant dans la chambre. Elle est sur le pot, le visage très rouge, marbré, les bras ballants, le long du corps. J'ouvre la fenêtre en grand, j'augmente la puissance du ventilateur. Elle me parle de son « petit ange blond » (Angélique), mais le confond avec quelqu'un qui venait « faire tout le travail au jardin », « comment s'appelle-t-il, déjà, je ne m'en souviens pas ». Je vais sortir, j'ai envie de vomir. « Est-ce que tu as fini ? » « Non, je n'aurai jamais fini ! »
F., avec sa délicatesse habituelle, traduit cela par « Délire pipi-caca et religieux » (sic). Ce n'est pas complètement faux, mais quand elle me dit ça, avec le sourire béat de celui qui fait un bon mot à la fin du repas, j'ai une envie folle de lui coller ma main dans sa face d'astéroïde ramolli. Son fiston est près du lit, il tient la main de ma mère, un peu impressionné tout de même par l'odeur diffuse de la mort. Eh oui, même à l'heure du Tout-Festif, dont il est l'un des représentants les plus significatifs, il existe encore — quel scandale ! — des vieux qui chient devant vous en vous parlant du Christ !
Mère : « Pourquoi F. ne venait-elle pas me voir, à Rumilly ? » Un ange passe… Puis le Festif trouve une brèche : « On était en Corse, Mamie ! »
Elle me parle du cimetière : « Ma tombe est toute délabrée, va au cimetière maintenant ! » « Non, je n'en ai pas envie, je reste près de toi, dors ! » « Non, cette nuit, tu ne pourras pas rester près de moi, tu n'en as pas le droit, tu vas devoir aller à la maison, qui est toute délabrée, comme ma tombe ! » « Si tu continues à dire ce genre des bêtise, je vais écrire dans le couloir ! » Je me fâche un peu. Elle s'arrête net. Je lui ai mis un gant humide sur le front. Elle a dormi quatre minutes, puis ça a recommencé. « C'est pas la peine ! » « Je sais que tu vas me dire ça ! » C'est pas la peine est sa phrase fétiche, celle que depuis douze jours j'ai dû entendre au moins trois cents fois. Tout ce qu'on peut lui dire est aussitôt retourné, mis en doute, non, mis en doute n'est pas assez fort, chaque assertion est aussitôt taxée de mensonge. Elle se trouve dans une spirale, ou dans un cylindre dans lequel toutes ses paroles se répercutent contre les parois, en échos renversés et grimaçants. Elle sait, évidemment, que ce qu'elle dit est faux, ou n'a aucun sens, je sais qu'elle le sait, elle m'en a donné la preuve de nombreuses fois, mais c'est plus fort qu'elle, la pente est raide et glissante. Elle se laisse glisser. Peut-être que l'absence de sens est plus douce que le Sens immense et opaque qui approche à toute vitesse ? Sans doute aurai-je la même attitude quand le moment sera venu. Délivrance ? Est-ce que ceux qui la sentent venir désirent tout simplement prendre un peu d'avance ? Est-ce une forme d'impatience ? Dans quelle prison se trouve-t-elle ? Elle me demande sans cesse : « Enlève-moi ce carcan ! Mon chéri, je t'en supplie, ôte-moi ce carcan ! » Les vêtements, le dentier, la couche, les pantoufles, les bas de contention, toutes ces choses deviennent des êtres qui prennent leur autonomie, et en même temps, Mère ne se sent plus constituée que d'eux, elle ferme les yeux continuellement et son monde, ou plutôt son être (les objets de son monde) parle ; il y a moi (« mon chéri »), le dentier, la « protection », les bas (ou les bandes), les pantoufles, nous sommes comme la ceinture d'astéroïdes de Saturne, parfois notre orbite se rapproche de sa conscience, parfois s'en éloigne, mais le mouvement est réglé, on n'échappe pas aux lois de l'Univers. Mais depuis peu, depuis hier, en fait, ou avant-hier, elle a trouvé un moyen d'échapper à cette prison : elle me parle du Démon. Je lui dis par exemple : « Mais non, regarde, cela ne fait que quatre secondes que tu viens de boire ! » et elle me répond : « Non, cela fait quatre années, les secondes ne comptent pas pout Lui ! Il est là… » Et bien que je la contredise immédiatement, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle a sans doute un peu raison. Quelle est cette force qui l'éloigne de sa Foi ? « La confiance dans le Seigneur » était jusque là son talisman, son chant du matin et du soir, son Angelus, et il semble l'avoir abandonnée, pourquoi, sinon devant la présence intense d'un mal, d'un malin ?
