« Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. »
Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire à la résurrection des corps ? Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire en Dieu ? Qui sommes-nous pour croire qu'on peut ne pas croire ? Et le Mystère… Avons-nous la moindre légitimité à en douter ? Il n'y a pas plus religieux qu'un athée, c'est bien connu. Ne pas croire demande un sentiment religieux très affirmé, brutal.
Pour la centième fois sans doute j'écoute la bande-son de Nouvelle Vague, de Godard. Je suis comme chaque fois émerveillé par tant d'intelligence, par ce goût infaillible, par son sens du rythme et du sens. C'est une fête spirituelle et charnelle, du même ordre finalement qu'une après-midi passée au lit avec une femme, en été. Tout y passe : goûts, phrases, sons, odeurs, gestes, idées, langueur, largeur de la croupe, tact, audace, syncopes, pauses, cris, musique, essoufflement, râle. Il faut faire entrer cela dans une page.
Ils veulent écrire avant d'avoir vécu — en quoi ils ont sans doute raison. Je ne sais pas le faire, et comme j'ai très peu vécu, ce n'est pas facile. Alors il faudrait lire, lire et encore lire, pour passer à travers le tamis des phrases inutiles. Même cela m'est refusé. Lire, je ne sais plus le faire. Pour une phrase lue, j'en écris vingt ou cinquante. Ce n'est pas raisonnable. Je porte en moi cette tragédie ridicule qui pèse dans les membres. Je suis entravé par ma raison. Heureusement que j'oublie souvent. J'étais heureux quand mon seul espoir était de baiser. « Une femme que l'on aime nous prive des autres femmes ». Quelle chance !
Si nous partions à la recherche de tous ceux à qui il faudrait demander pardon, notre vie aurait enfin un sens, mais un sens unique qui nous renverrait de là où on vient. De quelque côté que l'on se tourne, c'est l'Utérus éternel qui nous fait signe, c'est l'éternel recommencement de la nature impitoyablement vivante, sans remords ni pardon. C'est bien une femelle, celle-là ! Nos amours sont si pitoyables qu'elles en deviennent sublimes. On peut si peu, sans la foi.
J'aurais dû m'intéresser au dollar et à l'or, et alors j'aurais un autre éclat, ce serait enfin de l'art bien comme il faut, de l'art coté, les bourses bien pleines, un foutre bien clair et bien musical dont le jaillissement serait répertorié, noté, commenté — ou moqué. Les femmes aiment les dollars. Nous préférons les nibards. Je n'aime pas les brutes, ni les portes qui claquent dans la maison. J'aime le son du bandonéon. J'aime le café et la voix de Jacques Dacqmine. Les voix du dimanche matin dans la maison. Le silence sur le silence, entre deux et quatre. Le contrepoint et la variation. J'ai fini par aimer le soleil, il était temps. La chaleur sur mon corps. J'aime relire les lettres de Céline ; les comprendre enfin. J'aime chercher la disparue et retourner dans ma mémoire, guidé par quelques phrases notées entre 1980 et 1990, marcher dans mes pas, et certaines douleurs. J'aime toujours (c'est un miracle !) Raymond Chandler et j'aime que l'amitié soit un miracle. J'aime les règles parce qu'elles suscitent les exceptions. J'aime infiniment la Suite italienne (surtout au violoncelle) de Stravinsky, qui est peut-être la seule musique capable de me mettre de bonne humeur. Je voudrais revoir les sculptures en verre que je faisais dans le laboratoire de la pharmacie quand j'avais treize ou quatorze ans. J'aimerais entendre à nouveau la voix de mon père. J'aimerais prendre sa défense, malgré tout, s'il en a besoin. J'aimerais entendre la Nuit transfigurée pour la première fois, comme la première fois. Et aussi Petrouchka, avec l'odeur des enceintes, dans la chambre du haut. Les premières fois. Et encore les premières fois. Le mystère encore souverain et clair, débarrassé de l'intelligence et de la répétition, de l'opacité et du discours qui a déjà fait le tour de la terre en passant par tous les intestins. Mystère, connaissance et érotisme sont interchangeables, on les voit, dans les partitions, se moquer de nous qui les confondons sans cesse. Certaines douleurs, oui, sont plus précieuses que les plaisirs. Nous devrions tout garder. Le mal, le bien, l'absence, la fureur, le chagrin et la joie pure, la peur et l'extase, les phrases ratées, les suicides avortés, et même l'esprit qui bute contre un mur, la douleur qui tourne en rond, la nuit. Les cris et les trahisons. Le goût du métal et l’essoufflement. J'aimerais redevenir adroit et revoir les cuisses de Monique, au tennis, celles de Christine, au basket (ou était-ce le handball ?).
