Au début on n'a pas fait attention à lui. Il s'était approché du livre, posé en évidence sur une des grandes tables qu'il y avait là, l'avait ouvert, et il était resté planté comme ça, sans mot dire, sans bouger : tout se passait comme s'il était en train de lire. Bien sûr, on savait que c'était impossible, puisque la lecture avait été abolie depuis maintenant douze ans. Mais le malaise était perceptible et se propageait dans l'assistance. On entendit des « hum », des « oh ! », et des paroles chuchotées qui semblaient réprobatrices. La rumeur enfla et, enfin, le "lecteur" s'aperçut de ce qui se tramait autour de lui. Il referma le livre avec un peu trop de précipitation, et se hâta vers la sortie, au milieu d'une foule sourdement hostile.
Une fois l'homme sorti du musée, la sombre clameur suscitée par son comportement incongru diminua progressivement, jusqu'à se fondre en un brouhaha ordinaire. Mais une sensation pesante subsistait. Les gens essayaient de penser à autre chose, d'oublier ce qu'ils avaient vu, mais on voyait bien que l'atmosphère était gâchée. L'incompréhension et l'inquiétude se lisaient sur les visages, comme si cet homme avait réveillé de mauvais souvenirs. Discrètement, les responsables du musée avaient haussé le niveau sonore de la musique qui était diffusée et, en coulisse, de nombreux conciliabules se tenaient dans des bureaux climatisés, des téléphones sonnaient, et des assistantes apportaient des cafés serrés ou des soupes vegan à ceux qui étaient en charge de la sécurité du bâtiment.
Dans les hautes sphères du pouvoir, l'alerte avait été prise très au sérieux, Il était évident qu'on l'avait échappé belle. L'abolition de la lecture était encore, malgré son succès éclatant dans toutes les couches de la population, dans une phase de fragilité — fragilité bien naturelle, si l'on pense à l'ancienneté de cette pratique qu'un temps on avait appelée "culturelle". On savait bien, en haut lieu, que le souvenir de la lecture demeurait dans toutes les mémoires. Douze ans, c'est à la fois beaucoup et très peu. La stratégie qui avait consisté à faire des expositions sur le livre et la lecture fut remise en cause. On avait pensé que le musée donnerait une connotation de vieille chose poussiéreuse au livre, mais on avait peut-être sous-estimé la nostalgie qui pouvait s'emparer des visiteurs, du moins de ceux qui avaient déjà tenu un tel objet entre leurs mains. Pourtant, la réaction très majoritairement hostile de ceux qui avaient assisté à la scène aurait pu rassurer le pouvoir, mais il y avait parmi les membres du Cabinet des hommes d'un âge certain, et ce sont ceux-là qui ont poussé dans la direction d'une vigoureuse réaction. Les livres furent retirés de tous les musées et de toutes les expositions qui en montraient, et une loi adoptée dans l'urgence interdit à tout citoyen de posséder un livre chez lui, même un livre reconditionné en boîte à souvenirs. Les entreprises qui fabriquaient des smartphones furent incitées très vigoureusement à faire des promotions extraordinaires sur leurs produits et le cinéma reçu la consigne de produire des films qui donneraient une image grotesque et avilissante de la lecture.
Le journaliste Robert Laplanche avait essayé de retrouver l'homme qui avait défrayé la chronique. Après bien des fausses pistes, après de nombreux canulars et quelques impasses, il l'avait rencontré au fond d'un sex-shop miteux de la rue Sainte-Apolline, visiblement grimé, portant perruque et fausse barbe, et cachant ses yeux d'énormes lunettes de soleil qui descendaient bas sur les joues. À son allure et à sa voix, le journaliste estima qu'il devait avoir entre vingt-cinq et quarante ans, pas plus. Ils décidèrent d'un commun accord, pour assurer la confidentialité de leurs propos, d'aller s'enfermer dans une cabine de peep-show. Le bonhomme, qui suait à grosses gouttes, interdit au reporter d'enregistrer leur conversation. Très vite, Robert Laplance comprit qu'il y avait méprise : l'homme n'allait pas se justifier, expliquer son geste, faire son mea culpa. Non, il était là pour révéler un secret formidable, et le lieu choisi n'avait rien d'un hasard. Après s'être assis tous les deux dans l'espace exigu de la cabine, le Lecteur (appelons-le ainsi) introduisit quelques pièces dans la fente, et le rideau se leva. Tout d'abord, le journaliste n'accorda aucune attention à la fille qui était sur la piste ronde entourée de miroirs ; il pensait que son compagnon n'avait actionné le mécanisme du peep-show que pour qu'on leur fiche la paix, car les cabines étaient munies d'une ampoule qui signalait ceux qui n'avaient pas payé, qui dormaient là plutôt que dans la rue, ou qui prenaient trop de temps pour faire se relever le rideau, après l'entrée d'une strip-teaseuse. Mais quand Laplanche questionna l'autre, celui-ci lui indiqua d'un signe de la tête ce qui se passait derrière la vitre sans tain.
