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dimanche 13 juillet 2025

Madame pète (tout est dans le titre)

 


À M. Vincent Castagno, pourvoyeur


Neuf-cent-soixante-quinze mots, temps de lecture 5 minutes et trente secondes. 

La Vita Nova n'attend pas ! Dès ses débuts, Blaise Cendrars annonçait « trente-trois volumes en préparation ». Plus modeste que Cendrars — et le nombre 33, après tout, n'est qu'un multiple très-catholique de 11 — il me serait possible d'en annoncer le tiers ; je crois que je ne serais pas très loin de la vérité. La vraie question est plutôt de savoir quel livre est impossible. À cela je répondrai : celui qu'on me demande. (C'est bien ce qui m'inquiète, mais il ne faut pas en parler, du moins pas ici.) « Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j’en oublie et j’en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m’obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance. » Le titre des livres pourrait suffire. Une fois qu'on a trouvé le titre, on a le sentiment que la messe est dite. Développer ? Quelle barbe ! C'est une concession insupportable faite au lecteur, qui a toujours besoin qu'on lui explique, qu'on montre et démontre, qu'on insiste — en un mot, qu'on l'attende, alors qu'on est déjà ailleurs depuis longtemps. Si un lecteur existe, c'est qu'il croit. S'il ne croit pas, il ne lit pas. Et s'il croit, il est donc inutile d'écrire ; cela ne fera qu'ajouter un poids inutile à sa foi, la dévaluera, la fragilisera et la rendra prosaïque, indexée sur une matière forcément décevante. Qui a besoin de preuves ? Les livres désirés, ébauchés, avortés, oubliés, même, ne sont-ils pas nécessairement supérieurs en qualité à la plate énonciation qui répond à la demande, aux pages ajoutées aux pages parce qu'il faudrait dire quelque chose ? Donnons un exemple, pour que les sceptiques voient qu'on ne plaisante pas. “Madame pète” est l'un de ces livres qu'il a fallu ne pas écrire, dont le titre suffit, et qui, si j'en avais rédigé les cent-onze pages, aurait immanquablement déçu. Je me rappelle les années 90, où je fréquentais beaucoup les sites informatiques dans l'espoir de comprendre un peu les techniques dont je pensais avoir besoin pour des choses qui aujourd'hui n'intéressent plus personne. Nous posions énormément de questions. Il n'y avait même que ça, des questions. Très souvent, le sous-titre du message était « tout est dans le titre », ce qui n'empêchait nullement le questionneur de développer abondamment, et très souvent d'une manière qui rendait la question incompréhensible. Nous avions pitié de ces questionneurs bavards et confus, mais il ne fallait pas le montrer, il fallait répondre en laissant croire que nous avions compris la question, que nous étions en mesure de lui apporter une solution. Imaginez le temps gagné, l'énergie économisée, la paix intérieure et la clarté mentale épargnées, s'il s'était cantonné au titre de sa question ! D'où les multiples « C'est trop long ! » indignés qui répondent à nos pauvres textes dont 99% des mots sont en effet superflus. Mon royaume pour un titre ! « Cet acide borique est alors titré par la soude et la phénolphtaléine comme indicateur en présence de polyalcools comme le glycérol ou le mannitol. » Le titre est tout. Es ist genug. Ne dit-on pas : à quel titre désirez-vous me voir ? Le titre est le royaume. Ils veulent à tout prix une recette pour obturer l’angoisse de notre trop fréquente inefficacité thérapeutique, car, oui, nous sommes inefficaces, il faut le reconnaître : ce qu'ils attendent de nous est impossible ; nous ne les guérirons pas. Emmanuel Macron l'a bien montré : l'essentiel est d'avoir un projet et des croyants. Le reste suivra. Quel qu'en soit le prix. 