J'étais le ballot boursoufflé bondi des fonds, un peu lent, un peu peureux, plaqué aux cuisses de la mère, entre deux siestes et deux présents gonflés à l'hélium— ça laisse des traces. Tout cela c'est encore la foi, bien sûr. Sans elle nous sommes des ombres, mais dures et grotesques, plates et glacées. La foi c'est seulement de savoir que la mère nous nourrit, quoi qu'il arrive. Et au-delà.
L'adresse, c'était le principe premier et fondateur. La tenue de l'écriture et du geste, et aussi de la langue, en présence du père. Comment prononces-tu les mots, les voyelles et les consonnes, c'est à cela que nous étions jugés, et aussi au calcul mental. C'était très peu de choses, finalement, et c'est pourquoi nous étions à l'aise parmi les corps et l'héritage, nous avions notre place dans le cortège, les questions étaient ailleurs. Si l'on compare cette situation avec celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, on comprend immédiatement l'angoisse qui est la nôtre. On a multiplié les références par mille, on les a individualisées et dispersées, fragmentées, retournées, et se tenir debout relève désormais du hasard ou du miracle. On est passé de la lettre au nombre.
Et puis nous sommes arrivés à ce moment de la vie où il s'agit exclusivement des filles. Les filles, la fille, les femmes. Où l'adresse dont il est question plus haut revient en majesté, à la puissance douze. La seule question, ou presque, de ces années-là, c'était : que signifie bien faire l'amour ? À quoi ça se voit, à quoi ça tient, et que faut-il faire pour faire partie de cette élite-là ? Je vous jure que durant cinq ou dix ans, ce fut l'essentiel de notre métaphysique. Les études n'étaient qu'un à côté, la famille un décor, les amis un prétexte. Les corps et le plaisir féminin étaient l'alpha et l'omega de notre science nouvelle et exclusive. Même l'art n'était qu'un pâle écho de nos expériences et de notre imagination charnelle : nous étions en contact avec le miracle d'un langage totalement neuf, à la fois indéchiffrable et d'une précision irréelle et sainte. D'abord que signifie « faire l'amour », tout simplement, mais très vite, que peut bien vouloir dire « bien faire l'amour » ? De mes conversations actuelles avec des hommes et des femmes qui ont trente ans de moins que moi, et de quelques rencontres, il ressort que cette question a perdu toute sa pertinence, ou, du moins, qu'elle relève de l'histoire des mentalités. Je n'exagérerais pas beaucoup en affirmant que plus personne ne s'intéresse à la sexualité, et surtout, à la sexualité comprise comme un art de vivre, comme un ésotérisme et une quête esthétique et morale qui relève à la fois de la connaissance, de l'imagination et de la bonté. Aujourd'hui, la sexualité, en admettant qu'on y croit encore un tout petit peu, dégoûte, est considérée comme une pratique hygiénique, ou bien comme un succédané du sport et de la compétition. Tout semble risqué, dangereux, malsain, banal, pour ceux qui la regardent d'un sale œil. Mais ce qu'ils voient, c'est tout autre chose que ce que j'ai connu et aimé. Nos contemporains n'aiment ni le mystère ni la connaissance et se croient supérieurs quand ils pensent apercevoir le côté sombre des choses. C'est un lieu commun d'une grande tristesse : le soupçon est le maître des cérémonies, qui ne fait que refléter l'esprit de ceux qui s'illusionnent sur leur clairvoyance.
