Ouvrant une fenêtre (numérique ou PVC), chacun de nous est immédiatement mis en contact avec une pute. Je ne sais quand ça a commencé, mais nous sommes en plein dedans. Il n'y a plus de femmes : il y a des putes et des militantes féministes, c'est tout. Allez sur n'importe quel réseau social, vous verrez que j'ai raison. Il n'y a même plus de jeunes filles. Du bébé à la vieille pute sans escale.
Les putes de l'ancien monde savaient s'exprimer, suffisamment pour qu'on puisse les aimer, éventuellement s'en faire des amies, mais surtout, elles savaient qui elles étaient — elles avaient une conscience, nos putes : elles étaient une exception et ne l'ignoraient pas. Il fallait se déplacer, pour les rencontrer, il fallait risquer un peu sa peau, ou sa réputation. La putain était protégée par le scandale qui la mettait hors-jeu.
(Il faudrait sans doute inventer un nouveau mot pour cette chose nouvelle, mais ce serait tout de même dommage de se passer du beau mot de “pute”, qui est l'un de ceux que je préfère. Sans lui, je n'aurais pas pu écrire : La pute à quatre pattes pète près de son pote Pete, ni : La pute en rut joue du luth dans sa hutte.)
À quand remonte la figure de la pute ? Sabrina ? Scarlett Johansson ? Madonna ? Monica Belluci ? Régine ? Marilyn Monroe ? Faut-il remonter plus avant ? Oh, il est inutile de faire cette tête ! Je sais bien ce que vous allez me dire. Ce sont des femmes admirables, leur image ne correspond pas à ce qu'elles sont, ce sont des produits fabriqués, c'est l'homme qui a voulu ça, le patriarcat gnagnagna, etc. Je connais tous vos discours par cœur ; aussi convaincants que du pastis dans les spaghetti.
Mais ne comptez pas sur moi pour les diaboliser. Ce n'est pas de ça que je parle. Qu'il y ait une dimension puissamment sexuelle dans une femme ne m'a jamais dérangé, bien au contraire, et je n'ai aucun mépris pour les putains. Ce qui me dérange beaucoup, en revanche, c'est le devenir pute du monde. La pute est désormais partout chez elle, et c'est très logique, quand il n'y a rien d'autre à l'horizon. Aujourd'hui, on est pute de douze à soixante-quinze ans, et dans toutes les couches de la société, dans toutes les ethnies, dans tous les quartiers. C'est devenu un droit de l'homme, d'être pute, et presque une formalité même pas administrative. Les rares à ne pas manger de ce pain-là sont considérées comme des semi-débiles dont il n'y a rien à attendre, des pauvres filles qui ne feront pas de vieux os, de la graine germée de bolosse. Il s'agit d'un réflexe : Nous avons un cul, des nichons, des cuisses, une bouche, il faudrait être stupide pour ne pas en tirer profit, et plus que stupide, suicidaire. Les selfies ont bon dos, on voit bien ce qui se cache derrière. Personnellement, je ne vois plus que des étals de boucherie, dès que j'ouvre un écran. Tout est prétexte à proposer. Il y a toujours une bonne raison à la proposition. La moitié des « statuts » facebook sont des propositions à peine voilées.
C'est toujours quand l'exception devient la règle, quand la minorité fait la loi, que le diable pointe le bout de son nez. La puterie est un bruit de fond continu qui ne cesse jamais, voilà ce que je vois autour de moi partout. Au début on a trouvé ça amusant, il faut le reconnaître. Nous n'avions évidemment pas vu tout ce qui allait venir avec, tout ce que ça allait entraîner, trop enclins que nous étions à chérir les exceptions et tout ce qui pouvait défaire un peu l'ordre trop bien établi. Il était impossible de prévoir la suite, car la suite avait besoin de tout le reste pour éclore : la température n'était pas suffisante, l'écosystème n'était pas mûr, il manquait encore beaucoup d'éléments au contexte pour que le devenir pute du monde puisse commencer à montrer son vrai visage. C'est un renversement complet, qui se révèle à nous, dont nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences.
Le plus drôle, dans tout ça, est peut-être l'aveuglement volontaire de celles qui se prennent pour des sujets alors qu'elles ne sont que des objets. Pas des objets à la main des hommes, non, pas du tout (eux sont aussi aveugles qu'elles), mais des objets animés par la voracité impatiente de la Machine, de la pompe financière générale. Comme l'écrit Renaud Camus : « L’argent est remplaciste par essence. La monnaie, c’est déjà une substitution. » L'impudeur est aujourd'hui indexée sur la valeur marchande, elle s'annule donc en tant qu'impudeur, et c'est en cela qu'elle est répugnante. Elle a trouvé une justification à l'extérieur d'elle. Tous ces corps ont perdu la qualité précieuse entre toutes qui leur donnait le choix entre pudeur et impudeur, ils ont sacrifié le dévergondage sur l'autel de la banalité. L'impudeur était une valeur, elle est devenue une monnaie d'échange, un argument de vente, aussi bête et fonctionnel que la description d'un aspirateur par son marchand. Les images qu'on voit par millions à travers nos écrans ne nous disent qu'une chose : ON LIQUIDE TOUT. Il n'y a plus d'alternative, ce sont les grandes soldes des corps. Il reste encore quelques individus qui font semblant d'en être, bien sûr, mais on voit bien qu'il s'agit d'un jeu destiné à calmer les nostalgiques qui errent parmi les décombres. Personne n'est dupe. Tout est partagé, tout est disponible, tout est marchandise. Si l'on peut louer un utérus, acheter un cœur ou un foie, il n'y a aucune raison pour que l'image d'une femme ne soit pas elle aussi soumise aux lois de l'offre et de la demande.
Ce qui manque à toutes les putes de notre monde, c'est la conscience des morts. La conscience des morts qui ont façonné le monde dans lequel on vit empêche de dilapider son image, fût-ce par morceaux.
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