Il est regrettable que l'assassinat soit interdit. Je pense qu'il réglerait beaucoup de problèmes artistiques et littéraires insolubles d'une manière élégante mais il faut faire avec cet interdit. L'Œuvre est toujours à venir. Nihil nisi propositum. Et si l'œuvre est toujours à venir, c'est que nous n'atteindrons jamais le lieu où elle est pleinement réalisée. J'ai de grands desseins, mais elle a de très beaux seins. Entre les deux, mon cœur ne balance pas. Il y en a qui disent : « Je serai Chateaubriand ou rien », quand d'autres comprennent que rien contient tout, depuis toujours, y compris Chateaubriand et Roland Barthes. Ma femme est inconnue, soit, (mais) il est inutile que je vous le prouve : elle est plus que Chateaubriand et Roland Barthes réunis. Elle seule peut susciter des titres parfaits, qui disent tout sans le dire. Le désir d'écrire est bien plus précieux que les pages écrites. Mon cœur est immobile. Les romans se dégonflent et se vident de toute substance, c'est à cela que j'assiste, médusé, dans une impuissance jouissive. J'avais non-écrit, dans le temps, un petit roman intitulé « Tais-toi, je t'en prie », titre adorable que j'avais volé à Raymond Carver. Il ne l'a jamais su et personne ne l'a jamais lu. C'était au temps où je fréquentais V. J'avais tout le temps envie de la faire taire, par tous les moyens, y compris le meurtre. Je lui dois beaucoup, c'est maintenant que je m'en aperçois, car cette injonction, c'est désormais à moi que je la formule, par un curieux retournement du désir. Faire l'amour à une femme, n'est-ce pas la manière élégante et détournée que l'homme a trouvée pour la faire taire au moins quelques instants ? Le livre impossible est comme la femme, il faut soit le tuer, soit le faire taire en le baisant. Il va crier, certes, mais ce cri ne ressemble pas à sa parole, il en est même l'exact contraire, et c'est tout ce qu'on lui demande. Le cri d'un livre, c'est son titre. Quant à la prolifération…

vendredi 9 août 2024

Onfray répond : « Faux ! »

 

Dans la boîte à livres du marché, j'ai trouvé Le Crépuscule d'une idole (2010), de cet imbécile de Michel Onfray. J'ai un peu honte d'avoir rapporté ça à la maison, mais au moins ne m'aura-t-il rien coûté.

Six cents très sales pages de celui qui en 1996 traitait Benoît Duteurtre de Nazi, sur ma table, c'est tout de même un paradoxe assez jubilatoire.

Il faut citer l'admirable quatrième de couverture de ce gros benêt confit qui depuis trente ans croit coiffer la scène intellectuelle française de ses ailes de gênant.

« Le freudisme et la psychanalyse reposent sur une affabulation de haute volée appuyée sur une série de légendes. Freud était un scientifque. Il a élaboré sa théorie à partir de sa pratique clinique, il a guéri des patients, il a libéré la sexualité. À toutes ces affrmations, Michel Onfray répond : “Faux” ! [Je répète : À toutes ces affrmations, Michel Onfray répond : “Faux” !]

Chamane viennois, guérisseur extrêmement coûteux et sorcier post-moderne, Freud recourt à une pensée magique dans laquelle son verbe fait la loi. [il faudrait tout répéter deux fois tellement c'est beau !]

Ce livre se propose de penser la psychanalyse de la même façon que le Traité d'athéologie a considéré les trois monothéismes : comme autant d'occasions d'hallucinations collectives. Voilà pourquoi il est dédié à Diogène de Sinope... »

Tout Onfray est dans ce « Michel Onfray répond : Faux ! » Il faut imaginer Onfray avec une casquette de contrôleur et une machine à tamponner : Vrai ou Faux. Onfray-dit-vrai dirait vrai-ou-faux. L'Extra-Onfray-Lucide considère (les trois monothéismes, la psychanalyse, l'œnologie, le moteur à deux temps, la pêche à la mouche) et délivre sa Tamponnade : ça fait un livre. Le sorcier post-moderne, c'est lui, bien sûr, et pas du tout Freud. Sorcier ès-Vérités, Docteur en Doctance. Onfray-a-tout-lu, c'est le postulat qui lui permet de fermer le bec aux pauvres débiles qui croient, aux croyants hallucinés de l'ancien monde forcément cocaïné et délirant. «Il analyse les cinq psychanalyses et avance qu'elles ne sont résolues pour Freud qu'à travers des tours de passe-passe (si le problème est oublié, il est refoulé) ou en assumant que le patient ne sera jamais guéri (Sergueï Pankejeff). Il théorise le succès de la psychanalyse par l'affaiblissement de l'église que refoulent les pulsions, par la société totalitaire de la psychanalyse, par le nihilisme du XXe siècle et par la médiatisation du freudo-marxisme après Mai 68 avec Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. »

L'éditeur Grasset avance le chiffre de 150 000 exemplaires vendus dont 100 000 les deux premières semaines. Cet essai est lors de sa publication, “en tête des ventes des essais”. Tu m'étonnes ! Grasset se paie grassement sur le dos de la bête. Le déboulonnage fait toujours recette.