Le sexualité telle que je la conçois, indissociable de l'érotisme, c'est d'abord une pulsion de connaissance. À ça je tiens beaucoup. Il n'est pas déplacé de parler d'érudition ou de virtuosité (la virtuosité naît de la vertu, ne l'oublions pas, même si elle n'y retourne pas toujours). C'est la curiosité, c'est la soif de connaître qui est au départ du désir, même si celui-ci la dépasse de toute part, c'est la certitude qu'il y a une quête, une quête toujours déçue, sans doute (mais n'est-ce pas le propre de toutes les quêtes véritables), qu'il est bon, et gai, de s'y adonner avec toute la liberté et la générosité des jeux enfantins. Les yeux, la pensée, les mains, la confiance, la poésie, la peau, contre vous, contre moi, je m'éprouve, mais pas en vain, la sueur, la salive, le sang, les odeurs, les gestes, les regards, l'attente, le silence, l'attente encore, le silence toujours, même dans les mots jetés en balbutiant, répétés, ridicules, comme il bon d'être ridicule en faisant l'amour, comme il est bon de ne pas savoir, de ne jamais savoir, même quand on le fait quatre fois par jour, comme il est bon de buter sur ce corps qu'on ne comprend pas, qu'on déchiffre pourtant comme on déchiffre un nocturne de Chopin ou une sonate de Mozart, émerveillé et reconnaissant, attentif à la moindre de ses inflexions, de ses peurs, de ses révélations, au moindre de ses hoquets, de ses râles, de ses coups d'arrêt, de ses vertiges, lisant chaque signe et chaque absence de signe comme si notre vie en dépendait.
Il est frappant que plus personne aujourd'hui n'emploie cette expression désuète et un peu menuisière : « faire l'amour ». Ils baisent tous. On les ferait rougir, ou les verrait s'esclaffer, en leur demandant s'ils font l'amour. Qui croit encore que l'amour ça peut « se faire », se fabriquer, avec des gestes, avec des caresses, des soupirs et des désirs, voire avec des mots. Ils ont tous une vision bien scientifique et bien raisonnable : il y a les sentiments d'un côté et les désirs de l'autre, faut pas tout mélanger. Il y a les choses interdites d'un côté, les choses licites de l'autre. Ils se récitent leur catéchisme trois fois par jour, et s'ils oublient, c'est écrit et raconté partout, toute la journée, dans toutes les langues et sur tous les tons, à l'envers et à l'endroit, depuis le berceau. La leçon est bien apprise. La question elle est vite répondue. Et si jamais un léger doute ou un soupçon furtif s'insinue dans leur cortex, on leur cite de grands auteurs, et les caniches, et ils retournent sagement se branler devant leurs écrans, rassurés. Je leur dirais bien d'écouter le Capricho arabe de Tarrega, et de fermer les yeux, mais je crains que toute trace d'érotisme ait été effacé en eux depuis trop longtemps déjà. Les brutes parlent aux brutes, les niais parlent aux crapules, les maladroits sont les premiers de la classe.
