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mardi 7 avril 2015

L'emplâtre sur la clochée (2)


Comment j'ai pu accepter d'accompagner Nicole ? Mais si vous croyez qu'on a toujours le choix ! Il faudrait, un jour de grand courage, ou de folie pure, que quelqu'un se décide à parler crûment du petit monde des musiciens français. Je vous jure, ce serait intéressant. Ne comptez pas sur moi pour le faire, je ne suis pas assez courageux pour raconter ce que j'ai vu, pendant les quelques années où j'ai croisé ces spécimens affolants. Et puis on ne me croirait pas, ou dirait que j'exagère, que j'en rajoute pour faire mon intéressant, que je noircis le tableau par goût de la provocation, que c'est mon pessimisme foncier qui s'exprime. L'époque ne supporte plus que les compliments et les bonnes nouvelles, et les artistes, parmi les individus qui peuplent celle-ci, sont ceux qui doivent à tout prix être portés aux nues, surtout quand ils n'en sont pas, ce qui est bien entendu une autre manière de reléguer les vrais à une non-existence de principe, car, quoi qu'on en dise, on n'aime pas les artistes, et c'est assez normal. Dans les années 70, on était accueillant, tout le monde pouvait en être. Le mot d'ordre était : pourquoi pas ? Ah, ça, on peut dire qu'on a favorisé les vocations, même les plus improbables, même les plus ténues, même les plus démentielles ! Tous les cancres qui ne savaient pas quoi faire de leur vie ont reçu le message cinq sur cinq. Je pourrais vous parler de ce contrebassiste qui était chercheur en biologie, je crois, à Toulouse, et qui, tout à coup, se dit, et pourquoi pas… Aussi sec, hop, il s'est mis à la contrebasse, le gars. Il s'y est mis, mais la contrebasse, elle, elle n'a pas fait beaucoup d'efforts pour s'y mettre aussi ; autant dire qu'un poisson avec une pomme ferait mieux. Ces deux-là étaient aussi bien assortis que Charlton Heston et Mimie Mathy. Aucun problème, mec, on a trouvé la solution. En ces années-là, coup de bol, il y avait un truc qui s'appelait le free-jazz. Je ne sais pas si vous connaissez cette pièce de Kagel qui s'intitule ?¿, œuvre dans laquelle chaque instrumentiste joue d'un autre instrument que le sien. Le free-jazz ce pourrait être ?¿ étendu à l'infini. Vous ne savez pas jouer de clarinette ? Bienvenue à la clarinette ! Vous n'avez jamais entendu parler du trombone ? Alors c'est l'instrument qu'il vous faut ! Bien sûr je force le trait, car il y a eu de merveilleux instrumentistes qui ont pratiqué le free-jazz, tout le monde les connaît, et l'on a entendu dans ces années-là des choses extraordinaires, ce n'est pas d'eux que je parle, on l'aura compris. Mais enfin, combien de demeurés sourds comme des pots se sont mis à la musique, dans ces années-là, qui ont construit par la suite une carrière tranquille, parfaitement dans les clous… Je pourrais en citer des dizaines et des dizaines, tous plus mauvais les uns que les autres, qui ont été acceptés par le système, mieux, qui ont été mis en avant du fait même de leur notoire incompétence, incompétence qui se retournait en qualité, puisque celui qui savait jouer de son instrument était forcément limité par ce qu'il avait appris, la technique étant en ces années-là assimilée à une férule, à un carcan, à l'imposition plus ou moins charitable d'un style, d'une école, d'une manière (et en cela, d'ailleurs, on n'avait pas tort, ou pas complètement tort). Il fallait désapprendre, surtout, c'était la loi du temps, et il était donc logique que ceux qui n'avaient pas appris soient mieux considérés que les autres. C'était une époque où les mots-clefs étaient "énergie" et "personnalité". 

Nicole, elle avait pourtant essayé d'apprendre, faut lui reconnaître au moins ça. Seulement, la pauvre n'avait pas eu la chance, celle dont elle aurait eu réellement besoin dans sa vie, de tomber sur quelqu'un qui, très tôt, lui dise avec suffisamment d'autorité de laisser tomber, de changer de voie, puisqu'elle ne pouvait pas changer de voix. Combien de "musiciens" auraient eu l'immense chance de faire autre chose, autre chose en quoi ils auraient pu, qui sait, devenir des dieux, s'ils avaient eu en face d'eux de véritables maîtres, ou au moins de vrais professeurs, des gens responsables et sérieux, au lieu de ces ectoplasmes filandreux dont le seul talent était de prendre des vessies pour des lanternes. Une voix de merde, une technique de merde, un goût de chiottes, et un physique de… Mon Dieu, mais comment a-t-elle fait, pourrait se dire les naïfs d'aujourd'hui ? Ah, mes petits amis, vous n'avez encore rien vus, vous êtes des puceaux de la Contemporaine, vous ! Nicole a fait comme des centaines d'autres, elle s'est incrustée. Quand vous n'avez pas de talent, dites-vous bien une chose : Ça n'a rigoureusement pas la moindre importance, à une condition, que vous vous incrustiez assez longtemps pour faire partie du paysage. Il faut avoir une certaine dose d'opiniâtreté, je ne vous le cache pas, et aussi assez peu d'amour propre, mais l'essentiel est que ça marche ; et ça, pour marcher, ça marche. Le temps fait tout. Vous êtes mauvais pendant une semaine… c'est très mauvais, sans plus. Mais si vous êtes mauvais pendant dix ans, alors là, ça change tout, vous changez de catégorie. Votre "rester mauvais", dites-vous bien une chose : c'est de l'art. Les médiocres, eux, s'améliorent, un peu, et même parfois beaucoup… et restent médiocres. Tandis que le mauvais qui reste mauvais, qui s'acharne dans son absence totale de talent, alors là, c'est de tout autre chose qu'il s'agit. L'incrustation vaut diplôme. Mais les plus attentifs vont me dire, mais alors Pépé, tu te contredis, là, puisque tu nous expliques que la Nicole elle a voulu apprendre. Non, je ne me contredis pas, petits malappris, soyez un peu patients ! Nicole, c'est une cumularde. Elle a tout, si tu préfères. Une absence totale et persistante de talent, et, en plus, une appétence pour les cours à droite et à gauche, surtout à gauche. Elle court, Nicole, au propre et au figuré, d'un cours à l'autre depuis bientôt trente ans, sans le moindre petit commencement de résultat, et ça ne l'a jamais empêchée de continuer à nous offrir son organe et ses prouesses vocales avec une générosité qui force le respect. D'autres qu'elle auraient lâché l'affaire ; c'est justement ce qui fait la singularité absolue de Nicole. « J'aime assez mon talent pour renoncer à lui. » aurait pu dire Nicole si elle connaissait Atalide, et c'est notre joie et notre ennui qu'elle n'examine point. Des héroïnes de cette trempe, croyez-moi, ça n'existe plus. Tout ça pour vous expliquer à quel point j'ai eu de la chance de la rencontrer, Nicole ! 