Elle était nue, mais les regards avides qui de toute part convergeaient vers elle n'en avaient cure. Elle tenait un livre entre les mains. Elle était assise dans un fauteuil noir et l'on voyait ses lèvres remuer. Sur son visage, aucune émotion apparente, mais les lèvres allaient sans cesse. Le journaliste prit soudain conscience du silence alentour, et il en fut comme tétanisé. Plus que tout ce qu'il voyait, et qu'il ne comprenait pas, ce silence l'effrayait. Il resta un moment immobile, n'osant pas regarder son compagnon de cellule, et ce n'est qu'au bout de très longues secondes qu'il reprit enfin sa respiration. À ce moment-là, le Lecteur appuya sur un interrupteur, et la voix de la femme fit irruption parmi eux, et cette voix n'avait rien de commun avec les voix de femmes qu'ils entendaient chaque jour ; rien dans sa tonalité, rien dans son timbre, rien dans ses inflexions qui puisse s'accorder avec ce qu'ils avaient coutume d'appeler une voix de femme, une voix qui demande, une voix qui ordonne, une voix qui minaude, une voix qui se plaint, une voix qui parle. Non, ce qu'ils entendaient là, ils ne le reconnaissaient pas. C'était à la fois plus doux, plus ferme, plus mélodieux, moins insistant et moins péremptoire, cela venait surtout d'un autre corps, ou d'un autre âge, dans lequel les choses prenaient leur temps, se coulaient dans une poche profonde qui les engourdissait un instant puis les exhalait sous une forme plus pure, plus nette et plus subtile. Ce qui parvenait à leurs oreilles n'avait de la parole que son enveloppe, mais tout le reste était différent, comme si les paragraphes avaient été plongés dans un bain merveilleux qui augmentait chaque mot d'une ombre profonde et claire, et l'inscrivait dans la phrase avec une précision surnaturelle. Robert Laplanche se rendit compte qu'il pleurait, et il ne savait pas pourquoi il pleurait. Il sentait le regard de son voisin sur lui, mais n'avait pas le courage ni la force de faire un mouvement. Ses yeux, attachés aux lèvres de la Lectrice, commençaient seulement à voir qu'elle avait un visage, un corps, et une présence, mais la voix le tenait en lisière de l'événement ; tout cela, il le savait, il le voyait, mais c'était une réalité moins réelle que les phrases qui se frayaient un chemin en son esprit, lui tordaient le ventre, contrôlaient sa respiration. Cette sensation, tout à coup, il sut qu'il la connaissait déjà, ou plutôt qu'il l'avait connue, autrefois, et il sut aussi que ce plaisir (était-ce bien un plaisir ?, il n'avait pas le temps de s'arrêter sur cette question) lui avait terriblement manqué, lui avait tellement manqué qu'il l'avait complètement oublié.
Déjà le rideau redescendait, et le Lecteur n'avait pas dit un mot. Il considérait le journaliste qui était resté tassé sur sa chaise, et dont les mains tremblaient. Celui-ci ôta ses lunettes, les essuya, les remit sur son nez, et enfin il considéra celui qu'il avait en face de lui ; il était intimidé, et ne savait par quoi commencer. Mais il fallait sortir : déjà, on tambourinait à leur porte. Ils se levèrent, le Lecteur passa devant, et ils sortirent du sex-shop sans un mot. Robert Laplanche se laissait guider par l'autre, sans savoir où ils allaient, ni ce qui l'attendait. Il était heureux d'être dans la rue, l'air frais le rasséréna un peu, il sentit que la vie ordinaire reprenait ses droits. Cela lui fit du bien.