Je crois que pour aimer faire l'amour, et pour le faire bien, il faut croire. Croire qu'il se passe quelque chose d'inouï. Inouï au sens propre : qui n'a jamais été entendu et qui ne le sera jamais plus. Tara m'avait offert ce petit livre bleu que j'ai toujours et qui s'intitule : « La Perfection sexuelle ». Nous étions naïfs et un peu cons mais nous avions raison, ô combien ! Que n'aurais-je pas fait, moi, pour découvrir les secrets de l'amour charnel, tous les secrets, pour qu'on me les enseigne ? Nous étions des étudiants très appliqués, très sérieux, très patients et avides, toujours fiévreux et enthousiastes, toujours prêts à être les sujets ou les objets d'une nouvelle expérience en cours. Nous étions les doubles aveugles et les triples sourds qui avalaient la science amoureuse comme on boit un élixir, insatiables. Des croisés, des esclaves, des princes, des sprinters et des coureurs de fond, des dingues qui sautaient sans parachutes depuis le ciel des femmes jusque dans leurs larmes, qui traversaient leurs cris et leurs rires méchants comme on joue avec le feu, en remerciant la flamme et les morsures. Nous savions que ce n'était pas vain et que ça l'était totalement. On riait de nous mais ceux qui riaient nous enviaient. Faire l'amour, c'est s'enfiler du mystère en tube. Dieu serait d'accord, s'il m'entendait. Les athées ont imposé leur religion un peu bêbête, ils exigent une toute petite science bien sage, très étriquée et très pâle. Je me demande comment on peut s'exciter avec ça. Moi j'ai besoin de chair et encore de chair. Sinon je ne pense pas. Vous aimez des neurones, vous ? Ça ne doit pas sentir bon, des neurones… Les limites du langage nous sont données par les cuisses des femmes, par leur cul, par leur bouche. Il faut y aller, aux limites, et parfois passer de l'autre côté.
Mais finalement j'ai eu de la chance. D'abord j'ai eu des amantes merveilleuses, et c'est déjà énorme, mais en plus, c'est avec les femmes que j'aurai pu parler de ça, au moins quelques unes. Contrairement à ce qu'on croit, elles ne demandant que ça, et, bien souvent, n'ont personne à qui s'adresser. (Décidément, ce Tarrega m'enchante ! Il y a chez certains compositeurs espagnols cet abandon lyrique qui est comme du féminin dans la virilité : est-ce l'attente, l'accueil de la pénétration ?) Cependant, peut-on vraiment parler de chance ? Non, c'est la foi qui sauve, toujours, et qui donne à l'aventure la chance de se déployer. Pour recevoir, il faut demander. Mais la foi, c'est aussi ce qui nous fait dire qu'« un jour il n'y aura plus que ça : l'amour ».
Je crois à la résurrection des corps, c'est sans doute pour cette raison que j'ai tant de vénération pour le corps des femmes. Qu'il vieillisse, qu'il pourrisse, même, ne l'empêchera pas de revenir, et le théâtre sexuel est une répétition, une mise en scène de ce retour qui me paraît inéluctable. La gloire est en elles, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou pas. Elles le savent, elles, et c'est ce qui les rend si redoutables. Un jour il n'y aura plus que ça, l'amour ; mais cette chose est déjà en elles, à l'état de minerai.