« Ouvre les yeux ! », lui dis-je rudement, « regarde le ciel bleu, il fait jour, il fait beau, ne reste pas dans la nuit, tu entends ma voix, tu entends mon amour, tu n'as pas le droit de rester dans les ténèbres ! » « Non ! C'est une prison » me répond-elle, et je pense qu'il y a une semaine à peine, elle me récitait encore le poème de Verlaine :
La ciel est par-dessus le toit,
Si bleu, si calme ! (…)
Et le ciel est bleu, calme, l'air est frais, ce matin, tout est calme, mais je pense que depuis au moins deux heures elle est réveillée, et m'appelle, et pense que je l'abandonne !
Hier encore, elle m'a dit : « Toute la nuit je t'ai bercé, j'ai chanté cette vieille chanson, tu sais, pour moi elle parle de toi, tu es sur mon cœur, tu dors, et je chante doucement, mon fils, mon chéri, tu es contre moi, sur mon cœur, mon petit Samuel, mon agneau, si tendre, si sensible, mon grand bonheur, mon poète, fais-moi encore entendre cette prière de Mozart ! »
« Un soir fait de rose et de bleu mystique… »
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Je viens de lui parler au téléphone. Elle m'attend. Je me dépêche… À tout l'heure, Journal…
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(Hôpital, midi et demie)
J'ai croisé le Dr Suzanne, mais je n'ai aucune envie de lui parler, après ce que j'ai entendu dire de lui. Mère me dit : « Il est vieux, il devrait être depuis longtemps à la retraite ! »
Elle a mangé un peu de purée et du yaourt. Elle a froid, m'a demandé de fermer la fenêtre, d'arrêter le ventilateur, et de lui ajouter une couverture ; ce qui fait que je suis en train de cuire. Mais pour l'instant elle est relativement calme, et somnole légèrement. J'ai réécrit à JM.
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Il est tout de même incroyable de constater que dans cet hôpital ils ne se donnent même pas les moyens d'assurer le suivi de leurs prescriptions. Il lui interdisent de boire plus d'un demi litre d'eau par jour, mais personne ne se soucie de savoir si cette prescription est respectée. Deux fois (hier et aujourd'hui) que j'en parle à tous les infirmiers et aides-soignantes que je rencontre, mais à part Régis (qui a collé une étiquette une étiquette sur la carafe d'eau (carafe d'eau qui a été changée, d'ailleurs, ce qui fait que l'étiquette a disparu du même coup…)), tout le monde s'en fout, ou bien « ne voit pas ce qu'on pourrait faire » !
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Le mal que m'a fait la kinésithérapeute (qui est pourtant fort gentille) en disant, il y a quatre jours, à ma mère qui s'affaissait sur son déambulateur : « Vous avez fait du théâtre, Mme Vallet ? — Non. — Parce que je trouve que vous êtes une bonne comédienne, vous avez des dons ! » Ma pauvre mère était effondrée, terrassée de faiblesse et de découragement, petit morceau de cristal en équilibre instable…
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Je lui lis La Cavale, d'Auguste Barbier. Elle me dit : « Oui, c'est de Victor Hugo. » « Non, ce n'est pas de Victor Hugo, c'est d'Auguste Barbier. » « Non, ce n'est pas… » Etc.
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« Où l'Indécis au Précis se joint. » Là où l'indécis au précis se joint, à ce point-là, en effet, jaillit souvent la vérité. Mais il faut entendre la séquence entière : « Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'Indécis au Précis se joint. » Mère a entonné une chanson grise, depuis deux semaines, où quelques précisions intangibles flottent dans un flot furieux d'indécision. Chaque chose est combattue par son contraire, immédiatement. Elle doit chercher une brèche, un passage… Son salut. Son secret. Sa délivrance.
À l'instant où j'écris ce mot, elle se réveille et m'attrape la main. « Je te vois, je sais que tu es là. » Je ne réponds rien. Je pose ma main sur son front, qui est frais. (Il est deux heures moins vingt.) Elle se rendort, la bouche ouverte. Ma mère a chanté toute sa vie. Aujourd'hui, la couleur a abandonné son chant.
Je pense subitement à R. Qui a dû penser à moi durant ces deux jours. Elle ne comprend pas, c'est certain, mais elle n'est pas indifférente. « J'aime beaucoup votre manière de jouer du piano. C'est… sensible ! » Bon… On se contentera de ça.
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L'histoire que m'a raconté Jacques, hier, est vraiment extraordinaire ! Le type va rejoindre sa maîtresse le matin du 11 septembre. Il débranche son portable, baise, puis rebranche son portable après que les Twin Towers, dans lesquelles il a son bureau, se sont effondrées. Sa femme l'appelle sans arrêt, et finit donc par le joindre à ce moment-là : « Mais… Tu es vivant !? Où étais-tu passé ? — Ben quoi, je suis au bureau, là ! » Ils ont divorcé. Quelle ingrate !