(…)
Le journaliste Robert Laplanche avait essayé de retrouver l'homme qui avait défrayé la chronique. Après bien des fausses pistes, après de nombreux canulars et quelques impasses, il l'avait rencontré au fond d'un sex-shop miteux de la rue Sainte-Apolline, visiblement grimé, portant perruque et fausse barbe, et cachant ses yeux d'énormes lunettes de soleil qui descendaient bas sur les joues. À son allure et à sa voix, le journaliste estima qu'il devait avoir entre vingt-cinq et quarante ans, pas plus. Ils décidèrent d'un commun accord, pour assurer la confidentialité de leurs propos, d'aller s'enfermer dans une cabine de peep-show. Le bonhomme, qui suait à grosses gouttes, interdit au reporter d'enregistrer leur conversation. Très vite, Robert Laplance comprit qu'il y avait méprise : l'homme n'allait pas se justifier, expliquer son geste, faire son mea culpa. Non, il était là pour révéler un secret formidable, et le lieu choisi n'avait rien d'un hasard. Après s'être assis tous les deux dans l'espace exigu de la cabine, le Lecteur (appelons-le ainsi) introduisit quelques pièces dans la fente, et le rideau se leva. Tout d'abord, le journaliste n'accorda aucune attention à la fille qui était sur la piste ronde entourée de miroirs ; il pensait que son compagnon n'avait actionné le mécanisme du peep-show que pour qu'on leur fiche la paix, car les cabines étaient munies d'une ampoule qui signalait ceux qui n'avaient pas payé, qui dormaient là plutôt que dans la rue, ou qui prenaient trop de temps pour faire se relever le rideau, après l'entrée d'une strip-teaseuse. Mais quand Laplanche questionna l'autre, celui-ci lui indiqua d'un signe de la tête ce qui se passait derrière la vitre sans tain.
Elle était nue, mais les regards avides qui de toute part convergeaient vers elle n'en avaient cure. Elle tenait un livre entre les mains. Elle était assise dans un fauteuil noir et l'on voyait ses lèvres remuer. Sur son visage, aucune émotion apparente, mais les lèvres allaient sans cesse. Le journaliste prit soudain conscience du silence alentour, et il en fut comme tétanisé. Plus que tout ce qu'il voyait, et qu'il ne comprenait pas, ce silence l'effrayait. Il resta un moment immobile, n'osant pas regarder son compagnon de cellule, et ce n'est qu'au bout de très longues secondes qu'il reprit enfin sa respiration. À ce moment-là, le Lecteur appuya sur un interrupteur, et la voix de la femme fit irruption parmi eux, et cette voix n'avait rien de commun avec les voix de femmes qu'ils entendaient chaque jour ; rien dans sa tonalité, rien dans son timbre, rien dans ses inflexions qui puisse s'accorder avec ce qu'ils avaient coutume d'appeler une voix de femme, une voix qui demande, une voix qui ordonne, une voix qui minaude, une voix qui se plaint, une voix qui parle. Non, ce qu'ils entendaient là, ils ne le reconnaissaient pas. C'était à la fois plus doux, plus ferme, plus mélodieux, moins insistant et moins péremptoire, cela venait surtout d'un autre corps, ou d'un autre âge, dans lequel les choses prenaient leur temps, se coulaient dans une poche profonde qui les engourdissait un instant puis les exhalait sous une forme plus pure, plus nette et plus subtile. Ce qui parvenait à leurs oreilles n'avait de la parole que son enveloppe, mais tout le reste était différent, comme si les paragraphes avaient été plongés dans un bain merveilleux qui augmentait chaque mot d'une ombre profonde et claire, et l'inscrivait dans la phrase avec une précision surnaturelle. Robert Laplanche se rendit compte qu'il pleurait, et il ne savait pas pourquoi il pleurait. Il sentait le regard de son voisin sur lui, mais n'avait pas le courage ni la force de faire un mouvement. Ses yeux, attachés aux lèvres de la Lectrice, commençaient seulement à voir qu'elle avait un visage, un corps, et une présence, mais la voix le tenait en lisière de l'événement ; tout cela, il le savait, il le voyait, mais c'était une réalité moins réelle que les phrases qui se frayaient un chemin en son esprit, lui tordaient le ventre, contrôlaient sa respiration. Cette sensation, tout à coup, il sut qu'il la connaissait déjà, ou plutôt qu'il l'avait connue, autrefois, et il sut aussi que ce plaisir (était-ce bien un plaisir ?, il n'avait pas le temps de s'arrêter sur cette question) lui avait terriblement manqué, lui avait tellement manqué qu'il l'avait complètement oublié.
Déjà le rideau redescendait, et le Lecteur n'avait pas dit un mot. Il considérait le journaliste qui était resté tassé sur sa chaise, et dont les mains tremblaient. Celui-ci ôta ses lunettes, les essuya, les remit sur son nez, et enfin il considéra celui qu'il avait en face de lui ; il était intimidé, et ne savait par quoi commencer. Mais il fallait sortir : déjà, on tambourinait à leur porte. Ils se levèrent, le Lecteur passa devant, et ils sortirent du sex-shop sans un mot. Robert Laplanche se laissait guider par l'autre, sans savoir où ils allaient, ni ce qui l'attendait. Il était heureux d'être dans la rue, l'air frais le rasséréna un peu, il sentit que la vie ordinaire reprenait ses droits. Cela lui fit du bien.
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