Freud n'était pas un-homme-de-gauche ? C'est ça, qu'Onfray démontre, c'est ça qui fait réagir tout le monde, les pour et les contre ? Mes pauvres chéris... Comme vous êtes tristes. Antisémite ? Pas antisémite ? Un peu, beaucoup, pas le moins du monde ? Ces éternels débats de crevards qui n'ont rien d'autre à dire, qui n'imaginent pas qu'on puisse parler d'autre chose, au moins de temps en temps... C'est progressistes contre progressistes. On devrait en rire, de leurs bisbilles clownesques, mais chacun joue son rôle avec un sérieux de pape. Entre Roudinesco et Onfray, on est vraiment obligé de choisir ? Joker !

Ce qu'Onfray ne connaît pas, ne comprend pas, ce qu'Onfray ne peut-pas-comprendre, voir, imaginer, c'est « de la pensée magique ». Il faudrait le vacciner encore un peu plus, à mon avis. Il n'a pas eu sa dose, le gros tracteur Massey Ferguson aux lunettes rectangulaires qui débat très-calmement avec tout le monde et qui-nous-fait-savoir que Sigmund affabule. C'est une contre- histoire de Michel Onfray, qu'il faudrait faire. Je laisse ça à plus savants que moi, mais je suis certain que viendra le jour où un courageux (ou un inconscient, mais c'est souvent la même chose) dégonflera pour de bon cette baudruche qui n'existe qu'en déboulonnant ce qui le dépasse et le dépassera toujours. En tout cas, contrairement à ce qu'il reproche à Freud, ce n'est pas son verbe qui fera la loi, jamais, sauf auprès de demeurés qui se laissent facilement impressionner par les culs-de-plomb.

L'hallucination collective, c'en est un spécialiste, Onfray. J'ai écouté ses séminaires (son « université ») durant plus de dix ans, à la radio, tous les étés. Ses inférences malhonnêtes passaient comme lettres à la poste, semble-t-il. Un jour, ça s'est arrêté, et je me suis demandé pourquoi j'avais passé autant de temps à écouter ça. Peut-être que j'étais moi aussi sous le charme ambigu de ce conteur qui se fait passer pour un scientifque (et même un écrivain !), ou bien j'avais rien de mieux à foutre. J'ai remplacé ça avec un énorme profit par le trio de Bill Evans. Ouf. Les idoles passent. Il n'y a même pas toujours besoin de les déboulonner.

samedi 25 février 2023

Lecture



Au début on n'a pas fait attention à lui. Il s'était approché du livre, posé en évidence sur une des grandes tables qu'il y avait là, l'avait ouvert, et il était resté planté comme ça, sans mot dire, sans bouger : tout se passait comme s'il était en train de lire. Bien sûr, on savait que c'était impossible, puisque la lecture avait été abolie depuis maintenant douze ans. Mais le malaise était perceptible et se propageait dans l'assistance. On entendit des « hum », des « oh ! », et des paroles chuchotées qui semblaient réprobatrices. La rumeur enfla et, enfin, le "lecteur" s'aperçut de ce qui se tramait autour de lui. Il referma le livre avec un peu trop de précipitation, et se hâta vers la sortie, au milieu d'une foule sourdement hostile. 

Une fois l'homme sorti du musée, la sombre clameur suscitée par son comportement incongru diminua progressivement, jusqu'à se fondre en un brouhaha ordinaire. Mais une sensation pesante subsistait. Les gens essayaient de penser à autre chose, d'oublier ce qu'ils avaient vu, mais on voyait bien que l'atmosphère était gâchée. L'incompréhension et l'inquiétude se lisaient sur les visages, comme si cet homme avait réveillé de mauvais souvenirs. Discrètement, les responsables du musée avaient haussé le niveau sonore de la musique qui était diffusée et, en coulisse, de nombreux conciliabules se tenaient dans des bureaux climatisés, des téléphones sonnaient, et des assistantes apportaient des cafés serrés ou des soupes vegan à ceux qui étaient en charge de la sécurité du bâtiment.

