Il n'y a pas de meilleur compagnon que Federico Mompou pour qui aime se promener solitairement, l'après-midi, dans la nature gardoise. Lui seul laisse assez d'espace à l'esprit pour vagabonder, sans heurts et sans attente définie — il marche du même pas que le musard, sans rien lui imposer. C'est dans le calme que Mompou improvise. Il ne développe pas, il n'insiste pas, il ne raconte pas. Il ne connaît pas plus sa destination que nous ; il songe à nos côtés, comme une ombre pensive et fraternelle. Nous passons, lui et moi, dans le temps qui coule en nous. J'avance en direction de l'Absence.
C'est le calme qui préside à nos pas, aux siens et aux miens. Quelques fragments de mélodie, ça et là, quelques accords posés comme au hasard, chansons oubliées, danses esquissées, je marche dans ses traces, dans les parfums du printemps, près de la terre déjà sèche, sous les chênes. Je croise des chevaux, des moutons. Ce n'est pas une musique de boulevard, pas une musique d'avenue, ni d'autoroute, c'est une musique de chemins où l'on marche seul, sur des pierres dures et coupantes, où chaque sentier est un désir nouveau, un désir paisible et doux. Ses motifs, il ne les cache pas, il ne les compose pas, il n'a pas l'ambition ample des symphonistes, il chantonne près de nous.
Ces promenades d'après-midi sont une joie exaltante, solitaire et triste. On dirait que ce sont les derniers instants de bonheurs qui nous sont confiés. Il faut être là. Nous nous souvenons de la vie, des amours, des plaisirs, des douleurs, du temps qui a passé, et les nuages au-dessus de notre tête forment des pays étranges, aussi instables que notre âme. J'existe à peine.
Je me perds dans la garrigue, ma solitude me porte ; j'ai l'âme légère, presque trop. Mes pas me détachent de la Terre. Un oiseau triste et léger me suit du regard : lui non plus ne me comprend pas. Je devine ses appogiatures, ses traits et ses arpèges. Il compose dans le ciel une mélodie silencieuse et transparente et dans les feuilles sèches glissent des serpents rapides qui n'ont pas peur de moi. Le chemin et le calme sont des mots frères. Depuis ma tête le son du piano descend vers mes mains que je laisse libres et innocentes. Le bonheur impensable qui me traverse nettoie mon âme. La pensée s'éloigne doucement, je la vois me quitter, ne fais rien pour la retenir. Mon cœur bat, lentement, calmement… Il fallait être là.