Ce précieux liquide, le café, que je bois comme s'il s'agissait d'un grand vin ou d'un élixir de vie, je n'en veux plus que le dimanche, car je désire retrouver ce plaisir extraordinaire, émoussé quand on en consomme chaque jour. Il n'y a que le dimanche que j'ai envie de me lever. J'essaie de mourir moins mais d'agoniser plus longtemps. Hier après-midi, vers cinq heures, il a fait jusqu'à seize degrés dans mon salon, chose qui n'était pas arrivée depuis l'automne. Ordinairement, il fait entre douze et treize degrés (selon l'ensoleillement), sauf le jour où je donne des cours de piano, où je mets le chauffage pour que la température atteigne quatorze degrés et demi. Seize, c'est Byzance ! J'ai pu ôter quelques couches de vêtements et même mon fichu bonnet, que je ne quitte même pas pour dormir. Quelqu'un disait l'autre jour sur Facebook : « Ah, ce n'est qu'une question d'argent ! » Oui, ce n'est qu'une question d'argent. Et comme disait une autre dame répondant à la première : c'est la seule question, quand on en manque ; c'est la seule question qui vaille. On ne pense qu'à ça. En effet. Mais il y a longtemps que je sais que ces choses-là, il vaut mieux ne pas en parler, car, par définition, personne ne comprend, à moins de l'avoir vécu — et il faudrait de surcroît mettre le verbe vivre au présent de l'indicatif, car nous avons la mémoire très courte. Dans le journal d'un grand écrivain contemporain, que je lis régulièrement, il est dit que « Jérôme Vallet entretient avec le froid une relation mystique », ou « presque mystique ». C'est un peu vrai, et c'est pas mal faux. Mais quoi qu'il en soit, c'est avec tout, que j'entretiens des relations “presque mystiques”. Avec le café, avec le froid, avec mon corps, avec la nuit, avec les animaux, avec le piano, avec le corps des femmes, et même avec les livres. Il faudrait que j'explique un peu cette histoire de froid, qui n'est pas inintéressante du tout, il faudrait que je lève quelques malentendus, mais je ne sais pas si j'ai envie de faire ça aujourd'hui. Ça ne me paraît pas urgent. Je le ferai un de ces jours, sans doute. Mystique signifie d'abord relatif au mystère. Comment en serait-il autrement ? Quelque chose qu'on avale est mystérieux avant même d'être agréable (la digestion, voilà encore un sujet vaste et passionnant !). Quelque chose qu'on entend, n'en parlons même pas. Écoutez la quatorzième variation des Diabelli de Beethoven et dites-moi si ce n'est pas mystérieux qu'un homme ait pu entendre ça dans son esprit avant de le coucher sur le papier. D'où est-ce que ça lui est venu ? Et tenez, plus encore, écoutez le troisième mouvement du 13e quatuor à cordes de Franz Schubert. Ce « Mi, Ré-Mi », dans le grave du violoncelle, d'où est-ce que ça vient, une chose pareille ? Est-il possible que vous n'entendiez pas le Mystère surnaturel qui accompagne cette question ? Cette question… comme une de ces douleurs qui la nuit nous réveillent et font battre notre cœur trop vite, qui insistent, qui veulent absolument nous parler, qui ne se laissent pas intimider par nos rythmes circadiens ni par le silence alentour, pas même par nos rêves ou nos cauchemars. Mi, Ré-Mi… Encore un peu de café, s'il vous-plaît. Il en reste un peu dans la cafetière. Ô Joie ! Le balancement de la vie est sorti d'une simple question. Deux notes seulement… Et sur cette pierre j'édifierai ma religion et tous mes désirs et toutes mes craintes, et sur ces deux notes je me tiendrai debout jusqu'à ce que les forces de la vie se retirent définitivement de moi. Ça viendra, ne soyons pas impatient. Il y a encore du soleil.