(…)

lundi 30 mars 2015

L'emplâtre sur la clochée (1)


Gérard arrive le premier, en imperméable et casquette. Je lui offre du café, il se réchauffe en caressant mon chat. J'aime bien Gérard. Il a toujours l'air un peu bourré, même à dix heures du matin, mais bien qu'il ne soit pas le meilleur clarinettiste du monde, il est musicien. On discute un peu, je lui fais visiter l'appartement. Il commence à monter sa clarinette, je le laisse un moment pour aller pisser. On sonne à la porte, je l'entends qui pose sa clarinette et me lance : « Je vais ouvrir. » J'entends des voix dans l'entrée, je tire la chasse. C'est Nicole, toujours à la bourre, toujours transpirante, comme si elle venait de courir un cent mètres. On s'embrasse, elle me demande si elle peut avoir un thé. Pendant que je lui prépare son thé, Gérard se chauffe et elle va aux toilettes. On se jette un coup d'œil, Gérard et moi, quand elle revient, les joues rouges, visiblement pas très réveillée. Elle porte un foulard épais autour de sa gorge, un pull et un pantalon moulants. Elle s'asseoit sur le canapé et boit son thé. Je remarque qu'elle n'est pas coiffée et je me demande si elle a eu le temps de prendre une douche. Me demande du miel. 

Je lui monte son pupitre puis je m'installe au piano, on a déjà une demi-heure de retard. Gérard s'accorde et je la vois qui fouille dans un sac énorme d'où elle extirpe une dizaine de partitions toutes plus chiffonnées et sales les unes que les autres, puis un minuscule crayon à papier qu'elle pose sur le bord de son pupitre. Je lui propose une gomme. Gérard nous raconte une blague, elle dit quelque chose comme : « Oh là là ! »

Le chat est monté se coucher sur la mezzanine. J'attaque les premiers accords, Gérard me suit… La chanteuse a presque deux minutes avant de commencer, deux minutes où la clarinette est seule avec le piano. On profite au maximum de cette longue introduction pour se donner l'illusion que tout va bien, qu'il n'y a qu'à jouer les notes, sans se poser de questions. Mais il faut bien arriver sur le long si bémol de la clarinette qui va introduire la voix. Elle a trois notes à faire : Ré, mi-fa, suivies d'un triolet descendant. Et là, c'est tout bonnement le cataclysme, c'est le 11 mars 2011 au Japon, le 11 mars 2004 à Madrid, le 11 septembre 2001 à Manhattan, c'est la première fois qu'on se fait plaquer au rugby, la première fois qu'on se fait larguer par une gonzesse, c'est une gueulante affreuse, c'est le Manitoba qui répond à tort et à travers, c'est un coup de pied dans les tibias, c'est comme si on s'était fait écraser les pieds par la femme la plus grosse du monde, c'est un étron fumant dans votre bol au petit déjeuner, c'est l'injustice, c'est la guerre, c'est la catastrophe, c'est la maison qui s'effondre alors que vous êtes en train de tirer un coup, c'est votre femme qui vous trompe devant tout le monde, enfin, c'est la grosse grosse merde dégueulasse qui vous tombe sur le crâne alors que vous sortez faire une balade au printemps avec votre fiancée ; bref : je n'arrive pas à continuer. Et là, l'autre allumée me dit froidement, avec sa voix d'embolie pulmonaire : « Ben qu'est-ce qui t'arrive ? » Ne croyez surtout pas que j'aie envie de rire, non, pas du tout, je ne trouve pas ça drôle du tout. Nicole, c'est un peu le Docteur Petiot dans votre salon ; on comprend immédiatement qu'on est très mal barré. Tous les pianistes savent bien qu'un jour ou l'autre ils seront confrontés à l'épreuve redoutable qui consiste à accompagner une Castafiore mais ils finissent par croire que ça n'arrive qu'aux autres, qu'ils vont miraculeusement passer à travers les gouttes, bref que le doigt de la Fortune veille sur eux. Je suis tétanisé, révolté, scandalisé, révulsé, désespéré, mais un sixième sens m'avertit aussitôt qu'il ne sert à rien de se morfondre et d'agonir Dieu d'injures, il va falloir trouver une solution, il va bien falloir aller jusqu'au bout de ce calvaire, et si possible ne pas trop se ridiculiser. Entrons dans le tunnel…

(…)