Mystérieusement, nous ne nous souvenons jamais de ces moments si précieux. Pourtant, combien de fois me suis-je dit, alors, que jamais je n'oublierai cette baise extraordinaire avec X, que ces instants fabuleux resteraient gravés à jamais dans ma mémoire ! Je peux facilement nommer les quelques femmes avec lesquelles j'ai adoré faire l'amour (il y en a trois ou quatre, pas plus, c'est-à-dire moins d'une sur dix), avec lesquelles ces moments intimes étaient presque à chaque fois des expériences somptueuses et bouleversantes, mais je ne parviens pas du tout à me rappeler les détails, les sensations, les gestes, les images, et ce qui a fait que cet événement m'a semblé si précieux, si exceptionnel. (Ce n'est pas complètement vrai. C'était en 1985 ou 86, rue des Arquebusiers, à Paris. Je sortais d'une très longue relation amoureuse, la plus longue de ma vie, dix ans, et j'étais alors amoureux d'une jeune fille qui avait la moitié de mon âge. J'avais coupé les ponts avec mon ancienne maîtresse, celle qui m'avait tant marqué (je l'avais connue alors que j'étais encore jeune, elle avait dix ans de plus que moi), et nous nous sommes rencontrés ce jour-là par hasard dans le 95, devant Saint-Lazare. Elle est venue chez moi, et nous avons fait l'amour d'une manière apocalyptique. Ça ne m'était jamais arrivé avant et ça ne m'est plus jamais arrivé depuis. Il y eut tant de violence que nous nous sommes retrouvés par terre, entre le piano et la cuisine. Nous étions au bord de la suffocation et de la crise cardiaque. Après ça nous ne nous sommes plus jamais revus. Sans doute que nous le savions et que nous avons fait l'amour pour mille ans, ce jour-là… (Mais je m'aperçois que même ici je suis incapable de dire en quelques mots, de raconter ce qu'il y avait de si extraordinaire dans cette furieuse copulation.)) Comme je regrette ce manque de mémoire ! Ici encore se vérifie que tout ce qui n'est pas écrit disparaît corps et biens. Nos corps sont des tombeaux vivants et l'acte d'amour permet (souvent, pas toujours) de les réveiller (chez certains, c'est même le contraire). À propos d'« acte d'amour », je m'avise qu'il n'existe aucun mot satisfaisant, je veux dire aucun substantif, en français, pour décrire ce moment où deux êtres font l'amour, si l'on excepte « baise », qu'on n'a pas forcément envie d'utiliser. Oh, bien sûr, il y a le coït, la copulation, l'accouplement, la fornication, mais là non plus on n'a pas toujours envie d'utiliser ce genre de vocabulaire, trop utilitaire, trop technique, trop dictionnaire. Étreinte est très joli mais tout de même un peu vague, conjonction me semble beaucoup trop abstrait, trop grammairien. Je ne trouve rien qui me convienne et me vois obligé, la plupart du temps, d'employer baise, la baise, mais, outre qu'il est un peu vulgaire, ce qui n'est pas toujours pour me déplaire, loin de là, c'est tout de même un mot formé par dérivation, même si Michelet l'a utilisé dans son journal, mais en tant que verbe, dans une phrase sublime : « Je jouissais d'elle ici bien plus profondément que je ne fis jamais à Paris, et d'une manière à la fois plus voluptueuse et plus haute. En cette personne innocente, si intelligente (avec tant d'enfance), pure lumière et toujours vierge, j'aimais, admirais, possédais, tranchons le mot : je baisais la nature. » Et puis il y a dans ce mot quelque chose qui dit la tromperie et la possession. Il manque un mot, dans notre langue, qui dise à la fois le désir, la volupté, l'action, l'art, la chorégraphie, le jeu, la méditation, le don, la connaissance, et l'amour en train de s'élaborer, de se matérialiser, de prendre forme dans la chair et les humeurs, et dans l'espace mystérieux que savent engendrer deux êtres qui se désirent. Qu'on soit obligé à des périphrases pour dire cela est bien triste. Michelet a le sentiment de « baiser la nature », d'embrasser le monde, et c'est bien cela que nous ressentons quand la baise est réussie.
Mais finalement, ce vocable (« baise », « baiser ») est peut-être légèrement vulgaire (surtout aujourd'hui, et surtout parce qu'on ne connaît plus que lui) mais il est tout de même très intéressant. Il parcourt un large champ sémantique, du plus brutal au plus délicat, en passant par tromper, posséder, embrasser, saluer, prendre sur le fait, il va de la révérence au quasi viol, de la dévotion à la possession (du propriétaire et du sorcier), de la léchouille timide à la pénétration sans égards, de l'amour filial à l'amour tarifé. Il est d'ailleurs significatif qu'il se soit aujourd'hui séparé en deux branches qui semblent diamétralement adverses : baiser (verbe transitif et machiste) et bisous (formule étendard de la gnangnanterie contemporaine). Toujours cette alliance de la brutalité et de la puérilité, si caractéristique de notre époque qui trempe sa patte gauche dans le sang et sa patte droite dans la morve. Si j'avais un seul reproche à faire à ce mot de baise, ce serait qu'il évacue un peu trop visiblement l'admiration, et l'admiration du corps féminin, source de toutes les admirations, c'est mon sacré à moi dont toutes les phrases ont été d'abord imaginées pour séduire ce corps — c'est en tout cas comme ça que les lettres sont entrées en moi, bien plus que par la littérature.
