Je crois de plus en plus que pour voir la réalité telle qu'elle se présente à nous, il faut de l'imagination. Ce que nous sommes en train de vivre, avec la Pandémie, me semble inédit, dans l'histoire humaine. C'est la raison pour laquelle la plupart des gens ne voient pas : ce que notre cerveau n'a pas d'abord conceptualisé, ou intégré, ou vécu, nous ne le voyons tout simplement pas — ça ne peut pas exister. Le neuf n'est jamais à l'ordre du jour, pour l'humain. Sans références, sans exemples, nous sommes perdus. Pour percer la porte blindée de la vérité, cette paroi épaisse qui nous sépare (et nous protège) du réel, il faut une force que, faute de mieux, j'appelle imagination. C'est pourquoi, le plus souvent, ce sont les artistes qui voient la réalité avec un peu d'avance.
L'imagination s'oppose à la lucidité, dans la pensée commune. Ceux qui se croient lucides valorisent volontiers leur absence d'imagination. Pourtant, sans imagination, on ne voit que ce qu'on a déjà vu. La lucidité lucide suppose une force dynamique, un mouvement.
L'important, quand on prétend voir un phénomène en train de se réaliser sous nos yeux (et tout est phénomène, dans la vie vécue), est de ne pas d'abord l'interpréter. Dès que l'on pense connaître le but d'une action, le regard se referme, et se limite à ce qui corrobore ce que nous prenons pour la finalité. Il ne faut pas avoir le fin mot avant terme. C'est un paradoxe. Car qui dit imagination dit prospection, ou prospective. En vérité il ne s'agit peut-être pas réellement d'un paradoxe, car l'imagination véritable échappe à la prospective. Elle est plus fondamentale, plus désintéressée. Elle pousse ses pions dans l'inconnu.
L'imagination n'est encore qu'un adjuvant, sans doute. C'est elle qui porte l'intelligence, qui la soulève, qui lui permet d'aller un peu plus loin, d'ouvrir le périmètre de la pensée, mais elle ne peut se substituer à celle-là. Celui qui n'aurait que de l'imagination ne verrait pas plus que celui qui est en démuni. L'imagination vraie dont je parle est peut-être seulement une manière de garder les portes ouvertes, de retarder autant qu'il est possible le dénouement qui vient avec l'élucidation.
Peut-on vraiment penser sans avoir dès l'origine une ligne interprétative, un cadre, un système ? Cela paraît impossible, si l'on est raisonnable, mais c'est tout de même le préalable à tout vrai regard sur le monde. Neuf fois sur dix, quand on discute avec autrui, on voit immédiatement que le périmètre de son regard est extrêmement limité, fermé. La corde est étroite : il se meut à l'intérieur d'un cercle comme s'il était attaché à un piquet ; dès qu'il parvient aux limites de son domaine, on le voit grimacer, comme recevant des décharges électriques censées le maintenir dans le récit qu'il a élu pour seul possible.
Il est important de souligner qu'il s'agit d'un double mouvement. Imagination et constat froid ne s'annulent pas, mais au contraire se renforcent. Il y a de la volonté et de la non-volonté, simultanément. Il n'y a pas de grande intelligence sans intuition, sans cette forme de raison qui nie la raison dans un mouvement dialectique, qui la dépasse, en tout cas, car la raison n'est que la raison d'une époque, d'une culture, d'une civilisation, et la raison supérieure doit toujours se débarrasser de la raison inférieure. Il y a une grande et une petite raison, comme il y a une grande et une petite science. Voir n'est pas donné à tout le monde.