Il y avait peut-être du soleil, le jour où Schubert a composé ce mouvement (à la fin de l'hiver 1824). Le thème de ce menuet provient d'un Lied composé plus tôt (en 1809), Die Götter Griechenlands, D. 677. Où est-ce que je mets les pieds ? Ce triste silence m'annonce-t-il mon Créateur ? Sombre comme lui est sa carapace, Mon renoncement – qu'est-ce qui peut le célébrer ? Schiller a été critiqué pour ce poème qui fut considéré comme une attaque contre le christianisme. (Alors les dieux étaient plus humains, les hommes plus divins.) « Schöne Welt, wo bist du ? » Le quatuor Rosamunde fut le seul imprimé et exécuté en public du vivant du compositeur. Il n'y a pas dans ce quatuor le tragique et la violence insoutenable du quatuor suivant, la Jeune fille et la mort. On le sait, tout vient du Lied, chez Schubert, tout vient de la voix, du murmure, de la douleur intime, c'est-à-dire du corps qui parle et qui se plaint dans la solitude. « Où est-ce que je mets les pieds ? » Juste avant que la nuit ne revienne… Quand on connaît la nuit, il y a de quoi être effrayé. « Bel univers, où es-tu ? » Le néant ne cesse de revenir et de s'infiltrer par toutes les portes que nous ouvrons imprudemment sur la vie. Il y a, dans la question formée par ces deux notes (Mi, Ré-Mi), que Schubert reprend dans son quatuor, une humilité et une humanité bouleversantes. Schubert n'aurait jamais pu écrire le « Sol-Sol-Sol Mib » de Beethoven ! Il n'avait pas ce culot (cette inconscience). Il se contente de poser une question. Beethoven veut changer l'univers, Schubert veut seulement y passer quelques instants en paix, avec ses amis, en buvant du café ou de la bière. Schöne Welt, wo bist du ? Où se trouve le monde, le bel univers, cet endroit accueillant et paisible où l'on peut chanter et prendre un peu de plaisir avant de disparaître dans la nuit éternelle ? Oh, mes amis, ne m'abandonnez pas trop vite ! Les dieux grecs étaient bien plus proches de nous. Nous pouvions nous entendre avec eux, ou nous disputer avec eux, mais en tout cas ils nous comprenaient — ils étaient aussi bêtes que nous. Nous pouvions avoir des conversations avec eux, et même des maîtresses communes. Ce n'était pas ce Silence formidable que nous inflige notre Dieu chrétien qui a toujours l'air d'aspirer nos paroles et de nous les reprocher. Bien sûr qu'elles sont bêtes, nos paroles ! On le sait assez, figurez-vous ! Mais que nous a-t-il donné d'autre ? La musique ? Oui, c'est vrai, la musique. Sombre comme lui est sa carapace… La musique est sortie des mots comme la nuit sort du jour, quand tout le monde croit que c'est le contraire. Ah oui, j'y pense, si vous écoutez ce troisième mouvement du treizième quatuor, écoutez-le par le quatuor Alban Berg, c'est important — il est possible que vous n'entendiez pas ce dont je parle, sinon. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui entendent, ceux qui ouvrent les yeux dans la nuit noire. C'est assez effrayant car c'est le Silence du Créateur qu'on entend alors, c'est le Nombre dans les Ombres, c'est la Voix qui se tait indéfiniment, le Double silence plein la bouche. Je conçois que ça puisse dissuader d'y aller voir. On se demande où l'on met les pieds, car plus rien ne tient, nos limites ayant disparu, on n'a plus rien à quoi s'accrocher, parce que la pensée s'arrête, comme la voix, et l'amour qu'on devine ne ressemble pas à ce qu'on nommait ainsi. Il faudra s'y faire. Toute la comédie était bâtie autour du vide et du silence. L'encrier s'est renversé et a tout a été recouvert : sous chaque phrase de Schubert, la nuit se lève sans bruit et annonce notre renoncement. Le silence annonce-t-il le Créateur, ou le Créateur est-il le Silence qui s'annonce ?
Il m'arrive de plus en plus souvent, lors de mes balades quotidiennes, d'être assailli de sourdes angoisses, en pensant à telle ou telle phrase musicale. L'autre jour, c'était un quintette de Brahms. J'entends la phrase, ou le développement, un court passage, une transition, un enchaînement harmonique, et je me demande : si j'avais été Brahms, comment aurais-je continué ? Et j'éprouve une véritable panique, car je vois trop tous ces chemins qui s'offrent à moi, et, si j'essaie honnêtement d'oublier ce qu'a fait le compositeur, j'ai envie de prendre les jambes à mon cou et de fuir très loin. Tout me semble périlleux, alors, comme si ma vie en dépendait. Continuer ? Quelle folie ! C'est inexplicable mais c'est vrai. Alors je presse le pas, je rentre chez moi, et, vite, j'écoute l'œuvre en question. Elle est là, elle n'a pas changé, elle est impérieuse dans son être : je suis rassuré. Je suis toujours le même, un enfant qui n'a pas grandi. J'ai peur de renverser l'encrier sur mon cahier car je vais être puni, mais, en même temps, je vais tout de même le renverser car ainsi je masquerai mon devoir, qui est nul. Je renonce à être. Trop difficile. Trop ridicule. J'ai fait semblant toute ma vie : ai-je le droit de me reposer, aujourd'hui ? J'aime le sommeil, et le sommeil me fuit. J'aime la femme, et la femme me fuie. Mi, Ré-Mi… Il n'y a plus de café.
Dans La Vie et moi, ce merveilleux petit livre de Marcel Lévy, je tombe sur : « Sophie Arnould vieillissant regrettait ses amours orageuses avec le comte de Lauraguais : “Ah, c'était le bon temps ! J'étais bien malheureuse !” » Comme je la comprends, moi, Sophie Arnould ! Nous avons été bien malheureux aussi, et c'était bien. On pourrait mettre bout à bout tous ces chagrins, rétrospectivement, ça ferait un joli tableau, je crois. Je crois même que nos chagrins sont la seule chose à sauver, tout bien réfléchi. Le reste ne vaut pas un clou. Le chagrin est le précieux liquide qui coule en nous depuis toujours, il nous brûle et nous l'aimons. Aujourd'hui, on peut enfin le dire. C'est pourquoi nous aimons Schubert et Schumann. C'est pourquoi nous sommes suspendus à des questions sans réponses. Mais le fil va lâcher. Il faudra s'y faire…