Quand j'avais vingt ans, on parlait beaucoup de la séduction, et pas toujours en bien. Mais qu'elle soit bien ou mal considérée, la séduction avait une place centrale, dans les rapports entre les hommes et les femmes, et c'est sans doute pour cette raison que nous avons tant de mal à comprendre la rusticité qui aujourd'hui l'a remplacée. Quand j'entends des jeunes femmes me dire que rien, hormis la pénétration, ne les intéresse dans les rapports sexuels, j'ai toujours un peu de mal à les croire, même et surtout si elles sont sincères. Nous étions dans l'idée, nous, que la pénétration était presque accessoire, qu'il fallait bien en passer par là, à un moment ou à un autre, mais que tout le reste avait beaucoup plus d'importance. Les caresses étaient sacrées, et le temps, encore plus. Le temps du regard, le temps de l'attente, celui du désir et celui de la peur ; c'est dans le différé que nous cherchions l'essence et la perfection de l'amour. Aussi avais-je été extrêmement surpris quand mon amie, plus âgée et plus expérimentée que moi, m'avait dit un jour : « Tu n'es pas obligé de me caresser pendant des heures ! Prends-moi ! Et arrête de me demander la permission, surtout… » C'était une petite révolution, pour moi. Ainsi les femmes pouvaient aimer la poigne, l'autorité, le joug, et aimaient nous voir prendre du plaisir, quand nous pensions jusque là que seul le leur comptait. Les choses devenaient plus compliquées, mais aussi plus intéressantes.
L'Utérus a renvoyé les fesses, les seins, les jambes et même le con des femmes dans le catalogue des antiques ou des spécialités porno. Mais c'est un utérus légal, procédurier et minoritaire (minoritaire au sens des minorités braillardes et qui n'ignorent jamais qu'elles sont désormais du côté de la Loi, qu'elles ont toute la loi pour elles, la loi de la Revanche dressée sur ses ergots). Il faudrait faire le compte de toutes les parties du corps des femmes qui sont maintenant passées sous contrôle judiciaire, qui ont cessé de relever de la sensualité, du commerce, ou même simplement de la gentillesse ou de l'amitié. Tout est désormais sous contrat et sous contrôle. Ça n'aide pas au désir, et tout le monde a peur, ce qui est compréhensible. Les dossiers en attente de ces cinglées sont frémissants, toujours sur le point de se mettre à bouillir, vingt ou trente ans après. Est-ce si étonnant que ça, quand on voit le peu de gens qui aiment et écoutent les sonates pour piano de Mozart ? « Pour cette seule pensée, tu recevras dès la première nuit une solide fessée sur ton charmant petit cul fait pour recevoir des baisers, compte là-dessus. » Vous ne voyez pas le rapport ? Apprenez à voir, et surtout à entendre.
Au fond, ce qui manque cruellement, de nos jours, ce sont les caresses. La caresse ne prend pas, elle joue avec le corps de l'autre, elle n'entend pas le soumettre, ni l'utiliser, ni le transformer ; et puis la caresse peut être verbale, on peut caresser l'autre d'une phrase ou d'une pensée. Chaque fois que je regarde un film porno, je suis frappé de ce que les acteurs en présence semblent toujours appuyer sur des boutons, comme des singes à qui l'on aurait appris à effectuer certains gestes pour en obtenir une récompense. On leur a expliqué que certains stimulus produisaient certains effets, et ils sont absolument incapables de sortir un instant de ce dressage. Les fameuses zones érogènes (et encore, très parcimonieusement distribuées) sont leur bréviaire et leur GPS. Leur chemin est parfaitement balisé, alors que l'érotisme, ça consiste justement à ne pas connaître son chemin, à le découvrir à travers l'autre, en n'étant certain que d'une seule chose, qui est que l'on sera toujours surpris, autant par l'autre que par soi-même. Vu de l'extérieur (j'espère me tromper), beaucoup procèdent de cette manière.