Dans les hautes sphères du pouvoir, l'alerte avait été prise très au sérieux, Il était évident qu'on l'avait échappé belle. L'abolition de la lecture était encore, malgré son succès éclatant dans toutes les couches de la population, dans une phase de fragilité — fragilité bien naturelle, si l'on pense à l'ancienneté de cette pratique qu'un temps on avait appelée "culturelle". On savait bien, en haut lieu, que le souvenir de la lecture demeurait dans toutes les mémoires. Douze ans, c'est à la fois beaucoup et très peu. La stratégie qui avait consisté à faire des expositions sur le livre et la lecture fut remise en cause. On avait pensé que le musée donnerait une connotation de vieille chose poussiéreuse au livre, mais on avait peut-être sous-estimé la nostalgie qui pouvait s'emparer des visiteurs, du moins de ceux qui avaient déjà tenu un tel objet entre leurs mains. Pourtant, la réaction très majoritairement hostile de ceux qui avaient assisté à la scène aurait pu rassurer le pouvoir, mais il y avait parmi les membres du Cabinet des hommes d'un âge certain, et ce sont ceux-là qui ont poussé dans la direction d'une vigoureuse réaction. Les livres furent retirés de tous les musées et de toutes les expositions qui en montraient, et une loi adoptée dans l'urgence interdit à tout citoyen de posséder un livre chez lui, même un livre reconditionné en boîte à souvenirs. Les entreprises qui fabriquaient des smartphones furent incitées très vigoureusement à faire des promotions extraordinaires sur leurs produits et le cinéma reçu la consigne de produire des films qui donneraient une image grotesque et avilissante de la lecture.

Le journaliste Robert Laplanche avait essayé de retrouver l'homme qui avait défrayé la chronique. Après bien des fausses pistes, après de nombreux canulars et quelques impasses, il l'avait rencontré au fond d'un sex-shop miteux de la rue Sainte-Apolline, visiblement grimé, portant perruque et fausse barbe, et cachant ses yeux d'énormes lunettes de soleil qui descendaient bas sur les joues. À son allure et à sa voix, le journaliste estima qu'il devait avoir entre vingt-cinq et quarante ans, pas plus. Ils décidèrent d'un commun accord, pour assurer la confidentialité de leurs propos, d'aller s'enfermer dans une cabine de peep-show. Le bonhomme, qui suait à grosses gouttes, interdit au reporter d'enregistrer leur conversation. Très vite, Robert Laplance comprit qu'il y avait méprise : l'homme n'allait pas se justifier, expliquer son geste, faire son mea culpa. Non, il était là pour révéler un secret formidable, et le lieu choisi n'avait rien d'un hasard. Après s'être assis tous les deux dans l'espace exigu de la cabine, le Lecteur (appelons-le ainsi) introduisit quelques pièces dans la fente, et le rideau se leva. Tout d'abord, le journaliste n'accorda aucune attention à la fille qui était sur la piste ronde entourée de miroirs ; il pensait que son compagnon n'avait actionné le mécanisme du peep-show que pour qu'on leur fiche la paix, car les cabines étaient munies d'une ampoule qui signalait ceux qui n'avaient pas payé, qui dormaient là plutôt que dans la rue, ou qui prenaient trop de temps pour faire se relever le rideau, après l'entrée d'une strip-teaseuse. Mais quand Laplanche questionna l'autre, celui-ci lui indiqua d'un signe de la tête ce qui se passait derrière la vitre sans tain.