Nous aimions faire l'amour pour avoir l'impression d'aller au-delà de la chair tout en y restant collé, le nez sur la chapelle d'odeurs que les femmes portent à l'intérieur d'elles et qui se manifeste à leur insu, et parfois à leur honte. Oui, pendant une demi-heure ou une après-midi, être privé de toutes les autres femmes, surtout, être gavé de leur absence jusqu'à en pleurer, cette absence ici élevée au rang du sublime. Faire l'amour, c'est écrire un roman à deux, c'est se rouler dans la boue d'un récit instantané dont les actes de chair se dressent entre deux abîmes. Comment se fait-il que cette chose semble avoir disparu, je ne dis pas en réalité, bien entendu, mais dans l'imaginaire de nos contemporains, que d'autres rêves et d'autres sciences tiennent en alerte ? Est-ce la toute puissance des écrans, leur omniprésence luciférienne, qui a transformé leur épiderme et leurs désirs ? C'est la toujours nouvelle vague que nous prenions en travers dans les bras de nos maîtresses. Il semble qu'aujourd'hui tout le monde sache bien plus ce qu'il veut que nous ne le savions alors. Les amoureux ont chacun leur spécialité, leurs phobies, leurs délires, leurs fantasmes (comme ils aiment tant dire), et ils vont vers l'autre avec une demande bien précise, qu'ils ont choisie en toute connaissance de cause, qui leur convient, qui ne va pas leur faire de mal, qui parfois leur a été prescrite par un expert ou un coach. Qui sont-ils donc pour croire ou ne pas croire à l'infini de ces corps qu'ils vont rencontrer, croiser, ne pas rencontrer, ignorer avec toute leur science de babouins apprise comme on apprend le code de la route ? Je lisais il y a seulement quelques minutes qu'un homme était toujours perdu, devant une femme, quand c'est la première fois. Mais qu'en savent-ils ? Dans quel livre sacré et indiscutable est-ce écrit ? Pourquoi prennent-ils leur manque d'imagination et de foi pour la norme, ces péquenauds ?
« Avoir quelqu'un dans la peau » est un des lieux communs les plus justes et les plus profonds que je connaisse. Increvable. Ça résiste à tout, malheureusement. Je ne sais pas exactement ce que c'est que l'amour, ou peut-être pas du tout, mais je sais ce que c'est que d'aimer le corps d'une femme. Et quand on aime le corps d'une femme, on aime bien plus que son corps. Toute notre tragédie est là. La bise est au baiser ce que le feuilleton télé est à la tragédie grecque. Les amoureux d'aujourd'hui font des bisous et des coucous et se branlent devant des écrans en traitant de pute tout ce qui n'a pas un pénis, vont « à la salle » pour se faire de gros muscles qui leur servent à faire de beaux selfies, pendant qu'ils avalent leur bouillie protéinée. On aurait aimé finir misogyne, mais les hommes sont vraiment trop cons, trop lourds. Maladroits de tous les pays, donnez-vous la bite. À mesure qu'a crû ma misogynie a augmenté ma gratitude pour les femmes. Je suis triste de voir ce qu'elles sont devenues, mais j'ai connu autre chose, grâce à Dieu, et quoi qu'il en soit, on n'apprend rien sans elles. Nous avons baisé la joie et la douleur humaines, et ça s'est produit au creux de leurs cuisses.