Elle était nue, mais les regards avides qui de toute part convergeaient vers elle n'en avaient cure. Elle tenait un livre entre les mains. Elle était assise dans un fauteuil noir et l'on voyait ses lèvres remuer. Sur son visage, aucune émotion apparente, mais les lèvres allaient sans cesse. Le journaliste prit soudain conscience du silence alentour, et il en fut comme tétanisé. Plus que tout ce qu'il voyait, et qu'il ne comprenait pas, ce silence l'effrayait. Il resta un moment immobile, n'osant pas regarder son compagnon de cellule, et ce n'est qu'au bout de très longues secondes qu'il reprit enfin sa respiration. À ce moment-là, le Lecteur appuya sur un interrupteur, et la voix de la femme fit irruption parmi eux, et cette voix n'avait rien de commun avec les voix de femmes qu'ils entendaient chaque jour ; rien dans sa tonalité, rien dans son timbre, rien dans ses inflexions qui puisse s'accorder avec ce qu'ils avaient coutume d'appeler une voix de femme, une voix qui demande, une voix qui ordonne, une voix qui minaude, une voix qui se plaint, une voix qui parle. Non, ce qu'ils entendaient là, ils ne le reconnaissaient pas. C'était à la fois plus doux, plus ferme, plus mélodieux, moins insistant et moins péremptoire, cela venait surtout d'un autre corps, ou d'un autre âge, dans lequel les choses prenaient leur temps, se coulaient dans une poche profonde qui les engourdissait un instant puis les exhalait sous une forme plus pure, plus nette et plus subtile. Ce qui parvenait à leurs oreilles n'avait de la parole que son enveloppe, mais tout le reste était différent, comme si les paragraphes avaient été plongés dans un bain merveilleux qui augmentait chaque mot d'une ombre profonde et claire, et l'inscrivait dans la phrase avec une précision surnaturelle. Robert Laplanche se rendit compte qu'il pleurait, et il ne savait pas pourquoi il pleurait. Il sentait le regard de son voisin sur lui, mais n'avait pas le courage ni la force de faire un mouvement. Ses yeux, attachés aux lèvres de la Lectrice, commençaient seulement à voir qu'elle avait un visage, un corps, et une présence, mais la voix le tenait en lisière de l'événement ; tout cela, il le savait, il le voyait, mais c'était une réalité moins réelle que les phrases qui se frayaient un chemin en son esprit, lui tordaient le ventre, contrôlaient sa respiration. Cette sensation, tout à coup, il sut qu'il la connaissait déjà, ou plutôt qu'il l'avait connue, autrefois, et il sut aussi que ce plaisir (était-ce bien un plaisir ?, il n'avait pas le temps de s'arrêter sur cette question) lui avait terriblement manqué, lui avait tellement manqué qu'il l'avait complètement oublié.

Déjà le rideau redescendait, et le Lecteur n'avait pas dit un mot. Il considérait le journaliste qui était resté tassé sur sa chaise, et dont les mains tremblaient. Celui-ci ôta ses lunettes, les essuya, les remit sur son nez, et enfin il considéra celui qu'il avait en face de lui ; il était intimidé, et ne savait par quoi commencer. Mais il fallait sortir : déjà, on tambourinait à leur porte. Ils se levèrent, le Lecteur passa devant, et ils sortirent du sex-shop sans un mot. Robert Laplanche se laissait guider par l'autre, sans savoir où ils allaient, ni ce qui l'attendait. Il était heureux d'être dans la rue, l'air frais le rasséréna un peu, il sentit que la vie ordinaire reprenait ses droits. Cela lui fit du bien.

(…)

lundi 30 avril 2012

Le Devoir accompli

Je suis pieds nus, en pyjama. Je jette le gros livre par terre. Je le piétine, je monte dessus, je saute, mes talons frappent le livre, violemment. Au bout de quelques secondes, des phrases commencent à s'échapper des pages, d'abord furtivement, puis sans complexe, en désordre, elles glissent à terre, roulant les unes sur les autres, sans aucun ménagement. Je les vois qui disparaissent sous le tapis, qui frémit, qui est soulevé par endroits d'une sorte de houle, tout s'accélère, je manque de tomber à la renverse, et bientôt un grand silence s'installe… Ce qui était il y a quelques instants un fort volume de plus de mille pages n'est plus maintenant qu'une mince couverture froissée et sale à ras du sol. Vingt siècles d'histoires, de légendes, de poésie, des centaines et des centaines de noms propres, de généalogies, des milliers de récits, il a suffi de quelques secondes de rage pour que tout cela ne soit plus rien, n'ait même jamais existé. 

Quand je pense que certains redoutaient cela !

On est tranquille désormais. On va pouvoir tout recommencer, calmement, de zéro, sans ce fardeau de la culture, de la religion, de la morale, des traditions. Le rêve de toute une génération, je l'ai réalisé. Cet immense service rendu aux hommes, j'ai allumé la télé, et j'ai regardé 24h chrono